La trivialité comme évidence et comme problème

La trivialité comme évidence et comme problème
À propos de la querelle des impostures
Yves Jeanneret
Yves Jeanneret, professeur à l’université Lille 3, conduit des recherches sur la trivialité des objets culturels,
c’est-à-dire leur mode de circulation, d’appropriation et de légitimation dans la société (communication
scientifique, traditions littéraires, messages quotidiens, discours médiatiques, supports et formes de la
réécriture). Il a publié Écrire la science (PUF, 1994) et LAffaire Sokal ou la querelle des
impostures (PUF, 1998).
Plan
Réalité dune querelle, possibilité dun questionnement
Communication omniprésente, communication ignorée
Le faire éditorial
Espaces et légitimités
Penser la trivialité : perspectives et perplexités
Références bibliographiques
Au printemps 1996, un professeur de physique de luniversité de New York, Alan Sokal,
faisait paraître coup sur coup deux articles signés de son nom, ès qualités. Le premier,
inclus dans un numéro spécial de la revue Social Text, présentait une interprétation
philosophique et sociale de la physique contemporaine (Sokal 1996a). Le second article,
publié parallèlement, désignait le premier comme un faux, truffé derreurs en physique
et en mathématiques (Sokal 1996b). À en croire le physicien, ce canular démontrait de
façon expérimentale la nullité dun courant intellectuel, le relativisme. Ainsi commence
l« affaire Sokal », une série interminable de réécritures et dinterprétations en chaîne
dun même événement fondateur. Lancée par Internet, reprise par les médias
américains et européens, puis par léditeur Odile Jacob (Sokal et Bricmont 1997),
laffaire allait devenir une véritable querelle, menant à des réinterprétations aussi
différentes que radicales.
RÉALITÉ DUNE QUERELLE, POSSIBILITÉ DUN QUESTIONNEMENT
De la facétie éditoriale américaine au procès français dune époque intellectuelle, cest ce
phénomène exceptionnel de réinterprétation constante du même événement, au fil de
contextes sociaux, médiatiques et nationaux différents, qui constitue lintérêt de cette
querelle des impostures. Mettant en question et en mouvement linfluence des idées, le
jugement des textes et lévaluation des auteurs, cette querelle fait de la circulation des
savoirs à la fois un objet de discours et un espace de démonstration. En outre, elle opère
dans un espace inédit, dans une économie des disciplines déstabilisée, selon une logique
originale de confrontation des discours. Ainsi la querelle suscite-t-elle un collage et
parfois un conflit de problématiques, de stratégies et de rhétoriques habituellement
disjointes, mais relevant toutes de ce que je nommerai les disciplines de la métatextualité.
La question : « Que valent les textes ? », dès quelle est posée dans un espace non normé
a priori par une discipline, appelle avec elle la question : « Comment parler des textes ? »
Ainsi, les valeurs de la vérification scientifique, celles de la critique littéraire et celles du
jugement politique se trouvent-elles demblée convoquées ensemble. Situation étrange,
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mais fort intéressante pour ceux qui sintéressent à la circulation sociale des diverses
formes de savoirs.
Lobjet du présent article nest pas danalyser ce processus (Jeanneret 1998 a), mais de
montrer quil y a bien un point de vue communicationnel (1) sur ce type de querelle,
dont la valeur heuristique est particulière. On peut dire que la prise en compte des faits
de communication dans la définition de cette querelle constitue une rupture
épistémologique : terme quon peut remplacer, si lon craint le sens dogmatique qui lui a
été attribué à tort (Nouvel 1998), par celui de moment problématique. Prendre sérieusement
et méthodiquement en compte les processus de communication par lesquels la querelle
sest développée – et surtout accepter de faire une réelle analyse de ces processus dans
leurs formes concrètes – modifie radicalement la définition même des enjeux dune telle
querelle et permet daccéder à un réel problème. Et ceci, paradoxalement mais
logiquement, compte tenu de labsence générale de ce moment problématique dans la
plupart des analyses qui ont été produites de lévénement.
La thèse défendue ici est que ce type de querelle – qui prétend apporter une solution
simple et définitive aux faits de circulation des idées – ne peut être réellement comprise
sans une analyse attentive des formes et enjeux de la communication, propres à mettre
en évidence des médiations complexes et décisives. On peut le montrer en confrontant à
ses propres limites linterprétation dominante de la querelle : une interprétation quon
peut nommer « immédiate », en vertu de son indifférence aux médiations éditoriales,
sociales et médiatiques par lesquelles le fond du sujet sest constitué.
COMMUNICATION OMNIPRÉSENTE, COMMUNICATION IGNORÉE
Pour la lecture immédiate de la querelle, lévénement fondateur a le statut dévidence
non interrogée. Sokal a raison ou il a tort. Sil a raison, cest que le combat quil mène
pour la rationalité et contre lobscurantisme est juste ; sil a tort, cest quil manifeste la
propension invétérée des physiciens à professer le scientisme. Sokal connaît la physique ;
il accuse des philosophes den mal user. A-t-il raison ? Défend-il ainsi, par la police des
concepts, les conditions de la rationalité ? Expose-t-il publiquement, au contraire, par
cette attitude, son incompréhension de la philosophie ?
Cest bien ainsi que sengage le pseudo-débat, notamment dans la phase européenne de
la querelle. De cette saisie en bloc de lévénement fondateur, il ne saurait sortir aucune
élaboration collective de la difficulté des questions épistémologiques et culturelles
soulevées par la querelle. La confrontation exploite le premier article incriminé, tiré de
tout contexte social (la gauche universitaire américaine) et éditorial (le processus de la
double publication) et dégagé de son incongruité épistémologique (la correction
physique de textes non physiques). Les sokaliens accablent les éditeurs ignorants en
physique, et, de proche en proche, tous les auteurs dits « postmodernes », puis la « french
theory » telle quon létudie aux États-Unis, quil sagisse de Bergson, de Lacan, de
Barthes, ou de Latour. Symétriquement, les antisokaliens défendent la pertinence des
mathématiques lacaniennes ou la lecture dEinstein par Latour, comme si cette défense
était absolument indispensable à la préservation de la dignité des sciences humaines. Le
. . . . . . .
1. Ce terme de communication est adopté ici, comme dans mes travaux précédents, pour désigner
l’ensemble des pratiques d’échanges de messages entre les hommes, compris comme un processus de
production et d’interprétation de signes véhiculés par des supports et situé dans un contexte social. Il doit
être compris comme le plus général possible pour désigner les processus spécifiquement étudiés par les
sciences de l’information et de la communication. Ce concept de communication ne s’oppose pas à celui
d’information, mais constitue un moment pour le penser.
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discutable glisse ainsi entre les mains, au bénéfice dun défilé de solutions illusoires. Pour
les uns, la correction derreurs en physique autorise à juger le rôle politique des
intellectuels, pour les autres, la défense de la philosophie exclut quon reconnaisse les
effets de scientisme clinquant auxquels quelques auteurs se sont livrés. En ce qui
concerne le débat proprement épistémologique, les premiers affirment sans nuance que
les lois de la physique sont réelles comme les rochers sont réels, tandis que les seconds
défendent lidée que chaque culture produit son monde, la réalité des cosmologies
indiennes étant aussi réelle que celle des archéologues.
La presse a reconduit sans cesse ce face-à-face figé. Les débats occasionnés par les
diverses publications relatives à la querelle ont reproduit plus récemment ces exercices
éristiques sans nuances. Nous sommes face à une construction rhétorique prête à se
répéter sans fin (éventuellement en accablant Sokal après lavoir encensé, ce qui ne
présente guère dintérêt).
Si au contraire on accepte de passer par un moment danalyse communicationnelle pour
aborder la querelle, celle-ci apparaît sous un tout autre jour. Doù vient en effet le
système alternatif décrit jusquici, sinon des conditions éditoriales et rhétoriques de la
réécriture, puis de la constitution dune sorte de vulgate médiatique de laffaire ? Cest la
manœuvre éditoriale initiale qui a produit lillusion que toutes ces questions, fort
différentes et extrêmement complexes, seraient liées entre elles et quelles pourraient
recevoir une solution simple et unique. Réécrit par la grande presse américaine,
lévénement fondateur a diffusé la bonne nouvelle dun règlement définitif des comptes
de linfluence intellectuelle. Lorsque laffaire arrive en Europe, elle est toujours déjà
empêtrée dans les apparences de son évidence : résultat de lamalgame des questions mis
en place dès la première opération éditoriale et graduellement enrichi par le
commentaire journalistique. Cette approche, épistémologiquement indéfendable, est loin
dêtre dépourvue de réalité culturelle, comme le montre amplement la querelle : elle
mobilise et diffuse une idéologie illusoire de la communication.
Une telle conception immédiate de la querelle entretient une relation paradoxale à
lhistoire de la querelle elle-même, quelle reconduit tout en lignorant. Elle se soumet
aux ordres de la communication sans prendre la peine de considérer ces ordres – de les
déconstruire. Tout tourne autour de lévénement fondateur. Mais sur quel terrain celui-
ci trouve-t-il sa pertinence ? Semployant à lever les malentendus de laffaire, Baudouin
Jurdant observe, à juste titre, que celle-ci est « désagréable à penser » (Jurdant 1998,
p. 11). Pourquoi ? Cela tient à mon avis à ce statut instable, à cette nécessité de devoir se
placer sur une pluralité de terrains et dans une pluralité de cadres de discussion.
Largumentation la plus courante des sokaliens est significative de cette logique de
dénégation de la pertinence communicationnelle. Après avoir bruyamment amplifié un
rire présenté comme universel entre gens éclairés, ils sétonnent de lampleur des
réactions à la manœuvre sokalienne, protestent contre le fait quon prenne au sérieux ce
qui nétait quune facétie, affirment que Sokal na pas pris les positions scientistes quon
lui attribue le plus souvent. Aux yeux des sokaliens, le fait que la querelle aboutisse à une
dénonciation publique des intellectuels français nest quun détail négligeable, une
regrettable dérive des pratiques journalistiques, sans rapport avec leur volonté initiale
détablir un débat philosophique, et ne posant pas problème du point de vue dune
croisade pour la rationalité. Sincèrement ou non, ils oublient le caractère de confusion et
de médiatisation que la première publication a demblée imposé. Mais les antisokaliens,
sils se définissent comme tels, néchappent pas totalement à ce même amalgame, dont ils
nont certes pas la responsabilité : lantisokalisme est pris dans la confusion des ordres
que le sokalisme a institué.
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Si lon mautorise une thèse offensive, ceci me paraît démontrer que malgré le mépris
que les disciplines culturelles les plus légitimes (scientifiques et littéraires) continuent de
lui vouer, la pensée de la communication montre ici quelle nest pas un supplément mais
une condition pour accéder à un questionnement épistémologique réel. Qui nanalyse
pas le processus communicationnel reste pris dans les illusions que son évidence (son
apparente simplicité) a engendrées. Sans leffort méthodique pour en lire les ressorts,
laffaire nest pas seulement désagréable à penser : elle est impensable. Au rire ne
peuvent succéder que le mutisme ou linvective. Pour qui prend en revanche la peine de
lire attentivement les deux articles initiaux et le numéro de Social Text dans lequel le
premier a été publié, puis de parcourir attentivement les multiples redéfinitions du
débat, il est clair demblée que laffaire touche des questions fort complexes. Les
conclusions que Sokal tire de sa prétendue « expérience » couvrent une gamme
incroyablement étendue de problèmes : statut des propositions physiques ; technicité des
vocabulaires ; théories de la connaissance ; relations entre science, philosophie et
littérature ; valeurs de la rationalité politique... Lappel quil lance au sens commun pour
juger les théoriciens obscurs donne dangereusement la main à lignorance pour juger les
œuvres savantes. Confusion denjeux et despaces que les diverses phases de la réécriture
médiatique ne pourront quamplifier.
La querelle des impostures a fabriqué de lillusion. Et ceci, précisément – là réside le
paradoxe – dans la mesure où les faits de communication sur lesquels elle repose sont
trop mal connus pour être compris : ils agissent dautant plus puissamment quils restent
inaperçus. Cest, je crois, ce quobservait déjà Barthes quand il faisait de lanalyse
sémiologique la forme nécessaire de la critique de lidéologie triviale (Barthes 1957,
p. 191-247), à ceci près que la sémiologie nest quune des composantes de cette mise en
question des fausses évidences, car lorganisation des signes nest que lun des ressorts de
lévidence des faits de trivialité. Mais aujourdhui comme en 1957, la description des
ressorts de lillusion de naturalité des faits de diffusion culturelle reste possible.
Les deux parties suivantes de cet article montrent, sur deux exemples limités, comment
sarticulent le fait de réaliser une analyse méthodique des pratiques de communication
liées à la mise en circulation sociale des savoirs et la possibilité de rendre problématiques
ces fausses évidences : ces deux exemples de moment problématique (concernant
respectivement les pratiques documentaires et le cadre social de la communication)
montrent, sinon la supériorité, du moins la consistance et la productivité de méthodes
communicationnelles pour lanalyse : des méthodes qui comme on va le voir, opèrent un
partage des lectures.
LE FAIRE ÉDITORIAL
Le premier exemple danalyses concerne lévénement fondateur lui-même, dont la
nature communicationnelle, apparemment évidente, est en réalité très subtile. Les textes
dont discute la querelle ont été collectés et publiés dans certaines conditions, sur certains
supports. Il y a un partage irréconciliable entre les lectures qui tiennent ces détails pour
indifférents, et celles qui en font une donnée constituante de la question. Laffaire, et le
problème épistémologique, ne peuvent être dans les deux cas les mêmes.
Le canular est le plus souvent traité comme un fait accompli, comme une sorte de
« flagrant délit » : vocabulaire judiciaire qui radicalise la métaphore scientifique initiale,
dun physicien qui « expérimenterait sur les cultural studies »… Si lon considère ainsi le
canular initial, voire si lon en fait, comme certains, une expérience de falsification dune
théorie, il ne fournira à la querelle quun point de fuite, plus ou moins invisible. Ce sont
pourtant les particularités de cette manœuvre éditoriale initiale qui font toute
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loriginalité de laffaire Sokal et qui rendent possibles (sans les déterminer strictement)
les développements ultérieurs de la querelle. Ce qui semble à première vue un fait établi
décisif mais simple – décisif parce que simple – une sorte de règlement de comptes
définitif de la rhétorique, savère à lexamen une manœuvre rhétorique et éditoriale
extrêmement complexe de manipulation de textes et de positions auctoriales. Pour rendre
compte de la nature particulière de lévénement fondateur, il faut mobiliser plusieurs
notions. La première catégorie est rhétorique : elle consiste à reconnaître, dans
lopération de Sokal, comme dans le discours des auteurs quil accuse, la même
métaphore scientiste. En présentant comme une expérience une opération dédition, Sokal
utilise, comme les auteurs quil incrimine, le prestige des activités scientifiques dans un
contexte où elles nont aucune pertinence autre que rhétorique.
Lidentification du procédé rhétorique, qui évite lillusion, doit être prolongée par une
analyse des réels ressorts de la manœuvre sokalienne : analyse qui engage le statut
communicationnel de la parole et les données matérielles et sociales du processus
éditorial. Cette analyse permet de comprendre comment Sokal peut produire un
simulacre des positions de ses adversaires, se faire éditeur de leurs textes et discréditer, à
travers la faillite des responsabilités éditoriales, le statut auctorial des auteurs de cultural
studies. Les notions de polyphonie (Ducrot 1984), de simulacre (Maingueneau 1984) et
dénonciation éditoriale (Souchier 1997) sont indispensables pour identifier les effets très
complexes, et durables, de la manœuvre éditoriale initiale. Peut-être le propre de
lanalyse communicationnelle et documentaire est-il de mettre en relation ces notions, en
vertu dune problématique structurante, fournie par la question vive de la trivialité.
Nous sommes dans un cas où lanalyse des pratiques de communication, parce quelle est
interdisciplinaire, peut articuler des notions élaborées par des champs disciplinaires
distincts, à loccasion de lanalyse concrète dune situation concrète : la rhétorique de la
scientificité légitime une opération de manipulation des procédures dédition, reposant
sur la décontextualisation des textes et produisant une forme subtile de simulacre
argumentatif.
Cette analyse ne « blanchit » pas les textes attaqués par Sokal et ses alliés. Mais elle
permet une approche plus riche des enjeux soulevés par laffaire. Elle nefface pas le fait
que le succès éditorial des sciences humaines sest parfois nourri dune revendication
indue de la scientificité des sciences de la nature. En revanche, elle sauvegarde, contre
toute précipitation à confondre les ordres, des distinctions essentielles. Elle évite de
croire quun dissensus peut être tranché par une expérimentation et garde dassimiler le
simulacre des positions avec la critique des textes réels – précipitations qui auraient des
effets plus graves que le mal quelles sont censées combattre. Mais surtout ce type
danalyse permet davoir une lecture non linéaire des enjeux de la communication
culturelle : de reconnaître que la querelle, comme tout procès de communication,
soulève plusieurs enjeux à la fois, quelle est polychrésique (loin de toute croyance en
une fonction unique), quelle ne se laisse pas lire selon une logique unique. La querelle
des impostures concerne le statut de la physique, le rôle social et politique des
intellectuels, la façon décrire lhistoire des idées, les formes de la rationalité
contemporaine, la valeur heuristique du style, la relation entre reconnaissance
scientifique et succès éditorial, etc. Et cest parce quelle concerne tout cela à la fois
quelle est révélatrice.
En poursuivant lanalyse éditoriale sur lensemble de la querelle, en y incluant une
analyse des formes énonciatives et des effets de mise en relief de la presse, on peut
décrire la distribution médiatique des rôles, entre les auteurs de cultural studies, les
auteurs français et les physiciens-critiques. On observe quaucun périodique nexpliquera
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