que la monnaie peut être utilisée pour donner ou acheter.
M. Mauss initiait également l'approche sociologique du don comme un échange :même si au premier abord et
dans les représentations communes il se présente comme une transaction unilatérale, il est en réalité soumis au
triptyque donner-recevoir-rendre. Les propensions à chaque type de don peuvent en partie s'expliquer par ce
triptyque. Ainsi, la fréquence des dons financiers augmente très sensiblement avec l'âge, comme si les plus âgés
rendaient ce qu'ils avaient reçu lors de la jeunesse. On retrouve ici une asymétrie observée par C. Attias-Donfut à
propos des solidarités familiales : l'argent circule presque toujours des ascendants vers les descendants. Le don
du sang obéit également à une asymétrie selon l'âge, mais renversée. La combinaison des dons financiers avec
les autres types de dons peut donc être rapportée à la réciprocité inconsciente du don soulignée par C. Lévi-
Strauss, au-delà de la discontinuité des actes de dons, parfois très éloignés dans le temps et l'espace.
Si le don est réciproque, le donateur peut avoir intérêt au don. P. Bourdieu (Etudes d'ethnologie kabyle, 1972)
avance ainsi la thèse de « l'intérêt au désintéressement ». Le don peut travestir et légitimer des relations de
domination. La fréquence des dons aux associations croît avec le niveau de revenu et de diplôme, ce qui
corrobore cette thèse. De plus, les dons financiers dépendent beaucoup plus fortement que les autres types de
dons non seulement du niveau de revenu, ce qui peut s'explique par le relâchement de la contrainte budgétaire,
mais aussi, toutes choses égales par ailleurs, du niveau de diplôme. L'usage de la monnaie pourrait accentuer le
caractère ostentatoire du don, comme le suggère la philantrophie ultramédiatisée des fondations des détenteurs
de grandes fortunes.
II – C ) Le don monétaire est-il un don comme les autres ?
- Si le don peut être monétaire ou non, oblige à un contre-don et dissimule des intérêts matériels ou symboliques
est-il finalement différent de l’échange marchand ? G. Becker considère que le paradigme de l’homo
oeconomicus peut s’appliquer aux échanges non-marchands, notamment à l’intérieur de la famille (A treatise on
the family, 1981). L’altruisme peut se formaliser en intégrant l’utilité d’autrui à la fonction d’utilité d’ego. Les
solidarités familiales peuvent aussi s’interpréter comme concourant à l’intérêt individuel de leurs membres. Le
don à l’enfant en cas de bonne note, que ce soit d’argent, de jouet ou d’un livre, s’apparente alors à un
investissement dans le capital humain, rentable pour l’ensemble de la famille en termes de capital économique
ou symbolique. Cette approche implique donc une forte substituabilité entre les différents types de dons.
- Pourtant, l’usage de la monnaie pour récompenser son enfant en cas de bonne note est socialement différencié. Il
semble croître le long de la hiérarchie socio-professionnelle (doc.5), même si la faible taille de l’échantillon de
cette enquête ne permet sans doute pas de conclure à un effet statistiquement significatif. On peut cependant
supposer que la monétarisation de la récompense l’inscrit davantage dans le registre de la rétribution. Le travail
scolaire est ainsi rapproché du travail salarié, plus facilement par les parents et surtout les mères les mieux
inséré-e-s dans la sphère des échanges marchands. Il y aurait donc une socialisation à l’argent et à ses usages
sociaux, la disposition à faire don à son enfant d’argent relève de l’habitus.
- Remarquons que la monnaie ne s’oppose pas binairement aux autres supports du don. Ainsi, de par le profil
sociologique des parents donateurs, la monnaie s’apparente au livre, au matériel de classe et aux simples
félicitations, et s’oppose au jouet. Vers le haut de la hiérarchie socioprofessionnelle les parents tendent davantage
à incorporer au don la logique scolaire, la logique salariale ou encore à plus subtilement transmettre l’impératif
de la bonne note en la naturalisant comme un événement qui ne mérite pas de marquage spécifique. Vers le bas
de la hiérarchie socioprofessionnelle le don récréatif du jouet peut compenser l’effort, instaurant une coupure
symbolique entre l’école et la sphère familiale.
- Le support du don n’est donc pas sociologiquement indifférent, et la monétarisation du don n’en estompe pas la
dimension identitaire mise en lumière par M. Godelier. Au contraire, il apparaît que la monnaie, à l’instar des
différents autres supports du don, est un marqueur identitaire.
- Quelle pourrait être alors la signification sociale du don monétaire comparativement aux autres types de dons ?
L’ostentation par l’affichage d’une valeur objective n’est pas la seule signification possible. On peut aussi
remarquer que l’argent partage avec le sang la liquidité et l’anonymat. Or, A.Weiner, (Inalienable possessions :
the paradox of keeping while giving ?, 1992) souligne que les transferts d’objets, qu’ils relèvent du don ou de
l’échange, sont marqués par la tension paradoxale du « keeping-while-giving » : il s’agit d’actualiser par la
transaction le lien social, sans aliéner l’identité du donateur, qui est partiellement inscrite dans l’objet donné.
Ainsi, chez les Maoris, le « hau » est indissociablement l’esprit de la chose donnée et du clan qui donne. Aussi,
la propriété peut changer de nature lors du transfert de l’objet : il est plus facile de revendre un objet acheté
qu’un objet reçu en cadeau… A contrario, le sang et la monnaie ne sont pas aussi contraignants pour le donataire,
d’autant plus lorsqu’une institution fait écran avec le donateur. Il serait intéressant de voir si l’enquête sur les
dons aux associations met en évidence une corrélation positive entre don du sang et don d’argent pour valider
cette hypothèse.
Si la monnaie pénètre la variété des échanges sans aplanir leurs différences, c’est parce qu’elle est elle-même encastrée.