Page 3 sur 4 - Philippe Caubère – Recouvre-le de Lumière - Pièce -
où tout se calme, où le public rit, et le rire,
c’est merveilleux, c’est une pluie qui tombe
quand tu crèves de soif.
P. Comme dans la corrida, le public est-il
partenaire à part entière ?
C. Oui, le public te guérit, te donne tout
brusquement, quand il rit, il te rassure. C’est
bizarre d’ailleurs comme au départ il te paraît
hostile, qu’il va te tuer, te faire la peau et puis,
au contraire, c’est lui qui te sauve : les olés !
de la corrida ce sont les rires au théâtre
comique. Après dans la période où tu es
rassuré, tu peux entrer dans la virtuosité, dans
d’autres plaisirs. Mais attention, quand tu n’as
plus peur, et c’est là que c’est dangereux.
P. Le matador aussi est en danger quand il se
“ confie trop “…
C. Toutefois, dans la tauromachie, il y a le
danger concret, réel comme disait donc Orson
Welles… C’est très important et c’est ce qui
donne l’émotion c’est bouleversant sur le plan
théâtral de voir un animal sauvage ainsi
affronté, et puis on voit le sang, on voit la
souffrance dans la mise à mort.
P. Venons-en au spectacle que tu présenteras à
Nîmes, l’adaptation du livre d’Alain
Montcouquiol “ Recouvre le de lumière “. Tu
vas le jouer surtout dans des arènes ?
C. Pas que là. Malheureusement, j’aurais
souhaité y jouer plus souvent, mais c’est très
compliqué à monter. Déjà, sont prévues 5 ou 6
arènes, en dehors des spectacles de plein air,
ce qui est déjà merveilleux je commencerai par
Nîmes et finirai par Arles, je suis ravi. C’est le
parcours initiatique, symbolique [celui de
Nimeño II] parfait, puis Vic-Fezensac — mais
pas pendant la feria — Béziers, Palavas,
peut-être Fréjus et Dax… Il y a une arène où
j’aurais voulu avant tout jouer, c’est celle de
Céret : tout était monté, mais j’ai dû renoncer
et j’en suis inconsolable. Un aficionado d’un
club taurin
— il y a des imbéciles partout — a tout fait
capoter. C’était la première arène où on était
entré dans la perspective du spectacle et où
nous avions tous éprouvé la même émotion
d’abord, on était étonné du décor un peu
minable, du style lotissement, puis quand on
est entré là-dedans, on a été glacé de peur
[rires] car cette arène est à la fois magnifique
et terrifiante elle est âpre, nue, c’est le lieu
même du drame. Je me suis dit que si on jouait
là et que ce soit réussi — car ce peut être une
débandade ridicule, pourquoi pas ? —, on aura
joué dans le lieu VRAI.
P Les arènes sont un lieu sacré, consacré de la
mise à mort, mais aussi le lieu de Nimeño,
notamment celles de Nîmes : as-tu pris en
considération cette dimension du lieu ?
C. Jouer dans une arène, en effet, c’est
complètement différend du théâtre, même un
théâtre en plein air, même la cour d’honneur
du Palais des Papes à Avignon, ou les
soi-disant “ arènes de théâtre “. Oui, jouer dans
les arènes, c’est jouer dans le lieu VRAI. En
plus, je vais jouer à même le sable, dans le
sang des taureaux tués dans l’après-midi. C’est
donc une vraie confrontation car ce qui
m’intéressait dans ce projet, c’était d’établir
une passerelle entre le théâtre et la corrida
essayer d’exprimer ce que moi je ressens
depuis des années, c’est-à-dire que la corrida
est l’ancêtre du théâtre, ou tout du moins d’un
certain théâtre, celui qui me passionne, et pour
lequel je me bats et me battrai toute ma vie, le
théâtre des poètes et des acteurs, et non pas le
théâtre bourgeois du XIX0 ni le théâtre des
metteurs en scène-dramaturges staliniens.
Vraiment, là, dans cette arène qui est un lieu
authentique, il va falloir entrer avec courage,
et discernement et ruse [rires]. Il ne va falloir
se priver de rien, oui ! J’espère que tout un
public qui ne va pas au théâtre, qui ne sait pas
qui je suis — au contraire, c’est mieux —
viendra voir l’histoire de Christian, mais il va
falloir gagner ce pari ; tenir deux heures, tout
seul avec en plus de la peur de la mémoire, le
souci de retenir l’attention d’un public qui ne
connaît peut-être que la télévision, ou les
corridas. J’ignore comment cela va se passer,
mais en tout cas, l’enjeu n’est pas du tout le
même que lorsque je vais jouer au festival de
Sarlat où l’enjeu est inverse : ce sera amener
un public de théâtre, de sensibilité différente, à
entendre un autre message où il y a une
rigueur, une cruauté et une morale à laquelle il
est peu habitué. Le texte d’Alain, au début
quand je l’ai lu, m’a plu mais sans plus. Mais
quand je l’ai vraiment lu pour le jouer tout
fort, là j’ai entendu des morceaux de texte qui
m’ont sidéré et j’ai réalisé qu’il y avait là une
vraie réflexion philosophique sur le théâtre
dont Alain [Montcouquiol] n’a pas eu
conscience. J’avais eu la même révélation en
lisant le texte de Paco Ojeda “ La Forge ”
[texte du matador paru dans Libération le 18
mai 1988] que j’avais mis en exergue d’un de
mes spectacles. En tant que praticien, il m’a
touché car il disait des choses que moi je
vivais; souvent, quand je lis des textes de gens
qui font du théâtre, je me sens un tout autre
monde, j’ai l’impression que je ne fais pas le
même métier. Or parfois dans quelques mots
de Johnny Halliday ou d’Ojeda, je me
reconnais immédiatement. Il en est ainsi du
texte d’Alain dont au début, je n’avais retenu
que l’anecdote, le récit tragique, sans voir la
dimension philosophique derrière sa réflexion
sur la corrida, leur aventure. J’y ai trouvé un
sens de la responsabilité qu’on ne nous
apprend absolument pas au théâtre, sauf
Ariane et très peu d’autres, tel Chéreau… En
tout cas parmi les acteurs, très peu se rendent
compte — le théâtre est devenu une mode,
quelque chose de facile — à quel point c’est
grave de s’avancer devant des gens sur une
scène de théâtre. Je ne dis pas que c’est
dangereux car le mot peut paraître prétentieux
par rapport au torero ou au funambule, à des
gens qui risquent leur peau, mais cela reste
grave, ce n’est pas innocent. Il faut être
mégalomane d’aller sur une scène de théâtre et
d’imaginer séduire des gens — ne serait-ce
que par rapport aux milliers d’acteurs qui l’ont
déjà fait et qui étaient dix fois plus grands que
vous, par rapport à ce que c’est de mobiliser
une soirée. Maintenant que le théâtre est
institutionnalisé, financé, la notion de risque
passe à la trappe prendre des risques est même
considéré comme réactionnaire… Mais moi
j’ai été élevé — oui, élevé tout à fait comme
un toro ! — dans une autre idéologie, dans
l’idée au contraire que le théâtre c’est sauvage,
ce n’est pas culturel…
P Le texte d’Alain Montcouquiol relève d’une
écriture intime, une écriture du deuil,
réparatrice ; quel enjeu cela a-t-il représenté
pour toi de le transposer à la scène, de le
réinvestir ? L’as-tu retravaillé ou l’as-tu
conservé dans son intégralité ?
C. Non, j’en dis à peu près la moitié, et j’ai
centré évidemment sur les deux frères et donc
supprimé toute l’aventure d’Alain en Espagne.
Pour moi c’est comme Salieri et Mozart, mais
en positif. Salieri et Mozart, c’est l’envie, la
jalousie, et là c’est l’amour entre ces deux
frères qui porte le livre, dépasse la
tauromachie, et reste très romanesque. Plein de
gens aux yeux desquels la corrida est une
aberration — ils sont nombreux — devraient
réaliser que la tauromachie est une chose
SERIEUSE — ce n’est pas pour la défendre,
que je dis cela, car la corrida n’a pas à être
défendue —, ce n’est pas la sardane, quelque
chose de folklorique, mais c’est au moins aussi
important que le théâtre Nô et même plus, car
la corrida est ancrée dans notre culture et
profondément liée à ce que nous vivons
vraiment. Donc j’ai vu dans ce texte à la fois
un côté romanesque et même un mélodrame