La monnaie désencastre-t-elle les échanges ?
La monnaie est économiquement définie par ses fonctions, mais la sociologie est attentive aux formes qu’elle revêt et à
leur signification sociale, aussi s’approprie-t-elle le terme courant d’ « argent ».
Le désencastrement est le processus historique d'autonomisation de la sphère économique qui s'extraie des rapports
sociaux et politiques, analysé par K. Polanyi (La grande transformation, 1944). Ce processus se fait par l'émergence de
trois « marchandises fictives » : la terre, le travail, et la monnaie.
Du point de vue de la science économique, les échanges des transactions mutuellement avantageuses et bilatérales de
biens ou services, alors que la sociologie montre qu’ils ne procèdent pas seulement de la rencontre des intérêts
individuels, mais ont une épaisseur sociale. K. Polanyi distingue trois types d'échanges correspondant à des logiques
sociales différentes : l'échange marchand, la réciprocité et la redistribution.
La monnaie est de toute évidence un adjuvant des échanges marchands, monétarisation et marchandisation des échanges
vont historiquement de pair. Mais quels échanges sont affectés par la monnaie, jusqu'où et comment ? La monnaie étend-
elle la logique de l'homo oecnomicus au-delà de la sphère des échanges marchands ?
I) La monnaie désencastre les échanges marchands
I - A) Historiquement, la monnaie comme instrument économique a désencastré les échanges marchands.
A rebours du « système mercantile » bullioniste, dès l'économie politique classique la science économique
considère la monnaie comme un instrument. Elle désacralise, démythifie en quelque sorte la monnaie, affirmant
ainsi qu'elle n'est qu'un « voile », de l'huile lubrifiant les rouages des échanges (J.-B. Say, Traité d’économie
politique, 1803), et que les véritables richesses sont le produit du travail. C'est pour cette raison que la monnaie
dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations n'apparaît qu'après la division du
travail, dans le déroulement de l'Histoire narrée par A. Smith, et dans celui du livre (chapitre IV, doc.6).
Dans cet extrait, A. Smith reprend les exemples introduits à propos de la division sociale du travail, la
robinsonnade, le boucher, le boulanger, pour illustrer une conception fonctionnaliste de la monnaie qui contient
en germe les théories économiques ultérieures de la monnaie. Le boucher, le boulanger et le brasseur dépourvus
de monnaie sont ainsi confrontés au problème de la double coïncidence des besoins qui sera notamment
développé par K. Menger ("On the origin of money", Economic Journal, 1892). La monnaie constitue alors une
reconnaissance de dette collective et anonyme ; elle se susbstitue à la confiance interindividuelle qui serait
nécessaire à un troc circulaire.
A. Smith rend compte de l'évolution des formes de la monnaie en évoquant ses fonctions d'unité de compte et de
réserve de valeur. Déjà sans doute pour les lecteurs d'A. Smith habitués aux échanges monétaires, la
comparaison de la valeur d'armures en termes de boeufs sous l'Antiquité paraît une opération compliquée, et met
en relief la simplification opérée par une unité de compte. Dans le modèle d'équilibre général construit un siècle
plus tard par L. Walras, un bien numéraire facilite la détermination du système de prix. Dans une économie
comprenant n marchés correspondant chacun à un bien, on peut établir le système de prix à la façon d'Homère
en donnant n(n-1)/ 2 prix relatifs, mais on peut simplifier l'échange en fixant (n-1) prix formulés en unités
monétaires. La monnaie permet alors d'aplanir l'hétérogénéité qualitative des marchandises, de la rapporter à une
unité monétaire commune, d'extraire l'échange de ses circonstances singulières et contingentes. A. Smith
souligne d'ailleurs dans le dernier paragraphe que la divisibilité de la monnaie métallique rationalise l'échange.
La généralisation de la monnaie métallique met aussi en exergue la fonction de réserve de valeur. Deux siècles
plus tard, le modèle à générations imbriquées (P. Samuelson, "An exact Consumption-Loan Model of Interest
with or without Social Contrivance of Money", Journal of Political Economy, 1958) formalisera la capacité de la
monnaie à perpétuer indéfiniment les échanges entre individus vivant à des époques différentes, en quelque sorte
à désencastrer les échanges de la condition mortelle des échangistes !
I - B) Les transformations contemporaines de la monnaie continuent à désencastrer les échanges marchands.
A. Smith imaginait-il que la monnaie métallique était elle-même appelée à décliner ? La monnaie fiduciaire et la
monnaie scripturale ne sont pas mentionnées dans le doc.6. Elles sont encore marginales au XVIIIème siècle, le
pouvoir royal a commencé à encourager leur diffusion notamment avec la fondation de la Banque d'Angleterre
en 1694, et l'échec du système de Law la retarde durablement en France.
La matéralisation de la monnaie peut également être rapportée à ses fonctions économiques qui désencastrent
l'échange. Ainsi, l'histoire des formes de la monnaie peut s'expliquer par leurs coûts de transaction (R. Clower "A
Reconsideration of the Microfoundations of Money", Western Economic Journal, 1967). Or, ces coûts de
transaction sont largement liés à l'encastrement de l'échange marchand dans une interaction sociale comportant
des incertitudes : les informations sur la marchandises peuvent être fausses, l'exécution des contrats est soumise
à un aléa moral. La monnaie et ses transformations ont permis de réduire ces coûts de transactions. Chaque
forme d'échange présente des coûts fixes de transaction, liés à la mise en place d'un cadre plus ou moins
sophistiqué, et des coûts variables, liés à la fiabilité de chaque transaction. Avec l’intensification des échanges
s’imposent des formes aux coûts fixes plus élevés et aux coûts variables plus faibles car les coûts fixes
s’amortissent sur un plus gros volume d’échanges, de la monnaie-marchandise à la monnaie fiduciaire en passant
par la monnaie métallique.
coût
unitaire
de transaction troc
foire
monnaie-marchandise
monnaie fiduciaire
temps, volume, fréquence, intensité des échanges
L'omniprésence de la monnaie scripturale de nos jours pourrait laisser à penser que ce processus de
désencastrement par la dématérialisation est achevé. Cependant, la monnaie scritpurale revêt elle-même des
formes variées et qui continuent d'évoluer, poursuivant aujourd'hui ce processus (doc.4). Ainsi, en quatre ans la
part des chèques dans les paiements scripturaux s'est réduite, en valeur comme en volume, d'environ un tiers. Le
chèque est en voie de disparition. Or le chèque est parmi les moyens de paiement scripturaux le plus
personnalisé, puisqu'il est signé par l'émetteur, et qu'il nécessite d'inscrire le nom du bénéficiaire au moment de
la transaction, il passe d'ailleurs souvent de main à main. La désuétude du chèque peut s'interpréter comme
une nouvelle étape du désencastrement des échanges.
L'usage des principaux moyens de paiement scripturaux peut s'expliquer par leurs coûts de transaction. Les
virements engagent ainsi une procédure relativement lourde auprès de la banque, et offrent une sécurité
maximale quant à l'exécution du versement. Le coût de chaque transaction est donc élevé, mais ne dépend pas du
montant en jeu, et la sécurité du versement permet d'amortir ce coût lorsque le montant s'élève. On comprend
alors que les virements ne soient utilisés que pour 17,1 % des transactions par moyens de paiement scripturaux
en 2012, mais représentent 86,6 % de leur valeur.
I - C) Le désencastrement opéré par la monnaie déborde la sphère des échanges marchands.
Historiquement, la monnaie semble donc avoir séparé la sphère des échanges en deux : d'un côté les échanges
marchands, anonymes entre des individus rationnels, et largement monétarisés ; de l'autre les échanges non
marchands et non monétaires relevant des solidarités collectives. Les sciences sociales sont d'ailleurs marquées
par ce “grand partage” : V. Pareto a ainsi défini l'une par rapport à l'autre la science économique, dédiée aux
actions rationelles et aux échanges marchands, et la sociologie, dédiée aux actions non rationnelles et aux
échanges non marchands.
Pourtant, à la même époque, G. Simmel remet en cause cette dichotomie. Il étudie d'ailleurs non la monnaie mais
“l'argent”. Ce terme atteste que si la science économique a cessé d'être bullioniste, en revanche les
représentations collectives essentialisent la monnaie, et sans doute encore plus en raison de son omniprésence au
quotidien.
Alors que le texte d'A. Smith préfigure les théories économiques ultérieures, celui de G. Simmel croise des
théories sociologiques antérieures. Il synthétise l'inquiétude face à la modernité constitutive selon R. Nisbet de la
tradition sociologique (1966). On peut lire ainsi dans ce texte des allusions à la division du travail social (E.
Durkheim, 1893) dont il reprend les métaphores biologiques : l'argent est ainsi assimilé au “sang” qui irrigue
“l'organisme”, c'est par l'argent que s'opère le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, au
risque de l'anomie. La phrase “l'argent […] s'interpose entre les choses et l'homme” évoque l'analyse de la
circulation monétaire par K. Marx (Le capital, 1867), l'opposition entre les schémas de circulation M - A - M et
A - M - A, voire au-delà l'articulation aristotélicienne de l'économique à la chrématistique. “La prépondérance de
l'esprit objectif”, et la “technique” et les “résultats” de la “production” peuvent renvoyer à la rationalisation des
activités sociales décrites par M. Weber (L’éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904), et le déclin des
religions évoqué à la fin du texte au désenchantement du monde.
L'homme moderne est dans ce texte assimilé à l'homo oeconomicus de J. S. Mill (Principes d’économie
politique, 1848). Il ne s'agit cependant pas de sa nature universelle et atemporelle, mais bien d'une construction
socio-historique par la monétarisation des échanges. De plus, l'homo oeconomicus n'est pas circonscrit au
marché. G. Simmel décrit les figures emblématiques de son emprise, tels le cupide ou l'ascète. La dénégation du
pouvoir de l'argent ne peut ainsi constituer un principe de vie, celui de l'ascèse, que dans une société l'argent
est omniprésent.
Des travaux de terrain corroborent cette analyse. A. Sayad et P. Bourdieu (Le déracinement, 1964) observent
ainsi comment l’usage de la monnaie en Algérie sape l’ordre social communautaire en instaurant le calcul, les
rapports d’équivalence, l’individualisation des relations de travail, le salariat impersonnel. O. Godechot (Les
traders, 2001) souligne que l’exercice d’une activité prime le gain financier pur affecte l’ensemble des
représentations. Les relations sociales dans leur ensemble tendent à être perçues et vécues à travers le prisme de
l’intérêt et de l’arbitrage.
L'ontologie de l'homme et de la monnaie par G. Simmel suggère donc un désencastrement non seulement des
échanges marchands, mais aussi une extension indéfinie de la logique marchande, un désencastrement des
échanges non marchands. Les sciences sociales doivent donc incorporer les échanges non marchands à leur
analyse du désencastrement par la monnaie.
II) La monnaie désencastre-t-elle le don ?
II A) Quand le don se monétarise
- La monnaie se présente a priori comme un marqueur du « grand partage ». Le troc est devenu marginal du
des échanges marchands, alors que l'usage de la monnaie dans les échanges non marchands est relativement rare
et problématique. On évite la monnaie comme cadeau de Noël (T. Caplow« Christmas gifts and kin networks »,
1982). De même, dans la France contemporaine, à peine un parent sur sept donne de l'argent à son enfant en cas
de bonne note (doc.5)
- Cependant, parmi les parents qui ne se contentent pas de féliciter l'enfant, le don d'argent représente plus du tiers
des dons. Par ailleurs, le don financier à des associations est en passe de devenir une norme statistique, et donc
sans doute sociale. En 2010, la moitié des individus interrogés ont effectué un don financier, et cette part a
augmenté de plus d'un tiers en huit ans. ((49,6-36,3)/36,3 = 35,5 %).
- Cet essor du don financier s'inscrit dans le contexte du « retour au don » diagnostiqpar A. Caillé (Don, intérêt
et désintéressement, 1994) et bien visible entre 2002 et 2010 ; la plupart des formes de dons progressent, et les
reculs observables sur certains types de dons sont moindres que l'accroissement de la participation aux formes de
dons en progrès. Mais ce retour au don est paradoxal. En effet, pour A. Caillé qui s'inscrit dans le Mouvement
Anti-Utilitariste en Sciences Sociales, le don réaffirme la primauté des liens sociaux sur les relations
marchandes, des valeurs de désintéressement sur l'appât du gain. Si on considère par ailleurs avec M. Godelier
(L’énigme du don, 1996) que le don et son objet sont porteurs d’identité, on peut se demander si un don se
faisant par cet intermédiaire impersonnel qu’est la monnaie reste véritablement un don. Comment interpréter
alors la monétarisation du don ? Révèle-t-elle un désencastrement du don, ou l'encastrement de la monnaie ?
II - B) Ce que le don monétaire révèle du don : réciprocité et intérêt.
L'usage de la monnaie pour donner met en question le « grand partage ». Dans l'Essai sur le don (1923), M.
Mauss soulignait que lors de la kula observée par B. Malinowski (Les argonautes du pacifique, 1923) se
nouaient à la fois des échanges non-marchands et marchands. Les rites permettaient d'isoler la cérémonie de la
kula des transactions marchandes qui pouvaient l'accompagner, mais cette cooccurrence nous invite à envisager
ces deux sphères comme perméables et potentiellement interdépendantes. Il en va de même lorsqu'on constate
que la monnaie peut être utilisée pour donner ou acheter.
M. Mauss initiait également l'approche sociologique du don comme un échange :même si au premier abord et
dans les représentations communes il se présente comme une transaction unilatérale, il est en réalité soumis au
triptyque donner-recevoir-rendre. Les propensions à chaque type de don peuvent en partie s'expliquer par ce
triptyque. Ainsi, la fréquence des dons financiers augmente très sensiblement avec l'âge, comme si les plus âgés
rendaient ce qu'ils avaient reçu lors de la jeunesse. On retrouve ici une asymétrie observée par C. Attias-Donfut à
propos des solidarités familiales : l'argent circule presque toujours des ascendants vers les descendants. Le don
du sang obéit également à une asymétrie selon l'âge, mais renversée. La combinaison des dons financiers avec
les autres types de dons peut donc être rapportée à la réciprocité inconsciente du don soulignée par C. Lévi-
Strauss, au-delà de la discontinuité des actes de dons, parfois très éloignés dans le temps et l'espace.
Si le don est réciproque, le donateur peut avoir intérêt au don. P. Bourdieu (Etudes d'ethnologie kabyle, 1972)
avance ainsi la thèse de « l'intérêt au désintéressement ». Le don peut travestir et légitimer des relations de
domination. La fréquence des dons aux associations croît avec le niveau de revenu et de diplôme, ce qui
corrobore cette thèse. De plus, les dons financiers dépendent beaucoup plus fortement que les autres types de
dons non seulement du niveau de revenu, ce qui peut s'explique par le relâchement de la contrainte budgétaire,
mais aussi, toutes choses égales par ailleurs, du niveau de diplôme. L'usage de la monnaie pourrait accentuer le
caractère ostentatoire du don, comme le suggère la philantrophie ultramédiatisée des fondations des détenteurs
de grandes fortunes.
II C ) Le don monétaire est-il un don comme les autres ?
- Si le don peut être monétaire ou non, oblige à un contre-don et dissimule des intérêts matériels ou symboliques
est-il finalement différent de l’échange marchand ? G. Becker considère que le paradigme de l’homo
oeconomicus peut s’appliquer aux échanges non-marchands, notamment à l’intérieur de la famille (A treatise on
the family, 1981). L’altruisme peut se formaliser en intégrant l’utilité d’autrui à la fonction d’utilité d’ego. Les
solidarités familiales peuvent aussi s’interpréter comme concourant à l’intérêt individuel de leurs membres. Le
don à l’enfant en cas de bonne note, que ce soit d’argent, de jouet ou d’un livre, s’apparente alors à un
investissement dans le capital humain, rentable pour l’ensemble de la famille en termes de capital économique
ou symbolique. Cette approche implique donc une forte substituabilité entre les différents types de dons.
- Pourtant, l’usage de la monnaie pour récompenser son enfant en cas de bonne note est socialement différencié. Il
semble croître le long de la hiérarchie socio-professionnelle (doc.5), me si la faible taille de l’échantillon de
cette enquête ne permet sans doute pas de conclure à un effet statistiquement significatif. On peut cependant
supposer que la monétarisation de la récompense l’inscrit davantage dans le registre de la rétribution. Le travail
scolaire est ainsi rapproché du travail salarié, plus facilement par les parents et surtout les mères les mieux
inséré-e-s dans la sphère des échanges marchands. Il y aurait donc une socialisation à l’argent et à ses usages
sociaux, la disposition à faire don à son enfant d’argent relève de l’habitus.
- Remarquons que la monnaie ne s’oppose pas binairement aux autres supports du don. Ainsi, de par le profil
sociologique des parents donateurs, la monnaie s’apparente au livre, au matériel de classe et aux simples
félicitations, et s’oppose au jouet. Vers le haut de la hiérarchie socioprofessionnelle les parents tendent davantage
à incorporer au don la logique scolaire, la logique salariale ou encore à plus subtilement transmettre l’impératif
de la bonne note en la naturalisant comme un événement qui ne mérite pas de marquage spécifique. Vers le bas
de la hiérarchie socioprofessionnelle le don récréatif du jouet peut compenser l’effort, instaurant une coupure
symbolique entre l’école et la sphère familiale.
- Le support du don n’est donc pas sociologiquement indifférent, et la monétarisation du don n’en estompe pas la
dimension identitaire mise en lumière par M. Godelier. Au contraire, il apparaît que la monnaie, à l’instar des
différents autres supports du don, est un marqueur identitaire.
- Quelle pourrait être alors la signification sociale du don monétaire comparativement aux autres types de dons ?
L’ostentation par l’affichage d’une valeur objective n’est pas la seule signification possible. On peut aussi
remarquer que l’argent partage avec le sang la liquidité et l’anonymat. Or, A.Weiner, (Inalienable possessions :
the paradox of keeping while giving ?, 1992) souligne que les transferts d’objets, qu’ils relèvent du don ou de
l’échange, sont marqués par la tension paradoxale du « keeping-while-giving » : il s’agit d’actualiser par la
transaction le lien social, sans aliéner l’identité du donateur, qui est partiellement inscrite dans l’objet donné.
Ainsi, chez les Maoris, le « hau » est indissociablement l’esprit de la chose donnée et du clan qui donne. Aussi,
la propriété peut changer de nature lors du transfert de l’objet : il est plus facile de revendre un objet acheté
qu’un objet reçu en cadeau… A contrario, le sang et la monnaie ne sont pas aussi contraignants pour le donataire,
d’autant plus lorsqu’une institution fait écran avec le donateur. Il serait intéressant de voir si l’enquête sur les
dons aux associations met en évidence une corrélation positive entre don du sang et don d’argent pour valider
cette hypothèse.
Si la monnaie pénètre la variété des échanges sans aplanir leurs différences, c’est parce qu’elle est elle-même encastrée.
III) La monnaie est elle-même encastrée
II A) Encastrement culturel, strucural et social.
- Contrairement aux pouvoirs neutralisateur et objectivant que lui prête G. Simmel, la monnaie est l’objet
d’opérations de marquage social (V. Zelizer, La signification sociale de l’argent, 1994). « L’argent sale » du vol
ne peut pas être dépensé à l’Eglise. Les postes budgétaires familiaux peuvent se matérialiser par des enveloppes
où sont répartis des billets de banque.
- Les usages sociaux de la monnaie s’inscrivent dans une culture. L’argent peut être offert comme cadeau au Japon
s’il s’agit de billets neufs sous enveloppe. De même, les moyens de paiement scripturaux différent entre pays
européens pourtant proches (doc.4). La France se distingue ainsi par l’usage fréquent du chèque, et pour des
petites sommes, à l’inverse de l’Espagne. Ces différences nationales peuvent tenir à l'histoire des institutions
bancaires : ainsi en France l'obligation de mensualisation et de domiciliation bancaire des salaires à partir de
1966 a accéléré le développement du système bancaire.
- Même les milieux les plus imprégnés de la logique marchande et monétaire ne sont pas désencastrés des
relations sociales. Le réseau peut d’ailleurs paradoxalement soutenir le fonctionnement du marché. Les traders
se regroupent ainsi dans des cliques dotées d’un fort contrôle social, ce qui permet de se prémunir de
l’opportunisme individuel (Wayne Baker, « La structure sociale d’un marché financier », 1984). La circulation
de la monnaie sur les marchés financiers laisse apparaître son encastrement structural.
- La monnaie s’enracine dans un « ailleurs non économique » et remplit des fonctions politiques et sociales (M.
Agliette & A. Orléan, La violence de la monnaie, 1982). Elle permet de concilier liberté de droit et nécessité de
fait, égalité en droit et inégalités en fait, et de substituer la concurrence économique à la rivalité physique pour
accéder aux ressources rares.
III B) La confiance envers la monnaie
- La monnaie est investie d’une confiance viscérale, instinctive, compulsive : c’est la préférence pour la liquidité. J
M. Keynes considère ainsi que le taux d’intérêt ne rémunère pas l’effort d’épargne, mais la renonciation à la
liquidité. Cette préférence pour la liquidité est liée à l’incertitude inhérente à l’activité économique.
- En période de crise, la préférence pour la liquidité s’accentue et pousse à thésauriser. La confiance pour la
monnaie a alors des effets paradoxaux puisqu’elle entrave la circulation monétaire et le financement de
l’économie. Les variations des agrégats monétaires au moment de la crise des subprimes l’illustrent de façon
frappante (Doc. 2). Avant la crise, la confiance envers les perspectives de l’activité économique stimulait la
croissance de M2 et M3, plus rapide que celle de l’agrégat monétaire M1. Or, M1 est l'agrégat monétaire au sens
strict, le plus liquide, limité à la monnaie divisionnaire, fiduciaire et aux dépôts à vue, alors que M2 incorpore les
dépôts à terme et M3 des titres du marché monétaire. Cette situation s’inverse lors de l’année de récession 2009
marquée par une fuite vers la liquidité : les agents ont visiblement converti leurs actifs monétaires en les formes
les plus liquides. Le retournement est brusque est traduit une rupture de convention. Cette thésaurisation
concerne également les banques qui contractent le crédit. Le même phénomène se reproduit de façon moins
violente en 2012.
- La confiance en la monnaie s’exacerbe donc dans les périodes de crise, mais altère alors sa fonction
d’intermédiaire des échanges, en enraye la circulation.
- Symétriquement, les crises de défiance envers la monnaie sont associées à des crises politiques et sociales
profondes. Ainsi, l'hyperinflation en Allemagne en 1923 est liée à la fragilité de la République de Weimar et aux
fractures sociales de l'après-guerre. La monnaie officielle a également cessé de circuler dans la Russie post-
soviétique des années 1990 ou encore en Argentine en 2001. K. Menger observait d'ailleurs déjà que l'Etat jouait
un rôle considérable dans le « faisceau de croyances convergentes » qui conditionne la viabilité de la monnaie.
L'apparition de monnaies alternatives dans des S.E.L. (Systèmes d'Echanges Locaux) ou encore l'extrême
volatilité du cours du Bitcoin suggèrent également que la viabilité d'une monnaie dépend de la cohésion du
groupe ou de la société où elle a cours. Cette relation est réciproque, comme le notait Lénine pour qui le meilleur
moyen de détruire le système capitaliste est de détruire sa monnaie.
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