S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du modèle de développement qu’elle anime, c’est poser la
question du progrès matériel, de son orientation et de ses ambiguïtés. Cette question intrigua les humains
dès l’origine des civilisations.
Parmi les mythes fondateurs de notre culture, les dieux et les héros créateurs de progrès matériel occupent
une place importante. Il est intéressant de constater que les grecs en ont fait des héros, mais des héros
maudits.
Tout se passe comme si le progrès matériel, dès l’aube des temps, fut perçu comme néfique et dangereux
à la fois, comme essentiellement ambigu.
Le mythe de Prométhée est celui de l’entrepreneur. Ce titan en a toutes les caractéristiques : il est le premier
à voir le progrès que le feu apportera aux mortels, il prend le risque d’aller le voler aux dieux, il a l’énergie
de réaliser cet exploit et de convaincre les hommes de son utilité. C’est un héros mais il est damné : les dieux
le punissent et l’enchaînent à un rocher où l’aigle, tous les matins, vient lui ronger le foie. Il en va de même
pour Ulysse qui ne peut pas rentrer chez lui, pour Jason dont les enfants sont tués par Médée, pour Hercule
brûlé dans la tunique de Nessus, pour Icare qui s’écrase et pour Vulcain, boiteux et trompé.
Les créateurs du progrès matériel sont des héros et des dieux. Mais pourquoi sont-ils maudits ? Par delà les
siècles, cette question rejoint nos interrogations actuelles.
Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle pose bien le problème de la finalité du développement économique et
du progrès matériel. Il montre tout à la fois son aspect positif et son impuissance à donner un sens à la
destinée humaine.
Enchaîné au rocher, Prométhée parle de son œuvre et chante l’esprit d’entreprise et d’innovation :
Ecoutez plutôt les misères des mortels et ce que j’ai fait pour ces enfants débiles que j’ai conduits à la
Raison et à la force de la Pensée...
Toute la révolution néolithique est décrite avec fierté : agriculture, élevage, écriture, calcul, astronomie,
villes, échanges...
Mon nom est le clairvoyant, celui qui sait, Prométhée le subtil... celui qui délivre les hommes... Et puis, il
s’écrie : J’ai guéri les mortels des terreurs de la mort.
Et quand le chœur des Océanides, étonné par cette extraordinaire affirmation, lui demande : mais quel
remède as-tu trouvé pour eux ?, Prométhée ne peut que répondre : un bandeau sur les yeux, l’espoir
aveugle.
Dès l’aube de la vie économique, il est apparu que le progrès matériel ne pouvait être le seul remède aux
maux des hommes, qu’il n’était qu’une des formes du progrès humain et qu’il ne répondait pas aux
interrogations essentielles.
Prométhée s’identifie à la dynamique du progrès scientifique et technique : le feu, les nombres, les
connaissances, les outils, la médecine. Il en fait le progrès pour l’humanité et, malgré sa damnation, il en
donne une version unidimensionnelle. C’est déjà la pensée unique.
La tragédie de Prométhée débouche sur la question de savoir si les hommes, ces éphémères, peuvent
s’approprier la maîtrise du progrès technique sans le finaliser, ni le soumettre à une vision plus large du
Bien Commun.
Une question qui, sous des modalités diverses, traverse l’histoire.
* * *
Entreprises créatrices et modèle de développement
Si l’on observe les entreprises performantes sur une période de cinq ou dix années, il n’en est pas une qui ne
se soit adaptée, transformée, renouvelée. Toutes ont évolué, toutes ont innové, soit dans leurs produits, soit
dans leurs marchés, soit dans leurs procédés ou leur organisation. Cette réalité marque leur action d’une
note dynamique et créatrice.
Sous l’aiguillon de la concurrence et de l’évolution technique, l’entreprise performante ne se contente pas de
produire et de distribuer des biens et des services. Elle les renouvelle constamment, elle les fait évoluer, elle
crée du neuf. L’initiative et la créativité constituent le pivot de l’acte d’entreprendre.
Dans un système d’économie de marché, l’entreprise est l’agent même du progrès économique et technique.
L’innovateur-entrepreneur, par sa créativité même, transforme la nature de la concurrence. Au lieu de se
limiter à une simple lutte de prix, celle-ci devient une course à l’innovation et au progrès technique. La
concurrence qui compte réellement est la concurrence des biens nouveaux, des techniques nouvelles, des
nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation (le contrôle de plus grandes
unités par exemple) ; la concurrence qui commande un avantage décisif en coût ou en qualité et qui frappe,
non pas la marge des profits et des quantités produites par les firmes existantes, mais leurs fondations et
leur existence même. Cette forme de concurrence est beaucoup plus effective que l’autre, tout comme un
bombardement l’est plus que le forcement d’une porte. Elle est tellement plus importante qu’il devient
relativement indifférent que la concurrence au sens ordinaire du terme fonctionne plus ou moins
promptement ; le levier puissant qui, en longue période, accroît la production et abaisse les prix est, de
toute façon, fait d’une autre matière. Le problème généralement pris en considération est celui d’établir
comment le capitalisme re les structures existantes, alors que le problème important est celui de
découvrir comment il crée, puis détruit ses structures [1]
Si le développement par l’innovation est discontinu, aléatoire, risqué, il est également brutal et dangereux
car il est concurrentiel. A court terme, il peut être très coûteux socialement car il s’agit bien d’une
destruction créatrice qui devient de plus en plus inéluctable [2]. C’est en effet sous la pression de la
concurrence que l’entreprise est obligée d’adopter cette logique d’innovation, de créativité et de
changement. Sa survie à long terme dépend de sa capacité à s’engager dans cette course au progrès
technique et à rester, le plus longtemps possible, en tête de sa profession. L’étymologie du mot concurrence
est explicite : courir ensemble. Dans ce domaine, le langage utilisé s’y réfère souvent : rester dans le peloton
de tête, partir le premier (prime mover), à fond de course (race to the bottom), avantage au départ, il s’agit
de courir en tête (it is just racing ahead).
Cette course incessante fait prévaloir une culture de changement quasi permanent. Le neuf se substitue
constamment à l’ancien, le passé est de plus en plus rapidement remplacé par l’avenir.
L’entrepreneur, le marché et la concurrence ont été ainsi à la source du développement matériel des
sociétés.
Par sa créativité et sa capacité d’innover, l’entreprise assure la tâche prométhéenne d’apporter aux hommes
ce type de progrès.
La globalisation met-elle en cause la légitimité de ce modèle ?
La question se pose moins au niveau des échanges qu’au niveau politique. Depuis les origines, les échanges
ont toujours été considérés, certes, comme un moteur du développement économique mais aussi comme le
support du rapprochement des peuples et de l’évolution culturelle.
Les Vénitiens sont des changeurs mais quel génie ne faut-il pas pour transformer du sel et du poisson séché
en épices et en soieries et celles-ci en Giorgione et en Palladio ! [3]
C’est sur un autre plan que la globalisation crée une transformation fondamentale. Elle provoque une
rupture entre l’espace politique et l’espace économique. Les jeux concurrentiels se jouent de plus en plus à
l’échelle mondiale alors que la poursuite du Bien Commun et les régulations qu’elle impose se font encore
au niveau national même si l’Europe commence à élargir le champ de l’action publique.
Longtemps on a cru que l’action de l’entreprise servait automatiquement le Bien Commun grâce aux vertus
du marché et de sa fameuse « main invisible », encadrées par une régulation et une concertation locale.
Aujourd’hui, cette liaison devient moins claire. La globalisation, l’accélération des techno-sciences, le
manque de gulation mondiale, confèrent à l’entreprise un pouvoir d’action sans précédent. Elle l’exerce
selon les critères qui sont les siens : rentabilité, compétitivité, course aux parts de marché. En l’absence de
règles globales, cette logique tend à devenir dominante et à nous imposer un modèle de développement qui
n’a plus d’autre finalité que son efficacité et sa performance.
Sous les habits respectables du dynamisme et de l’efficacité d’un monde ouvert aux échanges, la
globalisation libérale cache aussi une idéologie radicale. Il s’agit, en simplifiant, d’une croyance trop absolue
dans l’efficacité des marchés et d’une méfiance quasi-viscérale à l’égard de l’intervention publique et d’une
régulation internationale des jeux économiques. Le mouvement de mondialisation tend à imposer
aujourd’hui sa logique à l’ensemble de la planète sans tenir suffisamment compte des différences politiques,
culturelles et institutionnelles, un peu à la manière d’un rouleau compresseur.
Chacun sait que l’économie de marché est un modèle de croissance performant mais, poussé à ses limites, ce
modèle devient une idéologie simpliste qui relève d’une pensée unique. Celle-ci tend à créer autour d’elle le
vide politique et le vide éthique.
Conduit par cette logique instrumentale, notre modèle de développement devient de plus en plus ambigu et
paradoxal. Tout en assurant une croissance économique sans précédent dans l’histoire humaine, il
s’emballe, pollue, exclut, engendre des phénomènes de domination, d’injustice sociale et de déstructuration.
La poursuite obsessionnelle de la performance vide l’économique de sa dimension éthique et politique. Elle
pousse à ses limites la constatation prophétique de Montesquieu : Chez les Grecs et chez les Romains,
l’admiration pour les connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à une espèce de culte.
Aujourd’hui, nous n’avons plus d’estime que pour les sciences physiques, nous en sommes uniquement
occupés, et le bien et le mal politique sont, parmi nous, un sentiment plutôt qu’un objet de connaissance.
La globalisation fait apparaître les limites, les dérives et les excès de notre modèle de développement.
Citons-en quelques-uns.
Le rythme du changement économique et technique s’accélère sous l’effet de la concurrence mondiale. On
est entré dans une course dont la vitesse est imposée par le dynamisme des entreprises et les jeux
concurrentiels.
Ce rythme est souvent plus rapide que celui de la société politique, civile, institutionnelle. Nos systèmes
administratifs, éducatifs, sociaux s’adaptent de plus en plus difficilement. Ce décalage crée un danger
croissant d’inégalités, d’exclusions, de chômage et de rupture sociale. Nous commençons à courir le risque
de voir le système broyer les personnes.
Si la logique de l’innovation économique et technique est celle de la destruction créatrice, on peut se
demander si, aujourd’hui, pour certaines catégories de personnes, les effets destructeurs ne l’emportent pas
sur les effets bénéfiques de la création. En d’autres termes, le coût humain d’un changement aussi rapide
n’est-il pas trop élevé ? Le problème se pose de la même façon pour la pollution de la planète et les
changements climatiques.
Les orientations du progrès technique sont données de plus en plus par les acteurs privés et par la main
invisible.
Les entreprises concentrent en elles une part croissante des ressources en connaissances grâce à leur
énorme effort de recherche et de développement.
C’est elles qui décident du type de recherches qu’elles vont faire et, par là, du type de produits et de services
qu’elles vont vendre.
Elles le font, bien sûr, sur les indications du marché et l’on pourrait penser que c’est la meilleure façon
d’orienter les ressources. Ce n’est que partiellement vrai : la main invisible ne sert que les besoins solvables.
On l’a vu, ses critères sont exclusivement commerciaux et financiers.
Que l’on songe aux recherches pharmaceutiques : faute d’un marché solvable, celles-ci ne privilégient pas la
découverte de médicaments destinés à soigner les maladies des pays pauvres (orphan drugs) ; elles
investissent beaucoup plus d’argent pour étudier les problèmes d’obésité et d’impuissance que connaissent
les pays riches.
Que l’on pense aussi à la mise en place des équipements de la révolution digitale. Jusqu’à présent, la société
de l’information s’est créée presque exclusivement à partir des besoins du marché ou de l’audimat. En
caricaturant, on peut constater que le progrès technique majeur qu’est la télévision, loin de répondre à des
besoins éducatifs par exemple, nous précipite dans une culture de consommation, de zapping et de court
terme, très fortement marquée par les Etats-Unis. Il est vrai qu’Internet va permettre aux citoyens de
choisir davantage. Ils pourront gérer l’interactivité en utilisant d’autres critères que ceux des chaînes
commerciales. Ceci montre une fois de plus que le progrès technique est neutre et qu’on peut en faire le
meilleur ou le pire des usages.
De manière plus générale et plus importante, l’immense problème de la pauvreté dans le monde n’est pas
pris en charge par notre modèle de développement.
L’envahissement du non-marchand par les pouvoirs privés pose un problème politique plus grave encore.
Citons notamment les développements récents des groupes multi-média et leur influence sur la culture et
l’éducation. Ils occupent déjà le domaine des loisirs et des variétés (entertainment). Ils le font glisser
progressivement vers ce qu’ils croient être l’éducation (edutainment). Si on laisse les groupes de media
américains dominer la scène, nos petits-enfants risques d’être initiés à l’Iliade et l’Odyssée par Mickey
Mouse et Donald Duck. On objectera que la Toile (web) permettra d’éviter cela. Ne sous-estime-t-on pas le
pouvoir d’action de ces groupes qui seront évidemment très actifs sur tous les réseaux ?
Le problème se pose de la même manière pour le cinéma. Malgré l’Internet, il y a un danger réel de
réduction de la diversité culturelle par l’influence et le simple poids des cultures dominantes.
Un autre exemple inquiétant est la saisie des sciences de la vie par les pouvoirs privés. Le fait que certaines
séquences du génome humain pourraient être brevetées et cesser d’être un bien collectif, pose une vraie
question politique. On peut y ajouter le fait que l’Institut des brevets, en Grande-Bretagne, a failli accepter
de breveter non seulement le procédé de clonage humain, mis au point par l’inventeur de Dolly, mais aussi
les embryons humains clonés par cette méthode. Cela veut dire qu’un humain en gestation pourrait devenir
la propriété d’un individu ou d’une entreprise. Cette cision a manqué de peu d’être prise sans débat
politique ni éthique.
Nous vivons en plein paradoxe : jamais notre capacité de créer de la richesse n’a été aussi grande et jamais
le nombre de pauvres n’a été aussi élevé ; jamais nos connaissances scientifiques et techniques n’ont été
aussi étendues et jamais la planète n’a été aussi menacée ; jamais le besoin d’une gouvernance économique
n’a été aussi impérieux et jamais les Etats-nations n’ont été aussi désarmés.
On peut donc se poser la question de savoir si le modèle actuel, malgré son extraordinaire créativité, est
encore politiquement et moralement acceptable sans une évolution profonde. La vraie question qui se pose
à l’entreprise est celle du sens de son action, de sa finalité. C’est celle de savoir si l’on peut se conduire de
manière responsable dans un système qui ne l’est pas, si l’on peut encore être légitime en animant un
modèle de plus en plus ambigu et contesté, si l’on peut garder une éthique digne de ce nom en conduisant
un jeu économique qui n’en a pas.
* * *
Entreprise responsable et Développement durable
Au niveau mondial, le seul modèle économique qui ait un avenir politique est celui du développement
durable : un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de répondre aux leurs [4].
Plusieurs dirigeants d’entreprise ont pris conscience d’une évolution inéluctable dans cette direction et de la
nécessité d’intégrer dans leurs stratégies certains défis majeurs de notre époque : la dégradation de la
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