Qu’en est-il de la schizophrénie ? 881
de Brooklyn, le nombre de patients répondant au diagnostic
de schizophrénie a évolué en 15 ans de 163 à 19, se réduisant
comme peau de chagrin avec la modification des critères
diagnostiques, RDC puis DSM-III !
Au plan historique, la dichotomie effectuée par Émile
Kraepelin entre démence précoce et folie maniacodépres-
sive repose sur des données évolutives ; de même, Henry
Ey souligne que le diagnostic de schizophrénie ne peut être
posé qu’en fin d’évolution.
Au contraire, Eugen Bleuler défend l’idée d’un continuum
entre l’évolution de certaines formes de schizophrénie et
de psychose maniacodépressive, continuum qui se retrouve
dans l’approche dimensionnelle développée ces dernières
années. Eugen, et plus encore son fils Manfred Bleuler,
soulignent l’existence d’une évolution épisodique de
certaines formes de schizophrénie, dont plus de 20 %
évoluent vers une guérison. Dans les années 1980, Muller
et Ciompi décrivent l’existence de nombreuses modalités
évolutives dont certaines sont épisodiques, et seules 30 à
40 % des schizophrénies évoluent vers un état déficitaire.
En 2003, John Kane définit les notions de rémissions
symptomatiques et syndromiques, voire d’une guérison
fonctionnelle, remettant en question lui aussi cette
dichotomie.
Il en est de même pour les formes «frontières »de ces
pathologies : schizoses et schizomanies de Claude, troubles
schizophréniformes de Kasanin, psychoses cycloïdes de Sut-
ter et Scotto, troubles schizoaffectifs ou schizophrénies
dysthymiques.
Avec Hagop Akiskal et la description de «tempéraments »
et d’un spectre des troubles de l’humeur, un certain
nombre de diagnostics de troubles de la personnalité,
notamment de type border line, sont remis en ques-
tion lorsque surviennent, 20 ans plus tard, d’authentiques
troubles de l’humeur. Cela permet d’insister sur les
aspects dynamiques et évolutifs, remettant en cause la
notion même de «structure de personnalité », étiquette
beaucoup plus indélébile que nombre de nos diagnostics
psychiatriques.
L’évolution vers un trouble bipolaire de l’humeur d’un
épisode psychotique aigu est fréquente, notamment après
une «bouffée délirante aiguë », une psychose puerpérale,
ou la prise de toxiques ; elle peut également se voir après
plusieurs années d’évolution : lors de l’arrêt d’un traite-
ment neuroleptique au long cours, nous avons tous observé
l’apparition d’une symptomatologie de type maniaque et
l’émergence de troubles de l’humeur chez des patients trai-
tés depuis plusieurs années pour une pathologie considérée
comme «typiquement hébéphrénique »! Ce fait peut être
rapproché des publications d’accès maniaques lors de la
prescription de nouveaux antipsychotiques.
Au-delà de ces données évolutives, l’analyse de la
clinique ne permet pas, elle non plus, de différencier clai-
rement ces deux entités selon des pathologies distinctes.
Les symptômes primaires et secondaires décrits par
Eugen Bleuler, les symptômes de premier et de deuxième
rang de Kurt Schneider, les symptômes déficitaires, produc-
tifs et de désorganisation, qui correspondent à des troubles
cognitifs, des affects et des perceptions, pourraient être
secondaires à un trouble de l’humeur.
L’article de Jean Delay et Horace Pierre Gérard [2]
sur l’intoxication mescalinique, publié dans L’Encéphale
en 1948, illustre cette possibilité : de fac¸on expérimen-
tale, l’hypothèse d’un continuum entre les troubles graves
de l’humeur et les troubles schizophréniques est en effet
étayée par le déroulement de cette intoxication chez 36
sujets volontaires.
«Les modifications de l’humeur sont les premières mani-
festations psychiques à apparaître, elles peuvent être les
seules ». Il s’agit essentiellement d’une exaltation affec-
tive, de tonalité euphorique («jeux de mots, calembours,
associations par assonances, dans un discours logorrhéique
incessant »), mais il existe parfois une tonalité dépressive
de l’humeur ou des éléments d’un état mixte.
«Les troubles suivants apparaissent secondairement aux
troubles thymiques, témoignent de l’absorption progres-
sive du toxique et révèlent une atteinte plus profonde
du psychisme. Ils sont caractérisés au premier chef par
l’apparition des phénomènes psychosensoriels qui ont
donné au peyotl sa célébrité ». Il s’agit d’une distorsion des
formes et des couleurs, d’une hyperacousie avec parfois des
hallucinations auditives, mais aussi de troubles cénesthé-
siques et de la sensibilité proprioceptive dont la description
évoque l’expérience rapportée par certains patients souf-
frant de schizophrénie : «impression d’un changement des
dimensions du corps... certaines parties du corps sont res-
senties comme étrangères...impression de l’effacement des
limites somatiques : le moi corporel s’étend, se dissout dans
l’ambiance ».
La structure de la pensée est progressivement perturbée.
Au début, «la pensée est celle de l’hypomaniaque, incoor-
donnée, construite sur une charpente grêle de rapports
superficiels ou bien elle est figée, fixée dans l’attente
d’une catastrophe imminente, écrasée dans l’angoisse. En
tous cas, c’est l’échec des processus régulateurs devant
l’exaltation des pulsions affectives ». Puis, progressi-
vement, «le psychisme est envahi par les phénomènes
psychosensoriels... et la concrétisation de la pensée ».
«Les idées, représentées ou non, défilent, s’entraînant
l’une l’autre par des caractères superficiels, sonorité des
mots, rapprochements dans le passé. Le champ associatif
de chaque élément s’est élargi. Le sujet ne peut y trouver
aucune suite logique. Quoique inconsciemment, le cours
de la pensée n’en est pas moins guidé par une polarisation
affective. Elle se manifeste parfois dans les projections
psychosensorielles »... «L’ambivalence affective colore
d’un sentiment inexprimablement contradictoire les
scènes vécues »... «Dans les intoxications plus profondes,
la confusion totale entre la réalité perc¸ue comme un rêve
et la pensée autistique et concrète constitue le plan unique
d’existence. Elle revêt, dans quelques cas, la forme d’une
dissociation de la personnalité ».
Ainsi, la mescaline semble d’abord agir comme «un exci-
tant psychique, un exaltant de l’humeur ». L’hyperthymie
mescalinique serait alors à l’origine des troubles de la
perception, phénomènes psychosensoriels mais aussi de ten-
dances interprétatives et intuitives, et des troubles du cours
de la pensée, qui peuvent réaliser le tableau d’un authen-
tique syndrome dissociatif.
Les troubles cognitifs actuellement décrits dans la schi-
zophrénie, troubles de l’attention, de la concentration, de
la mémoire, appropriation d’états mentaux à autrui, corres-
pondraient à un trouble du traitement de l’information : les
performances perceptives sont bonnes, parfois supérieures