PLAZA Pasion de toros Mai/juin 2003 AUTOUR DE LA FERIA Entretien avec Philippe Caubère Philippe Caubère s’est fait connaître du grand public par le film “ Molière “ d’Ariane Mnouchkine. Cette dernière avait d’ailleurs formé le jeune acteur à l’école de son “ théâtre du Soleil “ avant de devenir le personnage clef “ Ariane “ des spectacles de Caubère. Mais les liens les plus fidèles, il les tissera avec les spectateurs tout au long du ” Roman d’un acteur “, série de spectacles autobiographiques, joués triomphalement en solo, qui excèdent toutes les catégories théâtrales et ont consacré Caubère comme un acteur majeur de son temps. C’est un nouveau pari qu’il s’est lancé en choisissant d’adapter, mettre en scène et interpréter le livre d’Alain Moncouquiol “ Recouvre-le de lumière “ C’est dans les arènes de Nîmes qu’il inaugurera son parcours qui se terminera à Arles, selon une trajectoire hommage à Nimeño II, héros du spectacle dans tous les sens du terme. Philippe Caubère a bien voulu accorder un entretien à PLAZA dans son repaire-repère, situé près de la Fare-les-Oliviers, sur une terrasse qui domine une étendue de pins et d’oliviers bornée par l’étang de Berre. L’acteur me conduira jusqu à son “ arène “ personnelle, plate-forme de bois cernée de pins. Il y répète à la musique d’un paso-doble taurin son spectacle avec la minutie obsessionnelle du perfectionniste qu’il est. Le Mistral est son partenaire coriace qui force et renforce la voix du comédien. Le lieu n’est pas sans rappeler l’aire dite du réservoir à Nîmes où s’entraînait le jeune apprenti torero, Christian Montcouquiol avant de devenir Nimeño II. P. En général que viens-tu chercher à la corrida ? Es-tu plus sensible au toro, à l’homme, à la cérémonie ? C. Je ne voudrais pas me faire passer pour un aficionado car je n’y COMPRENDS rien, j’adore ça, j’y vais, je suis analphabète sur le sujet. Je n’ai sur la corrida qu’un jugement très personnel. Comme tous les gens qui n’y comprennent rien, ce que je privilégie, c’est le torero, bien sûr. Il faut déjà être plus avancé pour comprendre que le plus important — peut-être ? — c’est le toro. C’est plus facile — apparemment — de juger la prestation d’un matador que celle d’un toro. La première fois que j’ai vu à Dax une corrida de Miuras, que j’ai vu les matadors plonger derrière les barrières, là, j’ai vu la différence [rires] ! J’avais vu des corridas en 1969, et cela m’avait déplu, même écœuré. Mais la première fois où j’ai eu le sentiment de ce qu’était une corrida, c’était pendant que j’étais au théâtre du Soleil. J’avais alors un avis plutôt méprisant ; c’était une nocturne où toréait Christian et, là, j’ai éprouvé un véritable choc, non pas esthétique, mais une émotion telle que j’avais pu la ressentir en voyant 1789, ou Richard II de Chéreau ou Léo Ferré. Brusquement, j’ai eu envie de pleurer car c’était du vrai spectacle, du vrai théâtre. Comme à cette époque, on travaillait beaucoup sur la comedia dell’arte, sur l’origine du théâtre — c’est toujours fascinant d’aller chercher dans un art la forme primitive, car elle détient le secret de la beauté — j’ai perçu la corrida et je la perçois encore comme une trace du théâtre primitif. On parle beaucoup du Nô, du kabuki, du théâtre oriental. En Europe, les formes anciennes de théâtre n’existent plus, tout le théâtre vient du XVII0, XVIII0, c’est-à-dire du théâtre bourgeois, mais dans la corrida, il y a un vestige encore vivant d’une forme de théâtre ancien, de la tragédie antique. Cela m’a d’autant plus touché que la comedia dell’arte a pour origine l’improvisation, c’est un théâtre où on ignore comment cela va finir ; on connaît les canevas, on a des codes mais on ne sait pas comment cela va se passer ; la corrida c’est cela aussi : elle a des codes, un langage, une grammaire, mais on ne sait comment cela va se terminer, même si on s’en doute, et même on ne sait pas comment cela va se passer. On vient voir l’INIERPRETATION, et l’art de l’interprétation dans la corrida, c’est l’improvisation. En tenant compte des figures de la convention, on vient apprécier comment le matador va circuler là-dedans, ce qu’il va apporter de neuf. La corrida m’est alors apparue comme une forme d’improvisation tragique, ce qui est rare, et cela m’a bouleversé, passionné. Ce sentiment s’est cristallisé autour du personnage de Christian : comme on travaillait beaucoup sur “ Roméo et Juliette “, j’ai reconnu en Christian Mercutio, un elfe qui provoquait la mort et dansait devant elle et qui, à plus ou moins long terme, allait finir par la rencontrer car on se dit toujours “ce toro il va finir par l’attraper “. Là, j’ai commencé à assister aux corridas, à suivre les ferias. J’ai été très touché également par Ojeda, un tout autre style de matador, mature. Quand je le voyais toréer, je me disais j’aimerais un jour jouer comme cela immobile, avec ce calme, cette assurance. P Justement à propos de rapprochement que tu fais entre acteur et matador : Orson Welles, acteur lui-même des tragédies shakespeariennes, a exprimé ce qui le séparait du matador admiré et ami Antonio Ordoñez : “acteur auquel il arrive des choses réelles” : que t’inspire pareille réflexion ? C. Cette analogie soulève aussi d’autres questions, comme celle du risque. Je me suis rendu compte à un moment donné qu’un acteur devait apprendre et pouvait apprendre beaucoup de choses du torero, par rapport au risque réel, à l’espace, à la mise en scène. Par exemple, quand on s’étonne que je ne travaille pas avec un metteur en scène, je pense au matador qui lui aussi n’a pas de metteur en scène. Or une corrida c’est le summum de la mise en scène, et pourtant le matador tout seul, avec en plus un élément incontrôlable, le toro qui est un animal sauvage, parvient à faire une mise en scène. Le matador est face à une histoire vraie, un danger vrai, un animal. Il faudrait qu’un acteur soit dans cet état, se mette dans une situation qui le touche vitalement, mais ce n’est pas souvent le cas. Ce que dit Artaud du théâtre pourrait ainsi s’appliquer à la corrida. P Le théâtre de la “ cruauté “ c’est-à-dire du “ sang répandu “selon l’étymologie ? C. Oui exactement, la cruauté. On pense aussi à Leiris pour qui écrire sa vie (pour moi la jouer), c’est une forme de tauromachie. Quand on est comédien et qu’on a un vrai rapport avec sa vie — pas forcément en racontant sa propre vie —, car on peut raconter sa vie et se Page 1 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce - protéger, donc quand on a un rapport vital avec ce qu’on joue à travers une pièce de Shakespeare ou le récit de sa vie comme je le fais, on s’approche de ce qui est en jeu dans la corrida, sans aller jusqu’à dire que c’est la même chose, bien évidemment Je n’ai pas de toro devant moi ni cette chose effrayante et admirable qui, dans la corrida, est la convention et dans laquelle réside tout son secret. Sur scène, je dois réinventer à chaque fois la convention, c’est ce qui fait que le théâtre c’est plaisant, mais aussi que le théâtre occidental est faible. Inversement, parfois le poids de la convention m’ennuie profondément à la corrida c’est pour cela que — sans être capable de juger la performance — voir Cordobès jouer avec la convention, c’est aussi une jubilation : il s’amuse, il se marre. Cette attitude ne me paraît pas du tout contradictoire avec la corrida. Je me souviens avoir vu toréer El Viti à un âge avancé, avec tout le poids de la convention et, Cordobès, lui, peut interpréter le toreo dans un sens inverse mais non contradictoire. P. La notion d’engagement est au centre de la performance tauromachique qu’elle valide ou invalide : selon toi est-elle pertinente en ce qui concerne le jeu de l’acteur de théâtre ? C. Que ce soit en effet, Bataille, Leiris, Céline et même Proust, tous ont fait preuve d’un engagement de leur vie dans récriture proche de celui du matador. De même Molière jouait sa vie. Il y a une cruauté chez lui qui a été complètement occulté par la culture bourgeoise. Quand on se penche sur Molière, on y perçoit une cruauté invraisemblable. Cet homme de 40 ans (ce qui, à l’époque, était très vieux) vivait avec une jeune femme de 20 ans qui le faisait atrocement souffrir et le soir il jouait ça avec elle : on n’oserait pas jouer ainsi à notre époque. Le summum de l’art de l’acteur c’est l’interprétation, ce n’est pas le fait d’écrire ses pièces, de mettre en scène, c’est de les interpréter. A la limite, il peut jouer un texte mauvais, un texte bien, ce qui reste c’est comment il va jouer : cette dimension-là, l’art d’interpréter, le rapproche du torero, sauf que le torero est jugé selon son interprétation d’une convention, et encore ? Sans avoir vu beaucoup de corridas, je suis capable de reconnaître des passes et donc apprécier sa façon de les exécuter qui fait que tout à coup j’en perçois l’enjeu, la beauté. C’est une illumination “ ah c’est donc cela une naturelle, etc… “, comme au théâtre, quand on va voir par exemple une mise en scène d’Ariane [Mnouchkine], tout à coup on réalise la portée de telle ou telle réplique ou telle scène. On a entendu 15 fois le texte, on s’y est ennuyé quinze fois et d’un seul coup il est joué et mis en scène de telle sorte qu’on en est bouleversé, on le comprend. P. De là l’expression de Leiris “ la tauromachie est un spectacle révélateur... “ C. Exactement. P. N’as-tu pas trouvé une parenté entre la solitude du matador dans l’arène et ta propre condition d’acteur habitué du solo depuis quelques années ? C. Quand on travaillait sur le spectacle d’Ariane “L’âge d’Or “, spectacle où elle est allée le plus loin, le plus profond dans la tentative d’un théâtre inventé par le comédien. En fin de compte les acteurs étaient quand même seuls. Si un des acteurs entre et qu’il n’est pas SEUL, cela ne fonctionnera pas, il faut que chacun soit fort et une scène entre deux personnages ne peut se dérouler que si ces deux entités sont là aussi fortes l’une que l’autre, un peu comme le matador avec le toro. Certains acteurs ont essayé dans ces cas-là d’aider l’autre. Non seulement ils n’y arrivaient pas, mais au contraire, ils se dissolvaient avec lui. On ne peut pas tendre la main aux faibles, il faut être FORT, FORT, FORT, que l’autre s’accroche et devienne fort chacun doit être dans son monde. Ce sont des lois politiquement incorrectes, car ce n’est pas ainsi qu’on nous apprend la république, la démocratie, mais dans ce cas, ce n’est ni démocratique, ni républicain, cela peut être complètement anarchique. Il me semble que ces notions-là se retrouvent dans la corrida. Les deux éléments du combat doivent être forts. Si le toro est faible, je vois que cela ne marche pas, même si parfois le torero va chercher dans le toro à exploiter les failles ? P. On dit dans le jargon d’un toro qu’il ne “ sert pas “… C Voilà, le toro risque de l’enliser. Depuis que je suis seul sur scène, j’observe les corridas, les chanteurs seuls sur scène, Léo Férré, Johnny... Cela me passionne. La solitude dans le spectacle est une notion existentielle. Depuis que je joue des spectacles sur ma vie, je me suis trouvé confronté à quelque chose de spécial que je ne connaissais pas auparavant : la peur. Jouant seul ma vie, j’étais face à des peurs que je ne pouvais pas imaginer, des peurs qui dépassent le trac, des peurs atroces... Après je n’ai plus vu les corridas de la même façon. Pour moi le toro est devenu la concrétisation de la peur ; le matador, est devant cette espèce de chose terrifiante, comme moi devant ma peur. A certains moments, dans mes spectacles, j’ai eu vraiment des peurs de mourir, cela peut paraître absurde. Je sais que ce sont là des peurs incontournables. Peut-être, à la limite, c’est pour affronter cette peur-là que je monte sur scène. Quand on fait du théâtre, il ne faut pas cesser d’avoir peur, sinon c’est mauvais signe. Cela ne veut pas dire qu’il faut pour autant s’inventer des mauvaises peurs. Dans l’art, si tu es là où tu dois être, au bon endroit, c’est obligé que tu aies peur, sinon ce serait trop facile. Le matador a peur du toro, et moi j’ai peur du trou et ce trou il est allégorique… Par exemple quand j’ai peur du trou de mémoire, cette peur augmente au fur et à mesure dans le spectacle, et j’en arrive à avoir tellement peur qu’il suffise que je dise un mot au lieu d’un autre pour que la bulle de savon éclate — ça m’est arrivé — et pour que je sois pris de panique et parfois sois contraint de quitter la scène. P. Comme certains toreros, tel El Gallo. Comme eux je suppose que tu t’entoures toi aussi de rites. C. Ah oui, tout est extrêmement ritualisé chez moi, selon des rites que je me suis constitué depuis vingt ans, que j’ai appris avec Ariane, que j’ai hérités de mon enfance, de jeux, etc. Quand tu joues, tu as besoin d’être extrêmement précis, et quand tu franchis cette peur, tu connais un assouvissement, un allègement… P. Tu es purgé de ta peur. C. Ce sont là des phénomènes primaires, mais c’est une transposition de la sexualité, tu es assouvi, tu as eu un orgasme, la peur. Jouer sert à cela aussi, cela n’est pas très original mais c’est ainsi… P. Tu me parais cumuler les risques celui de tout acteur qui s’engage sur la scène, mais aussi celui qui joue en solo sa propre vie. Ce jeu de soi — comment l’appeler ? — n’est-il pas de même nature que le risque tauromachique Leiris à propos de l’écriture de soi où “ on doit faire entrer ne fût-ce que l’ombre de la corne “. C. Oui, quand je cherchais de la pub’, j’avais trouvé “ Philippe Caubère joue sa vie “ [rires] c’était trop prétentieux ; et pourtant, c’est tout à fait cela, je joue vraiment ma vie. Bien sûr, après tout cela, il y a au contraire le moment Page 2 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce - où tout se calme, où le public rit, et le rire, c’est merveilleux, c’est une pluie qui tombe quand tu crèves de soif. P. Comme dans la corrida, le public est-il partenaire à part entière ? C. Oui, le public te guérit, te donne tout brusquement, quand il rit, il te rassure. C’est bizarre d’ailleurs comme au départ il te paraît hostile, qu’il va te tuer, te faire la peau et puis, au contraire, c’est lui qui te sauve : les olés ! de la corrida ce sont les rires au théâtre comique. Après dans la période où tu es rassuré, tu peux entrer dans la virtuosité, dans d’autres plaisirs. Mais attention, quand tu n’as plus peur, et c’est là que c’est dangereux. P. Le matador aussi est en danger quand il se “ confie trop “… C. Toutefois, dans la tauromachie, il y a le danger concret, réel comme disait donc Orson Welles… C’est très important et c’est ce qui donne l’émotion c’est bouleversant sur le plan théâtral de voir un animal sauvage ainsi affronté, et puis on voit le sang, on voit la souffrance dans la mise à mort. P. Venons-en au spectacle que tu présenteras à Nîmes, l’adaptation du livre d’Alain Montcouquiol “ Recouvre le de lumière “. Tu vas le jouer surtout dans des arènes ? C. Pas que là. Malheureusement, j’aurais souhaité y jouer plus souvent, mais c’est très compliqué à monter. Déjà, sont prévues 5 ou 6 arènes, en dehors des spectacles de plein air, ce qui est déjà merveilleux je commencerai par Nîmes et finirai par Arles, je suis ravi. C’est le parcours initiatique, symbolique [celui de Nimeño II] parfait, puis Vic-Fezensac — mais pas pendant la feria — Béziers, Palavas, peut-être Fréjus et Dax… Il y a une arène où j’aurais voulu avant tout jouer, c’est celle de Céret : tout était monté, mais j’ai dû renoncer et j’en suis inconsolable. Un aficionado d’un club taurin — il y a des imbéciles partout — a tout fait capoter. C’était la première arène où on était entré dans la perspective du spectacle et où nous avions tous éprouvé la même émotion d’abord, on était étonné du décor un peu minable, du style lotissement, puis quand on est entré là-dedans, on a été glacé de peur [rires] car cette arène est à la fois magnifique et terrifiante elle est âpre, nue, c’est le lieu même du drame. Je me suis dit que si on jouait là et que ce soit réussi — car ce peut être une débandade ridicule, pourquoi pas ? —, on aura joué dans le lieu VRAI. P Les arènes sont un lieu sacré, consacré de la mise à mort, mais aussi le lieu de Nimeño, notamment celles de Nîmes : as-tu pris en considération cette dimension du lieu ? C. Jouer dans une arène, en effet, c’est complètement différend du théâtre, même un théâtre en plein air, même la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon, ou les soi-disant “ arènes de théâtre “. Oui, jouer dans les arènes, c’est jouer dans le lieu VRAI. En plus, je vais jouer à même le sable, dans le sang des taureaux tués dans l’après-midi. C’est donc une vraie confrontation car ce qui m’intéressait dans ce projet, c’était d’établir une passerelle entre le théâtre et la corrida essayer d’exprimer ce que moi je ressens depuis des années, c’est-à-dire que la corrida est l’ancêtre du théâtre, ou tout du moins d’un certain théâtre, celui qui me passionne, et pour lequel je me bats et me battrai toute ma vie, le théâtre des poètes et des acteurs, et non pas le théâtre bourgeois du XIX0 ni le théâtre des metteurs en scène-dramaturges staliniens. Vraiment, là, dans cette arène qui est un lieu authentique, il va falloir entrer avec courage, et discernement et ruse [rires]. Il ne va falloir se priver de rien, oui ! J’espère que tout un public qui ne va pas au théâtre, qui ne sait pas qui je suis — au contraire, c’est mieux — viendra voir l’histoire de Christian, mais il va falloir gagner ce pari ; tenir deux heures, tout seul avec en plus de la peur de la mémoire, le souci de retenir l’attention d’un public qui ne connaît peut-être que la télévision, ou les corridas. J’ignore comment cela va se passer, mais en tout cas, l’enjeu n’est pas du tout le même que lorsque je vais jouer au festival de Sarlat où l’enjeu est inverse : ce sera amener un public de théâtre, de sensibilité différente, à entendre un autre message où il y a une rigueur, une cruauté et une morale à laquelle il est peu habitué. Le texte d’Alain, au début quand je l’ai lu, m’a plu mais sans plus. Mais quand je l’ai vraiment lu pour le jouer tout fort, là j’ai entendu des morceaux de texte qui m’ont sidéré et j’ai réalisé qu’il y avait là une vraie réflexion philosophique sur le théâtre dont Alain [Montcouquiol] n’a pas eu conscience. J’avais eu la même révélation en lisant le texte de Paco Ojeda “ La Forge ” [texte du matador paru dans Libération le 18 mai 1988] que j’avais mis en exergue d’un de mes spectacles. En tant que praticien, il m’a touché car il disait des choses que moi je vivais; souvent, quand je lis des textes de gens qui font du théâtre, je me sens un tout autre monde, j’ai l’impression que je ne fais pas le même métier. Or parfois dans quelques mots de Johnny Halliday ou d’Ojeda, je me reconnais immédiatement. Il en est ainsi du texte d’Alain dont au début, je n’avais retenu que l’anecdote, le récit tragique, sans voir la dimension philosophique derrière sa réflexion sur la corrida, leur aventure. J’y ai trouvé un sens de la responsabilité qu’on ne nous apprend absolument pas au théâtre, sauf Ariane et très peu d’autres, tel Chéreau… En tout cas parmi les acteurs, très peu se rendent compte — le théâtre est devenu une mode, quelque chose de facile — à quel point c’est grave de s’avancer devant des gens sur une scène de théâtre. Je ne dis pas que c’est dangereux car le mot peut paraître prétentieux par rapport au torero ou au funambule, à des gens qui risquent leur peau, mais cela reste grave, ce n’est pas innocent. Il faut être mégalomane d’aller sur une scène de théâtre et d’imaginer séduire des gens — ne serait-ce que par rapport aux milliers d’acteurs qui l’ont déjà fait et qui étaient dix fois plus grands que vous, par rapport à ce que c’est de mobiliser une soirée. Maintenant que le théâtre est institutionnalisé, financé, la notion de risque passe à la trappe prendre des risques est même considéré comme réactionnaire… Mais moi j’ai été élevé — oui, élevé tout à fait comme un toro ! — dans une autre idéologie, dans l’idée au contraire que le théâtre c’est sauvage, ce n’est pas culturel… P Le texte d’Alain Montcouquiol relève d’une écriture intime, une écriture du deuil, réparatrice ; quel enjeu cela a-t-il représenté pour toi de le transposer à la scène, de le réinvestir ? L’as-tu retravaillé ou l’as-tu conservé dans son intégralité ? C. Non, j’en dis à peu près la moitié, et j’ai centré évidemment sur les deux frères et donc supprimé toute l’aventure d’Alain en Espagne. Pour moi c’est comme Salieri et Mozart, mais en positif. Salieri et Mozart, c’est l’envie, la jalousie, et là c’est l’amour entre ces deux frères qui porte le livre, dépasse la tauromachie, et reste très romanesque. Plein de gens aux yeux desquels la corrida est une aberration — ils sont nombreux — devraient réaliser que la tauromachie est une chose SERIEUSE — ce n’est pas pour la défendre, que je dis cela, car la corrida n’a pas à être défendue —, ce n’est pas la sardane, quelque chose de folklorique, mais c’est au moins aussi important que le théâtre Nô et même plus, car la corrida est ancrée dans notre culture et profondément liée à ce que nous vivons vraiment. Donc j’ai vu dans ce texte à la fois un côté romanesque et même un mélodrame Page 3 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce - — avec tous les ingrédients du mélodrame qui pourraient en faire un opéra et cette idée ne me déplaît pas du tout — un aspect très humain avec l’amour de ces frères — cela m’a d’autant plu que j’ai des frères, et, en particulier, un petit frère qui a 30 ans, qui a eu une histoire tragique car ma mère est morte quand il avait cinq ans. Ce texte offre une exploration de l’amour fraternel que je n’aurais jamais pensé à mener. Alain devient pour Christian à la fois sa mère, son père qu’il perd au début, et cela forme une histoire d’amour avec des moments où on dirait Roméo et Juliette. Il y a donc un amour profondément romanesque, mystérieux, et cet amour fraternel est au cœur même de la corrida avec tout ce qu’elle amène de cruauté, de splendeur… Alain n’est pas vraiment un acteur de la corrida déjà il vient d’ailleurs, il a été transplanté à Nîmes depuis le Nord où, s’il était resté, il aurait pu jouer au football ou faire autre chose. Il en garde un regard distancé, et cela c’est profondément théâtral. Ainsi dans tous mes spectacles, c’est toujours ma mère qui raconte l’histoire en me regardant jouer : j’ai trouvé là la clef de mes spectacles, plutôt que me jouer moi, je vais jouer ma mère qui me regarde ; c’est un rôle de témoin, celui du messager. Alain est donc témoin de la corrida, avec même parfois des jugements qui pourraient être ceux d’un anti-corrida — et c’est cet aspect d’Hamlet “être ou ne pas être “qui me séduit : “ la corrida c’est bien ou pas bien ? “. Cela relève à la fois de quelqu’un qui est plongé dedans et qui se pose quand même cette question : elle valide son amour pour la corrida, son respect pour les toros, cela lui donne une force que peut-être quelqu’un complètement dedans n’aurait pas ; je parle là par rapport au public, au théâtre. Au départ, ce projet était une commande de la Ville de Nîmes qui m’avait proposé de dire des textes sur la corrida. J’ai donc lu ou relu Michel Leiris, Hemingway, etc… Mais le texte d’Alain a cristallisé mon intérêt car il m’est apparu comme populaire au sens où Jean Vilar entendait le terme, c’est-à-dire qu’un amateur de corrida, un homme qui la déteste, un homme, une femme, un vieux, un jeune, tous peuvent se retrouver autour de ce texte, y trouver des raisons de l’aimer, de le détester, car j’aime bien quand un spectacle divise. Je trouve bien qu’on parle à des aficionados de sentiment, de souffrance, de douleur qu’ils refusent parfois, comme dans les textes d’Hemingway où il n’est pas question d’hôpital de rééducation, etc… Or cela fait partie de la beauté de l’histoire, du drame. Par exemple, cette anecdote au sujet de Lucien Orlewski. L’autre fois à Nîmes, je vois arriver un homme tout joli, tout avenant et Alain me présente Chinito ; cela m’a impressionné car je parle de lui dans le texte sans penser même qu’il existait, comme un personnage [rires]. On a parlé et il me dit : “ Quand même dans le livre d’Alain, il y a des choses qui me gênent dont on ne doit pas parler “. Je lui ai répondu que pour les matadors il y a des choses qu’on ne doit peut-être pas dire, mais que justement ces choses-là au théâtre, on doit les dire ; je suis là pour dire ces choses qu’on ne doit pas dire et c’est comme cela que le spectacle va être universel. J’ai vu dans ce texte autre chose qu’une aventure tauromachique, une aventure humaine, une chose qu’il est important de ne pas oublier. P Tu prends également des risques par rapport à ton public qui peut être hostile à la tauromachie. As-tu eu des échos de réactions négatives sur la pièce ? C. Non, j’ai surtout peur du regard des vrais aficionados, peut-être parce que leur regard m’intéresse particulièrement C’est ce rapport entre la corrida, le théâtre qui m’intéresse et j’attends de voir comment ils le reçoivent : comme une chose culturelle ou comme une chose vivante. Cela dit, parfois j’appréhende que les anti-corridas viennent perturber la représentation car c’est plus facile dans un spectacle de théâtre qu’au cours de la corrida. Mais en même temps je les respecte assez pour penser qu’ils n’auraient pas la lâcheté d’agir ainsi. Oui, je les respecte, et je les comprends ; il m’arrive parfois de ne plus avoir envie d’aller à la corrida quand tu as vu mal tuer 5 ou 6 toros, tu en as assez. Tout perd sens jusqu’au jour, comme l’autre jour à Palavas où tu vois un gamin qui se met à régner et là tout repart, tu retombes amoureux c’est cela qui est magnifique dans la corrida. Castella m’a bouleversé. Je l’ai vu plusieurs fois, comme à Nîmes, il y a deux ans. Je le trouve merveilleux, érotique, il a du charme. Je ne suis pas capable d’évaluer sa technique, mais sa façon de se tenir me touche beaucoup. Les gens qui condamnent la corrida ne peuvent pas comprendre que c’est une histoire d’amour ; avant d’être une histoire de cruauté, une histoire de mort, c’est une histoire d’amour. Quand un torero est bien, on ressent un amour immédiat. J’ai fait la lecture, l’année dernière, devant des gens qui étaient contre la corrida, et certains ont craqué, ont vu les choses autrement. Dans ce texte, il y a un tel respect et un tel amour pour le toro que ceux qui aiment les animaux sont troublés… Pour toucher ces gens hostiles par principe à la corrida, je fais confiance au théâtre : si c’est réussi, le théâtre peut être très fort P Passer de l’espace relativement intime du cloître où tu avais joué l’an dernier à celui immense et ouvert des arènes, est un vrai risque et suppose un beau culot et surtout un beau courage… C. Le chef technique des arènes l’autre jour me dit : “ De toutes façons, d’ici on sort ou grandi ou écrasé “. [rire]! entretien réalisé par Annie Maïllis Page 4 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce -