S`interroger sur la finalité de l`entreprise et du

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S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du modèle de développement qu’elle anime, c’est poser la
question du progrès matériel, de son orientation et de ses ambiguïtés. Cette question intrigua les humains
dès l’origine des civilisations.
Parmi les mythes fondateurs de notre culture, les dieux et les héros créateurs de progrès matériel occupent
une place importante. Il est intéressant de constater que les grecs en ont fait des héros, mais des héros
maudits.
Tout se passe comme si le progrès matériel, dès l’aube des temps, fut perçu comme bénéfique et dangereux
à la fois, comme essentiellement ambigu.
Le mythe de Prométhée est celui de l’entrepreneur. Ce titan en a toutes les caractéristiques : il est le premier
à voir le progrès que le feu apportera aux mortels, il prend le risque d’aller le voler aux dieux, il a l’énergie
de réaliser cet exploit et de convaincre les hommes de son utilité. C’est un héros mais il est damné : les dieux
le punissent et l’enchaînent à un rocher où l’aigle, tous les matins, vient lui ronger le foie. Il en va de même
pour Ulysse qui ne peut pas rentrer chez lui, pour Jason dont les enfants sont tués par Médée, pour Hercule
brûlé dans la tunique de Nessus, pour Icare qui s’écrase et pour Vulcain, boiteux et trompé.
Les créateurs du progrès matériel sont des héros et des dieux. Mais pourquoi sont-ils maudits ? Par delà les
siècles, cette question rejoint nos interrogations actuelles.
Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle pose bien le problème de la finalité du développement économique et
du progrès matériel. Il montre tout à la fois son aspect positif et son impuissance à donner un sens à la
destinée humaine.
Enchaîné au rocher, Prométhée parle de son œuvre et chante l’esprit d’entreprise et d’innovation :
Ecoutez plutôt les misères des mortels et ce que j’ai fait pour ces enfants débiles que j’ai conduits à la
Raison
et
à
la
force
de
la
Pensée...
Toute la révolution néolithique est décrite avec fierté : agriculture, élevage, écriture, calcul, astronomie,
villes,
échanges...
Mon nom est le clairvoyant, celui qui sait, Prométhée le subtil... celui qui délivre les hommes... Et puis, il
s’écrie :
J’ai
guéri
les
mortels
des
terreurs
de
la
mort.
Et quand le chœur des Océanides, étonné par cette extraordinaire affirmation, lui demande : mais quel
remède as-tu trouvé pour eux ?, Prométhée ne peut que répondre : un bandeau sur les yeux, l’espoir
aveugle.
Dès l’aube de la vie économique, il est apparu que le progrès matériel ne pouvait être le seul remède aux
maux des hommes, qu’il n’était qu’une des formes du progrès humain et qu’il ne répondait pas aux
interrogations essentielles.
Prométhée s’identifie à la dynamique du progrès scientifique et technique : le feu, les nombres, les
connaissances, les outils, la médecine. Il en fait le progrès pour l’humanité et, malgré sa damnation, il en
donne une version unidimensionnelle. C’est déjà la pensée unique.
La tragédie de Prométhée débouche sur la question de savoir si les hommes, ces éphémères, peuvent
s’approprier la maîtrise du progrès technique sans le finaliser, ni le soumettre à une vision plus large du
Bien Commun.
Une question qui, sous des modalités diverses, traverse l’histoire.
***
Entreprises créatrices et modèle de développement
Si l’on observe les entreprises performantes sur une période de cinq ou dix années, il n’en est pas une qui ne
se soit adaptée, transformée, renouvelée. Toutes ont évolué, toutes ont innové, soit dans leurs produits, soit
dans leurs marchés, soit dans leurs procédés ou leur organisation. Cette réalité marque leur action d’une
note dynamique et créatrice.
Sous l’aiguillon de la concurrence et de l’évolution technique, l’entreprise performante ne se contente pas de
produire et de distribuer des biens et des services. Elle les renouvelle constamment, elle les fait évoluer, elle
crée du neuf. L’initiative et la créativité constituent le pivot de l’acte d’entreprendre.
Dans un système d’économie de marché, l’entreprise est l’agent même du progrès économique et technique.
L’innovateur-entrepreneur, par sa créativité même, transforme la nature de la concurrence. Au lieu de se
limiter à une simple lutte de prix, celle-ci devient une course à l’innovation et au progrès technique. La
concurrence qui compte réellement est la concurrence des biens nouveaux, des techniques nouvelles, des
nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation (le contrôle de plus grandes
unités par exemple) ; la concurrence qui commande un avantage décisif en coût ou en qualité et qui frappe,
non pas la marge des profits et des quantités produites par les firmes existantes, mais leurs fondations et
leur existence même. Cette forme de concurrence est beaucoup plus effective que l’autre, tout comme un
bombardement l’est plus que le forcement d’une porte. Elle est tellement plus importante qu’il devient
relativement indifférent que la concurrence au sens ordinaire du terme fonctionne plus ou moins
promptement ; le levier puissant qui, en longue période, accroît la production et abaisse les prix est, de
toute façon, fait d’une autre matière. Le problème généralement pris en considération est celui d’établir
comment le capitalisme gère les structures existantes, alors que le problème important est celui de
découvrir comment il crée, puis détruit ses structures [1]
Si le développement par l’innovation est discontinu, aléatoire, risqué, il est également brutal et dangereux
car il est concurrentiel. A court terme, il peut être très coûteux socialement car il s’agit bien d’une
destruction créatrice qui devient de plus en plus inéluctable [2]. C’est en effet sous la pression de la
concurrence que l’entreprise est obligée d’adopter cette logique d’innovation, de créativité et de
changement. Sa survie à long terme dépend de sa capacité à s’engager dans cette course au progrès
technique et à rester, le plus longtemps possible, en tête de sa profession. L’étymologie du mot concurrence
est explicite : courir ensemble. Dans ce domaine, le langage utilisé s’y réfère souvent : rester dans le peloton
de tête, partir le premier (prime mover), à fond de course (race to the bottom), avantage au départ, il s’agit
de courir en tête (it is just racing ahead).
Cette course incessante fait prévaloir une culture de changement quasi permanent. Le neuf se substitue
constamment à l’ancien, le passé est de plus en plus rapidement remplacé par l’avenir.
L’entrepreneur, le marché et la concurrence ont été ainsi à la source du développement matériel des
sociétés.
Par sa créativité et sa capacité d’innover, l’entreprise assure la tâche prométhéenne d’apporter aux hommes
ce type de progrès.
La globalisation met-elle en cause la légitimité de ce modèle ?
La question se pose moins au niveau des échanges qu’au niveau politique. Depuis les origines, les échanges
ont toujours été considérés, certes, comme un moteur du développement économique mais aussi comme le
support du rapprochement des peuples et de l’évolution culturelle.
Les Vénitiens sont des changeurs mais quel génie ne faut-il pas pour transformer du sel et du poisson séché
en épices et en soieries et celles-ci en Giorgione et en Palladio ! [3]
C’est sur un autre plan que la globalisation crée une transformation fondamentale. Elle provoque une
rupture entre l’espace politique et l’espace économique. Les jeux concurrentiels se jouent de plus en plus à
l’échelle mondiale alors que la poursuite du Bien Commun et les régulations qu’elle impose se font encore
au niveau national même si l’Europe commence à élargir le champ de l’action publique.
Longtemps on a cru que l’action de l’entreprise servait automatiquement le Bien Commun grâce aux vertus
du marché et de sa fameuse « main invisible », encadrées par une régulation et une concertation locale.
Aujourd’hui, cette liaison devient moins claire. La globalisation, l’accélération des techno-sciences, le
manque de régulation mondiale, confèrent à l’entreprise un pouvoir d’action sans précédent. Elle l’exerce
selon les critères qui sont les siens : rentabilité, compétitivité, course aux parts de marché. En l’absence de
règles globales, cette logique tend à devenir dominante et à nous imposer un modèle de développement qui
n’a plus d’autre finalité que son efficacité et sa performance.
Sous les habits respectables du dynamisme et de l’efficacité d’un monde ouvert aux échanges, la
globalisation libérale cache aussi une idéologie radicale. Il s’agit, en simplifiant, d’une croyance trop absolue
dans l’efficacité des marchés et d’une méfiance quasi-viscérale à l’égard de l’intervention publique et d’une
régulation internationale des jeux économiques. Le mouvement de mondialisation tend à imposer
aujourd’hui sa logique à l’ensemble de la planète sans tenir suffisamment compte des différences politiques,
culturelles et institutionnelles, un peu à la manière d’un rouleau compresseur.
Chacun sait que l’économie de marché est un modèle de croissance performant mais, poussé à ses limites, ce
modèle devient une idéologie simpliste qui relève d’une pensée unique. Celle-ci tend à créer autour d’elle le
vide politique et le vide éthique.
Conduit par cette logique instrumentale, notre modèle de développement devient de plus en plus ambigu et
paradoxal. Tout en assurant une croissance économique sans précédent dans l’histoire humaine, il
s’emballe, pollue, exclut, engendre des phénomènes de domination, d’injustice sociale et de déstructuration.
La poursuite obsessionnelle de la performance vide l’économique de sa dimension éthique et politique. Elle
pousse à ses limites la constatation prophétique de Montesquieu : Chez les Grecs et chez les Romains,
l’admiration pour les connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à une espèce de culte.
Aujourd’hui, nous n’avons plus d’estime que pour les sciences physiques, nous en sommes uniquement
occupés, et le bien et le mal politique sont, parmi nous, un sentiment plutôt qu’un objet de connaissance.
La globalisation fait apparaître les limites, les dérives et les excès de notre modèle de développement.
Citons-en quelques-uns.
Le rythme du changement économique et technique s’accélère sous l’effet de la concurrence mondiale. On
est entré dans une course dont la vitesse est imposée par le dynamisme des entreprises et les jeux
concurrentiels.
Ce rythme est souvent plus rapide que celui de la société politique, civile, institutionnelle. Nos systèmes
administratifs, éducatifs, sociaux s’adaptent de plus en plus difficilement. Ce décalage crée un danger
croissant d’inégalités, d’exclusions, de chômage et de rupture sociale. Nous commençons à courir le risque
de voir le système broyer les personnes.
Si la logique de l’innovation économique et technique est celle de la destruction créatrice, on peut se
demander si, aujourd’hui, pour certaines catégories de personnes, les effets destructeurs ne l’emportent pas
sur les effets bénéfiques de la création. En d’autres termes, le coût humain d’un changement aussi rapide
n’est-il pas trop élevé ? Le problème se pose de la même façon pour la pollution de la planète et les
changements climatiques.
Les orientations du progrès technique sont données de plus en plus par les acteurs privés et par la main
invisible.
Les entreprises concentrent en elles une part croissante des ressources en connaissances grâce à leur
énorme effort de recherche et de développement.
C’est elles qui décident du type de recherches qu’elles vont faire et, par là, du type de produits et de services
qu’elles vont vendre.
Elles le font, bien sûr, sur les indications du marché et l’on pourrait penser que c’est la meilleure façon
d’orienter les ressources. Ce n’est que partiellement vrai : la main invisible ne sert que les besoins solvables.
On l’a vu, ses critères sont exclusivement commerciaux et financiers.
Que l’on songe aux recherches pharmaceutiques : faute d’un marché solvable, celles-ci ne privilégient pas la
découverte de médicaments destinés à soigner les maladies des pays pauvres (orphan drugs) ; elles
investissent beaucoup plus d’argent pour étudier les problèmes d’obésité et d’impuissance que connaissent
les pays riches.
Que l’on pense aussi à la mise en place des équipements de la révolution digitale. Jusqu’à présent, la société
de l’information s’est créée presque exclusivement à partir des besoins du marché ou de l’audimat. En
caricaturant, on peut constater que le progrès technique majeur qu’est la télévision, loin de répondre à des
besoins éducatifs par exemple, nous précipite dans une culture de consommation, de zapping et de court
terme, très fortement marquée par les Etats-Unis. Il est vrai qu’Internet va permettre aux citoyens de
choisir davantage. Ils pourront gérer l’interactivité en utilisant d’autres critères que ceux des chaînes
commerciales. Ceci montre une fois de plus que le progrès technique est neutre et qu’on peut en faire le
meilleur ou le pire des usages.
De manière plus générale et plus importante, l’immense problème de la pauvreté dans le monde n’est pas
pris en charge par notre modèle de développement.
L’envahissement du non-marchand par les pouvoirs privés pose un problème politique plus grave encore.
Citons notamment les développements récents des groupes multi-média et leur influence sur la culture et
l’éducation. Ils occupent déjà le domaine des loisirs et des variétés (entertainment). Ils le font glisser
progressivement vers ce qu’ils croient être l’éducation (edutainment). Si on laisse les groupes de media
américains dominer la scène, nos petits-enfants risques d’être initiés à l’Iliade et l’Odyssée par Mickey
Mouse et Donald Duck. On objectera que la Toile (web) permettra d’éviter cela. Ne sous-estime-t-on pas le
pouvoir d’action de ces groupes qui seront évidemment très actifs sur tous les réseaux ?
Le problème se pose de la même manière pour le cinéma. Malgré l’Internet, il y a un danger réel de
réduction de la diversité culturelle par l’influence et le simple poids des cultures dominantes.
Un autre exemple inquiétant est la saisie des sciences de la vie par les pouvoirs privés. Le fait que certaines
séquences du génome humain pourraient être brevetées et cesser d’être un bien collectif, pose une vraie
question politique. On peut y ajouter le fait que l’Institut des brevets, en Grande-Bretagne, a failli accepter
de breveter non seulement le procédé de clonage humain, mis au point par l’inventeur de Dolly, mais aussi
les embryons humains clonés par cette méthode. Cela veut dire qu’un humain en gestation pourrait devenir
la propriété d’un individu ou d’une entreprise. Cette décision a manqué de peu d’être prise sans débat
politique ni éthique.
Nous vivons en plein paradoxe : jamais notre capacité de créer de la richesse n’a été aussi grande et jamais
le nombre de pauvres n’a été aussi élevé ; jamais nos connaissances scientifiques et techniques n’ont été
aussi étendues et jamais la planète n’a été aussi menacée ; jamais le besoin d’une gouvernance économique
n’a été aussi impérieux et jamais les Etats-nations n’ont été aussi désarmés.
On peut donc se poser la question de savoir si le modèle actuel, malgré son extraordinaire créativité, est
encore politiquement et moralement acceptable sans une évolution profonde. La vraie question qui se pose
à l’entreprise est celle du sens de son action, de sa finalité. C’est celle de savoir si l’on peut se conduire de
manière responsable dans un système qui ne l’est pas, si l’on peut encore être légitime en animant un
modèle de plus en plus ambigu et contesté, si l’on peut garder une éthique digne de ce nom en conduisant
un jeu économique qui n’en a pas.
***
Entreprise
responsable
et
Développement
durable
Au niveau mondial, le seul modèle économique qui ait un avenir politique est celui du développement
durable : un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de répondre aux leurs [4].
Plusieurs dirigeants d’entreprise ont pris conscience d’une évolution inéluctable dans cette direction et de la
nécessité d’intégrer dans leurs stratégies certains défis majeurs de notre époque : la dégradation de la
planète, les droits de l’Homme, l’accélération des techno-sciences, la mise en place d’une gouvernance
mondiale.
Ils ont compris la nécessité de devenir acteurs de cette évolution. Faute de quoi l’alternative serait une surréglementation imposée peu à peu et sans concertation par les pressions politiques au niveau national,
européen et bientôt mondial.
Le changement nécessaire est celui qui corrigerait les dérives du système sans en détruire la créativité. Il ne
se fera qu’avec une participation active des entreprises et de leurs dirigeants. C’est ce qui donne toute son
importance aux mouvements actuels qui engagent les entreprises dans la voie de responsabilités nouvelles :
CSR-Europe [5], CSR-USA, World Business Council for Sustainable Development, Global Compact, etc ...
Pour ces mouvements, il s’agit moins de changer radicalement les mécanismes du modèle actuel (marché,
concurrence, productivité, ...) en risquant de perdre son dynamisme et sa capacité d’innover, que d’élargir
ses finalités, d’en préciser les valeurs et d’amener les dirigeants à participer à une transformation organique
et concertée qui permettrait d’améliorer le système.
Il ne s’agit donc pas de proposer un modèle économique tout fait et fondamentalement différent mais un
processus vivant de transformation du modèle existant.
L’entreprise peut y jouer un rôle important en concertation avec la société civile et les Pouvoirs publics.
Les entreprises sont habituées au changement et au renouvellement. Elles sont capables d’innover dans le
domaine des responsabilités sociétales comme elles l’ont si bien fait en Europe, après la guerre, dans le
domaine social. En adoptant une attitude proactive, les plus éclairées d’entre elles montrent qu’une telle
évolution est possible. Mais les entreprises ne pourront pas transformer seules notre modèle de
développement. Les instances politiques nationales et internationales, les acteurs sociaux, la société civile,
les institutions d’enseignement, devront également jouer un rôle actif. C’est l’ensemble de ces interactions
qui provoqueront une évolution dont l’issue n’est pas prévisible aujourd’hui mais qui paraît préférable à
l’approche par décrets, règlements ou contraintes imposées par la panique, l’urgence, ou des pressions
exclusivement locales.
Beaucoup d’initiatives sont prises dans cette voie, certaines entreprises s’y engagent résolument, des
pratiques et des outils apparaissent comme, par exemple, la Corporate Governance, le triple bilan, etc ... Ce
qui manque, c’est l’élaboration des concepts de base qui permettraient de donner à cette évolution la durée
et la profondeur nécessaires. C’est là que les universités et les écoles de gestion, en liaison étroite avec les
entreprises, peuvent apporter une contribution décisive.
1. Il est important de commencer par une analyse objective des avantages et des dérives du
modèle actuel
Celui-ci a fait la preuve de son efficacité et de sa créativité mais la globalisation nous en révèle aujourd’hui
les limites. La prise de conscience de celles-ci est une étape obligée. Elle n’est pas facile. Ce qui est en cause,
ce n’est pas tant l’entreprise elle-même que le système qu’elle anime. Beaucoup de dirigeants refusent de le
remettre en question. Ils s’efforcent de rendre leur entreprise performante et de lui faire gagner les jeux
concurrentiels sans voir que ceux-ci les enferment dans une logique instrumentale dont les effets combinés
peuvent être néfastes. Ils prennent souvent les critiques comme des attaques personnelles. Ils les trouvent
injustes compte tenu des efforts qu’ils font pour contribuer à la prospérité économique, à l’emploi, à la
hausse des niveaux de vie. Ils ont du mal à prendre du recul et à considérer, au-delà de leur entreprise, le
modèle de développement dans lequel elle s’insère. C’est le cas aussi de beaucoup d’écoles de gestion qui ne
remettent pas en cause le système existant. C’est le modèle lui-même qui doit évoluer. C’est là que doivent
porter les nouvelles responsabilités de l’entreprise. Peut-on parler sérieusement de celles-ci sans les situer
au cœur même de ce système ?
2. Il faudrait ensuite adopter progressivement une nouvelle culture d’entreprise.
Celle-ci porterait sur sa finalité, sur l’éthique de l’avenir et sur la concertation politique.
Elargir la finalité de l’entreprise Si l’on veut que les entreprises assument plus clairement leur insertion
dans la cité et les conséquences sociétales de leurs décisions, il est temps de redéfinir leur raison d’être ainsi
que leur rôle dans l’évolution d’un modèle économique dont elles sont les principaux acteurs.
Dans le monde complexe qui est le nôtre et face aux défis de la globalisation, le dynamisme entrepreneurial
et le Bien Commun ne sont pas automatiquement liés. Une croissance économique autonome, déconnectée
des grands problèmes politiques et sociaux, risque de prendre des orientations dont les effets négatifs
peuvent devenir inacceptables.
La tradition européenne depuis Aristote considère cependant que l’économique, l’éthique et la politique font
partie d’un même ensemble [6]. L’économique n’est qu’un sous-ensemble et en réduisant la finalité de
l’entreprise au seul succès de celui-ci, on l’ampute de sa dimension citoyenne. En ne la situant pas
davantage dans une perspective d’intérêt général, on risque de lui faire perdre sa légitimité. Compte tenu du
pouvoir d’action dont elles disposent et des retombées sociales de leurs stratégies, les entreprises doivent
regarder au-delà du "sous-ensemble" qu’elles animent et le relier plus explicitement a l’intérêt général. Elles
doivent situer leur action dans la perspective plus large du Bien Commun que n’assurent évidemment pas
les seules forces du marché. C’est par le concept de progrès que cela pourra se faire. L’entreprise est, par
essence, 1’agent du progrès économique et technique. C’est cette fonction spécifique qui doit être finalisée et
insérée dans la vision plus large d’un développement humain et durable. Finaliser l’entreprise et l’économie
de marché, c’est répondre aux questions suivantes :
Progrès économique et technique
Pour qui ?
Pour quoi ?
Comment ?
Ces questions sont d’ordre éthique et politique. Le seul concept de profit est incapable d’y répondre.
Développer une éthique de l’avenir Il s’agit de dépasser le simple niveau de l’intégrité et de poser la vraie
question éthique de notre temps : quel monde voulons-nous construire ensemble avec les immenses
ressources économiques et techniques dont nous disposons ? Cela conduira l’entreprise à mettre au coeur
de ses principes d’action des valeurs susceptibles d’apporter un éclairage moral à ses choix stratégiques et à
ses comportements sociétaux. Comme les entreprises sont les acteurs majeurs d’un système qui ne cesse de
s’accélérer et d’accroître sa complexité, ne sont-elles pas responsables aussi de participer activement à une
réflexion sur les nouveaux enjeux éthiques qu’elles contribuent à créer et sur les orientations nouvelles que
devrait prendre notre modèle de développement ? Nous sommes insérés dans une histoire, celle-ci est
irréversible et le monde sera tel que nous le construirons.
Le philosophe Hans Jonas propose à ce sujet des pistes de réflexion très éclairantes [7]. Il soutient que les
nouvelles dimensions de l’agir humain et "les progrès monstrueux de la technique" et de son pouvoir sur
l’homme, réclament une éthique de la prévision et de la responsabilité qui soit à la hauteur de ces défis.
Préparer la concertation élargie Il s’agit ici du dialogue avec les nouveaux acteurs d’un monde en voie de
globalisation. En élargissant sa culture politique, 1’entreprise responsable acceptera le débat chaque fois que
son action peut avoir des conséquences sociales majeures. Aux formes anciennes de concertation avec les
partenaires sociaux, s’ajouteront des formes nouvelles qui incluront d’autres représentants de la société
civile et se situeront à des niveaux plus internationaux. Une telle approche doit évidemment dépasser le
cadre national. Elle commence aujourd’hui à prendre forme au niveau des institutions internationales et
régionales et les entreprises pourraient y jouer un rôle important.
Le Global Compact en est un exemple au plan mondial. Le EU Multi-Stakeholder Forum on Corporate
Social Responsibility en est un autre au niveau régional.
Une concertation active avec les Pouvoirs Publics déterminera les modalités et le rythme de l’évolution.
Deux visions s’affrontent en matière de changement : d’une part, celle de la majorité des entreprises qui
pensent qu’un management volontaire, initié et conduit par elles, contribuera suffisamment à corriger les
dérives et les défauts d’un modèle peu finalisé.
D’autre part, celle des syndicats, des militants de 1’altermondialisation, de certains partis politiques, qui
prônent davantage une transformation imposée par la loi, les politiques gouvernementales et l’autorité
publique. Nous pensons qu’il faudra combiner ces deux approches dans le cadre des nouvelles concertations
évoquées plus haut.
Dans les domaines essentiels pour l’avenir, une volonté politique traduite en lois et une démarche de
gouvernance s’imposent si l’on veut assurer la mise en place d’un modèle de développement durable. Plutôt
que de freiner une intervention publique, internationale, limitée mais nécessaire, l’entreprise responsable y
participera de manière proactive tant dans l’élaboration que dans la mise en oeuvre des régulations globales
indispensables.
3. Il est nécessaire enfin de repenser en profondeur les programmes de formation des futurs
cadres et dirigeants en vue de les préparer à 1’exercice de leurs nouvelles responsabilités.
Les Business Schools pourraient devenir des agents majeurs du changement culturel si elles acceptaient de
se transformer et de se hausser au niveau des défis qui se posent à notre modèle de développement.
Leur influence sur la culture de gestion est immense. Non seulement elles forment, perfectionnent et
recyclent la majorité des dirigeants et des cadres des grandes entreprises mais elles imposent et diffusent
largement leur vision de l’entreprise et leur philosophie du management.
Beaucoup d’entre elles ne sont pas adaptées au modèle de développement durable. Leur raison d’être est
encore trop souvent d’armer les étudiants pour faire fonctionner le système existant de manière toujours
plus efficace sans se poser de question sur ses finalités, ses défauts ou les dangers qu’il commence à
présenter. Tant qu’elles resteront des écoles professionnelles plutôt qu’universitaires, elles ne prépareront
pas leurs étudiants à exercer leurs nouvelles responsabilités.
4. La gouvernance économique et l’Europe L’adoption par l’entreprise d’une attitude plus
responsable est une condition nécessaire de l’évolution du modèle économique. Elle n’est cependant pas
suffisante. Jusqu’à présent, les recherches n’ont pas pu établir de lien entre la pratique des responsabilités
sociétales et la performance économique.
Ce que l’on constate, c’est que plusieurs entreprises ont adopté le modèle de développement durable et que
la plupart d’entre elles sont performantes sur le plan économique. La seule chose qu’on puisse en inférer à
ce stade, c’est qu’une entreprise performante peut aussi être une entreprise responsable. Aucune recherche
sérieuse ne nous permet encore de dire que l’entreprise responsable sera plus performante que celle qui ne
l’est pas.
On peut donc se demander ce que si passerait si une crise conjoncturelle un peu forte et un peu longue
érodait la rentabilité de ces firmes responsables et les obligeait à prendre des mesures à court terme
incompatibles avec le développement durable.
Allons plus loin. Si les jeux concurrentiels internationaux n’étaient pas mieux “égalisés” - level playing field
- ne peut-on imaginer que certaines entreprises plus agressives et moins responsables ne tentent de se créer
des avantages comparatifs en ne respectant pas les valeurs sociétales du développement durable et en
pratiquant une sorte de dumping social et environnemental ?
Laisser l’émergence de ce nouveau modèle à la seule initiative des entreprises ou de la conjoncture
reviendrait à leur abandonner le choix des priorités et des rythmes du changement.
Cela irait à l’encontre de l’approche plus démocratique et concertée suggérée plus haut pour tout ce qui
touche à notre avenir. Un test du sérieux des entreprises responsables est celui de l’ampleur et de la rapidité
des changements qu’elles sont prêtes à accepter, non seulement dans leur culture mais aussi dans la
transformation de notre modèle de développement. Les dirigeants les plus éclairés reconnaissent la
nécessité d’une intervention publique, contrairement à ceux qui réclament toujours « moins d’Etat », plus
de libéralisation et de dérégulation.
L’intervention de l’Etat ne peut évidemment pas se limiter à mieux faire fonctionner le jeu concurrentiel ni à
contrôler de plus près la vérité des comptes et l’intégrité des dirigeants, comme vise à le faire la récente Loi
Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis. Elle doit aussi et surtout guider l’évolution des entreprises et de l’économie
de marché vers un modèle de développement plus durable et les nouvelles responsabilités qu’il implique.
Dans plusieurs cas, elle se situera évidemment au niveau européen ou mondial.
Dans les domaines engageant l’avenir de l’humanité - environnement, usage de la science, droits de
l’Homme, modèle de développement, solidarité, justice sociale, etc... - il est indispensable que les Pouvoirs
publics interviennent, ne fut-ce que pour définir les règles d’un jeu global.
Cette intervention est délicate à concevoir et à mettre en œuvre. Si elle est trop lourde, elle risque d’abîmer
les mécanismes fragiles de la créativité et de freiner le dynamisme des entreprises. Si elle est trop timide ou
limitée, elle n’influencera pas suffisamment le système économique pour le sortir de sa logique
instrumentale et le finaliser davantage. Il y a là un équilibre à trouver qui relève de l’art de gouverner.
C’est là que le modèle européen semble, pour le moment, le mieux adapté à l’évolution du système
économique.
L’extraordinaire construction d’une Europe unie, poursuivie avec succès depuis cinquante ans, montre sa
capacité d’adaptation politique lorsqu’il existe un projet commun et de vrais leaders. Dans le domaine qui
nous concerne, l’Europe devient une force de proposition et de changement. Sous l’impulsion de la
Commission, par exemple, un forum a esquissé les conditions d’un développement durable, mais ce n’est
qu’un début. L’industrie s’est montrée ouverte à cette approche. Le cadre d’une stratégie européenne de
développement durable a été décidé à Göteborg.
Le projet de constitution prévoit que « l’Union travaillera à créer une Europe du développement durable
basée sur une croissance équilibrée et une économie sociale de marché ... avec un haut degré de protection
et d’amélioration de l’environnement » (article 3). La Commission soutient le protocole de Kyoto, elle
accélère l’application des mesures de prévention des marées noires, elle veille au respect des droits de
l’homme dans la vie économique internationale, etc ... En 2001, après consultation des partenaires sociaux
et des ONG, la Commission a proposé des orientations dans un Livre vert destiné à promouvoir un cadre
européen pour la responsabilité sociale des entreprises. Mais la capacité d’action de l’Europe est limitée.
Elle se heurte souvent à la résistance des Etats membres et des lobbies sectoriels les plus divers.
Le modèle d’économie sociale de marché, si bien analysé par Michel Albert sous le nom de modèle
rhénan [8], a jeté depuis soixante ans, les bases d’une culture d’entreprise beaucoup plus proche du
développement durable.
En effet, pour chacun des points décrits plus hauts, l’Europe a toujours su garder quelques distances avec le
capitalisme pur et dur de l’école de Chicago.
En ce qui touche à la finalité de l’entreprise, l’Europe n’a jamais complètement accepté la philosophie de
Milton Friedman pour lequel « la responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits pour
l’actionnaire ».
L’importance du socialisme et de la démocratie chrétienne a contribué à maintenir chez les dirigeants un
sens certain du bien commun et de l’intérêt général. Le cadre législatif a créé des liens puissants entre le
progrès
économique
et
le
progrès
social.
Quant à l’éthique de l’avenir, la plupart des philosophes qui la proposent sont européens : Jonas,
Habermas, Ricoeur, Levinas, ... Par ses tragédies, l’histoire du XXè siècle a rendu beaucoup de dirigeants et
d’intellectuels européens plus inquiets, plus ouverts à la critique du modèle et à la quête du sens et de
valeurs
« universelles ».
La concertation est un mode d’existence habituel en Europe depuis la seconde guerre mondiale.
Des syndicats puissants et des Pouvoirs publics favorables au dialogue ont permis de créer, dans la plupart
des pays européens, une concertation sociale quasi-permanente et relativement efficace.
La pratique existe depuis longtemps.
Une concertation élargie est à portée de main. Elle sera un moyen puissant pour sortir de la pensée unique
et pour « désenclaver » notre modèle économique en l’ouvrant davantage aux grands problèmes et aux
grandes aspirations de notre époque. Dans ces trois domaines de base de l’évolution culturelle, l’Europe a
développé de vrais savoir-faire, des expériences concrètes, des réseaux de relations qui la préparent bien à la
transition vers le développement durable et vers de nouvelles formes de gouvernance.
Thierry de Montbrial esquisse cette nouvelle gouvernance de la manière suivante [9] : « L’idée de
gouvernement comme organisation en charge exclusive des affaires publiques au sein d’un Etat apparaît de
plus en plus inadaptée. Parce que l’accroissement et complexification de l’interdépendance vident
largement le mot « direction » de son sens habituel. Mais aussi en raison de l’appropriation constante du
bien public par la société civile, un phénomène qui tend - certes lentement - à se répandre sur la planète,
malgré quelques poches de résistance ... La notion de gouvernance, à l’image de la régulation des réseaux
complexes de toute nature (la question est actuellement ouverte pour Internet), se réfère de manière
nécessairement vague à tous les mécanismes de régulation en œuvre dans les systèmes humains
(entreprises et autres organisations, Etats, ensemble d’Etats, ...) qui ne sont pas articulés autour d’une unité
centrale de décision, mais qui font intervenir des arrangements de coordination ad hoc, et à géométrie
variable à la fois dans le temps et dans l’espace. Comme principe d’organisation, la gouvernance s’oppose à
l’idée de hiérarchie. On peut lui rattacher l’idée de subsidiarité ».
La construction européenne nous prépare depuis plus de cinquante ans à ce genre d’évolution.
On peut suggérer qu’à l’avenir l’Europe, loin d’abandonner son modèle spécifique, pourra l’adapter
rapidement aux exigences nouvelles du développement durable et d’une gouvernance mondiale et proposer
d’en débattre politiquement avec tous ceux, dans le monde, que le modèle actuel inquiète.
Cela commence à se faire dans le cadre des Nations-Unies qui proposent une convention (Global Compact)
aux entreprises multinationales qui se veulent responsables.
Il est significatif que pour approfondir les concepts et le contenu de ces responsabilités globales, l’ONU se
soit adressée à une fondation européenne : European Foundation for Management Development (EFMD).
N’y a-t-il pas là une indication claire que plusieurs éléments du modèle européen portent notre avenir plutôt
que notre passé ?
[1] Schumpeter, J., The Theory of Economic Development, Cambridge, Mass., Haravrd University Press, 1949.
[2] Dans un document récent, Pierre Tabatoni montre bien le caractère désordonné et même chaotique de la diffusion des innovations radicales,
comme celle de l’information numérisée, 2000-2002 : la crise du mdèle d’innovation aux Etats-Unis, CERPEM, Université de Paris-Dauphine,
2002.
[3] Tristan, F., Venise, Ed. du Champ Vallon, diffusion PUF, Paris, 1984.
[4] Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, ONU, 1989.
[5] Corporate Social Responsibilites.
[6] Commission européenne, Livre Blanc sur la Gouvernance, Bruxelles, 2001.
[7] Jonas, H., Le principe responsabilité, Paris, Champs Flammarion, 2000.
[8] Albert, Capitalisme contre Capitalisme, Paris, Le Seuil, 1991. Voir aussi, du même auteur, Quels modèles d’entreprise pour un développement
durable, comunication à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, 2002.
[9] Thierry de Montbrial, Le Monde au tournant du siècle, Ramsès 2000, Paris, Dunod, 2000.
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