gestaltisme

publicité
GESTALTISME
Le gestaltisme ou théorie de la forme, souvent désigné, dans les milieux spécialisés,
par le vocable allemand Gestalttheorie, est un des systèmes psychologiques qui ont connu la
plus grande popularité depuis les origines de la psychologie scientifique. Les raisons de ce
succès sont multiples. Comme pour la psychanalyse et la théorie du conditionnement, la
fortune de cette école est due principalement, semble-t-il, au fait qu’elle a énoncé et diffusé des
concepts assez clairs à première vue, pouvant être compris superficiellement par l’homme de
culture moyenne et n’exigeant, sur le plan du raisonnement, qu’un minimum d’information
technique. L’approfondissement sérieux du système exige toutefois des connaissances
théoriques, expérimentales et historiques qui dépassent largement le niveau de l’information
courante. Les théoriciens du gestaltisme ont utilisé dans leurs manuels et traités des exemples
cent fois répétés, tirés du domaine de la perception visuelle. Les figures caractéristiques sur
lesquelles ils fondaient leurs analyses appartenaient pour la plupart au domaine des illusions
optico-géométriques et ne permettaient guère, en raison de leur évidence apparente, de saisir
les implications fondamentales d’un système qui, né des enseignements de l’école de Graz,
devait supplanter la théorie élémentariste du contenu de conscience.
Cependant, malgré son opposition victorieuse à l’école de Leipzig, la théorie de la
forme n’a pas réussi à se dégager du physicisme causal de la première psychologie scientifique.
Orientée à l’origine vers une étude authentique de l’organisation phénoménale des perceptions
sous l’influence des précurseurs de la phénoménologie, elle s’est trop souvent satisfaite dans la
suite d’appliquer la méthodologie psychophysique à l’analyse des ensembles complexes. Partie
d’une analyse descriptive soulignant fortement le caractère sui generis
des
ensembles
à
propos des formes et des mouvements, et montrant souvent avec élégance l’impossibilité de
réduire ceux-là à des agrégats associatifs de sensations élémentaires, elle a progressivement
évolué vers une théorie généralisée qui n’a pas trouvé de confirmation décisive dans la neurophysiologie.
1
Cependant, en dépit de ses insuffisances épistémologiques, le gestaltisme a dominé la
psychologie expérimentale jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et a manifesté une vigueur
créatrice étonnante. Son influence a été profonde dans l’étude du comportement animal, depuis
les travaux remarquables de W. Köhler sur l’intelligence des singes supérieurs. De même,
l’étude éthologique des stimuli-signes a trouvé son principe directeur dans l’analyse gestaltiste
des structures perceptives. Enfin, les théoriciens de l’art et de l’architecture se sont souvent
inspirés de la Gestaltpsychologie et ont cru découvrir dans celle-ci le fondement d’une
esthétique nouvelle. Le gestaltisme apparaît en définitive comme une phénoménologie
expérimentale, qui s’intéresse moins à la saisie des essences qu’à la description de phénomènes
combinatoires régionaux en raison de son obédience, suspecte aux yeux de certains, aux
dogmes de la psychologie scientifique.
1. Les précurseurs
En 1830, le physicien belge Joseph Plateau construisit un dispositif qu’il destinait à
l’étude des lois de la vision. Cet appareil, appelé «phénakistiscope», était constitué de deux
disques parallèles. L’un, divisé en secteurs, portait les images successives d’un personnage en
mouvement; l’autre, percé de fentes radiales, permettait de voir le personnage exécuter de
façon continue les mouvements représentés, si l’on imprimait une rotation au dispositif. Vers la
même époque, le Viennois Stampfer imagina un appareil similaire qu’il baptisa «stroboscope».
Plateau et Stampfer avaient découvert la possibilité de produire un mouvement apparent, c’està-dire un procédé procurant une impression continue de mouvement à partir de la combinaison
temporelle d’images immobiles. Cette découverte ne fut pas seulement à l’origine de
l’invention capitale du cinématographe par les frères Lumière et des multiples travaux sur
l’analyse des mouvements qui lui succédèrent. Elle devait inaugurer, à long terme, l’un des
chapitres les plus importants de la psychologie des perceptions. En 1912, Max Wertheimer
publia ses Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung (Études expérimentales sur
la perception du mouvement ), dans lesquelles il exposait les résultats de recherches
minutieuses sur l’effet stroboscopique. Sur le plan technique, le mérite principal de
Wertheimer fut d’utiliser des systèmes de stimulation simplifiés (deux segments de droite, par
exemple) permettant une analyse détaillée des conditions spatio-temporelles du phénomène.
Sur le plan théorique, ses recherches constituèrent le point de départ expérimental décisif de la
Gestalttheorie. Pour comprendre la portée de ses travaux, il est indispensable de situer ceux-ci
2
par rapport aux développements de la psychologie allemande au cours des quatre dernières
décennies du XIXe siècle.
Un double courant originel: Wilhelm Wundt et Franz Brentano
La psychologie moderne, à ses origines, est représentée par deux noms de première
importance: Wilhelm Wundt (1832-1920) et Franz Brentano (1838-1917). Wundt est le
fondateur de la psychologie expérimentale, qui s’assigne alors pour tâche de reconstruire
scientifiquement la conscience en tentant d’appliquer les méthodes physiologiques de l’époque
aux «éléments» qu’elle suppose pouvoir différencier par l’introspection. Elle représente un
essai de synthèse fondé sur l’analyse associative des contenus de conscience. Wundt la
présente pour ces raisons comme une psychologie physiologique et entend lui conférer une
rigueur comparable à celle des sciences de la nature. Brentano est le promoteur de la
«psychologie de l’acte». Selon lui, les phénomènes psychiques eux-mêmes doivent être conçus
comme des actes: le contenu n’est jamais immanent à lui-même et n’acquiert de consistance
que par l’intentionnalité de l’acte même. La couleur ou la forme d’un objet, par exemple, ne
possèdent pas d’existence propre dans l’acte perceptif; elles ne sont présentes à la conscience
que par une référence d’intentionnalité. Il n’est pas possible de concevoir un acte qui ne soit
pas dirigé vers un objet. Tout phénomène psychique se définit donc comme un acte caractérisé
par une référence extrinsèque à un objet. Un phénomène physique, par contre, est
intrinsèquement complet, vu qu’il ne suppose, pour être défini en soi, aucune référence
intentionnelle à un autre objet.
Ces deux orientations fondamentales de la psychologie détermineront deux
problématiques très différentes qui influenceront ultérieurement les développements de la
psychologie actuelle. La tendance purement scientifique de Wundt est à l’origine de la
psychologie de laboratoire, qui trouve également ses fondements dans la psychophysique de
Fechner dont l’œuvre essentielle, Elemente der Psychophysik (Éléments de psychophysique),
paraît en 1860. La psychologie de Brentano inaugure le mouvement phénoménologique, dont
le théoricien et véritable fondateur sera Edmund Husserl. Elle a, en outre, déterminé le
développement d’un groupe moins connu, celui de l’école autrichienne, dont les principaux
représentants appartiennent à un cercle généralement désigné sous le nom d’école de Graz :
Christian von Ehrenfels (1859-1932), Alexius Meinong (1853-1920), Stefan Witasek (18701915) et Vittorio Benussi (1878-1927). Il convient d’ajouter à cette liste les noms d’Ernst
Mach (1838-1916) et de Carl Stumpf (1848-1936). Edmund Husserl (1859-1938) se rattache
3
indirectement à ce groupe par les recherches qu’il effectue sous la direction de Stumpf. C’est
seulement à partir de la publication de ses Logische Untersuchungen (Recherches logiques,
1901) qu’il s’écarte résolument de la psychologie pour s’orienter vers la phénoménologie
transcendantale.
Science et phénoménologie
La contribution de l’école autrichienne a porté principalement sur les phénomènes de
la perception, qui y sont abordés selon une méthode rompant avec les principes de l’école
élémentariste. En écartant toute idée de réduire ces phénomènes à des agrégats de sensations et
en refusant les perspectives associationnistes, l’école autrichienne, on le voit dès maintenant,
aura fait beaucoup pour dégager la perception de la conscience-contenu et pour l’amener à
l’ordre propre de la phénoménalité. Ce changement de perspective était d’ailleurs préparé par
les enseignements de la psychologie de Brentano: si l’acte intentionnel de la conscience prend
le pas sur l’analyse de la conscience considérée comme objet d’investigation, il n’est pas
étonnant que se développe par la suite une approche phénoménologique. Cette approche prit
d’abord une allure expérimentale chez Carl Stumpf et rejoignit ensuite, avec Husserl, le
domaine de l’épistémologie fondamentale et de la réflexion transcendantale. Qu’on aborde la
perception par le biais des qualités formelles, comme Ehrenfels, ou sous l’angle du caractère
constitutif de la subjectivité, comme Husserl, il s’agit toujours de traiter les phénomènes pour
eux-mêmes. Dans cette perspective, l’école autrichienne représente la transition entre
l’élémentarisme et la Gestalttheorie, et cette dernière fait à son tour la transition entre la
phénoménologie expérimentale de Stumpf et la phénoménologie transcendantale de Husserl.
De toute façon, le divorce entre l’intériorité et l’extériorité inauguré par Descartes et confirmé
par la psychologie de Wundt trouve sa résolution dans l’instauration d’une psychologie
nouvelle, qui abandonne les phénomènes supposés de la conscience immanente pour les
phénomènes tels qu’ils se présentent dans l’expérience vécue des objets. C’est en ce sens que
la pensée phénoménologique abolit la dichotomie objectif-subjectif.
Wundt avait publié la première partie de sa Physiologische Psychologie (Psychologie
physiologique ) en 1873. La seconde partie est éditée en 1874, de même que la Psychologie
vom empirischen Standpunkt (Psychologie du point de vue empirique) de Brentano. L’année
1874 est donc décisive pour l’avenir de la psychologie: elle voit paraître deux œuvres
fondamentales qui font l’une et l’autre une place importante à l’expérience, en des sens très
différents toutefois. Pour Wundt, la seule psychologie scientifique est expérimentale, selon la
4
signification que la physiologie donne à ce terme. Pour Brentano, le mot empirique désigne
avant tout une réaction contre le dogmatisme et une volonté d’organiser la psychologie en
dehors des options philosophiques. Néanmoins, il n’indique nullement que son auteur entende
engager la science nouvelle dans la voie de la seule expérimentation de laboratoire. Brentano
tend à organiser tout son système autour du concept d’acte, et, en refusant d’accorder à
l’expérimentation une importance décisive, il sera amené à traiter de l’expérience sur un mode
déductif. L’œuvre de Wundt est celle d’un psychologue épris de physiologie; celle de Brentano
traduit les aspirations d’un philosophe épris d’expérience.
2. Les théories de l’école de Graz
Les conceptions défendues par l’école autrichienne sont des théories de transition. De
Wundt et de l’école de Leipzig, elle hérite la théorie des sensations et du contenu de
conscience. Cependant, sa tendance générale se comprend avant tout par référence à l’œuvre de
Brentano.
Ernst Mach: les formes temporelles et spatiales
Ernst Mach et Christian von Ehrenfels représentent le lien essentiel entre la
psychologie de la sensation et celle qui procède de l’école autrichienne. Mach publie en 1886
son œuvre capitale Die Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des Physischen zum
Psychischen (L’Analyse des sensations et la relation du physique au psychique) et en 1905
Erkenntnis und Irrtum (La Connaissance et l’erreur), qui développe les thèmes
épistémologiques abordés dans le premier ouvrage.
Mach, qui contribuera au développement du positivisme logique (Carnap, Feigl),
élargit le concept de sensation en lui conférant, à partir des théories développées dans
L’Analyse, une signification à la fois plus radicale et plus extensive. Les sensations constituent
pour lui le donné premier de toute science; elles constituent donc le point de départ de la
physique autant que de la psychologie. L’apport décisif de Mach a été d’intégrer l’espace et le
temps à l’ordre même de la sensation. C’est ce qui amènera Külpe à ajouter aux attributs que
l’école élémentariste reconnaissait à cette dernière (la qualité et l’intensité) ceux d’espace et de
temps. En ce sens, l’œuvre de Mach couronne et complète l’œuvre des élémentaristes. On peut
modifier la couleur et la grandeur d’un cercle sans changer son caractère circulaire: la forme
est donc indépendante de la qualité. De même, on peut transposer une mélodie sans altérer sa
forme temporelle. Comme tout est réductible à des sensations, il est légitime d’admettre
5
l’existence de sensations de formes temporelles (Zeitempfindungen, Zeitgestalten) et de
sensations de formes spatiales (Raumempfindungen, Raumgestalten).
Christian von Ehrenfels et les qualités formelles
En insistant sur l’indépendance de la forme à l’égard de la qualité, Mach ne fit pas
seulement passer dans l’ordre de l’expérience les catégories kantiennes du temps et de
l’espace, mais il annonçait également la théorie de la forme qui devait reconnaître pleinement
le statut phénoménal de l’extension et de la durée. L’idée des Gestaltqualitäten ou qualités
formelles élaborée par Ehrenfels est très proche du concept de forme tel qu’il sera développé
dans la suite par la Gestalttheorie. La pensée d’Ehrenfels, qui reste partiellement fidèle à
l’élémentarisme, dépasse toutefois celui-ci en insistant sur le caractère sui generis de la qualité
formelle par rapport aux données sensorielles qui lui servent de support.
Si l’on considère un carré, par exemple, on observe que les éléments analytiques
ultimes auxquels on peut le réduire au niveau de l’activité sensorielle sont les quatre droites qui
définissent son périmètre. Telles sont, pour Ehrenfels, les sensations qui sous-tendent la
perception du carré et qu’il appelle les Fundamente. L’ensemble des Fundamente constitue la
Grundlage (fond) de la perception. Lorsque celle-ci est constituée, apparaît le caractère propre
du carré, lequel est saisi d’emblée comme quelque chose de nouveau par rapport à la
Grundlage : c’est la qualité formelle.
Ehrenfels distingue des qualités formelles temporelles et d’autres qui sont non
temporelles, ces dernières groupant les qualités formelles spatiales, la perception du
mouvement, les fusions tonales, etc. La qualité formelle temporelle est particulièrement bien
mise en évidence dans l’analyse de la mélodie. Quand on transpose celle-ci dans toute une
série de tons différents, son caractère propre ne s’en trouve nullement altéré, ce qui montre une
fois de plus que la qualité formelle émerge de la Grundlage avec une autonomie indubitable.
Ehrenfels, d’ailleurs, utilise pour établir l’existence d’une telle autonomie un exemple invoqué
par Mach pour établir l’existence des Zeitgestalten. La qualité formelle est donc liée à
l’organisation des Fundamente, mais reste différente et indépendante de ces éléments.
Cependant, Ehrenfels ne postule pas la nécessité absolue d’une activité mentale pour
qu’apparaisse une Gestaltqualität; à son avis, la simple coexistence ou la simple succession des
sensations suffit à produire un tel résultat. De plus, leur organisation en une qualité formelle
n’entraîne pour elles aucune modification. Ainsi donc, bien que le concept de Gestaltqualität
préfigure celui de Gestalt, avec ses connotations ultérieures, Ehrenfels ne lui attribue pas les
6
caractéristiques de la forme telles qu’elles seront décrites par les représentants de la
Gestalttheorie. Les relations des parties au tout ne sont pas annoncées par les relations
Fundamente à la qualité. Influencé par Mach qui affirme la primauté absolue des sensations,
Ehrenfels soutient que les qualités formelles appartiennent au domaine sensoriel, tout en
soulignant qu’elles sont d’un ordre supérieur à celui des données élémentaires du substrat.
Alexius Meinong développera ces conceptions avec des préoccupations fort
semblables. Toutefois, si les idées restent souvent les mêmes, le vocabulaire diffère et
l’orientation des analyses se modifie. Meinong est avant tout un philosophe et ses écrits font
une large place aux problèmes logiques et épistémologiques. Il remplacera l’expression de
qualités formelles qu’il estime inadéquate par celle de contenus fondés (fundierte Inhalte),
lesquels proviennent de contenus partiels différents s’unissant dans ce qu’il appelle la
fondation ou la consolidation. Le point de départ des contenus fondés sont les fundierende
Inhalte (contenus fondants), qui correspondent aux Fundamente d’Ehrenfels. L’ensemble des
fundierende et fundierte Inhalte constitue ce que Meinong appelle les Komplexionen. Les
complexes réels correspondent aux perceptions et les complexes idéaux aux conceptions.
La phénoménologie de Carl Stumpf
Carl Stumpf propose d’appliquer la dénomination de phénoménologie à l’étude des
phénomènes physiques tels que les psychologues les appréhendent par le biais des sensations.
L’origine de la Tonpsychologie (2 vol., 1883-1890) se trouve dans les intérêts musicaux de
Stumpf; c’est une œuvre expérimentale, mais son orientation est phénoménologique. Aussi son
auteur fonde-t-il une science nouvelle, la «phénoménologie expérimentale», qui, selon H.
Spiegelberg (1960), peut être caractérisée de la manière suivante:
–
L’objet de la phénoménologie est constitué par des phénomènes primaires et par
des phénomènes secondaires. Les phénomènes (Erscheinungen) sont les correspondants
objectifs des actes de Brentano. Ces actes, Stumpf les appelle les fonctions psychiques.
Contrairement à Brentano, il estime que les phénomènes possèdent une existence autonome.
Les phénomènes primaires sont les contenus de notre expérience sensorielle immédiate; les
phénomènes secondaires sont les images présentes dans la mémoire.
–
Les phénomènes n’incluent pas les contenus formés par l’activité mentale. Ces
derniers (qu’il y a lieu de rapprocher des complexes idéaux de Meinong) font l’objet d’une
7
discipline spéciale, l’eidologie. La phénoménologie ne s’applique pas non plus aux relations
entre ces contenus, qui sont étudiées par la logologie ou science des relations.
–
La
phénoménologie
est
une
science
neutre
ou
une
pré-science
(Vorwissenschaft), qui doit établir le fondement des sciences de la nature et des sciences
humaines. Elle n’exclut pas les analyses causales ultérieures des sciences proprement dites,
mais se borne à les préparer.
–
La phénoménologie est la première des trois sciences préparatoires. Elle est
prioritaire par rapport à l’eidologie et à la logologie.
–
La phénoménologie est une science qui ne refuse a priori aucun mode
d’approche. Elle recourt, par exemple, à la méthode expérimentale, en vertu d’une
méthodologie élargie qui apparaît particulièrement dans la Tonpsychologie. Ainsi, dans son
étude de la consonance des sons musicaux, Stumpf procède simultanément en expérimentateur
qui contrôle rigoureusement les stimuli acoustiques et en phénoménologue qui précise les
conditions d’audibilité des sons partiels en fonction de l’attention ou de l’expérience subjective
antérieure.
La phénoménologie de Stumpf diffère essentiellement de celle de Husserl en ce
qu’elle ne comporte pas de «réduction», c’est-à-dire de mise entre parenthèses du donné
naturel en vue d’accéder au transcendantal. Cependant, cette différence capitale mise à part, les
deux théories se rejoignent sur plusieurs points: l’une et l’autre entendent partir d’une
description des phénomènes immédiats pour arriver à un résultat dépassant la simple
généralisation empirique et s’orientent vers une étude des structures essentielles des
phénomènes; de plus, elles établissent une distinction fondamentale entre les structures
logiques et les actes psychologiques.
3. Le concept d’ensemble chez Edmund Husserl
Il faut souligner enfin la contribution de Husserl lui-même à l’élaboration du concept
de forme. Sa réflexion part de l’idée que le concept de nombre a pour origine celui de
multiplicité. Du point de vue psychologique, la multiplicité résulte de ce que Husserl appelle
une association collective. Dans sa dissertation doctorale Über den Begriff der Zahl (Le
Concept de nombre, 1887), il écrit à ce sujet: «La totalité apparaît lorsqu’un intérêt unitaire et,
dans celui-ci et avec celui-ci, une observation unitaire, soulignent et comprennent pour eux-
8
mêmes différents contenus. L’association collective ne peut être observée qu’à travers une
réflexion portant sur l’acte psychique par lequel la totalité est réalisée.» Sans doute, comme le
soulignent certains auteurs et particulièrement Osborn (1949), Husserl s’intéresse avant tout,
dès cette époque, à l’essence de la logique et cette tendance n’est que la transposition
philosophique de ses intérêts mathématiques originaires. Mais, même si le point de vue
psychologique proprement dit reste secondaire, on voit clairement, à la lumière du texte
précité, que le concept d’ensemble apparaît chez lui à l’occasion de l’analyse du nombre; et
l’insistance avec laquelle il souligne le caractère unitaire de l’ensemble associatif indique déjà
le
concept
de
totalité
figurale
tel
qu’il
apparaîtra
dans
la
Philosophie
der
Arithmetik (Philosophie de l’arithmétique, 1891). Quant à la réflexion sur la genèse de
l’ensemble, elle est nettement inspirée par l’orientation propre des enseignements de Stumpf et
se range sous la rubrique de ce qu’il appelait l’eidologie, c’est-à-dire la science qui traite des
formes de l’activité mentale. Envisageant l’intervention des processus symboliques dans la
perception des ensembles numériques, Husserl remarque que ceux-ci s’imposent dès que le
dénombrement devient impossible. Cette limite est atteinte à partir d’une dizaine d’objets. Audelà, c’est l’unité figurale de la totalité qui est perçue. Or celle-ci n’est pas réductible à la
somme de ses parties constitutives, lesquelles fusionnent de manière à donner naissance au
caractère figural.
Husserl ne se limite pas à l’analyse des ensembles symboliques, il envisage
également les structurations visuelles et très précisément celles qui opèrent une délimitation
des objets dans le champ visuel. Ainsi donc, par sa Philosophie der Arithmetik, il apparaît sans
conteste comme un des fondateurs théoriques du concept de Gestalt. Le terme vient à plusieurs
reprises sous sa plume, de même que celui de Configuration, utilisé en particulier contre la
conception additive de l’ensemble associatif. Ces termes font suite à celui de figural
Moment que Husserl emploie fréquemment dans des passages antérieurs et à divers autres
endroits du même chapitre; cependant, cette dernière expression a un sens plus large que la
Gestalt entendue selon la signification ordinaire de forme matérielle, ce qui peut faire naître un
doute quant à l’emploi par l’auteur du terme Gestalt tel que le conçoit la théorie de la forme. Il
est patent que Husserl parle de préférence de figural Moment, de figural Charakter et surtout
de Configuration. Ce dernier vocable, utilisé à propos des délimitations d’objets visuels, est
sans doute le terme husserlien qui se rapproche le plus de la Gestalt prise dans son sens
psychologique classique. Husserl signale également le caractère configurationnel qui se
9
manifeste dans la perception du mouvement: il parle, à ce propos, de caractère quasi qualitatif
et met en évidence ce que la psychologie de la forme appellera le principe du sort commun.
4. Principes et portée de la Gestalttheorie
Dans les théories de l’école de Graz, les analyses qui annoncent la notion de forme
visaient à mettre en évidence une superstructure mentale qui viendrait accomplir les
potentialités des éléments sensoriels constitutifs. La Gestalttheorie franchit un pas décisif
lorsqu’elle affirme, à l’encontre de cette distinction, que la forme elle-même est perçue
immédiatement. La forme n’est donc pas une production de l’activité cognitive; elle n’est ni la
compréhension d’une relation entre les éléments sensoriels, ni l’émergence d’une
représentation. Reprenant un exemple classique tiré de la Tonpsychologie de Stumpf, D. Katz
souligne que l’analyse des multiples relations existant entre les constituants sensoriels d’un son
complexe diffère fondamentalement de la perception immédiate de celui-ci. «Le son, écrit-il,
est immédiatement présent et s’offre à l’auditeur. Mais on ne peut pas en dire autant des
relations entre les notes; celles-ci doivent être recherchées. De toute évidence, la forme sonore
ne saurait être identique à la compréhension de la position relative de ses notes constitutives.»
En bref, la Gestalttheorie rejette les implications analytiques de l’acte brentanien pour se
centrer sur l’expérience perceptive considérée comme un ensemble incluant dans son
organisation même la totalité de l’expérience subjective. Elle se présente donc comme une
psychologie générale, distincte aussi bien de l’élémentarisme résiduel de l’école autrichienne
que de la phénoménologie husserlienne. Cette situation historique intermédiaire explique que
la Gestalttheorie soit restée un empirisme et se soit principalement développée dans la direction
de la psychologie expérimentale. Outre les recherches fondamentales de M. Wertheimer (1912)
sur le mouvement stroboscopique, il faut rappeler, parmi les œuvres fondatrices, les recherches
de W. Köhler sur l’intelligence des singes supérieurs (1921). De même que Wertheimer voit
dans le mouvement apparent un phénomène clé capable de mettre en évidence l’indépendance
des formes par rapport au substrat sensoriel, Köhler interprète l’«apprentissage brusque»
comme la preuve de l’émergence de structures non associatives dans la solution des situations
problèmes. Une longue série de recherches expérimentales constituant une tradition d’école
étendra progressivement le concept de forme, comme principe explicatif, à tous les types de
comportement, de la simple perception aux opérations mentales supérieures (cf. M.
Wertheimer, Productive Thinking, La Pensée créatrice, 1943). Cependant, c’est au domaine
perceptif que sont empruntées la majorité des démonstrations classiques sur les formes; elles
10
reposent en général sur une analyse descriptive des attributs phénoménaux des structures
visuelles, qui se réfère lointainement à la phénoménologie expérimentale de Stumpf.
Les lois de la structuration perceptive
Le principe essentiel de la Gestalttheorie est celui de la structuration phénoménale,
selon lequel tout champ perceptif se différencie en un fond et en une forme. L’analyse
descriptive d’un champ structuré permet de dégager les lois suivantes:
–
La forme est nettement distincte du fond.
–
La forme est close et structurée. C’est à elle que le contour semble appartenir.
–
Son émergence dépend des caractères objectifs de structuration (relations
géométriques, relations de contraste, etc.).
–
Son émergence dépend également de facteurs subjectifs (fixation, attention,
–
Le résultat phénoménal dépend de l’action convergente des facteurs objectifs et
etc.).
des facteurs subjectifs, les premiers pouvant dominer les seconds et réciproquement.
–
L’ensemble détermine les caractéristiques phénoménales des parties et
réciproquement.
–
La forme ou figure résiste mieux au changement que le fond. Le seuil
différentiel de luminance de la figure est en effet plus élevé.
–
Le fond possède toutes les caractéristiques inverses de la figure: il paraît situé à
l’arrière-plan du champ, ne possède pas de contour défini et résiste faiblement au changement.
En résumé, la partie du champ qui est vue comme forme est celle qui est délimitée
phénoménalement par un contour précis et retient l’attention. On la qualifie de «forme» non
pas en raison de sa disposition géométrique, mais avant tout parce que sa différenciation
perceptive est élevée. C’est cependant en raison de cette différenciation que la géométrie a pu
distinguer des familles caractéristiques de formes linéaires. La Gestalttheorie a toujours
défendu une conception nativiste de la structuration et n’a guère accordé d’attention aux
influences de l’apprentissage. Étant donné les choix culturels qui, dans la civilisation
occidentale au moins, déterminent chez l’enfant une ségrégation précoce des formes
11
privilégiées, il n’est guère possible d’établir avec certitude la part respective du constitutionnel
et de l’acquis dans les phénomènes courants de structuration. L’analyse d’ensembles qui sont
appris comme tels, à l’instar des lettres de l’alphabet par exemple, permet toutefois de saisir
certains aspects de l’organisation formelle tels que la dominance de l’ensemble sur les parties.
Ainsi, comme le remarque Katz, les lettres P et D ne sont jamais perçues dans la lettre R bien
qu’elles y soient incluses comme constituants partiels. Les illusions d’optique, et
particulièrement les figures réversibles, ont fourni aux gestaltistes une mine inépuisable
d’exemples sur l’action combinée des différents facteurs de structuration. Les figures ambiguës
ont été sans cesse utilisées dans le même but. Il est possible de développer à partir de ces faits
une théorie générale de l’objet visuel et de relever les altérations de la forme qui résultent de
l’intervention de la signification fonctionnelle.
En conclusion, les formes qui se dégagent de façon élective dans un contexte
particulier constituent un résultat adaptatif optimal. On parlera à leur sujet de «bonnes formes»
ou de «formes prégnantes». La prégnance est considérée par les gestaltistes comme
l’expression des capacités autorégulatrices de l’organisme; elle intervient, selon eux, dans tous
les processus qui régissent les relations entre l’organisme et le milieu. Cette conception,
particulièrement développée par Köhler (1933) et par K. Goldstein (1934), a été opposée par
les théoriciens de la forme aux explications mécanistes de l’organisme. Tandis que celles-ci
prônent un modèle ponctuel fondé sur l’excitation locale et le réflexe, la théorie du champ
aborde l’organisme comme un ensemble et étend cette interprétation aux fonctions
physiologiques, et en particulier à l’intégration cérébrale.
À la suite des difficultés rencontrées par Wertheimer dans la recherche d’une
explication physiologique du mouvement apparent, Köhler développa en 1920 sa théorie de
l’isomorphisme. Celle-ci constitue une généralisation de la Gestalttheorie à la totalité des
phénomènes, y compris les phénomènes physiques. Köhler justifie principalement cette
extension conceptuelle en soulignant le fait que, dans la distribution du courant électrique dans
un conducteur, par exemple, toute modification locale de la quantité d’électricité affecte
l’équilibre de l’ensemble du système et réciproquement. La même constatation peut être faite
mutatis mutandis à propos des autres systèmes physiques. On aurait donc affaire, ici encore, à
des interactions entre le tout et les parties, régies par les lois qui gouvernent l’établissement et
les transformations des formes.
12
Limites épistémologiques du gestaltisme
Dans sa formulation restreinte et technique, la psychologie de la forme doit son
origine aux difficultés théoriques de l’atomisme mental et à l’impuissance de l’école de Graz à
intégrer véritablement les actes et les contenus. Toutefois, ce point de départ limité ne l’a pas
empêchée de s’élargir, peu avant la Seconde Guerre mondiale, en un système général qui
prétend constituer une anthropologie philosophique, voire une épistémologie universelle. Peutêtre faut-il voir là la conséquence inéluctable du développement de son concept de base. Par sa
nature même, la notion d’ensemble ne peut se voir assigner de limites, étant donné que
l’intégration de phénomènes partiels débouche sur des totalités qui restent elles-mêmes
partielles par référence à des totalités plus englobantes. Un tel mouvement ne peut atteindre
son terme théorique que dans une totalité qui coïnciderait avec l’ensemble des organisations
partielles. Or la généralisation théorique expose très vite à des déductions qui dépassent la
portée, forcément restreinte, des données de l’observation. Ce danger a été d’autant plus grand,
dans le cas de la Gestalttheorie, que les résultats expérimentaux se réduisaient la plupart du
temps à des analyses sujettes à caution, du fait qu’elles tendaient à la description
phénoménologique par le biais des procédures psychophysiques.
Les enseignements du gestaltisme auront permis surtout de démasquer les
insuffisances de l’atomisme mental et de l’interprétation mécaniste des phénomènes
psychiques. Le mérite de l’école est aussi d’avoir étudié, avec une rare minutie, un nombre
considérable d’effets phénoménaux qui constituent une systématique précieuse des
perceptions. Ce faisant l’école gestaltiste a contribué à centrer l’intérêt des chercheurs sur des
questions d’ordre résolument psychologique. Cependant, l’affirmation du caractère sui generis
du phénoménal n’a pas amené la Gestalttheorie à une reconnaissance plénière de la
transcendance des comportements; elle a au contraire combattu celle-ci en l’interprétant
comme une rémanence philosophique, sans voir que le traitement objectif des organisations
phénoménales la condamnait à retomber dans les pièges du physicisme, même au prix du
renversement de l’isomorphisme. Ce dernier vient, en effet, converger a posteriori avec les
tentatives a priori, actuellement dépassées, d’une psychologie scientifique intégrale.
Au titre de théorie générale des structures, le gestaltisme apparaît en définitive
comme le substitut de la psychologie phénoménologique, dans laquelle Husserl voyait le
fondement de ce savoir régional particulier que devait être, selon lui, la psychologie empirique.
La doctrine de l’isomorphisme témoigne, en effet, par l’effort épistémologique qu’elle
13
représente, de la nécessité d’une discipline fondatrice et la forme qu’elle a prise correspond en
quelque sorte à l’aboutissement de la phénoménologie expérimentale de Stumpf. En soulignant
le caractère fondateur de la science préparatoire qu’il qualifie de phénoménologie et en
affirmant simultanément que celle-ci n’excluait au départ aucune forme de méthode positive,
Stumpf ouvrait la voie à un retour subreptice aux principes expérimentaux classiques et donc,
d’une façon lointaine, à une forme de réductionnisme plus subtile que celle de l’école de
Leipzig. L’isomorphisme est, par conséquent, un physicisme capable de donner l’illusion de la
transcendance en raison de sa référence à une théorie phénoménologique – celle de Stumpf –
qui n’inclut pas l’exigence de la réduction au sens husserlien. On peut admettre, à la limite,
que le programme épistémologique de Stumpf faisait partiellement droit au principe de la
réduction eidétique husserlienne, du fait qu’il prévoyait une systématique des visées du savoir
psychologique et qu’il distinguait l’ordre de ce savoir, d’une part, et l’articulation des contenus
et des relations, d’autre part. Cependant, l’ordre du savoir reste enraciné dans le naturel, ce qui
l’expose à ne privilégier la subjectivité fondatrice que sur un mode analytico-descriptif dénué
de toute référence ontologique. Les hésitations de W. Köhler au sujet du rôle épistémologique
de la phénoménologie dans la justification du point de vue gestaltiste témoignent à leur façon
de l’ambiguïté de la référence phénoménologique selon que celle-ci est axée sur les principes
de Stumpf ou sur ceux de Husserl. En dépit des tentatives de réconciliation assez timides
formulées par W. Köhler dans The Place of Value in a World of Facts (1938), il est indéniable
que l’isomorphisme vient couronner l’édifice gestaltiste en renonçant à une authentique
phénoménologie de la perception au profit d’une nouvelle traduction physiciste des
phénomènes. L’effort ultime tenté par Köhler et Wallach en vue de découvrir l’explication
physiologique (voire physique) de certaines altérations phénoménales (effets consécutifs
figuraux) dans la réorganisation parallèle des gradients de potentiel cérébraux signe à la fois
l’aboutissement et l’échec de l’hypothèse isomorphiste.
Georges Thinès
14
Téléchargement