nisation, a présidé à l’analyse de ces États nouveaux. Le religieux ne semble pas occu-
per une place importante : il est relégué à la sphère de la tradition. Les élites poli-
tiques, si elles l’instrumentalisent à des fins de légitimation, insistent – pourtant
déjà sur un mode ambigu – sur le processus de rationalisation et de construction
d’un État moderne. Les oppositions à ces régimes sont essentiellement issues de
la gauche et du marxisme, et ne font pas usage du vocabulaire religieux. Les spé-
cialistes de sciences sociales, quant à eux, s’intéressent aux problèmes de dévelop-
pement et de modernisation. Comme le dit Abdelkader Zghal, sociologue tunisien
revenant sur son parcours et celui de ses collègues dans les années soixante et
soixante-dix : « Notre regard était fixé sur ce qui change. Nous étions agacés par
tout ce qui apparaissait comme des séquelles du passé. […] La tradition était assi-
milée à la notion de réaction et aux catégories sociales dont les intérêts étaient mena-
cés par la modernisation : les oulémas et la “bourgeoisie traditionnelle”. […] La
culture populaire, la religion, l’appartenance de la Tunisie à la civilisation arabo-
musulmane étaient perçues par nous comme des épiphénomènes non dignes
d’accéder au statut d’un “objet de recherche” »
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.
Lorsqu’apparaissent les mouvements politiques se réclamant de l’islam et les
réseaux d’associations islamiques, modifiant fondamentalement, les uns et les
autres, le paysage social et politique, deux grands types d’explication sont avancés.
Pour le courant orientaliste, la contestation et le discours islamistes se conçoi-
vent comme un « retour » qui ne peut, au fond, surprendre. Le lien étroit entre
religion et politique resurgit inévitablement après l’échec d’une modernisation
qui s’est faite essentiellement par le haut, imposée par un État importé. Les entre-
prises de sécularisation ne sont qu’une parenthèse, une tentative louable, peut-être,
mais vouée à l’échec : chassez le naturel, il revient au galop. Finalement, il n’y a
État et marché des biens religieux — 77
1. Par exemple B. Lewis (Le langage politique de l’islam, Paris, Gallimard, 1988, p. 13) : « Nous [occidentaux] avons naturelle-
ment tendance à commettre une erreur, lorsque nous supposons que, pour les musulmans, la religion a la même signification
qu’elle a eue, même au Moyen-Âge, pour le monde occidental, c’est-à-dire qu’elle se cantonnait à un domaine de la vie réservé
à certaines activités, séparées, ou à tout le moins séparables d’autres domaines destinés à d’autres activités. Il n’en est pas ainsi
dans le monde islamique. Il n’en a jamais été ainsi dans le passé et il faut sans doute admettre que les tentatives faites dans les
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emps modernes pour qu’il en soit de même, ne sont peut-être, dans la longue durée de l’histoire, qu’une anomalie ».
2. Y. Sadowski, « The new orientalism and the democracy debate », dans J. Beinin et J. Stork (eds.), Political Islam, Essays
From Middle East Report, Berkeley, Univ. of California Press, 1997, pp. 33-50. Patricia Crone et Daniel Pipes représentent,
chacun dans sa discipline, cette nouvelle génération orientaliste : P. Crone, Slaves on Horses : The Evolution of the Islamic Polity,
Cambridge, Cambridge UP, 1980, et God’s Caliph : Religious Authority in the First Centuries of Islam, Cambridge, Cambridge
UP, 1986 ; D. Pipes, In the Path of God : Islam and Political Power, New York, Basic Books, 1983.
3. Jocelyne Dakhlia, dans un travail novateur, a récemment repéré les lieux communs et les moments historiques qui remet-
tent en question la vision d’un islam qui régenterait le politique, et révèlent un politique indépendant du religieux, dans Le
divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Paris, Aubier, 1998.
4. E. Hobsbawm, T. Ranger (eds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge UP, 1983.
5. J.-F.Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 21.
6. A. Zghal, « Le concept de société civile et la transition vers le multipartisme », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1989,
pp. 223-224.