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Déposé à la SACD
CLEMENCEAU OU L'ANNEE DU TIGRE
***
MIchel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
L'historien de service, Clemenceau, Poincaré, le sergent,
le soldat Hirsch, le soldat Vauthier,
les généraux Hindenburg, Ludendorff, Foch, Pétain et Mordach
1 - Clemenceau est nommé président du Conseil
L'HISTORIEN DE SERVICE - En 1914, toutes les nations européennes ont, les unes et les autres,
peur de la guerre. Elles sont aussi fascinées par la même guerre, considérée comme le creuset dans
lequel elles se retremperont pour s'y purifier et retrouver leur énergie… La guerre éclate en effet dans
les premiers jours d'Août. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie d'un côté, l'Angleterre, la France et la
Russie de l'autre. La population de l'Allemagne est de 67 millions d'habitants alors que la France n'en
compte que 39! La guerre s'est déjà indéfiniment prolongée lorsque, en 1917, sur le front est, la
Russie, devenue révolutionnaire, se retire du combat. Pendant ce temps sur le front ouest, les armées
française et anglaise, enterrées dans leurs tranchées, réussissent à grand peine à faire face aux
Allemands également enterrés dans leurs propres tranchées. Situation bloquée! Quant au
gouvernement français, où se disputent des partis très divisés, il n'a pas, et c'est peu dire, démontré son
efficacité. Aussi, en novembre 1917, le président de la République Poincaré est-il sur le point de
désigner Clemenceau comme nouveau président du Conseil… Ils ne sont pas en très bons termes…
POINCARE - Merci d'être venu.
CLEMENCEAU - J'espère que vous ne m'avez pas dérangé pour rien!
POINCARE - Clemenceau, je n'irai pas par quatre chemins… Vous êtes le dernier auquel, dans les
circonstances dramatiques que nous vivons, je songerais à faire appel pour occuper la fonction de
président du Conseil….
CLEMENCEAU - Alors, pourquoi m'avez-vous fait venir?
POINCARE - Laissez-moi au moins finir mes phrases… Le dernier, parce que vous avez un
caractère épouvantable, parce que les articles que vous avez si généreusement pondus dans votre petit
journal vous ont brouillé avec la moitié de la classe politique, parce que vous êtes terriblement
vindicatif, très superbe et assez bordélique, et enfin parce que vous avez toujours raison et que vous ne
changez jamais d'avis, ce qui revient à peu près au même…
CLEMENCEAU - Ajoutez si vous voulez que j'ai été traité par vos journaux de naufrageur et de
vieillard sanguinaire! Et n'oubliez pas non plus que je suis anticlérical en diable, et que par
conséquent, je ne crois ni en Dieu ni en la providence.
POINCARE - Je n'aurais pas osé vous en faire le reproche, mais en effet, dans un pays chrétien, cela
choque… Et aussi que vous avez une très large culture, ce qui ne choque pas moins que votre
athéisme, que vous avez défendu Dreyfus, que vous parlez l'anglais et l'allemand, ce qui est encore
pire… L'espagnol aussi, je crois…
CLEMENCEAU - Mal.
POINCARE - Je ne vous en ferai pas grief… De plus, je ne peux pas vous encadrer!
CLEMENCEAU - Je vous le rends bien.
1
POINCARE - Je sais, je sais!… Cependant nous sommes d'accord pour que cette guerre, nous la
fassions jusqu'au bout!
CLEMENCEAU - En effet, c'est peut-être notre seul point d'accord, mais oui, c'en est un.
POINCARE - Merci… Donc, vous êtes donc le dernier, mais le seul. Le seul parmi tous vos
collègues…
CLEMENCEAU - Ça me gène que vous parliez de "collègues"!
POINCARE - Vous avez raison, vous êtes d'une autre nature! Pour parler clair, je sais que vous êtes
un monstre d'énergie et c'est cela seul qui compte. Et nul n'a jamais douté de votre patriotisme…
Donc, vous êtes le seul parmi les… hommes politiques du jour auquel je puisse demander de conduire
la politique de la France et d'accepter pour cela la charge de président du Conseil.
CLEMENCEAU - Vous m'étonnez… Il y en a d'autres…
POINCARE - Mais vous, je le dis, c'est comme si d'impossible, vous étiez devenu indispensable.
CLEMENCEAU - Vraiment? Vous ne penseriez pas plutôt à Caillaux, par exemple.
POINCARE - Pas confiance, c'est un pacifiste!
CLEMENCEAU - Ou à Malvy…?
POINCARE - Pas fiable, pas du tout…!
CLEMENCEAU - Ou à Briand?
POINCARE - Un beau parleur, un amateur, très suspect!
CLEMENCEAU - Et Viviani, et Laval, et Delcassé, et Franklin-Bouillon, et Ribot, et Deschanel, et
Thomas, et Combes, et Picquart, et Tardieu…? Il y en a une bonne brouettée… Je parle sans la
moindre ironie.
POINCARE - Et moi, je vous écoute, vous l'incomparable, avec un extrême amusement! En tout cas,
ils ont tous amplement démontré qu'ils étaient incapables de maîtriser la situation. Ils ont peut-être des
qualités, mais jusqu'à présent nos députés et nos ministres n'ont fait que s'agiter dans le désordre. Une
vraie crapaudière, cette Chambre… Vous me comprenez? Et je me mets dans le même sac, j'ai fait
beaucoup d'erreurs! Nous n'avons été jusque-là ni gouvernés, ni défendus. Ce que je veux à la fin, c'est
ce qui est exceptionnel en vous, c'est votre entêtement. Nous sommes plongés dans un épouvantable
merdier. Les Allemands nous ont envahis en 14 et nous les avons arrêtés sur la Marne, mais depuis,
rien! Le nord de la France occupé, six cents kilomètres de tranchées à garder… Trois ans de guerre, les
pieds dans la boue sous les obus! Ils nous ont vidés, nous sommes épuisés. Eux aussi, je pense… Et
nous allons bientôt voir déferler sur notre front les quarante divisions dont les Allemands n'ont plus
besoin sur le front de Russie… Heureusement que les Anglais sont là! Quant aux Américains, ils se
font attendre… Il nous faut un gouvernement d'acier, avec un président de marbre, capable de serrer
les dents! Et qui fasse la guerre. Et qui ne fasse que ça… Alors, votre réponse? J'espère que vous
comprenez que je joue à quitte ou double…
CLEMENCEAU - En effet. Vous êtes-vous souvenu que j'ai soixante-seize ans et que ma santé n'est
pas bonne… J'ai des ennuis avec ma prostate.
POINCARE - Je n'ai parlé ni de votre âge ni de votre santé, ils m'indiffèrent. Vous tiendrez bien
encore deux ou trois ans, cela nous suffit. Le temps d'une victoire. Après, si vous insistez, nous vous
ferons des funérailles nationales! Alors, votre réponse?
CLEMENCEAU - La situation est très difficile… Vous me laisseriez faire comme je veux?
POINCARE - Pourvu que vous m'en parliez, oui.
CLEMENCEAU - Et si j'oubliais de vous en parler?
POINCARE - Je ferais comme si j'avais quand même entendu.
CLEMENCEAU - Si j'accepte, je ne veux personne dans mes jambes. Surtout pas les partis… Et
encore moins les syndicats! Il n'y a que l'homme seul qui puisse être un homme fort.
POINCARE - Monsieur Clemenceau, ne vous répétez pas, je crois avoir compris…
CLEMENCEAU - Dans ces conditions il se pourrait que j'accepte… Naturellement, je nommerais
moi-même mes ministres?
POINCARE - Naturellement…
CLEMENCEAU - Mais sachez bien que, si j'accepte, le pays s'apercevra tout à coup qu'il est
commandé. Il ne s'y attend pas!
POINCARE - Pourquoi insistez-vous… Je ne vous demande pas autre chose.
CLEMENCEAU - La situation est pourrie… J'aurais tout donné pour échapper à ce que vous me
proposez… Donc, j'accepte. Mais donnez-moi acte que je n'ai rien demandé.
2
POINCARE - Rien n'est plus vrai… Merci!
CLEMENCEAU - Monsieur le Président, mes respects….
2 - Discours à la Chambre
L'HISTORIEN DE SERVICE - Quelques jours après, alors que la situation militaire se révélait en
effet très difficile, Clemenceau prend la parole devant la Chambre…
CLEMENCEAU - Messieurs les députés, j'ai l'honneur de me présenter devant vous en tant que
nouveau président du Conseil. Comme c'est une fonction que je n'ai en aucune façon sollicitée, mais
que j'ai été prié d'accepter, j'ai obtenu de l'exercer avec la plus grande liberté. Le pouvoir que l'on m'a
donné, c'est "le Pouvoir", le vrai, dans tout son sens. Et vous savez en effet qu'en ce qui me concerne,
il faut me prendre non en détail, mais en bloc, exactement comme je suis! Quant à mon programme, il
est simple: je me présente devant vous avec l'unique pensée de faire la guerre, et une guerre intégrale.
Rien d'autre!
J'ai été choqué d'entendre votre collègue M. Forgeal nous parler tout à l'heure de l'organisation de la
paix future. Ce n'est pas le moment de parler de la paix. Avant de parler de la paix, il nous faut gagner
la guerre. Croyez-vous que ce soit une bonne chose pour les poilus que de sentir plus ou moins
consciemment que, pendant qu'ils se battent, il y a des gens qui pérorent dans leur dos? Je sais qu'on a
aussi évoqué, dans le pays et même dans cette assemblée, des pourparlers pour une paix immédiate,
qui eut été une paix honteuse. Nous ne renoncerons jamais au retour de l'Alsace et de la Lorraine… Il
ne faut pas laisser le pays et l'armée sous l'impression démoralisante qu'on leur demande des sacrifices
inutiles et que c'est sans objet qu'on a versé le sang des Français. S'arrêter en chemin serait la pire des
trahisons. Encore une fois, nous devons faire la guerre, et nous devons la gagner, cela ne se discute
pas. Et quand la guerre aura été gagnée, la paix alors sera immédiate et nous en dicterons chaque
article. Mais pas de paix sans victoire!
Maintenant donc est venu, non le temps de la parole, mais celui de l'action. Je serai tellement occupé
par l'action que vous me pardonnerez, je l'espère, de ne pas venir plus souvent vous voir pour en parler
en détail. Mais soyez rassurés, pendant ce temps, j'agirai. J'agirai et les décisions seront prises. Et
rapidement prises… Tout à l'heure, M. Constant me reprochait mon silence en matière de politique
extérieure… Voici ce que je réponds: ma politique extérieur et ma politique intérieure ne font qu'un.
Politique intérieure, je fais la guerre, politique extérieure, je fais toujours la guerre… La Russie nous
trahit, je fais la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler, je continue à faire la guerre
et je continuerai jusqu'au dernier quart d'heure.
Nous avons de grands soldats, héritiers d'une grande Histoire, obéissant à des chefs trempés dans les
épreuves. Ces Français que nous fûmes contraints de jeter dans la bataille, ils ont des droits sur nous.
Nous devons les faire victorieux. Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d'acclamations
accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés par les obus,
magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau de notre vie, il est en notre pouvoir
de le faire advenir.
3 - Visite au front.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Ce que veut Clemenceau, on l'aura compris, c'est gouverner seul,
sans s'embarrasser d'institutions ou de procédures compliquées. Et pour cela, il nommera des ministres
qui seront plus des experts que des hommes politiques et s'appuiera pour prendre ses décisions sur
deux très proches collaborateurs, le général Mordacq pour les affaires militaires et Georges Mandel
pour les affaires civiles. Quant au commandement de l'armée, il était alors aux mains du général
Pétain, le général Foch étant dans son état-major… Clemenceau travaillait vite et prenait des décisions
rapides, ce qui fit sa force. Pour les décisions les plus graves, il consultait tout de même le ministre
concerné et se donnait vingt-quatre heures de réflexion. Mais il aimait aussi voir de ses yeux ce qui se
passait sur le terrain, c'est-à-dire au front…
CLEMENCEAU - Sergent, j'ai lâché mon escorte… J'aime bien fouiner tout seul, pour voir les
choses comme elles sont, de mes propres yeux… Sans être surveillé.
LE SERGENT - Vous allez vous salir, il y a deux pieds de boue.
CLEMENCEAU - Et alors? La boue des tranchées n'est pas celle que je crains. Présentez-moi donc
ces deux poilus… Bonjour!
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LE SERGENT - Chut, monsieur le Président, ne parlez pas si fort, nous sommes en première ligne,
les Boches ne sont pas loin…
CLEMENCEAU - Pardon… Vous avez raison, j'ai naturellement la voix qui porte... Bonjour!
VAUTHIER - Bonjour… Mais c'est le Président? …Avec son calot sur la tête… Dans cette tranchée!
CLEMENCEAU - Oui, c'est moi… Bonjour!
VAUTHIER - Soldat Vauthier… Mes respects, monsieur le Président
HIRSCH - Soldat Hirsch… Pas possible! C'est… Mes respects, monsieur le Président.
LE SERGENT - Prenez garde, monsieur le Président, ils ne sont pas loin… Une balle perdue…
CLEMENCEAU - Laissez, laissez, je ne cours pas plus de risques que vous. Dites-moi, Vauthier,
d'où venez-vous?
VAUTHIER - De Saint-Genest-Malifaux, monsieur le Président…
CLEMENCEAU - Laissez tomber les "monsieur le Président"… Nous n'en sortirions pas! SaintGenest-Malifaux, beau village, très prometteur… Et vous avez quel âge?
VAUTHIER - Vingt-sept… Marié, deux enfants, deux blessures…
CLEMENCEAU - Graves, vos blessures?
VAUTHIER - C'est selon… une balle dans le mollet et une autre fois le pied droit gelé.
CLEMENCEAU - Aie! Et maintenant, tout marche bien?
VAUTHIER - Pas aussi bien qu'avant. Mais on fait aller. Je serre les dents.
CLEMENCEAU - Nous serrons tous les dents. Merci de bien les serrer. Tout ce qu'il nous faut, c'est
tenir, tenir, tenir jusqu'à ce que les Américains soient là. Après ça ira tout seul. Et vous, Hirsch?
HIRSCH - Moi… eh bien, trente-cinq ans… Pas marié… et pas de blessures…
CLEMENCEAU - Vous en avez de la chance! Et vous avez l'intention de continuer comme ça?
HIRSCH - Vous voulez dire… célibataire?
CLEMENCEAU - Non. Je veux dire sans blessures… Vous devez faire des jaloux.
HIRSCH - Oui, nous ne sommes pas très nombreux au club… Dans le bataillon, pas plus de trois. On
a passé à travers!
CLEMENCEAU - Je n'ai pas besoin de vous dire: continuez comme ça…
HIRSCH - Je ne demande pas mieux.
CLEMENCEAU - Nous en verrons la fin bientôt… Prêtez-moi un peu votre casque…
HIRSCH - Mon casque…? Tenez…
CLEMENCEAU - Merci… Le casque d'un chanceux! Je voudrais voir comment c'est, le no man's
land. Sergent, à quelle distance sommes-nous des Boches?
LE SERGENT - Vous n'allez pas…
CLEMENCEAU - Si, si, précisément, je vais… Donc, à quelle distance?
LE SERGENT - Enfin… Le Génie est venu mesurer hier, rapport à la mine qu'il est question de
creuser pour faire sauter leur cagna… Entre soixante-six et soixante-sept mètres… Monsieur le
Président… vous ne devriez pas…
CLEMENCEAU - Qu'est-ce que je ne devrais pas? Je suis assez grand pour prendre mes
responsabilités... Et je monte sur ce petit marchepied?
LE SERGENT - Oui… Faites attention… Prenez au moins un périscope!
CLEMENCEAU - Merci… Je ne suis pas très grand, il me faut la seconde marche… Là… Je vois…
Il fallait que je voie ça une fois… A force de parler de choses qu'on n'a jamais vues… Dieu sait si j'en
ai dit sur la guerre! Comme ça j'aurai vu. C'est terrifiant! (il regarde longuement) Cette mer de
cratères! Oui, c'est terrifiant… Oui, j'ai bien fait de venir… Vauthier, donnez-moi votre mousqueton…
(il prend le mousqueton) Que j'aie au moins tiré une fois, symboliquement! (il charge et tire dans la
direction des Allemands)
LE SERGENT - Vous feriez mieux d'arrêter, maintenant. Ils pourraient nous répondre… (on entend
quelques sifflements)… Vous entendez?
CLEMENCEAU - Vous avez raison, sergent… Hirsch, je vous rends votre casque et voilà votre
mousqueton, Vauthier… Dites-moi, il y a quelque chose qui me tracasse… et vous trois, justement,
vous pourriez… J'ai besoin d'un avis… Pétain me dit que ce serait mieux, dorénavant, que ce ne soit
plus la première ligne qui soit la mieux fortifiée, mais la seconde. Parce qu'il dit que maintenant,
quand la première ligne est enfoncée, souvent la seconde ligne n'est pas capable de tenir. Alors que
dans son idée, la première ligne, qui serait allégée, servirait au moins à retarder les choses sérieuses. Et
ensuite, une fois son élan brisé, l'ennemi, deux ou trois kilomètres plus loin, viendrait définitivement
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s'éteindre devant une puissante seconde ligne… Vous qui savez ce que c'est que d'être dans les
tranchées, qu'en pensez-vous? Pour ainsi dire, l'ennemi, on lui casse la patte à la première ligne et, à la
seconde, on l'achève… Qu'est-ce que vous en dites, vous, Vauthier, de cette idée?
VAUTHIER - Qu'est-ce que j'en dis… J'en dis que ça fait toujours mal au cœur que d'abandonner un
petit bout de France aux Boches, mais que ce serait peut-être mieux, en fin de compte, parce qu'on
l'aurait bien vite récupéré.
CLEMENCEAU - Et vous, Hirsch, qu'en pensez-vous?
HIRSCH - J'en pense… que je n'aimerais pas trop être en première ligne. Sacrifié pour ainsi dire!
CLEMENCEAU - C'est bien ce qui me tracasse. Et vous, sergent?
LE SERGENT - Si Pétain… pardon, si le général Pétain le dit, c'est que… c'est bon.
CLEMENCEAU - Je vois, Sergent, vous êtes pour l'autorité… Et c'est vrai qu'il en faut de l'autorité
pour maintenir au combat quarante millions de Français… Sans toujours mesurer les conséquences de
ce qu'on décide, avec toute cette autorité! C'est ça, ma guerre à moi, décider, et ne pas arrêter de
décider, et la plupart du temps de décider dans le brouillard, sans bien savoir ce que…. Allons,
allons… Il y a des jours où je me demande si je ne préférerais être en première ligne, les pieds dans la
boue, à me geler les couilles… Mais il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui décide… Allons, j'y vais.
Merci, merci, vous trois, de faire ce que vous faites… (il fait le salut militaire) Maintenant, sergent,
ramenez-moi dans le droit chemin. Je vous suis.
4 - Les Allemands changent de tactique.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Pendant les cinq ou six mois qui suivirent son arrivée au pouvoir,
Clemenceau décida que la meilleure façon de faire la guerre, c'était, en attendant les Américains, de la
faire d'une façon purement défensive, de façon à économiser les troupes et les armes. Les armées
françaises et anglaises, allemandes aussi! étaient en effet épuisées par trois ans de combats
ininterrompus. Le front resta donc pendant de longs mois là où Clemenceau l'avait trouvé. Cependant
les Allemands, dont les effectifs se trouvaient au contraire renforcés par les troupes qui revenaient du
front russe, cherchaient à mettre au point de nouvelles stratégies. Le maréchal Hindenburg et le
général Ludendorff sont en pleine recherche…
HINDENBURG - Nous n'attendrons pas le Kronprinz … Il n'y comprend rien et il est toujours en
retard.
LUDENDORFF - Monsieur le Maréchal, il est le chef des armées et ce que nous avons à dire est trop
grave pour que…
HINDENBURG - Justement, général Ludendorff! Faisons d'abord le point de la situation.
LUDENDORFF - Bien… Ce sera simple… Après la paix de Brest-Litovsk, nous avons pratiquement
ramené du front russe la moitié des troupes dont nous disposions.
HINDENBURG - Donc, maintenant, sur le front français, où en sommes-nous?
LUDENDORFF - 192 divisions… 110 en ligne et 80 en réserve… Ce qui fait 2,5 millions
d'hommes.
HINDENBURG - Et l'ennemi?
LUDENDORFF - D'après mes renseignements… Mais on ne peut jamais être sûr… Français,
Anglais, Belges et quelques autres, environ 158 divisions… Mais je ne peux pas dire exactement ce
que cela représente de combattants, car les dites divisions ont été assez éprouvées et leurs effectifs sont
quasi-squelettiques. Pour certaines, je dirais presque qu'elles sont des divisions fantômes. Il y a aussi
25 divisions américaines, très bien fournies, elles, mais pas encore opérationnelles. Cependant les
Américains arrivent en France au rythme de… je n'ai que des informations contradictoires, mais ça
pourrait monter jusqu'à 100 ou 200 000 par mois. On nous parle aussi de troupes africaines… La force
nègre! Nous les évaluons à pas plus de 80 ou 90 000 hommes, qui craignent le froid!
HINDENBURG - Et c'est toujours Pétain qui…
LUDENDORFF - Oui, mais on parle de plus en plus de Foch, qui est quand même moins timoré que
Pétain… Il y a aussi Mangin qui piaffe dans la coulisse. Un fonceur! Et n'oublions pas qu'à la tête des
troupes anglaises il y a un général Haig très jaloux de son indépendance. Ah, si je pouvais enfoncer un
coin entre les Français et les Anglais, ça règlerait le problème! Et Clemenceau lui-même s'occupe
volontiers de stratégie, ce qui n'arrange rien. Quant aux Américains, je doute qu'ils acceptent de se
mettre sous commandement français.
HINDENBURG - Alors, avec tout ça, qu'allons-nous faire?
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LUDENDORFF - Je crois que la seule chose à faire est d'essayer, avant que les Américains ne soient
trop nombreux, de lancer de puissantes attaques et d'enfoncer le front une fois pour toutes.
HINDENBURG - C'est ce que nous avons fait depuis trois ans, sans succès!
LUDENDORFF - Oui, mais je pense que nous nous y sommes mal pris.
HINDENBURG - Ah oui? Dites toujours…
LUDENDORFF - Jusqu'à présent, nous faisions précéder chaque attaque d'une intense préparation
d'artillerie, qui durait plusieurs jours, jusqu'à cinq ou six, ce qui évidemment nous coûtait très cher et
faisait beaucoup de dégâts en face, mais pas autant que nous l'imaginions. En tout cas ça leur donnait
le temps de faire venir des renforts… D'où nos insuccès. C'est d'ailleurs la façon dont ils procédaient,
eux aussi, de leur côté. Deux taureaux, front contre front! Je crois que ce serait intéressant d'essayer le
contraire…
HINDENBURG - C'est-à-dire?
LUDENDORFF - Une très légère préparation d'artillerie, une heure ou deux, pas plus, et ensuite
immédiatement, l'assaut, avec des troupes entraînées, sur un front suffisamment large… assaut bien
protégé par des feux roulant d'artillerie. Réhabiliter la guerre de mouvement et la surprise, qui est la
véritable guerre… Pas le temps pour l'adversaire de se reprendre! C'est comme ça que nous avons
réussi à enfoncer le front italien à Caporetto.
HINDENBURG - Ici, les conditions ne sont pas les mêmes…. N'avez-vous pas peur qu'à faire cela
nos troupes d'assaut soient vite encerclées?
LUDENDORFF - Pas si nous amenons assez de renforts pour contenir les contre-attaques sur les
flancs de la percée… De toute façon, nous n'avons pas le temps d'attendre. Nos soldats sont affamés et
l'arrière est exsangue, au point que nous avons à craindre des mutineries ouvertes. Sans compter que le
blocus allié nous prive aussi des matières premières nécessaires à nos usines d'armement, tandis que
leurs usines à eux tournent à plein régime… Elles sortent, elles, près de 6 000 avions par mois! Et je
ne parle pas de leurs nouveaux chars, quatre ou cinq cents… Ni des canons… Non, le plus tôt sera le
mieux.
HINDENBURG - Et vous pensez que nos soldats…? Ils ne sont pas prêts à une guerre de
mouvement. C'est un savoir-faire bien spécifique. Il ne faut pas seulement faire une percée, mais aussi
protéger les flancs, régler tous les problèmes d'intendance, approvisionner les combattants…
LUDENDORFF - J'ai entraîné cet hiver plusieurs de nos unités à développer ce genre d'attaque. Ils
sont très au point. Les Français seront complètement surpris.
HINDENBURG - Ah bien… Vous avez donc déjà tout préparé… Si vous êtes sûr de vous…
LUDENDORFF - Nous pourrions faire des percées de vingt ou trente kilomètres…
HINDENBURG - Tant que ça! Mais évidemment, si c'est possible…
LUDENDORFF - C'est en tout cas la seule chance de percer entre les Anglais et les Français et de
les séparer… Ce qui signifierait la victoire.
HINDENBURG - Vous savez qu'en de nombreux points ils ont reporté leur défense à la seconde
ligne?
LUDENDORFF - L'effet de surprise l'emportera: ils ont trop de confiance dans leurs secondes
lignes… Je pense que jusqu'ici, dans cette guerre nous nous sommes battus plutôt bêtement, les uns
comme les autres…
HINDENBURG - Bien, allez-y, tâchez d'être intelligent. Quand commencez-vous?
LUDENDORFF - En mars…
HINDENBURG - Il faudra tout de même mettre le Kronprinz au courant... Général Ludendorff, Je
m'en charge.
5 - l'offensive allemande.
L'HISTORIEN DE SERVICE - Jamais le péril n'a été plus grand pour les alliés. Ils se doutent que
les Allemands vont changer de tactique et que, de toute façon, s'ils veulent l'emporter, c'est tout de
suite. Ils n'ont rien à perdre, ils ne peuvent pas attendre que les Américains soient là. Ils attaqueront
sauvagement… Devant la menace les Français se concertent. Nous sommes en mars 1918, après une
terrible offensive allemande. Sont présents Poincaré, Clemenceau, Pétain, Foch et le général Mordacq,
qui est chargé des problèmes militaires dans le cabinet de Clemenceau.
CLEMENCEAU - Les circonstances sont tellement graves que j'ai estimé nécessaire de provoquer
cette réunion inattendue… Et le président de la République nous fait l'honneur d'y participer
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POINCARE - Je n'ai pas l'habitude d'empiéter sur les prérogatives de l'exécutif, mais dès lors qu'il
s'agit du salut de la nation, nos petits malentendus ne sont rien.
CLEMENCEAU - En effet. Général Foch, pouvez-vous nous résumer la situation.
FOCH - Volontiers… Les Allemands ont donc attaqué en force dans la direction de Compiègne. Ils
sont à cinquante kilomètres de Paris. Ils tirent sur la ville. Un de leurs obus est tombé sur l'église
Saint-Gervais. Je ne sais pas quel est le genre de canon qui peut nous envoyer ça, mais j'ai entendu
qu'il aurait une trentaine de mètres de long… Il a percé le toit et a tué soixante-quinze personnes. Et
tous les quarts d'heure il tombe sur Paris un nouvel obus géant! Un million de parisiens ont fui la
ville…
POINCARE - La situation est grave. Ne faut-il pas que le gouvernement lui aussi se replie, par
exemple à Tours ou Orléans?
PETAIN - C'est tout à fait mon avis… Cette offensive est redoutable. Moi-même, tout Pétain que je
sois, j'ai replié mon poste de commandement de 80 kilomètres.
CLEMENCEAU - Ce n'est peut-être pas ce que vous avez fait de mieux.
PETAIN - Monsieur le président du Conseil, vous n'avez pas mon expérience… Il faut d'abord
protéger nos soldats, replier les troupes, et si les Anglais veulent aller de leur côté…
FOCH - Conserver nos soldats et perdre la guerre, quelle prouesse!
PETAIN - Monsieur le président du conseil, je suis un réaliste.
CLEMENCEAU - Général Pétain, vous n'êtes pas un réaliste, vous êtes un pessimiste. Comment
voulez-vous envoyer vos troupes à la victoire quand vous portez le doute dans votre tête. Et pire qu'un
pessimiste, un défaitiste.
PETAIN - Je ne permettrai pas que…
POINCARE - Allons, allons, ce n'est pas avec des mots, si blessants soient-ils, que l'on fait la
guerre… Modérez-vous, Clemenceau!
CLEMENCEAU - Vous avez raison. Général Pétain, je vous demande pardon. Voyons, mon cher
Foch, si nous reprenions les choses par le début, sans être interrompu… Il faut d'abord y voir clair.
PETAIN - Vous verrez que vous arriverez aux mêmes conclusions que moi!
POINCARE - Général Pétain, je vous en prie… A vous, général Foch.
FOCH - Je crois qu'il faut examiner les choses avec calme. Oui, nous sommes épuisés, mais les
Allemands le sont encore plus que nous. Nous devons considérer que leur attaque en direction de
Compiègne est une dernière tentative pour renverser le cours des choses. Je suis content que nous nous
soyons repliés et que nous ayons finalement colmaté la brèche. Nous aurions perdu beaucoup nos
forces à vouloir leur résister pied à pied… C'est bien votre avis, Pétain?
PETAIN - C'est tout à fait mon avis. Oui, se replier… Le moins de pertes possible!
FOCH - A l'exception de l'armée anglaise du général Gough, qui s'est débandée mais que nous avons
pu promptement secourir, nous nous sommes retirés en bon ordre et si nous avons effectivement
reculé, nous restons solides. Quant aux Allemands, ils ont jeté dans cette attaque tout ce qu'il leur
restait de forces dans le secteur et à questionner les quelques prisonniers que nous avons pu faire, je
crois maintenant qu'ils sont à bout. Cinquante-huit kilomètres d'une seule traite, il y a de quoi épuiser
une armée, et encore plus si elle est déjà plus qu'épuisée. En tout cas, nous avons échappé à deux
grandes menaces, à savoir découvrir Paris et perdre le contact avec les Anglais. Le front est
maintenant stabilisé.
MORDACQ - Me permettez-vous, monsieur le Président…?
POINCARE - Mais bien sûr, général Mordacq…
MORDACQ - Je vous remercie… Pour éclairer notre discussion et orienter nos décisions, je
voudrais vous lire un fragment d'une lettre que nous avons trouvée sur un cadavre allemand : "Nous
sommes maigres et affamés. Notre nourriture est si mauvaise et faite de tant de succédanés que nous
en devenons malades. Les industriels se sont enrichis, mais nous, la dysenterie nous brûle les intestins.
Les cabinets sont toujours pleins de clients accroupis. On devrait montrer aux gens de l'arrière ces
figures terreuses, jaunes, misérables et résignées, ces corps coupés en deux, dont la colique épuise
douloureusement le sang et qui sont, tout au plus, capables de se regarder en ricanant et de dire avec
des lèvres crispées et frémissantes de douleur: "Ça va revenir, il est inutile de se reculotter…" Il n'est
pas certain que ce soit une lettre, c'est peut-être un fragment de journal ou de roman… Peu importe, il
est assez explicite!
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PETAIN - Voilà qui en dit long… J'ai toujours dit que la chose la plus importante est de prendre soin
de la santé du soldat!
FOCH - Je vous rends cet hommage… Mais de temps en temps, il faut aussi… même si les hommes
ont la diarrhée, savoir attaquer! Et ils l'ont fait!
CLEMENCEAU - Allons de l'avant, messieurs, allons de l'avant. Messieurs les généraux, devonsnous prévoir d'autres attaques allemandes du même style dans les jours qui viennent?
FOCH - C'est fort probable. Ce qu'ils n'ont pas réussi à Compiègne, ils le tenteront ailleurs. Mais
maintenant nous sommes avertis. Leur tactique consiste en attaques surprise massives et profondes,
sans ou presque sans couverture d'artillerie….
CLEMENCEAU - Maintenant que nous le savons! Et où pensez-vous qu'ils vont encore tenter leur
chance…?
FOCH - Ça m'étonnerait qu'ils n'aillent pas houspiller les Anglais du côté d'Ypres ou de Béthune. Et
nous aussi dans la direction de Château-Thierry ou de Reims. Ailleurs peut-être, au Chemin des
Dames par exemple… Pour faire face, nous devrons être capables de déplacer nos troupes très
rapidement le long de la ligne de front.
CLEMENCEAU - Je compte que les Américains, qui commencent à débarquer en nombre, seront
opérationnels dès l'été. Nous tiendrons jusque-là?
FOCH - Nous tiendrons. Oui, nous tiendrons… Oui, je pense pouvoir vous dire que nous tiendrons.
Qu'en dites-vous, Pétain?
PETAIN - S'il ne s'agit que de tenir, oui, nous tiendrons… Mais d'ici là, pas de contre-attaques!
Economie, économie… L'ennemi tente de nous détruire, il faut l'en empêcher, pas davantage, battonsnous à moindres frais. La tactique de l'édredon! Céder du terrain, se replier en bon ordre et sans pertes.
Sans quoi, nous pouvons nous attendre au pire.
FOCH - Pétain, vous avez raison, mais ne soyez pas si frileux… En tout cas, je vous dis qu'en juillet
ou en août, avec l'appui des Américains, nous aurons à passer à l'offensive, et qu'alors, nous
progresserons très vite… Même si les Américains sont encore inexpérimentés!
PETAIN - Je vous aurais avertis…
MORDACQ - En ce qui concerne les Américains, je vous confirme que nous nous préparons à leur
fournir des armes, chez eux ils n'en n'ont pas! Ou trop peu… Et de toute façon, avec les sous-marins
allemands, le transport serait risqué.
PETAIN - Ce qui veut dire qu'il faut aussi faire pression sur notre industrie d'armement. Les avions,
les chars, les canons… Nous ne pouvons envoyer tous les Français au front, c'est bien dommage, mais
il faut en laisser dans les usines.
FOCH - Bien entendu! Je crois que nous sommes d'accord. Mais il y a aussi une chose qui me
préoccupe… En fonction de la complexité des opérations militaires prévues et de l'arrivée des
Américains aux côtés des Français et des Anglais… il faut d'urgence organiser un système de
commandement unique. Nous ne nous en tirerons pas sans cela. Trois armées se battant chacune à sa
façon sur le même front, c'est impensable….
PETAIN - Il y a longtemps que nous le demandons tous…
CLEMENCEAU - J'ai des raisons de croire que c'est en bonne voie… Les Anglais ont frôlé de trop
près la catastrophe.
FOCH - Je serais heureux que vous y parveniez.
CLEMENCEAU - Je pense que c'est imminent… Le général Haig et le général Pershing, sont,
comme tous les anglo-Saxons, des pragmatiques. Et c'est vous, général Foch, qui pourriez être notre
carte maîtresse.
FOCH - Moi ou un autre, pourvu qu'il y en ait un! Mais pourquoi pas moi…
CLEMENCEAU - Messieurs, je crois que nous avons dit l'essentiel. Monsieur le président, voudriezvous ajouter quelque chose?
POINCARE - Mon Dieu, il y a tellement de choses qui pourraient… Non, non, je vous laisse aller à
l'essentiel: la bataille. Il reste simplement à récapituler vos décisions…
CLEMENCEAU - Volontiers. A court terme, c'est-à-dire dans les trois mois qui viennent: tenir. Et
pendant ce temps recevoir les Américains. C'est à vous Mordacq de vous occuper de cela. Ensuite,
trouver un chef pour tout le monde. Enfin nous préparer, sous son commandement, à foncer
victorieusement sur l'Allemagne.
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POINCARE - Vous avez admirablement résumé la situation. Il ne reste maintenant qu'à passer aux
actes….
.
6 - Les offensives alliées…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les Allemands s'épuisèrent en effet lors de cinq "coups de boutoir'
successifs. Celui de Montdidier, dont nous venons de parler, celui des Flandres, celui de ChâteauThierry, celui du Chemin des Dames et enfin celui de Reims. Pendant ce temps, un million
d'Américains étaient devenu opérationnels… Et alors, les Alliés lancèrent eux-mêmes des attaques du
même style que celles des Allemands…
VAUTHIER - Je reviens du poste de commandement.
HIRSCH - Et alors?
VAUTHIER - On est arrêté pour quelques heures.
HIRSCH - Passe-moi ton briquet, j'ai perdu le mien, j'en fumerais bien une.
VAUTHIER - Ah! Je l'ai perdu moi aussi… A force de courir!
HIRSCH - On est comme des cons…
VAUTHIER - A moins que je l'aie oublié… Probablement à Saint-Quentin… Tu sais, là où on avait
trouvé tous ces stocks de saucisses… A moins que ce soit à Maubeuge. A la vitesse où nous allons, on
ne sait même plus où on en est!
HIRSCH - Ça fait drôle d'être dans une tranchée allemande… d'une tranchée allemande à une autre
tranchée allemande… on les trouve toutes prêtes… Je ne sais plus combien on en a pris… Qui aurait
pu penser qu'ils se replieraient comme ça
VAUTHIER - Ça s'est déclenché tout à coup. Depuis, on court, on court et jamais on n'a couché
deux fois dans le même lit… enfin, quand je dis lit, je me comprends…
HIRSCH - Dis plutôt la paille que les Boches nous ont laissée, encore toute chaude, dans les abris.
VAUTHIER - Elle pue!
HIRSCH - Oui. C'est pour ça que j'en grillerais volontiers une.
VAUTHIER - Demain… je ne sais pas très bien où on sera… Mais sois tranquille, on trouvera un
briquet. Moi, mon avis, c'est qu'on fait des percées et que les Boches ont peur de se faire tourner. C'est
pour ça qu'ils se replient. Tu as bien vu ce qui s'est passé à Reims.
HIRSCH - Qu'est-ce qui s'est passé à Reims?
VAUTHIER - Je veux dire, il y a déjà trois ou quatre mois… C'est Rony qui me l'a expliqué. Ils
avaient conquis un saillant… enfin une espèce d'excroissance, ou de moignon, comme tu voudras, qui
n'était pas protégé sur les côtés et Mangin… c'était le 18 juillet, et Mangin leur est rentré dedans.
Pétain, toujours prudent, ne voulait pas, Pétain a toujours eu peur de l'attaque! Mais Mangin, lui,
toujours aussi conquérant, il voulait… Et aussi Foch. Bref, ça a fait un sac d'embrouilles, mais ils ont
emballé Pétain et finalement Mangin y est allé… Et hop, il les a eus. Et ça a inversé le mouvement.
Jusqu'à maintenant, c'était les Allemands qui faisaient les percées, et maintenant, c'est nous…
Remarque que Reims… La ville, d'accord, elle avait été carrément détruite, mais elle n'a jamais été
prise. Les Boches l'avaient encerclée… Et crac, on les a pris la main dans le sac! Et tout à coup, ça
avance tout le long du front… Et depuis trois mois, ça ne fait qu'avancer… Et les Anglais, j'ai entendu
qu'ils avancent encore plus vite que nous. Les Américains aussi… Ils étaient novices, mais ils ont vite
appris! On dit qu'ils sont déjà près de deux millions!
HIRSCH - Quasiment plus que nous… Mais jusqu'où tu penses qu'on va aller, jusqu'à Berlin?
VAUTHIER - Ça se pourrait…
HIRSCH - Oui, mais faudrait qu'on nous donne des godillots.
VAUTHIER - T'as pas vu les bottes américaines? Sûr qu'on en aurait!
HIRSCH - Quand même, jusqu'à Berlin!
VAUTHIER - Et oui: nach Berlin, comme ils disent!
HIRSCH - Nach Berlin, ça veut dire: à Berlin?
VAUTHIER - Exactement, mon pote. A moins que tout le monde ne trouve que ça a fait assez de
dégâts comme ça et qu'on décide de s'arrêter en chemin… C'est pas impossible! (entre un clairon)
HIRSCH - Mais, qui c'est celui-là, avec son clairon? Oh, mon pote, tu veux nous faire de la
musique?
CLAIRON - Tu l'as dit, tondu. De la musique…
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HIRSCH - Méfie-toi, les autres vont l'entendre?
CLAIRON - Justement!
HIRSCH - Justement quoi?
CLAIRON - Je vais d'abord jouer du fond de la tranchée, et puis, quand ils m'auront bien entendu de
l'autre côté, je monterai sur le parapet et je recommencerai à jouer… Je recommencerai à jouer et ce
sera la fin de la guerre. C'est l'armistice, mes bon Dieu de poilus, c'est l'armistice…!
HIRSCH - Ça veut dire qu'on s'arrête de se battre?
CLAIRON - Ça veut dire qu'on s'arrête de se battre. Et tous les clairons de tous les régiments ont
reçu l'ordre de sonner l'arrêt des combats ce 11 novembre 1918 à onze heures… Le 11 novembre, c'est
aujourd'hui, pour le cas où vous seriez un peu perdus et (il tire sa montre) Onze heures, c'est dans dix
secondes! Et les clairons allemands aussi ont reçu l'ordre… Tiens, vous les entendez déjà… (on entend
une sonnerie dans le lointain) …Ils sont un peu en avance, mais comme nous, ils en ont marre…
Cinquante-huit, cinquante-neuf… Ça y est, la guerre, c'est fini. (il sonne la sonnerie du cessez-le-feu)
HIRSCH - T'es sûr que ça veut bien dire que c'est fini…
CLAIRON - Ecoute-les tous… Ça monte de partout… et ils n'en finissent pas de sonner! Et les
cloches des villages, elles s'y mettent aussi… Dans tous les villages de France, même ceux qui sont de
l'autre côté, encore occupés, les cloches sonnent…
HIRSCH - Tu es bien sûr…? Ah, mon pote, ah, mon pote… (ils s'étreignent et se donnent des
claques dans le dos). Plus de quatre ans qu'elle aura duré, cette putain de guerre!
VAUTHIER - Et maintenant, c'est fini. J'aurais pas voulu être le couillon qui s'est fait moucher dix
secondes avant la fin. Ça lui ferait trop de regrets! Et à sa veuve aussi…. Remarque, il doit bien y en
avoir un. Le pauvre vieux!
HIRSCH - Regarde, les Boches qui sont sortis de leur tranchée, ils dansent en poussant des cris.
VAUTHIER - On va les voir? On peut, maintenant. Et peut-être qu'ils auraient un briquet… On va
leur demander… Moi, j'aurais bien deux ou trois cigarettes à leur donner
HIRSCH - Il paraît qu'ils n'en ont plus depuis longtemps… Allons-y.
7 - Enfin la paix…
L'HISTORIEN DE SERVICE - Clemenceau avait gagné la guerre. On l'appela "le Père la Victoire".
Maintenant, il fallait faire la paix, c'est-à-dire conclure un traité satisfaisant pour tout le monde. Cela
se révéla une entreprise beaucoup plus difficile que de faire la guerre. La carte du monde était à
redessiner. Et le monde lui-même était en effet à refaire. A refaire complètement! D'abord, rendre à la
France l'Alsace et la Lorraine, redessiner l'Allemagne dans de frontières qui l'empêcheraient de
repartir en guerre, démanteler l'Empire austro-hongrois, instituer en Europe centrale de nouveaux pays
définis par leurs nationalités, s'occuper de la Russie, recadrer la Turquie et créer au Proche-Orient des
états arabes dans les territoires autrefois occupés par l'Empire Ottoman… Ensuite remettre en marche
la machine économique mondiale, complètement détraquée par la guerre, démobiliser les armées,
rebâtir les zones dévastées, rétablir les communications terrestres et surtout maritimes… C'était une
œuvre gigantesque que les alliés (Angleterre, France, Etats-Unis, Belgique, Italie…) s'efforcèrent
d'amorcer par les traités qui furent signés à Versailles un an après l'armistice. Clemenceau représentait
la France. Mais, s'il avait vraiment gagné la guerre, il réussit magnifiquement à perdre la paix en
exigeant de l'Allemagne vaincue des réparations si énormes et tellement impossibles qu'elles finirent,
après vingt ans de troubles, par provoquer en 1939 la deuxième Guerre mondiale…. Clemenceau
perdit la paix, mais sans lui les Français n'auraient pas gagné la guerre…
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