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La Querelle des universaux ou qu’est-ce que la pensée ?
Liminaire : Une joute dialectique entre Pierre Abélard (1079 - 1142) et Guillaume de Champeaux.
La figure éclatante d’Abélard donne à cette querelle très technique une dimension « universelle » et
dramarturgique. Véritable gloire intellectuelle de son temps, Abélard défraie également sa chronique
par son mariage secret avec Héloïse, puis par l’émasculation dont il est la victime, commanditée par
l’oncle d’Héloïse en 1118. Devenu moine, il est poursuivi par la haine de Bernard de Clairvaux et les
condamnations qui se succèdent (synode de Soissons, 1121 et Synode de Sens en 1140). Sans
même parler de la tentative d’assassinat perpétrée par les moines de l’Abbaye de Saint-Gildas de
Rhuys il réside de 1125 à 1132. L’histoire de sa vie est bien une Historia Calamitatum (Histoire de
mes malheurs) qui s’achève dans la solitude de l’Abbaye de Cluny où il termine ses jours en 1140.
La querelle des universaux est la grande question de la philosophie médiévale, même si elle est très
loin d’en couvrir toutes les dimensions. Il s’agit de savoir ce que sont les idées abstraites et générales.
Deux thèses vont s’affronter au cours des 1200 ans ( !) que durera cette querelle : depuis Porphyre
vers 250 ; jusqu’à Guillaume d’Ockham moitié du XIVe siècle.
Thèse réaliste : les idées abstraites et générales expriment-elles des choses, des
réalités ? Sous les mots blanc, bon, divers, profane, rouge, corporel, etc., y a-t-il des réalités
extérieures, analogues aux êtres individuels et concrets ? La blancheur, la bonté, la corporalité
existent-elles en elles-mêmes, en dehors des individus qui présentent ces qualités ?
Thèse nominaliste : ou bien, au contraire, ne sont-elles que de simples conceptions de
l’esprit, ou même n’ont-elles qu’une existence purement nominale ?
Comme le dira Durkheim : « La question est de savoir si les genres sont de simples construction de
l’esprit ou s’ils ont quelque réalité objective en dehors des individus en qui le genre se réalise, la
question de savoir, par exemple, si, en dehors des individus humains, il existe ou non quelque
principe abstrait de l’humanité, en dehors des animaux quelque principe abstrait de l’animalité ; une
telle question nous paraît bien abstraite, bien sèche, pour avoir pu soulever de si violentes passions.»
Pourquoi une telle passion et une telle durée ? La philosophie médiévale est-elle cette longue querelle
des universaux ?
I- Préhistoire de la querelle :
Opposition entre Platon et Aristote : La critique aristotélicienne de la théorie des Idées. Fresque de
Raphaël sur l’Ecole d’Athènes. Aristote déplace la coupure platonicienne entre faux (caverne) et vrai
(ciel des idées) monde au cœur du monde réel : il y a une région céleste (régularité immuable des
mouvements qui s’y produisent) et une région sublunaire (domaine des choses qui naissent et
périssent et qui sont soumises à la contingence ainsi qu’au hasard). L’intelligible n’est plus
transcendant, il n’est plus qu’une partie du réel. Pour arriver à cette conception, Aristote critique
ouvertement le dualisme platonicien (argument par l’absurde) : si les Idées sont séparées totalement
du sensible, elles sont totalement méconnaissables pour nous qui sommes des êtres sensibles) ; si
les Idées touchent sensible de quelque manière que ce soit, alors elles portent inévitablement en elles
le même défaut que lui, et échouent donc à permettre de l’éclairer et de le penser. Dans les deux cas,
les Idées ne parviennent à réaliser leur fonction d’être principe d’intelligibilité du sensible. On peut
donc en faire l’économie.
II- L’ouverture officielle :
Porphyre le Phénicien, philosophe néoplatonicien, élève de Plotin, à Tyr en 232 ou 233
de l’ère chrétienne. Il dige un petit traité intitulé Isagoge (introduction) qui est une préface aux
Catégories d’Aristote L’Isagoge a pour objet l’étude des cinq voix ou dénominations : le genre,
l’espèce, la différence, le propre et l’accident. Mais immédiatement après avoir fait cette annonce, le
platonicien Porphyre ajoute qu’il remet à plus tard de décider
1) si les genres et les espèces sont des alités subsistantes en elles-mêmes ou de simples
conceptions de l’esprit.
2) Si, supposant que ce soient des réalités, il refuse de décider s’ils sont corporels ou incorporels ;
3) Et enfin, supposant que ce soient des incorporels, il décline d’examiner s’ils existent à part des
choses sensibles ou seulement unis à elles.
Le second traducteur latin de Porphyre fut Boèce (470-525). Le projet de Boèce était une
réconciliation de Platon et d’Aristote : d’où le fait qu’aux questions de Porphyre il ait proposé les deux
solutions :
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1) Dans ses deux commentaires sur l’introduction aux Catégories d’Aristote, c’est la réponse
d’Aristote qui prévaut. Boèce démontre d’abord l’impossibilité que des idées générales soient des
substances. A titre d’exemple, prenons l’idée du genre « animal » et celle de l’espèce « homme ». Les
genres et les espèces sont, par définition, communs à des groupes d’individus ; or, ce qui est commun
à plusieurs individus, ne peut être soi-même un individu. C’est d’autant plus impossible que le genre,
par exemple, appartient entièrement à l’espèce (un homme possède entièrement l’animalité), ce qui
serait impossible si, étant lui-même un être, le genre devait se partager entre ses diverses
participations.
2) Mais supposons au contraire que les genres et les espèces représentés par nos idées
générales (universaux) ne soient que de simples notions de l’esprit ; en d’autres termes, supposons
qu’absolument rien ne réponde dans la réalité aux idées que nous avons : dans cette deuxième
hypothèse, notre pensée ne pense rien en les pensant. Mais une pensée sans objet n’est qu’une
pensée de rien ; ne n’est même pas une pensée. Si toute pensée digne de ce nom a un objet, il faut
que les universaux soient des pensées de quelque chose, si bien que le problème de leur nature
recommence aussitôt à se poser.
Peu importe ici la solution apportée par Boèce à ce dilemme (un léger avantage aux points
en faveur d’Aristote).
III- La dramatisation (de la logique à la théologie) : Anselme de Canterbury (1033-1109).
La solution donnée à ce problème engage désormais le théologien, puisque adopter l’une ou
l’autre thèse conduit à des difficultés dans l’ordre du dogme.
Si l’on admet le nominalisme, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre substance que les
substances individuelles et que le genre n’est rien en dehors des individus qui le composent, qu’il
n’est qu’un nom pour désigner la collection de ces individus : alors les dogmes les plus fondamentaux
deviennent inintelligibles :
- la Sainte Trinité : si l’individu seul existe, alors il faut reconnaître qu’il s’agit là de trois
individus, de trois substances distinctes et irréductibles, et admettre, par conséquent, un véritable
polythéisme ; ou alors considérer que les trois personnes n’en font qu’une (Unitarisme) et ne sont que
des aspects d’une même substance (ce que l’orthodoxie réprouve également).
- l’Eucharistie : comment comprendre la présence réelle dans l’eucharistie ? Si un
fragment de pain est une substance une et indivisible, comment expliquer que cette substance puisse
disparaître et être remplacée par une autre, tout à fait différente et qui pourtant conserve les
apparences extérieures de la première ?
- le péché originel : si les individus sont irréductibles les uns aux autres, comment la
faute du premier homme aurait-elle pu se transmettre à tous les autres ?
Il faut donc admettre le réalisme, d’après lequel les genres existent, pour comprendre
l’orthodoxie. Ainsi pour le réalisme toute chose est formée de deux éléments : d’une part, le principe
génésique (le même chez tous les individus du genre : l’âme de ces individus, qui est invisible,
impalpable, purement spirituel) ; d’autre part, l’enveloppe sensible, sous laquelle ce principe
s’individualise, et qui fait qu’il présente des formes différentes aux différents lieux et temps.
Mais pourtant le réalisme soulève d’autres difficultés tout aussi considérables : si le genre
existe, la réalité la plus haute c’est la sienne : ce qu’il y a de réel, ce n’est pas ce que nous avons en
propre, mais ce qui est commun avec toutes les choses du même genre. On aboutit alors à une
disparition de l’individu dans le genre et une conception panthéiste de l’univers.
V- L’apothéose de la querelle : Thomas d’Aquin contre Guillaume d’Ockham
Contexte : l’âge de la scolastique.
Le réalisme revisité de St Thomas (1225-1274)
L’apogée du nominalisme Guillaume d’Ockham (1285-1349). Le grand scolastique
franciscain de la première moitié du XIVe siècle est généralement reconnu comme le premier
théoricien l’individualisme. Il s’oppose, dans le cadre de la « querelle des universaux », au réalisme de
St Thomas d’Aquin. Cette opposition et quelques autres polémiques lui vaudront d’être excommunié
et exilé. A la question de savoir si les concepts généraux ou universels ont une existence objective au-
delà des objets qu’ils définissent ; s’ils ont plus que de simples « noms » désignant ces ensembles
d’objet, Ockham répond par la négative : les termes généraux ne signifient rien par eux-mêmes, si ce
n’est qu’ils trahissent par leur abstraction les entités individuelles qu’ils prétendent rassembler.
Conséquence qu’Ockham déploiera dans l’ordre juridique et politique : rien n’existe qui ne soit
individuel.
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