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1786 – 1790 : La querelle du panthéisme ou qu’est-ce que le rationalisme ?
De la même manière que la querelle des universaux est l’emblème de la
philosophie médiévale, la querelle des anciens et des modernes structure la
philosophie contemporaine. Cela ne veut pas dire qu’elle se répète à l’identique. Il
s’agit plutôt, à partir de son déclenchement français, galant et mondain, d’un
approfondissement progressif, marqué par une série d’étapes. L’une des principales
se situe dans les années 1780, soit près d’un siècle après la précédente : c’est la
querelle du panthéisme.
J’attire votre attention sur le fait que ces grandes querelles nous ont fait
voyagé pas seulement dans le temps : nous sommes partis de la Grèce, nous avons
été à Rome, à Byzance, à Paris, dans l’Espagne de la scolastique (Salamanque), au
Portugal (Coimbra), puis en Hollande, puis en Italie. Nous voici désormais en
Allemagne. Le monde germanique, ravagé par la guerre de trente ans, a été
longtemps marginalisé après l’irruption de la Réforme. Le temps était venu pour lui
de passer sur le devant de la scène philosophique.
La querelle du panthéisme (1785-1789), appelée aussi querelle du
spinozisme, marque le début de la plus extraordinaire période de création
philosophique. Passage déterminant entre la philosophie des Lumières et ce qu’on
appellera l’idéalisme allemand, elle fournit une clé de lecture indispensable pour
comprendre la manière dont se sont élaborés les grands systèmes philosophiques
de Kant à Hegel, en passant par Fichte, Hölderlin, Schelling et ce qui donnera le
romantisme allemand.
Etrange destin que celui de cette polémique dont le caractère anecdotique
initial ne laissait en rien préjuger de ce que Goethe appellera une « explosion » et
Hegel un « coup de tonnerre dans un ciel serein ». De quoi s’agissait-il ? rien de plus
au départ, qu’un aveu de spinozisme (ce qui, il est vrai, était à l’époque synonyme
d’athéisme) qu’aurait fait G. E. Lessing, la plus grande figure des Lumières
allemandes, à un écrivain, plus romancier que philosophe, F. H. Jacobi.
I- Le déclenchement de la querelle
1780 : la rencontre en Lessing et Jacobi : l’aveu de spinozisme
«Le lendemain matin, Lessing vint dans ma chambre alors que je n'avais pas encore achevé
les quelques lettres que j'avais à écrire. Je tirai divers papiers de mon portefeuille et les lui tendis en
guise de passe-temps. En me les rendant, il me demanda si je n'avais rien d'autre qu'il pût lire. «Si, lui
dis-je (j'étais sur le point de cacheter), il y a encore là un poème [Il s'agit du Prométhée de Goethe,
poème d'inspiration panthéistique]. Vous avez si souvent choqué que vous pouvez bien l'être une fois
à votre tour ...»
Lessing (après avoir lu le poème et me le rendant) : «Je n'ai pas été choqué. Tout cela est
mien de première main, depuis longtemps.
Moi: Vous connaissez le poème?
Lessing: Je n'ai jamais lu ce poème, mais je le trouve bien.
Moi: Dans son genre, moi aussi ; sinon je ne vous l'aurais pas montré.
Lessing: Ce n'est pas ce que je veux dire... Le point de vue qui est à l'origine du poème, voilà
mon propre point de vue... Les concepts orthodoxes de la divinité ne sont plus pour moi ; je ne puis
les souffrir. “En kai; pa`n ! Je ne sais rien d'autre. C'est à cela que tend aussi le poème, et, je
dois l'avouer, il me plaît beaucoup.