Une anthropologie par la consommation Isabelle Garabuau-Moussaoui Chercheur associée au CERLIS Paris V 232 Une anthropologie par la consommation Résumé : L’objectif de cet article est de présenter une synthèse des recherches que j’ai effectuées en anthropologie sur des objets, des pratiques de consommation, pour montrer que la consommation est une production sociale, et qu’elle est un objet d’analyse des sciences sociales. Cependant, je cherche également à montrer que la consommation est un analyseur de mécanismes sociaux sous-jacents et qu’il ne suffit pas d’étudier les objets et les pratiques en eux-mêmes, mais qu’il convient de les relier aux relations sociales, aux rapports sociaux, aux stratégies et contraintes des acteurs, aux structurations de la société pour en comprendre les enjeux, pour réaliser une anthropologie par la consommation. Mots-clés : Anthropologie, pratiques de consommation. An anthropology by consumption Abstract : The purpose of this article is to present a synthesis of my research in anthropology on objects and on practices of consumption, in order to show that consumption is a social production, and in that way, is a studying concept of social sciences. However, I also seek to show that consumption is an analyser of subjacent social mechanism. It’s not enough to study the objects and the practices for themselves but it is advisable to connect them to the social relations, to social relationships, to strategies and constraints of the actors, to the structuring of society, in order to understand the stakes and to carry out an anthropology by consumption. Key-words : Anthropologie, practices of consumption. 233 recherche (un révélateur de relations sociales), puis j’aborderai les thèmes que ce regard sur la consommation m’a permis de mettre à jour (une production sociale, la dynamique générationnelle, le système d’action). INTRODUCTION La consommation est un acte de la vie quotidienne, elle peut être considérée comme banale. Cependant, elle renvoie à des phénomènes complexes (psychologiques, sociologiques – anthropologiques, économiques, juridiques, etc.) qui en font une pratique qui possède des enjeux. Enjeu par exemple pour les professionnels qui cherchent à comprendre et à maîtriser, voire à prévoir la consommation, enjeu également pour le chercheur en sciences sociales, qui ne peut aujourd’hui laisser de côté ce phénomène (qui regroupe une quantité importante des actions sociales) et enjeu, enfin1, pour les « consommateurs », qui utilisent la consommation dans bien d’autres buts que d’assouvir des besoins. 1. LA CONSOMMATION DANS CONSTRUCTION D’UNE LA DEMARCHE DE RECHERCHE Une première manière d’appréhender cette synthèse est de considérer la démarche de recherche sous-jacente, qui s’est construite au fur et à mesure de mes travaux, qui est d’utiliser mon objet de recherche, la consommation, comme un révélateur, un analyseur, un « instrument d’investigation » (Kaufmann, 1992), pour découvrir des mécanismes sociaux, des relations sociales, des pratiques et représentations sociales. Comme J.-C. Kaufmann (2001) explique qu’il n’a pas travaillé sur le linge, ni même sur le couple, mais sur la dynamique sociale de la réactivation des habitudes, je peux dire au sujet de ma thèse (GarabuauMoussaoui, 1999) que je n’ai pas travaillé sur la cuisine, ni sur les jeunes, mais sur la dynamique générationnelle. En effet, travailler à partir des pratiques quotidiennes, des objets, est un point de départ (un premier niveau, fait de description et d’analyse), pour mettre à jour les relations sociales qui s’organisent autour de cette culture matérielle (deuxième niveau), et à un troisième niveau, les mécanismes sociaux plus généraux qui peuvent ainsi être dégagés, par abstraction progressive. Je chercherai ici à retracer la construction d’un sujet d’étude, qu’est la « consommation », dans une discipline, l’anthropologie. Cette synthèse s’appuie sur les différents travaux que j’ai effectués (seule ou en équipe) sur des objets ou des pratiques de consommation (de biens ou de services). L’article a donc pour objectif de « balayer » la diversité des thématiques et des problématiques que la consommation permet d’appréhender dans les recherches en sciences sociales (mais bien d’autres encore sont à découvrir). J’expliquerai d’abord quelle est la place de la consommation dans ma démarche de Cette liste n’est en fait pas exhaustive des acteurs, individuels ou collectifs, qui investissent la consommation comme enjeu : militants antiglobalisation, hommes politiques, associations (de consommateurs, environnementales, etc.), etc. La consommation participe d’un système d’action très dense et très large qui s’étend également dans les sphères de la distribution et de la production des biens et des services. 1 Ainsi, si je peux m’inclure dans un champ (ouvert, dispersé et peu formalisé), que l’on pourrait nommer 234 anthropologie/sociologie2 de la consommation, je me situe en fait dans ce que je nomme une anthropologie/sociologie par la consommation3, qui utilise les objets et les pratiques quotidiennes en les considérant comme une base indispensable (dans le sens de la Grounded Theory de A. Strauss, 1992), en ce qu’ils permettent de récolter les premières données récoltées, celles à partir desquelles la recherche peut s’organiser4. Mais je ne vais pas jusqu’à focaliser l’analyse sur l’individu (comme B. Lahire, 1998) et ses relations à l’objet (comme J.-P. Warnier, 1999), car je cherche à montrer que les actions individuelles renvoient à un faisceau de logiques sociales. Je pense en effet qu’il y a confusion entre individualisme (tendance à penser, à se représenter comme unique) qui est une représentation sociale de notre société contemporaine, et individualisation qui serait une tendance à une baisse du social, au profit des logiques de comportement individuel. Nous voyons apparaître ici le décalage entre pratiques et représentations que l’échelle microsociale d’observation (D. Desjeux, 1998) permet de mettre à jour et d’élucider. Nous voyons également apparaître le décalage possible entre l’objet d’étude et l’analyse qui en est faite. Comme l’explique C. Bromberger (1997), « le plan rapproché, à l’affût des détails, demeure la technique d’investigation favorite des ethnologues. On comprend sans peine cette prédilection pour l’investigation microsociale, consubstantielle à ce socle de la discipline qu’est le terrain prolongé. Le problème est de savoir si cet indispensable point de départ peut constituer un point d’arrivée »(p. 301). J’utilise en fait la définition de Georges Balandier, qui englobe ethnologie et sociologie dans le terme d’anthropologie généralisée (Balandier Georges, 1985, Anthropo-logiques, Paris, Librairie Générale Française), qui est le plus global. Celui-ci explique d’ailleurs que le champ du quotidien tend à anthropologiser la sociologie, car dans ces deux disciplines, « un même parti est pris : celui des acteurs sociaux, de leurs représentations et symbolisations, de leurs pratiques, de leurs moyens de négocier le rapport aux structures et à l’événement. Ce choix a pour conséquence le recours à des méthodes identiques ou parentes : l’observation directe et/ou participante […], l’étude de situations, d’interactions, de mises en scène ; la méthode des histoires familiales et des récits de vie ; le repérage des régularités et des cycles régissant les activités individuelles. » (Balandier Georges, 1990). 2 J’ai développé cette différence sémantique dans ma thèse, à propos de l’anthropologie de l’alimentation, qui ne suffit pas à appréhender les mécanismes sociaux sous-jacents aux pratiques et représentations alimentaires. Réaliser une anthropologie par l’alimentation permet d’intégrer ce thème dans des réflexions plus sociologiques, plus anthropologiques, l’alimentation étant un point de départ de l’analyse et non son point d’arrivée. La distinction a été reprise par Jean-Pierre Corbeau, dans un numéro spécial de Bastidiana, Cuisine, Alimentation, Métissages, n°3132, juillet-décembre 2000. En effet, le champ le plus développé et le plus « cristallisé » (au sens de création d’institutions, etc.) de l’anthropologie de la consommation est l’anthropologie de l’alimentation (voir première partie de ma thèse [20] pour une analyse des recherches sur l’alimentation et la cuisine dans les sciences sociales). 3 trajectoires ; L’observation permet d’appréhender les comportements qui sont difficilement verbalisés (soit qu’ils soient considérés comme secrets, soit qu’ils soient tellement incorporés qu’ils ne produisent pas de discours) ; L’animation de groupe, qui permet d’appréhender les imaginaires, les représentations collectives sur certaines thématiques. Ces techniques peuvent être accompagnées de la construction d’un corpus photographique ou vidéo, qui permet de réaliser des analyses de contenu. Au niveau des techniques de recherche, j’ai également choisi d’utiliser des outils qui se sont construits dans le lien ethnologie/sociologie : L’entretien semi-directif permet d’appréhender des discours, mais également des comportements, des pratiques, par reconstruction, avec la personne interviewée ; L’histoire de vie renvoie originairement aux récits de vie ethnologiques, mais je peux centrer ces récits sur des thématiques précises, pour comprendre la place de la consommation dans les 4 Chacune de ces techniques permet de récolter des informations complémentaires les unes des autres. En particulier, je distingue pratiques, opinions et représentations, qui correspondent à trois logiques sociales différentes, qu’il convient de comparer (construction sociale des pratiques, construction sociale des discours, construction sociale des représentations collectives). 235 En d’autres termes, il peut y avoir confusion entre l’acteur social comme unité de description et comme unité d’analyse. compréhensive, inductive, favorisant l’observation des pratiques et des interactions, et le développement du point de vue des acteurs. - Etudier les pratiques et les représentations sociales de la consommation, c’est être au croisement de différents thèmes de la sociologie et de l’anthropologie6, comme la famille7 (relations conjugales, relations parentsenfants, évolutions des valeurs, etc.), les pratiques culturelles et de loisirs, l’espace (l’univers domestique, l’habitat, l’urbain, la mobilité, les transports, les territoires, etc.), les réseaux sociaux, la religion, la symbolique, et même le travail8. C’est aussi avoir une vision dynamique de ces pratiques, en montrant les apprentissages, transmissions, évolutions de comportements. - Analyser les relations sociales autour de la consommation, c’est non seulement chercher les liens sociaux (le don, l’échange, les réseaux, etc.), mais également les rapports de pouvoir, les stratégies, les ressources, les inégalités, les différenciations sociales. - Analyser les mécanismes sociaux sous-jacents, c’est comprendre la place des acteurs sociaux dans la société, et la manière dont ils s’inscrivent dans les différents groupes sociaux qui la constituent. C’est montrer à la fois les structures, les permanences, et les évolutions, les dynamiques sociales qui sont à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Alors, étudier les pratiques banales, quotidiennes (ce qui ne veut pas dire qu’il faut oublier le festif, l’exceptionnel, le « spécial », qui font écho et miroir face au banal, au quotidien), c’est apporter un regard différent sur nos sociétés contemporaines (Desjeux, Garabuau, 1997) : - Etudier la consommation, c’est se placer sur un champ en développement et peu homogène5, en montrant les intérêts de cette focale thématique, ainsi que ses limites et ses critiques (l’anticonsommation est ellemême une consommation). - Etudier la consommation à une échelle microsociale, ce n’est pas nier les structures sociales, mais chercher à comprendre la part active des acteurs sociaux, dans la relation structurelle appropriation/contraintes qui les lient à leur consommation (de Certeau, 1990). En effet, l’œil anthropologique sur la consommation permet de dépasser l’analyse en terme d’aliénation (sans la nier) et de considérer les processus d’appropriations et de « créations familiales » (Segalen, Le Wita, 1993), dans le cadre domestique. En effet, la méthode choisie pour appréhender la consommation est une microsociologie, A ce sujet, voir Laburthe-Tolra Philippe, Warnier Jean-Pierre, 1993, qui expliquent que les recherches sur la consommation se sont particulièrement développées parallèlement au développement de la « consommation de masse », après la Deuxième Guerre Mondiale (pendant les trente Glorieuses). Historiquement, les recherches auraient d’abord porté sur la distribution (négoce, marchands, etc.), puis sur la production (au moment de la Révolution Industrielle). Notons tout de même que les premières analyses de la consommation (qui ne s’appelaient pas encore toujours comme cela) portaient sur la consommation « ostentatoire » (Veblen Thorstein, 1978 (1ère ed. 1899), Théorie de la classe de loisirs, Paris, Gallimard), ou sur le lien entre classes sociales et modes de consommation (Goblot Edmond, 1925, La barrière et le niveau, Halbwachs Maurice, 1970 (1 ère ed. 1912), La classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, Gordon and Breach), ou encore sur le lien entre « civilisation » et culture matérielle (Elias Norbert, 1976 (1ère éd. allde 1939), La civilisation des mœurs, Paris, Pocket). 5 Cette « mixité » d’approche permet une richesse des questionnements, une déconstruction des notions utilisées par les différentes disciplines, pour reconstruire des « outils » méthodologiques et théoriques en cohérence avec un certain regard, qui se situe au niveau des interactions sociales, des acteurs sociaux. 6 On trouve ainsi de nombreux « indices » de consommation dans les recherches sur la famille, sans que ce thème soit développé en tant que tel. Voir Singly (de), 1987 et Singly (de), 2000 (dir). 7 Par exemple, Anne Monjaret (1997, 1996) montre la non rupture entre sphère professionnelle et sphère privée. 8 236 2. buts sociaux (de sociabilité, de territorialisation, de revendication identitaire, etc.). LA CONSOMMATION COMME PRODUCTION SOCIALE Les recherches effectuées ont comme premier résultat de construire la consommation comme un fait social (et même un fait social total, au sens de Mauss, (1989, 1ère éd. 1950). Elle est une activité sociale, non seulement parce qu’elle est réalisée par des êtres sociaux, mais également parce qu’elle est investie de fonctions et de sens sociaux. A partir de mes recherches anthropologiques, j’ai défini la consommation non seulement comme le processus d’acquisition, d’échange et d’utilisation des biens, services et espaces, mais aussi comme un construit social, une production sociale, c'est-à-dire un système de comportements et de représentations qui participent de la vie sociale. Règles d’utilisation, modes d’emploi et normes sociales Les objets que les acteurs sociaux acquièrent ont été prévus pour certains usages, ils peuvent être accompagnés d’un mode d’emploi, de règles, de prescriptions plus ou moins fortes. Or, ces règles imposées ne sont en fait pas suivies à la lettre. Les modes d’emploi sont peu ouverts, considérés rébarbatifs, ou une personne du foyer est « désignée » pour lire et transmettre aux autres les fonctionnalités de l’objet. Le mode d’emploi n’est pas tant une règle figée, qu’un objet utilisé dans la construction des compétences et des savoirs, et leur transmission éventuelle. De plus, chacun, dans la famille, a des usages diversifiés de l’objet selon ses propres compétences et selon ses buts : le téléphone comme filtre d’appel ou au contraire comme accessibilité, Internet dans un but éducatif ou ludique, la messagerie électronique comme convivialité ou comme distance (Garabuau-Moussaoui, Ras, Taponier, Desjeux, 1999), la cuisinière électrique comme objet sûr pour certains – pas de fuite de gaz – ou dangereux pour d’autres – on ne voit pas de flamme, donc pas la chaleur (GarabuauMoussaoui, Desjeux, 2000). Enfin, une même personne, selon les situations, aura des usages différenciés des objets. Même des règles fortes (qu’on pourrait penser a priori comme non détournables, non socialisables) peuvent être détournées, dans une certaine mesure. Ainsi, une enquête sur les crèmes glacées et leur itinéraire (ce que le commanditaire appelle la « chaîne du froid ») (Garabuau-Moussaoui, Draebel, Desjeux, 1999) montre que les acteurs sociaux gèrent ces contraintes, plus qu’ils Les fonctions sociales des objets techniques Les différentes recherches effectuées sur les usages d’objets ou de services montrent une diversité des pratiques, qui renvoie à des appropriations, des détournements de fonctions techniques vers des fonctions sociales, qui viennent s’ajouter aux propriétés techniques de l’objet. Ainsi, un téléphone sert à appeler pour communiquer et/ou s’informer, mais il peut également être utilisé pour gérer les appels, les gens, son réseau (Garabuau-Moussaoui, Taponier, Desjeux, 1999). Un système de chauffage sert à se chauffer, mais peut également servir à marquer des espaces dans la maison, qui correspondent à des activités, à des territoires plus ou moins personnels, ainsi qu’à marquer les frontières de l’intime, du privé, du public (GarabuauMoussaoui, Sokolowski, Taponier, Testut, Desjeux, 2000). Alors, l’objet banal devient objet social (Garabuau-Moussaoui, Desjeux, 2000), dans le sens où il est investi de significations sociales, et est utilisé dans des 237 Système d’objets, marqueurs sociaux, dynamique identitaire ne s’y soumettent. Ainsi, les règles de transport des surgelés sont connues, mais peuvent ne pas être appliquées si le contexte social ne leur est pas favorable : faire les courses, ça peut être prendre la voiture, et donc gagner du temps en les faisant avant d’aller chercher les enfants à l’école, donc laisser les surgelés dans le coffre pendant ce détour par l’école ; faire les courses, ça peut également être rencontrer une amie et prendre un café (et donc laisser les courses dans leur sac pendant ce moment de convivialité). De plus, les règles ne s’appliquent pas avec la même force selon les membres de la famille. Ainsi, une glace qui est considérée comme étant en limite de consommation ne sera pas donnée aux enfants (on considère qu’il existe un risque pour eux) mais sera mangée par un adulte (ce n’est plus risqué, dans ce cas). Si elle est considérée non mangeable par les humains, elle peut être donnée au chien. Enfin, si elle est considérée non comestible par les personnes et animaux de la famille, elle sera jetée. Cet exemple montre qu’il y a gestion des règles et des risques, qui sont construits socialement et par différenciation de groupes construits en situation (enfant/adultes, humains/non humains, famille/non famille). La consommation est également une production sociale dans le sens où elle est un système d’approvisionnement qui permet non seulement à chacun d’acquérir les objets dont il a envie et/ou besoin, mais qui permet surtout de créer, par accumulation, un système de pratiques et de représentations, qui forment la structure même des rôles et des identités. La culture matérielle et sa consommation sont un reflet des appartenances sociales, mais elles participent également à l’activation et à la dynamique de ces appartenances. Ainsi, les personnes sans abri (GarabuauMoussaoui, Ras, Sokolowski, Testut, Desjeux, 2000) sont entre autres définies comme telles par leur exclusion de la consommation marchande, mais l’on se rend compte qu’elles sont en fait en bas d’une échelle de consommation (Douglas et Isherwood, 1979) : acheter de quoi manger et boire, mais ne pas accéder aux services payants ou les refuser (transports, par exemple), et chercher par contre les lieux et services non marchands, voire caritatifs (associations, lieux publics appropriés pour dormir, etc.). Mais les personnes sans abri, quand elles sont dans un processus de « réinsertion » (aucun mot n’exprime cette situation avec assez de nuances), cherchent à s’ancrer dans la société entre autres par une consommation marchande : accepter de payer des impôts, un loyer, de payer plus cher leurs aliments, leur permet de s’inclure dans des pratiques que les autres vivent comme banales, quotidiennes, et par lesquelles ils souhaitent s’inclure dans la société (redevenir « anonyme », nous ont dit certains). Si l’exemple est extrême (dans l’échelle de la stratification sociale), il est généralisable aux autres milieux sociaux et plus généralement aux autres clivages sociaux : Ainsi, des objets, des techniques, des services, sont utilisés non en parfaite adéquation avec leur fonctionnalité technique, mais selon les fonctions sociales que leur attribuent les acteurs sociaux. Cependant, il convient de ne pas sousestimer l’aspect structurant des fonctions techniques (elles imposent un cadre d’usage, dans lequel les acteurs sociaux intègrent des marges de manœuvre). A noter également que ce qui peut être perçu par la société comme déstructuré (comme l’alimentation des jeunes) correspond en fait à des manières de vivre, de penser, en adéquation sociale avec ces pratiques « désordonnées » (GarabuauMoussaoui, 2001b) (voir également plus bas, sur les cycles de vie). 238 - La consommation et la culture matérielle montrent et participent de l’ancrage dans une culture sociale (par exemple, voir B. Le Wita, 1988, sur la culture bourgeoise) ou ethnique, un âge social, un genre. - Mais elle est également utilisée pour accéder à des statuts différents. La consommation montre les rites de passage d’un âge à un autre (voir plus bas), mais également la spécialisation dans des pratiques sexuées (bricolage contre cuisine quotidienne) ou leur refus, ou la recherche de création de nouvelles positions quand on est immigré, ou encore la recherche de distinction sociale (Bourdieu, 1979). décalage possible entre opinions (ce que pensent les acteurs sociaux), perceptions (leur vision du monde), et pratiques (ce qu’ils font). Par exemple, les acteurs sociaux peuvent valoriser leurs compétences, leurs expertises dans des domaines techniques (Internet, par exemple), et avoir des pratiques assez succinctes de ces techniques (GarabuauMoussaoui, Ras, Taponier, Desjeux, 1999). De même, il peut y avoir décalage, chez les jeunes, entre un discours sur la « bonne » alimentation, qui relève de normes incorporées, mais non revendiquées, un autre discours sur la créativité culinaire, qui cherche à transformer des contraintes en innovation, et des pratiques sous fortes contraintes (matérielles, économiques, etc.) (Garabuau-Moussaoui, 2001b). Les représentations sociales De plus, les pratiques de consommation s’accompagnent de représentations, de discours, de sens, qui sont construits autour des objets ou des services. Ainsi, la notion même de marchandise est un construit social, puisqu’un objet peut être à un moment une marchandise (placé dans une situation d’échange marchand), puis être « démarchandisé », utilisé comme objet personnel, unique, authentique (J.-P. Warnier, 1999, Kopytoff, 1986). Ce sens social donné aux objets peut d’ailleurs être utilisé par les publicitaires qui cherchent à « faire vivre » les objets qu’ils vendent pour anticiper cette démarchandisation. Ainsi, j’ai montré que les constructeurs automobile utilisaient la notion d’authentique dans leurs plaquettes de présentation de leurs véhicules (mettre la voiture en situation familiale et résidentielle, la présenter dans un environnement « naturel », jouer sur les matières, bois, cuir, etc. pour montrer la « tradition », est un discours qui cherche à « naturaliser » et « familiariser » l’objet voiture) (Garabuau, 1996). 3. CONSOMMATION ET DYNAMIQUES GENERATIONNELLES Une grande partie de mes travaux renvoient à cette question, en particulier à l’étude d’une phase de vie qu’est la jeunesse9. J’utilise la notion sociologique de jeunesse d’Olivier Galland (1991), qui donne un cadre macrosocial d’analyse aux situations concrètes (analyse microsociale) étudiées. Olivier Galland analyse la jeunesse comme un moment d’instabilité et d’allongement d’une période de vie, à partir de trois indicateurs qui construisent les étapes sociales classiques « introduisant aux rôles d’adulte » : le départ de la famille d’origine, l’entrée dans la vie professionnelle, la formation du couple. La jeunesse se caractérise donc, selon lui, comme la période où ces trois indicateurs ne trouvent pas de stabilité. Notons que nos recherches se sont davantage centrées sur les pratiques sociales que sur les représentations sociales, qui ont plutôt été étudiées en lien avec les pratiques, et également pour montrer le Cependant, n’oublions pas qu’il n’existe pas une jeunesse, mais des jeunesses différenciées. Voir Bourdieu Pierre, 1980 et Chauvel Louis, 1998. 9 239 Mon intérêt ne porte pas tant sur une vision statique de la jeunesse (définition par son âge, notion de cohorte, définition démographique), que sur une vision dynamique de ce groupe. Deux questions principales se posent alors, qui renvoient à une définition sociologique et une définition anthropologique de la génération : - Dans quelle mesure et comment un groupe d’âge se « transforme » en génération, c'est-à-dire en groupe qui partage des valeurs, des comportements, en ce qu’elle vit au même âge certains événements, certaines situations sociales ? (acception sociologique) - Quelles sont les passages, les étapes, les cycles de vie des générations, en quoi les rapports intergénérationnels construisent ces étapes (par inclusion et exclusion) ? (acception anthropologique) parents et s’inscrit donc à la fois dans une définition interne d’une génération, la jeunesse (ce qui est spécifique de cette génération) et dans une définition face à l’extérieur (opposition aux normes et comportements des adultes). La cuisine et l’alimentation sont donc investies socialement (elles ne sont pas uniquement une obligation biologique de se nourrir, ni des techniques matérielles) dans la création d’une identité de groupe. En effet, les jeunes choisissent de réaliser une cuisine « alternative » par rapport à celle qu’ils ont connus quand ils étaient enfants, basée sur le plat unique, sous forme de « combinatoire », qui permet de mélanger entre eux un certain nombre d’aliments bien connus (féculents, sauce, épices, petits morceaux de viande), ce qui permet de gérer le risque social de la cuisine : ne pas être comparé à leur mère, qui demeure la figure emblématique de la cuisine (au niveau des représentations), ne pas faire cuire des gros morceaux de viande, considérés complexes à réaliser (parce que la mère a gardé cette compétence et a moins transmis ces savoir-faire). L’innovation, la création, mots forts dans les représentations des jeunes, vient du mélange et non de la diversité des aliments de base. Par exemple, les épices, les fromages forts, peuvent participer de la recherche de goût « nouveau », « original ». De même, les produits exotiques (Garabuau-Moussaoui, Desjeux, 1999a) sont investis pendant cette période de vie comme entrant complètement dans le système culinaire et le système identitaire des jeunes, la cuisine exotique devenant « banale », « quotidienne », alors que les adultes placent les aliments exotiques en dehors de leur système quotidien d’alimentation, ce qui montre à la fois la spécificité de cette cuisine et une Consommation et identité de groupe Ainsi, dans le cadre de ma thèse (Garabuau-Moussaoui, 1999), j’ai analysé la cuisine comme système regroupant des actions, des techniques, des savoir-faire, des symboliques, des valeurs, de l’imaginaire, et j’ai montré qu’elle peut être investie de manière anthropologique et sociologique pour comprendre le lien entre une pratique menée dans un cadre social et un groupe d’âge, une étape de vie, qu’est la jeunesse (au sens sociologique du terme, voir Galland, 1991). J’ai montré que les pratiques et représentations culinaires des jeunes entrent dans un système de comportements plus larges, appelé « polyvalence », qui se définit comme un rapport aux objets, aux espaces, à l’alimentation, aux autres, fondé sur la fusion, le mélange, le refus de la spécialisation et des normes fixes. Les jeunes, soumis à des contraintes d’espace, de revenus, de temps, s’approprient leur environnement matériel, domestique, en le construisant comme polyvalent. Ce phénomène est un processus social d’évitement de la reproduction des comportements de la génération de leurs 240 volonté de séparation face à une identité nationale10. parents/enfants autour de la voiture (Garabuau-Moussaoui, 2000) a montré que cet objet / espace est investi de significations d’autonomie, d’âge adulte, de responsabilité par les adolescents, qui cherchent à acquérir le permis de conduire et un moyen de locomotion, pour se séparer progressivement de la contrainte parentale. Les parents investissent la voiture et le permis de significations contradictoires, à la fois considérant comme positif que leurs enfants aient accès à cette forme d’autonomie, tout en craignant cette nouvelle marge de liberté (moins de contrôle). On retrouve cette injonction paradoxale des parents, entre autonomie et contrôle11, dans de nombreux domaines de la vie quotidienne et donc de la consommation : la mère a le rôle de transmettre les apprentissages culinaires à ses enfants (surtout à ses filles), mais risque de perdre une de ses compétences (Garabuau-Moussaoui, 1999), les parents apprécient que leurs enfants développent des relations sociales avec des amis par le téléphone, mais craignent de ne plus être les intermédiaires des communications téléphoniques et donc de ne plus connaître les « fréquentations » de leurs enfants (Garabuau-Moussaoui, Taponier, Desjeux, 1999). La consommation et les évolutions de comportements qu’elle pose montrent que les enfants en grandissant font évoluer le binôme autonomie/contrôle (Garabuau-Moussaoui, 2000, GarabuauMoussaoui, 1999), et qu’il n’y a pas toujours recherche d’évolution simple vers une plus grande autonomie. Il y a plutôt gestion de ce binôme. Ainsi, les jeunes qui habitent chez leurs parents cherchent effectivement plus d’autonomie de comportements (inviter des amis à dîner, prendre la voiture pour sortir, avoir un téléphone dans leur chambre, etc.), mais ne sont pas toujours La cuisine et l’alimentation permettent donc non seulement de montrer des rapports différents à « l’étranger » (appropriation, fusion, mélange, qui sont nous l’avons vu, des caractéristiques importantes des comportements des jeunes, ou séparation, distinction, qui peuvent s’accompagner d’une valorisation par la rareté, pour les adultes, qui construisent plusieurs systèmes culinaires spécialisés, comme il y a spécialisation de la vaisselle, des objets, des pièces du logement, etc.). Devenir adulte, nous disent ces recherches, c’est entre autres, opérer des séparations matérielles et sociales entre les choses, entre les gens, c’est privilégier la différenciation à la fusion. Consommation et cycles de vie Ainsi, les générations évoluent dans leurs comportements. Non seulement un groupe né à la même période va avoir des points communs (les personnes qui sont jeunes aujourd’hui connaissent un allongement de cette période « moratoire » selon un terme de Galland, 1991). Mais ce groupe d’âge va évoluer, va passer par des étapes de vie, qui vont modifier son comportement. Les rites de passage, les microrituels du quotidien, des évolutions floues ou des bouleversements vont transformer l’identité sociale d’un groupe d’âge. En particulier, les relations intergénérationnelles sont importantes dans cette dynamique identitaire. La consommation peut ici aider à trouver des indices des évolutions de comportements, tout comme elle est investie, à certains moments, par certaines personnes, pour évoluer (Garabuau-Moussaoui, 2001b). Ainsi, une recherche sur les relations Anne Raulin et Jean-Pierre Hassoun (1995) ont également montré différentes stratégies de construction de l’exotique. Sur les liens intergénérationnels, qui se nouent, se dénouent, se renouent, voir Cicchelli Vincenzo, 2001. 10 11 241 prêts à assumer les contraintes de cette autonomie : ils laissent leurs parents faire la vaisselle et ranger après leurs fêtes à la maison, les laissent payer l’assurance, voire l’essence de la voiture, et les laissent payer la note de téléphone. Cette dépendance n’est pas uniquement économique. Ils les laissent également garder une certaine responsabilité et un arbitrage : qui peut prendre la voiture ce soir entre les différents enfants ? Qui fait les courses et choisit donc l’éventail de l’alimentation ? Les enfants qui grandissent et les parents qui voient leurs enfants grandir négocient au cas par cas cette évolution du binôme, chacun ayant intérêt à trouver un équilibre dans la relation (les tensions provenant d’une différence de définition de cet équilibre). Car la consommation, les usages, permettent de mettre à jour une vision dynamique (évolutions des comportements) et stratégique des comportements (Garabuau-Moussaoui, Desjeux (dir), 2000) : quels sont les buts de chacun (pour les enfants : s’affirmer, grandir, rester à la maison tout en s’autonomisant, partir tout en gardant des liens, etc. ; pour les parents : aider leurs enfants à évoluer, tout en gardant une certaine autorité sur eux, montrer que l’autonomie se « paye », pour que les enfants deviennent des adultes responsables, etc.), quels sont leurs moyens d’action, leurs ressources ? Quelles sont leurs contraintes ? Où se situent les négociations ? sont en partie), qui scandent la vie sociale : l’autorisation de cuire des aliments pour la première fois, ou de faire la cuisine seul à la maison, le passage du permis de conduire et l’acquisition d’une voiture comme processus de séparation, liminarité, intégration (garabuau-Moussaoui, 2000), l’emménagement dans son premier appartement, avec l’achat d’un réfrigérateur et d’une cuisinière (Garabuau-Moussaoui, 1999), l’achat d’une machine à laver (Kaufmann, 1992), la première fois qu’on invite ses parents à manger chez soi – ou ses beauxparents), l’accumulation progressive d’objets de plus en plus spécialisés (une vaisselle pour tous les jours, une autre pour les invités), une utilisation de plus en plus stricte (et moins improvisée) des recettes de cuisine, l’arrivée du premier enfant qui peut s’accompagner d’une notion de risque alimentaire plus poussée (pendant la grossesse, pour la femme enceinte, et pour le petit enfant ensuite), l’arrivée de l’enfant à table (ce qui signifie d’avoir une table haute, ce qui n’était pas toujours évident pendant la période de jeunesse) (Ciosi-Houcke, Pierre, Desjeux, Garabuau-Moussaoui, 2001, Ciosi-Houcke, Pavageau, Desjeux, Garabuau-Moussaoui, 2001), etc. sont autant d’indices matériels et d’investissement dans la consommation qui marquent des passages d’identité (d’enfant à jeune, puis à adulte, de De plus, la consommation est investie pour « passer » des étapes de vie. Certains grands rituels marquent ces étapes, comme le mariage, l’achat d’une maison, la retraite, mais il existe également de nombreux rituels12, moins institutionnels (certains le alors, selon moi, dans une optique microsociale, les événements (institutionnels ou non), les comportements, qui scandent la vie sociale et marquent des ruptures dans les comportements et dans les identités, non pas en termes individuels, mais dans une dynamique sociale, sans que cela soit forcément marqué par des manifestations éminemment collectives (comme le sont les rites de passage). Nous retrouvons ici la distinction entre individuel et collectif d’une part, et individualisation et sociologie d’autre part. Ce n’est pas, selon moi, parce qu’un comportement paraît individuel (non collectif) qu’il n’est pas social (normes, rôles, statuts, appartenances de groupes, sont intégrés et se « lisent » dans des comportements considérés individuels). La notion de rite/rituel est ambivalente : du rite de passage (Van Gennep, 1981, 1ère éd. 1909), qui permet de changer de statut de manière définitive, au rituel contemporain, qui est défini entre autres par la « répétitivité » (Rivière, 1996, Segalen, 1998). Le point commun de ces différentes définitions du rite est l’aide au passage, entre un avant et un après et possédant une charge symbolique, ainsi que des codes. Les microrituels de la vie quotidienne sont 12 242 célibataire à couple, de couple à parents, etc.) et donc entre autres de générations. Consommation et intergénérationnelles (alimentation, manière de se vêtir, etc.), une culture régionale, nationale, de statut, etc. ainsi qu’une différenciation sexuelle des tâches. De même, les enfants apprennent à se confronter à d’autres « cultures » matérielles (à l’école, chez des amis, qui ne mangent pas ou plus généralement ne consomment pas comme eux, etc.) (Garabuau-Moussaoui, 2001a) relations Les objets, les espaces, deviennent enjeux de ces relations sociales en évolution, ils sont utilisés dans les interactions : les clefs de voiture, l’accès à la ligne téléphonique ou à la connexion Internet, l’accès à la liste de courses, l’autorisation de s’asseoir à une des places avant dans la voiture, ou l’autorisation d’allumer la radio, de mettre ses cassettes, sont autant de sources de négociations, de tensions, mais aussi de lien social. De même, ces objets, ces espaces sont autant de sources de relations privilégiées entre certains membres de la famille. Les pères peuvent demander à leurs enfants (leurs fils) de les accompagner pour nettoyer la voiture (Garabuau-Moussaoui, 2000) les mères et les filles peuvent s’asseoir dans le salon, pour discuter sur les catalogues de vente par correspondance, et construire ainsi leurs goûts, leurs identités, et se connaître mutuellement (Garabuau, 1994), les parents peuvent apprécier un trajet en voiture où ils sont seuls, pour discuter, comme en coulisses, du bulletin de notes de leurs enfants ou de son « mauvais » comportement et construire ainsi une vision de couple commune (Garabuau-Moussaoui, 2000), une femme divorcée apprécie que sa fille ait une ligne directe de téléphone dans sa chambre, car cela permet à son ancien mari d’appeler sa fille sans « tomber » sur son ex-femme. Le lien père-fille peut ainsi se maintenir ou se développer sans tension entre ex-époux (Garabuau-Moussaoui, Taponier, Desjeux, 1999). De plus, les objets et leurs usages favorisent les transmissions de savoir-faire, mais également une socialisation plus générale. Les enfants apprennent une culture familiale par le type de consommation effectué dans la famille Ainsi, au niveau microsocial d’analyse, apparaissent les transmissions, héritages, mais également les innovations, les réappropriations, dans les comportements, qui montrent à la fois les permanences de comportements et leurs évolutions. Ainsi, si l’on regarde la différenciation sexuelle des tâches culinaires, on constate, au moment de la mise en couple, une certaine permanence, entre les femmes qui cuisinent au quotidien, et les hommes qui cuisinent de manière ludique, pour les occasions festives, par exemple. En fait, le processus d’apprentissage, même s’il aboutit au même résultat, semble avoir changé. En effet, alors que dans les générations précédentes, il y avait une différenciation sexuelle des pratiques culinaires entre filles et garçons, pendant l’enfance, il semble que pour les jeunes d’aujourd’hui, leur apprentissage ait été moins différencié, c'est-à-dire que les garçons ont appris également à cuisiner. Cependant, des différences de perception apparaissent, les filles étant plus soumises à la cuisine comme « tâche ménagère », alors que les garçons étaient plus « libres » dans leurs pratiques, c'està-dire qu’ils ont davantage construit la cuisine comme un jeu, une pratique ludique. Aussi, au moment de la jeunesse, hommes et femmes, célibataires, pratiquent une certaine cuisine (qui, nous l’avons vu, diffère de celle apprise). Mais au moment de la mise en couple, la différenciation sexuelle de la perception de la cuisine réapparaît en même temps que les jeunes remobilisent leurs apprentissages 243 enfantins, et les femmes continuent à cuisiner, alors que les hommes « oublient » qu’ils savent faire la cuisine et ne remobilisent leurs compétences que pour des occasions ludiques. de l’offre de la consommation, et il existe des tentatives de contrôler, modifier les pratiques des usagers de ces espaces vers plus de consommation (en variétés de produits et en termes financiers). Mais la consommation de ces espaces marchands est aussi une consommation non marchande (espace de loisirs, de ballades, de rencontres, de visualisation des nouveautés, etc., voir par exemple Illien, Leveque, Nicolas, Schneider, 1996). Apparaît ici, dans ce lien, la confrontation entre la volonté de manipuler les comportements et les appropriations, détournements, marges de manœuvre des acteurs sociaux. 4. UNE CONSOMMATION ANCREE DANS UN SYSTEME D’ACTION PLUS LARGE Si la consommation est très liée à « l’univers domestique », à l’habitat et à la famille, parce que ce sont les lieux et les acteurs de premier cercle des pratiques de consommation, la notion ne s’épuise pas dans l’analyse du « chez-soi ». En effet, la consommation renvoie à des phénomènes plus larges, et s’inscrit dans un système d’approvisionnement (Fine et Leopold, 1993), avec des boucles de rétroaction entre production, distribution et consommation. Dans un autre domaine, celui des services liés à l’exclusion, se mettent à jour les mécanismes sociaux des choix et des contraintes des « usagers » de ces services. Ainsi, les sans-abris (GarabuauMoussaoui, Ras, Sokolowski, Testut, Desjeux, 2000) ont une « offre » de services caritatifs, municipaux, étatiques, liée à leur situation matérielle et sociale (ne pas avoir de domicile, ne pas avoir de travail, etc.). Ces personnes sont sous fortes contraintes (ils sont démunis matériellement, psychologiquement, socialement – ils ont perdu leur réseau social –, économiquement, etc.), mais ils possèdent cependant certaines marges de manœuvre face à un « système de la réinsertion ». Par exemple, selon que les personnes sans abris sont dans une logique de maintien dans la rue ou dans une logique de « réinsertion » (nous avons montré qu’un « déclic » était nécessaire pour entrer dans cette logique, pas évidente, car demandant une dépense d’énergie – charge mentale, démarches, etc. – très importante), ils n’utiliseront pas les services de réinsertion de la même manière : soit ils chercheront à obtenir des services pour « survivre » dans la rue, dans des foyers de courte durée, soit ils chercheront à obtenir des services qui entrent dans leur démarche de « rémontée » sociale et économique. De même, selon ce que les Le lien entre offre et consommation Les « consommateurs » sont en lien avec l’offre de consommation, avec la distribution des biens et des services. Ainsi, l’analyse du système organisationnel d’un supermarché et en particulier du métier de « caissières » (Garabuau, 1997) (appelées ainsi parce qu’elles étaient majoritairement des femmes et que clients et professionnels appelaient le groupe ainsi, même quand cela incluait des hommes), a montré le lien entre clients et professionnels de la distribution, et les relations interpersonnelles qui pouvaient se créer, ainsi que le fait que ce type de personnel symbolisait le supermarché aux yeux des clients (c’est à elles qu’on se plaint de problèmes liés aux achats, à l’achalandage, etc.). Les caissières sont à la fois symbole de la grande distribution et manière d’humaniser ces grands espaces de consommation. La consommation passe en partie par la « consommation » des espaces 244 sans abris veulent obtenir, ils parleront d’une partie de leur parcours et garderont des informations personnelles secrètes, cherchant à construire une certaine image d’eux-mêmes face aux associations, assistantes sociales, éducateurs, etc. Ils refusent de se dévoiler entièrement pour ne pas perdre une des seules choses qu’ils gardent encore : la maîtrise de leur histoire et de leurs souvenirs. mettent au service de leur entreprise (alors même que cela ne correspond pas à leur métier initial). Ainsi, des expériences de consommation (d’un objet technique au domicile) peuvent participer à la production (c'est-à-dire à l’efficacité technique et professionnelle d’un outil utilisé dans le cadre de la profession). Enfin, des « consommateurs » peuvent également entrer dans la sphère politique au sens large (mouvements associatifs, militants), et peuvent « perturber » les entreprises. Ainsi, certaines entreprises se demandent si les Baby-boomers, qui véhiculent la représentation d’être militants, vont devenir, au moment de leur retraite, des interlocuteurs à prendre en compte dans les politiques locales, dans le processus de production des biens et services. Une de nos recherches cherchait à cerner les pratiques possibles de ce groupe d’âge, au moment de leur retraite, sur le thème de l’environnement (Garabuau-Moussaoui, Desjeux, 1999b). Ce que ces exemples montrent, dans deux contextes très différents, c’est la relation de contrôle/autonomie entre l’offre et la demande de consommation. D’un côté, l’offre est limitée et cherche à orienter les consommations, de l’autre la demande renvoie à des mécanismes sociaux préexistants ou émergeant par la consommation. De même, l’analyse de systèmes d’actions (Garabuau-Moussaoui, Desjeux, 2001) montre la relativité des termes de consommation et de production. Ainsi, des entreprises qui sont productrices de biens et de services, sont consommatrices de matières premières, mais également d’aides étatiques ou régionales. De plus, il peut y avoir « interférence » entre des logiques de consommation et des logiques de production. Ainsi, dans une recherche comparative entre les pratiques d’Internet chez des résidentiels et des professionnels (Garabuau-Moussaoui, Ras, Taponier, Desjeux, 1999), j’ai montré qu’une même logique de portage de la technique par un expert apparaissait : un expert dans la maison, fils adolescent ou père de famille, qui transmettait les apprentissages aux autres membres du foyer, voire les amis, ou un expert dans l’organisation qui prend en charge, de manière relativement informelle, la formation du nouvel outil, et diffuse ses connaissances à ses collègues. De plus, l’expertise « domestique » et l’expertise « professionnelle » se renforcent, dans la mesure où, sur les lieux de travail, les experts sont des personnes qui possèdent déjà des connaissances, des compétences techniques dans leur vie privée, et qui les Les liens entre les analyses de la consommation et la production Non seulement les pratiques de consommation influencent la production, mais les sociologues et les anthropologues font partie du système d’action de la production, distribution, consommation des biens et des services, leurs recherches étant utilisées par les entreprises pour faire évoluer leurs comportements. Ainsi, un opérateur de télécommunications a pour nouveau slogan : « il y a une vie après l’achat ». Cela montre comment des fabricants, des prestataires de services utilisent les données sociologiques pour intégrer en amont les usages, les pratiques, les représentations. Cependant, aujourd’hui, la tendance est surtout de se focaliser sur 245 les représentations, l’imaginaire, qui sont « lus » par les commanditaires comme allant dans le sens d’une recherche d’individualité, et l’on assiste à un développement des communications autour des produits et services sur le thème de l’unicité (à relier à la recherche d’authenticité, voir plus haut)13. nombreux, importants, qui forment la trame de nos sociétés contemporaines. BIBLIOGRAPHIE Balandier G. (1990), La sociologie du quotidien, Encyclopaedia Universalis, Enjeux, tome 2, p. 1189 *** Travailler sur le banal, sur le quotidien, sur les pratiques, sur la consommation comme système technique et social, permet de ne pas se laisser prendre par les analyses qui ne prennent en compte que les discours. De plus, analyser le système d’action (et la place du chercheur dans ce système) permet de maintenir une attention face à l’utilisation des résultats scientifiques et à leurs interprétations. Bourdieu P. 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Il convient donc de penser la consommation non pas comme le cœur des recherches en sciences sociales, mais comme un objet d’étude, qui permet de tirer le fil de mécanismes sociaux sous-jacents, Chauvel L. (1998), Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXème siècle, Paris, PUF Cicchelli V. (2001), La construction de l’autonomie. Parents et jeunes adultes face aux études, Paris, PUF Ciosi-Houcke L., C. Pavageau, D. Desjeux, I. Garabuau-Moussaoui (2001), Les pratiques alimentaires et culinaires chez les Jeunes Couples avec enfants. L’exemple des produits laitiers, Paris, Argonautes Ciosi-Houcke L., M. Pierre, D. Desjeux, I. 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