réduction lévinasienne de la philosophie moderne à travers

Investigaciones Fenomenológicas, vol. Monográfico 4/II (2013): Razón y vida, 39-59.
e-ISSN: 1885-1088
RÉDUCTION LÉVINASIENNE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE
À TRAVERS LES VÉCUS MARGINALISÉS
REDUCCIÓN LEVINASIANA DE LA FILOSOFÍA MODERNA
A TRAVÉS DE LAS VIVENCIAS MARGINALES
Tomokazu Baba
Institute of Advanced Studies of Asia /
Université des études étrangères de Tokyo
joiespacieuse@gmail.com
Résumé: On considère souvent Levinas comme
philosophe de l’Autre. Mais on sait également
que son premier concept emblématique est l’il y
a. Comment peut-on expliquer l’absence de
l’Autre dans la première pensée de Levinas?
Notre étude propose de mettre en relation
celle-ci et sa critique de la philosophie moderne
y inclut la phénoménologie.
Face à la faille virtuelle de la phénoménolo-
gie, le jeune Levinas était déjà conscient de la
limite de la philosophie moderne supposant
toujours un sujet pensant inébranlable. Les
thématiques que le jeune Levinas a choisi
d’analyser comme nausée, honte, etc étaient en
effet les vécus ignorés par la tradition philosop-
hique de la conscience lucide. En réduisant le
sujet pensant à l’état d’il y a, Levinas tente de
montrer la nécessité de l’Autre. La réduction du
sujet pensant par le concept d’il y a est la pre-
mière étape pour arriver à cette nécessité.
Mots clef: Matière sans forme, conscience sans
intentionnalité, “Ich denke”, illumination, il y a.
Resumen: Se suele considerar a Levinas como
el filósofo del “Otro” (Autre). Pero es sabido
igualmente que su primer concepto emblemáti-
co es el “hay” (il y a). ¿Cómo se puede explicar
la ausencia del “Otro” en la primera etapa del
pensamiento de Levinas? Nuestro estudio pro-
pone ponerlo en relación con su crítica de la
filosofía moderna incluyendo la fenomenología.
Frente al virtual fallo de la fenomenología, el
joven Levinas era ya consciente del límite de la
filosofía moderna, que suponía siempre un
sujeto pensante inquebrantable. Las temáticas
que el joven Levinas decide analizar, como la
náusea, la vergüenza, etc., constituían en efec-
to vivencias ignoradas por la tradición filosófica
de la conciencia cida. Al reducir el sujeto
pensante al estado de “hay”, Levinas intenta
mostrar la necesidad del “Otro”. La reducción
del sujeto pensante por el concepto de “hay” es
la primera etapa para llegar a esta necesidad.
Palabras clave: Materia sin forma, conciencia
sin intencionalidad, “Yo pienso”, iluminación,
hay.
INTRODUCTION
Nous voudrions ici mettre au clair la signification philosophique et
phénoménologique de la réflexion autour du concept de l’il y a que Levinas a
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développé juste après la guerre1, notamment eu égard à ses démarches criti-
ques envers la philosophie occidentale moderne. Vu qu’il y a déjà une quantité
de commentaires sur la notion d’il y a, il est légitime d’attendre une justification
de ce choix.
D’une part, on considère souvent, selon ce que raconte le philosophe lui-
même, que la sortie de l’il y a est le point de départ de la philosophie de l’autre.
C’est par le besoin de sortie de l’anonymat que l’on retrouve l’autre. Ce type
d’explication ne fait que retracer l’itinéraire de la pensée précoce du philosophe.
Il n’explique en fait rien.
D’autre part, on peut faire appel aux œuvres de Blanchot pour comprendre
le concept. Ce choix est tout à fait justifiable parce que c’est Levinas lui-même
qui y renvoie2, et cela d’autant plus que la présence des œuvres littéraires
(Shakespeare, des auteurs français et russes, etc.) est très importante dans la
méditation du Levinas pendant les années 30 et 40. Si l’approche comparative
éclaire l’intertextualité du concept et de la création philosophique de l’auteur,
elle ne nous aide pas nécessairement à comprendre l’entreprise philosophique
que Levinas a amorcée avec le concept d’il y a.
Alors, on aurait le droit de se s’interroger sur l’enjeu philosophique et
phénoménologique de la notion par les questions suivantes: Quel est l’apport
philosophique du concept emblématique de Levinas à l’histoire de la philosophie
en général ainsi qu’à la phénoménologie, que Levinas a étudiée auprès de deux
grands maîtres à Fribourg en Brisgau? Quel était son enjeu dans la critique de
la philosophie et de la phénoménologie? Nous allons essayer de répondre à cet-
te double question en examinant la critique de la philosophie occidentale (sur-
tout moderne) que Levinas a esquissée dans ses œuvres juste après la guerre:
De l’existence à l’existant, et Le temps et l’autre (1948). Ce n’est qu’en répon-
dant à ces questions que l’on saurait mieux comprendre le sens de la pensée de
l’autre ou de l’éthique comme philosophie première.
Or, comme on le sait, ce concept apparaît dans des œuvres de toutes les
époques de sa pensée (depuis tout juste après la guerre jusqu’à Autrement
1 Nous nous référons principalement à De l’existence à l’existant (paru en 1947), seconde édition aug-
mentée, Paris, J. Vrin, 1998.
2 Ibid., p. 103.
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qu’être)3. Il nous semble que toutes les vicissitudes du concept en question
sont maintenant assez connues dans les études lévinassiennes. Il s’agit ici
d’évaluer son rôle dans l’entreprise de la critique de la philosophie moderne et
même de la phénoménologie. Nous nous bornerons à étudier les premières
œuvres de Levinas. Notre thèse est de montrer que ce concept est un moyen
de faire, pour ainsi dire, la réduction de la philosophie moderne elle-même qui
présuppose une certaine conception du sujet de conscience: sujet doué de
l’unité de moi et de soi impliquant les “formes” de la connaissance, à savoir, le
temps et l’espace. En un mot, il s’agit de la réduction de la subjectivité philo-
sophique moderne clairement formulée par Kant dans sa Critique de la raison
pure. Or, l’amorce de ce mouvement de la pensée lévinasienne se trouve dans
sa thèse sur la théorie de l’intuition de la phénoménologie husserlienne, ce qui
implique que l’entreprise de Levinas qui se définissait phénoménologue4
comporte dès le départ, la mise en cause de la phénoménologie5.
1. FACE À LA FAILLE VIRTUELLE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DANS IDEEN.
La notion de l’il y a été développée dans De l’existence à l’existant (1947).
Phénoménologiquement, elle se traduit par une expérience particulière de
l’insomnie. Dans ce vécu, la conscience est enchaînée au rapport insupportable
avec son propre corps.
Or, la figure de l’enchaînement à son propre corps (qui est ici synonyme de
son propre être) est déjà présente dans la description des vécus comme la hon-
te et la nausée, dans De l’évasion (1935). Même si le terme n’y apparaissait
pas encore, la question était déjà là, la question sur l’état le sujet se sent
enchaîné à soi-même ayant ainsi besoin de sortir de l’enfermement à soi-
même. Dans cette expérience, la conscience est fixée sur la présence de son
3 La première occurrence est dans les carnets de captivité. Cf. Levinas, E., Œuvres 1 Carnets de capti-
vité suivi de écrits sur la captivité et notes philosophiques diverses, Bernard Grasset / IMEC, 2009, p.
68. Au niveau du texte publié, ce serait “Il y a”, dans Deucalion, n°1, 1946, p. 141-154. Dans Totalité et
infini (Livre de poche, 2000, “élément” (Totalité et infini, p. 151), ou “nuit de l’éros” (Ibid., p. 289) sont
l’autre version de l’il y a. Autrement qu’être change radicalement le sens du concept.
4 Cf. Taminiaux, J., La genèse de la publication de Totalité et infini”, in Levinas : au-delà du visible
Études sur les inédits de Levinas des Carnets de captivité à Totalité et infini, Cahiers de philosophie de
l’université de Caen, n° 49, Presse universitaire de Caen, 2012, p. 76.
5 Levinas lui-même parle explicitement de l’écart entre sa phénoménologie et celle de Husserl. Il se
considère comme phénoménologue mais d’une manière différente du fondateur. Cf. Entretien avec
Emmanuel Levinas (paru en novembre 1981 dans Arche), repris dans Salomon Malka, Lire Levinas,
Cerf, 1989, p. 104.
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propre corps devenu paradoxalement étranger par le sentiment de honte ou par
la sensation nauséabonde. Dans ce type de vécu, la conscience n’a plus de
monde des choses pour le noème de son intentionnalité. Il n’y a que son propre
corps. Mais la conscience ne trouve plus celui-ci comme “mien”, mais comme
étranger.
Cette méditation sur la conscience repliée sur soi-même dans son étrange
totale a sa racine dans la thèse doctorale du philosophe déposée à l’universi
de Strasbourg: Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl
(1930)6. Cette thèse est critiquée souvent comme un essai d’ “expliquer l’arbre
par son fruit”: expliquer Husserl par Heidegger7. L’expression est empruntée à
la recension de cette thèse écrite par Jean Héring8. Si sa thèse est une tentati-
ve d’explication de l’arbre par son fruit à l’égard de la phénoménologie de la
première génération, elle représente une des racines de la pensée de Levinas.
En partant de cette racine phénoménologique, on saura mieux expliquer les
branches et les fruits de l’arbre de sa philosophie.
C’est dans le troisième chapitre de sa thèse intitulée “La théorie phénomé-
nologique de l’être: intentionnalité de la conscience” que se trouvent le point de
départ du questionnement qui aboutirait plus tard au concept de l’il y a. Il s’agit
des deux hypothèses que Husserl lui-même examine respectivement dans le
chapitre 49 et 85 d’Ideen. Elles concernent le fondement du système de la
phénoménologie husserlienne.
Levinas examine le caractère fondamental de l’intentionnali dans la
phénoménologie de Husserl. L’intentionnalité est une évidence indéniable de la
conscience phénoménologique. Il s’agit de montrer que l’intentionnalité est le
principe qui explique toute constitution du phénomène de la conscience, et
qu’elle n’est jamais constituée, car au sens strict du terme, le principe signifie
le commencement. Si le commencement était déjà constitué, il ne serait plus
commencement, il y aurait quelque chose d’antérieur à lui qui l’aurait constitué.
Prenons un exemple l’intentionnalité fonctionne comme le principe. Le cu
6 Levinas, E.,Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, (Alcan, 1930), Paris, J. Vrin,
1994.
7 La lecture critique par Jean-François Lavigne est en ce sens exemplaire. Cf., Lavigne, J-F., Lévinas
avant Lévinas. L’introducteur et le traducteur de Husserl” in Levinas, E., Positivité et transcendance suivi
de Lévinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2000, pp. 49-72.
8 Revue philosophique de la France et de l’étranger, CXIII, janvier à juin, 1932, pp. 474-481. Surtout, p.
479.
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de la sensation est d’ores et déjà constitué par l’acte intentionnel de sensation.
Cet acte constituant de la sensation, quant à lui, n’est pas constitué.
Or, le chapitre 85 d’Ideen peut induire, certes d’une manière implicite, une
question très grave et même risquée sur le caractère fondateur de
l’intentionnalité9. Nous la formulons ainsi: les données hylétiques, qui sont le
sensuel n’ayant en lui-même aucune intentionnalité, s’incorporent-elles tou-
jours dans la fonction intentionnelle? En effet, Husserl lui-même admet qu’il
existe une couche de vécu ne contenant aucune intentionnalité, et il l’appelle
d’ailleurs “matière sans forme et forme sans matière”10 . À partir de cette
couche non intentionnelle et purement hylétique s’établit le vécu intentionnel.
Si la fonction intentionnelle de la conscience peut toujours rendre vive et don-
ner le sens à cette couche, le caractère fondateur de l’intentionnalité dans la
conscience reste valable. Sinon, on aurait le vécu non intentionnel de la sensa-
tion dans la conscience. Husserl a laissé la question ouverte en déclarant que
cela ne se décide pas11. En y cernant probablement, nous semble-t-il, la faille
virtuelle du système phénoménologique, notre jeune phénoménologue com-
mente comme suit: “Il semble donc, en tout cas, qu’on regarde la séparation de
la “hylè” et de l’intentionnalité comme au moins concevable12.
La deuxième question grave se trouve dans le chapitre 49. Elle concerne
l’existence de la conscience sans monde. Si le monde n’existait pas, la cons-
cience n’aurait aucune intentionnalité parce que la noèse de la conscience in-
tentionnelle a besoin de ce qui lui correspond, en occurrence, le monde. La
conscience sans monde est une conscience sans intentionnalité. Cette
hypothèse Levinas appelle “destruction possible du monde” implicitement
posée dans l’énoncé de Husserl, semble être bien affirmée dans cet énoncé lui-
même. Selon Husserl, si le monde des choses est réduit à néant13, “rien n’est
9 Husserliana, Bd. III, “(…) Sensuellen, das in sich nichts von Intentionalität hat []”, p. 208.
10 Husserliana, Bd. III, p. 209. Cf. Levinas, E., Théorie de l’intuition…, p. 79. Chez Platon, la forme sans
matière est bien entendu l’idée. Or, en ce qui concerne la matière sans forme, il pose la question dans
son Parménide (130c). Il s’interroge sur les choses qui ne valent rien comme les cheveux, la boue, ou la
poussière: ont-elles leur propre eidos ou non ? La réponse négative détruirait la doctrine de l’idée dans
la mesure toutes les choses ont leur eidos. C’est précisément la scatologie de George Bataille qui a
développé cette réponse négative.
11 Husserliana, Bd. III, S.208. Plus exactement, Husserl a laissé ouvertes les deux questions de savoir,
premièrement, si le vécu sensuel se trouve toujours dans la fonction intentionnelle, deuxièmement, si
les caractères essentiels produisant l’intentionnalité peuvent avoir la concrétude sans la base sensuelle.
En tout cas, il s’agit de la question de savoir si on peut justifier ou non le statut de l’intentionnalité en
tant que principe.
12 Cf. Levinas, E., Théorie de l’intuition…, p. 79.
13 Husserliana, Band. III, S. 115.
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