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Une anthropologie par la consommation
Isabelle Garabuau-Moussaoui
Chercheur associée au CERLIS
Paris V
233
Une anthropologie par la consommation
Résumé : L’objectif de cet article est de présenter une synthèse des recherches que j’ai
effectuées en anthropologie sur des objets, des pratiques de consommation, pour montrer
que la consommation est une production sociale, et qu’elle est un objet d’analyse des sciences
sociales. Cependant, je cherche également à montrer que la consommation est un analyseur
de mécanismes sociaux sous-jacents et qu’il ne suffit pas d’étudier les objets et les pratiques
en eux-mêmes, mais qu’il convient de les relier aux relations sociales, aux rapports sociaux,
aux stratégies et contraintes des acteurs, aux structurations de la société pour en comprendre
les enjeux, pour réaliser une anthropologie par la consommation.
Mots-clés : Anthropologie, pratiques de consommation.
An anthropology by consumption
Abstract : The purpose of this article is to present a synthesis of my research in
anthropology on objects and on practices of consumption, in order to show that consumption
is a social production, and in that way, is a studying concept of social sciences. However, I
also seek to show that consumption is an analyser of subjacent social mechanism. It’s not
enough to study the objects and the practices for themselves but it is advisable to connect
them to the social relations, to social relationships, to strategies and constraints of the actors,
to the structuring of society, in order to understand the stakes and to carry out an
anthropology by consumption.
Key-words : Anthropologie, practices of consumption.
234
INTRODUCTION
La consommation est un acte de la vie
quotidienne, elle peut être considérée
comme banale. Cependant, elle renvoie à
des phénomènes complexes
(psychologiques, sociologiques
anthropologiques, économiques, juridiques,
etc.) qui en font une pratique qui possède
des enjeux. Enjeu par exemple pour les
professionnels qui cherchent à comprendre
et à maîtriser, voire à prévoir la
consommation, enjeu également pour le
chercheur en sciences sociales, qui ne peut
aujourd’hui laisser de côté ce phénomène
(qui regroupe une quantité importante des
actions sociales) et enjeu, enfin
1
, pour les
« consommateurs », qui utilisent la
consommation dans bien d’autres buts que
d’assouvir des besoins.
Je chercherai ici à retracer la construction
d’un sujet d’étude, qu’est la
« consommation », dans une discipline,
l’anthropologie. Cette synthèse s’appuie sur
les différents travaux que j’ai effectués
(seule ou en équipe) sur des objets ou des
pratiques de consommation (de biens ou de
services). L’article a donc pour objectif de
« balayer » la diversité des thématiques et
des problématiques que la consommation
permet d’appréhender dans les recherches
en sciences sociales (mais bien d’autres
encore sont à découvrir).
J’expliquerai d’abord quelle est la place de
la consommation dans ma démarche de
1
Cette liste n’est en fait pas exhaustive des acteurs,
individuels ou collectifs, qui investissent la
consommation comme enjeu : militants
antiglobalisation, hommes politiques, associations (de
consommateurs, environnementales, etc.), etc. La
consommation participe d’un système d’action très
dense et très large qui s’étend également dans les
sphères de la distribution et de la production des
biens et des services.
recherche (un révélateur de relations
sociales), puis j’aborderai les thèmes que
ce regard sur la consommation m’a
permis de mettre à jour (une production
sociale, la dynamique générationnelle, le
système d’action).
1. LA CONSOMMATION DANS
LA CONSTRUCTION DUNE
DEMARCHE DE RECHERCHE
Une première manière d’appréhender
cette synthèse est de considérer la
démarche de recherche sous-jacente, qui
s’est construite au fur et à mesure de mes
travaux, qui est d’utiliser mon objet de
recherche, la consommation, comme un
révélateur, un analyseur, un « instrument
d’investigation » (Kaufmann, 1992), pour
découvrir des mécanismes sociaux, des
relations sociales, des pratiques et
représentations sociales. Comme J.-C.
Kaufmann (2001) explique qu’il n’a pas
travaillé sur le linge, ni même sur le
couple, mais sur la dynamique sociale de
la réactivation des habitudes, je peux dire
au sujet de ma thèse (Garabuau-
Moussaoui, 1999) que je n’ai pas travaillé
sur la cuisine, ni sur les jeunes, mais sur
la dynamique générationnelle. En effet,
travailler à partir des pratiques
quotidiennes, des objets, est un point de
départ (un premier niveau, fait de
description et d’analyse), pour mettre à
jour les relations sociales qui s’organisent
autour de cette culture matérielle
(deuxième niveau), et à un troisième
niveau, les mécanismes sociaux plus
généraux qui peuvent ainsi être dégagés,
par abstraction progressive.
Ainsi, si je peux m’inclure dans un
champ (ouvert, dispersé et peu
formalisé), que l’on pourrait nommer
235
anthropologie/sociologie
2
de la
consommation, je me situe en fait dans ce
que je nomme une
anthropologie/sociologie par la
consommation
3
, qui utilise les objets et les
pratiques quotidiennes en les considérant
comme une base indispensable (dans le sens
de la Grounded Theory de A. Strauss, 1992),
en ce qu’ils permettent de récolter les
premières données récoltées, celles à partir
desquelles la recherche peut s’organiser
4
.
2
J’utilise en fait la définition de Georges Balandier,
qui englobe ethnologie et sociologie dans le terme
d’anthropologie généralisée (Balandier Georges, 1985,
Anthropo-logiques, Paris, Librairie Générale
Française), qui est le plus global. Celui-ci explique
d’ailleurs que le champ du quotidien tend à
anthropologiser la sociologie, car dans ces deux
disciplines, « un même parti est pris : celui des acteurs
sociaux, de leurs représentations et symbolisations, de
leurs pratiques, de leurs moyens de négocier le
rapport aux structures et à l’événement. Ce choix a
pour conséquence le recours à des méthodes
identiques ou parentes : l’observation directe et/ou
participante […], l’étude de situations, d’interactions,
de mises en scène ; la méthode des histoires familiales
et des récits de vie ; le repérage des régularités et des
cycles régissant les activités individuelles. »
(Balandier Georges, 1990).
3
J’ai développé cette différence sémantique dans ma
thèse, à propos de l’anthropologie de l’alimentation,
qui ne suffit pas à appréhender les mécanismes
sociaux sous-jacents aux pratiques et représentations
alimentaires. Réaliser une anthropologie par
l’alimentation permet d’intégrer ce thème dans des
réflexions plus sociologiques, plus anthropologiques,
l’alimentation étant un point de départ de l’analyse et
non son point d’arrivée. La distinction a été reprise
par Jean-Pierre Corbeau, dans un numéro spécial de
Bastidiana, Cuisine, Alimentation, Métissages, n°31-
32, juillet-décembre 2000. En effet, le champ le plus
développé et le plus « cristallisé » (au sens de création
d’institutions, etc.) de l’anthropologie de la
consommation est l’anthropologie de l’alimentation
(voir première partie de ma thèse [20] pour une
analyse des recherches sur l’alimentation et la cuisine
dans les sciences sociales).
4
Au niveau des techniques de recherche, j’ai
également choisi d’utiliser des outils qui se sont
construits dans le lien ethnologie/sociologie :
L’entretien semi-directif permet d’appréhender des
discours, mais également des comportements, des
pratiques, par reconstruction, avec la personne
interviewée ; L’histoire de vie renvoie originairement
aux récits de vie ethnologiques, mais je peux centrer
ces récits sur des thématiques précises, pour
comprendre la place de la consommation dans les
Mais je ne vais pas jusqu’à focaliser
l’analyse sur l’individu (comme B.
Lahire, 1998) et ses relations à l’objet
(comme J.-P. Warnier, 1999), car je
cherche à montrer que les actions
individuelles renvoient à un faisceau de
logiques sociales. Je pense en effet qu’il y
a confusion entre individualisme
(tendance à penser, à se représenter
comme unique) qui est une
représentation sociale de notre société
contemporaine, et individualisation qui
serait une tendance à une baisse du
social, au profit des logiques de
comportement individuel. Nous voyons
apparaître ici le décalage entre pratiques
et représentations que l’échelle
microsociale d’observation (D. Desjeux,
1998) permet de mettre à jour et
d’élucider. Nous voyons également
apparaître le décalage possible entre
l’objet d’étude et l’analyse qui en est
faite. Comme l’explique C. Bromberger
(1997), « le plan rapproché, à l’affût des
détails, demeure la technique
d’investigation favorite des ethnologues.
On comprend sans peine cette
prédilection pour l’investigation
microsociale, consubstantielle à ce socle
de la discipline qu’est le terrain prolongé.
Le problème est de savoir si cet
indispensable point de départ peut
constituer un point d’arrivée »(p. 301).
trajectoires ; L’observation permet d’appréhender
les comportements qui sont difficilement
verbalisés (soit qu’ils soient considérés comme
secrets, soit qu’ils soient tellement incorporés
qu’ils ne produisent pas de discours) ; L’animation
de groupe, qui permet d’appréhender les
imaginaires, les représentations collectives sur
certaines thématiques. Ces techniques peuvent
être accompagnées de la construction d’un corpus
photographique ou vidéo, qui permet de réaliser
des analyses de contenu.
Chacune de ces techniques permet de récolter des
informations complémentaires les unes des autres.
En particulier, je distingue pratiques, opinions et
représentations, qui correspondent à trois logiques
sociales différentes, qu’il convient de comparer
(construction sociale des pratiques, construction
sociale des discours, construction sociale des
représentations collectives).
236
En d’autres termes, il peut y avoir confusion
entre l’acteur social comme unité de
description et comme unité d’analyse.
Alors, étudier les pratiques banales,
quotidiennes (ce qui ne veut pas dire qu’il
faut oublier le festif, l’exceptionnel, le
« spécial », qui font écho et miroir face au
banal, au quotidien), c’est apporter un
regard différent sur nos sociétés
contemporaines (Desjeux, Garabuau, 1997) :
- Etudier la consommation, c’est se placer
sur un champ en développement et peu
homogène
5
, en montrant les intérêts de cette
focale thématique, ainsi que ses limites et
ses critiques (l’anticonsommation est elle-
même une consommation).
- Etudier la consommation à une échelle
microsociale, ce n’est pas nier les structures
sociales, mais chercher à comprendre la part
active des acteurs sociaux, dans la relation
structurelle appropriation/contraintes qui
les lient à leur consommation (de Certeau,
1990). En effet, l’œil anthropologique sur la
consommation permet de dépasser l’analyse
en terme d’aliénation (sans la nier) et de
considérer les processus d’appropriations et
de « créations familiales » (Segalen, Le Wita,
1993), dans le cadre domestique. En effet, la
méthode choisie pour appréhender la
consommation est une microsociologie,
5
A ce sujet, voir Laburthe-Tolra Philippe, Warnier
Jean-Pierre, 1993, qui expliquent que les recherches
sur la consommation se sont particulièrement
développées parallèlement au développement de la
« consommation de masse », après la Deuxième
Guerre Mondiale (pendant les trente Glorieuses).
Historiquement, les recherches auraient d’abord porté
sur la distribution (négoce, marchands, etc.), puis sur
la production (au moment de la Révolution
Industrielle). Notons tout de même que les premières
analyses de la consommation (qui ne s’appelaient pas
encore toujours comme cela) portaient sur la
consommation « ostentatoire » (Veblen Thorstein,
1978 (1ère ed. 1899), Théorie de la classe de loisirs,
Paris, Gallimard), ou sur le lien entre classes sociales
et modes de consommation (Goblot Edmond, 1925, La
barrière et le niveau, Halbwachs Maurice, 1970 (1ère
ed. 1912), La classe ouvrière et les niveaux de vie,
Paris, Gordon and Breach), ou encore sur le lien entre
« civilisation » et culture matérielle (Elias Norbert,
1976 (1ère éd. allde 1939), La civilisation des mœurs,
Paris, Pocket).
compréhensive, inductive, favorisant
l’observation des pratiques et des
interactions, et le développement du
point de vue des acteurs.
- Etudier les pratiques et les
représentations sociales de la
consommation, c’est être au croisement
de différents thèmes de la sociologie et
de l’anthropologie
6
, comme la famille
7
(relations conjugales, relations parents-
enfants, évolutions des valeurs, etc.), les
pratiques culturelles et de loisirs, l’espace
(l’univers domestique, l’habitat, l’urbain,
la mobilité, les transports, les territoires,
etc.), les réseaux sociaux, la religion, la
symbolique, et même le travail
8
. C’est
aussi avoir une vision dynamique de ces
pratiques, en montrant les
apprentissages, transmissions, évolutions
de comportements.
- Analyser les relations sociales autour
de la consommation, c’est non seulement
chercher les liens sociaux (le don,
l’échange, les réseaux, etc.), mais
également les rapports de pouvoir, les
stratégies, les ressources, les inégalités,
les différenciations sociales.
- Analyser les mécanismes sociaux
sous-jacents, c’est comprendre la place
des acteurs sociaux dans la société, et la
manière dont ils s’inscrivent dans les
différents groupes sociaux qui la
constituent. C’est montrer à la fois les
structures, les permanences, et les
évolutions, les dynamiques sociales qui
sont à l’œuvre dans nos sociétés
contemporaines.
6
Cette « mixité » d’approche permet une richesse
des questionnements, une déconstruction des
notions utilisées par les différentes disciplines,
pour reconstruire des « outils » méthodologiques
et théoriques en cohérence avec un certain regard,
qui se situe au niveau des interactions sociales,
des acteurs sociaux.
7
On trouve ainsi de nombreux « indices » de
consommation dans les recherches sur la famille,
sans que ce thème soit développé en tant que tel.
Voir Singly (de), 1987 et Singly (de), 2000 (dir).
8
Par exemple, Anne Monjaret (1997, 1996) montre
la non rupture entre sphère professionnelle et
sphère privée.
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