Une tradition absolutiste
«Faire confiance à la justice de son
pays», croire que le bien public
triomphe de l’arbitraire, c’est ce à
quoi pouvaient s’attendre les asso-
ciations qui jugeaient légitime de rendre
inconstitutionnelset,doncillégaux,desactes
de cruauté punis sur tout le territoire, et qui
ont demandé au Conseil constitutionnel, la
plus haute autorité juridique du pays, de
constater l’inconstitutionnalité delacorrida,
même en cas de «tradition locale ininterrom-
pue». Lorsqu’il s’agissait de remettre en
cause la loi sur le harcèlement sexuel, les ju-
ges constitutionnels –des hommes pour la
plupart– avaient argué de son imprécision
pour la censurer. Aujourd’hui, bien que cer-
tains tribunaux admettent la résurrection de
la corrida après plus de soixante-dix ans
d’interruption, comme à Alès, et malgré les
fluctuationsjurisprudentielles,déclarant que
«laseule absenceoudisparitiond’arènesendur
ne peut être considérée comme la preuve évi-
dente de la disparition d’une tradition», l’exis-
tenced’un«clubtaurin»suffisantàl’établir,
le Conseil juge «non équivoque» la notion de
«tradition locale ininterrompue». Selon quel
critère? Qu’est-ce qui distingue l’arbitraire
du raisonnable, «l’équivoque» de «l’évi-
dent»? Le Conseil est muet sur ce point. Si la
corrida estdélictueuseici etpasailleurs,c’est
donc uniquement parcequ’ilendécide ainsi.
Ilest vraiqueles«sages» nesont pas tous ces
juristes de haut niveau que la fonction, en
bonne logique, appellerait dans un Etat de
droit, et ils n’ont pas été nécessairement
choisispourleurcompétencejuridique.Issus
de nomination politique, plusieurs sont
connuspourleurproximitéavecdeslobbies,
comme celui de la chasse.
Une justiceindépendante nepeutservirà lé-
gitimer le bon plaisir du prince, de ses féo-
daux,deslobbies, d’autant qu’en l’espèce,ce
Conseil statuesansrecours juridique possible.
Cette décision, mieux qu’aucune autre,
pointe une aberration juridique. L’intérêt de
la«classepolitique» pourles spectaclessan-
glants,corridaouchasseà courre,étantpro-
portionnel à la réprobation qu’ils suscitent
dans la «société civile», comme on appelle
maintenantletiersétat,cepaysn’adoncpas
seulement un problème avec l’éthique, mais
aussiaveclaséparationdespouvoirsévoquée
par Montesquieu. Ce n’est pas même que les
tortionnaires sont tolérés par le pouvoir, ils
siègent au pouvoir, à la table des ministres,
dans les tribunaux,etc.LaFrance,ci-devant
«patrie des droits de l’homme», est bien un
des pays les moins démocratiques et les plus
rétrogradesd’Europe,non passeulementsur
laconditionanimale,mais aussisurlesdroits
deceuxquilesdéfendent,eux-mêmessoute-
nus par la majoritédesFrançais. Lecamouflet
du 21 septembre concerne à la fois les défen-
seurs desanimauxetlesdéfenseursdeladé-
mocratie. Il ne reste plus qu’à conseiller à
ceux qui brûlent des voitures dans l’Est de la
Francelessoirsderéveillondetenirbon,jus-
qu’àcequ’ilspuissentfaire valoirune«tradi-
tion locale ininterrompue» devant les sages.
(1) A déposé, avec d’autres, la Question prioritaire
de constitutionnalité sur la corrida.
ParGÉRARDCHAROLLOISPrésident
delaConventionvieetnature, DAVID
CHAUVET Vice-président de l’association
Droitsdes animaux(1) etARMAND
FARRACHI Porte-paroledu Collectif
pourl’abolitionde la chasseàcourre
Corrida ou foie gras?
LeConseilconstitutionnel a refusé, ven-
dredi,decondamnerlacorrida,ceque
demandaient les associations de dé-
fense des animaux. Le même jour, en
Californie,letribunaldeLosAngelesa refusé
derevenirsurson interdictiondeproduire et
vendre du foie gras, ce que demandaient les
producteurs qui l’estimaient contraire aux
lois du commerce et donc inconstitution-
nelle!Lasouffranceanimaleétait condamnée
au-delà de l’Atlantique le jour où une plus
grande encoreétait encouragéecheznous.Ce
télescopage pédagogique relativise l’échec
des anticorridas qui sont pourtant majori-
taires dans notre pays d’après les sondages.
VulacompositionduConseil constitutionnel,
c’était prévisible mais c’est néanmoins un
succèsen matièredecommunicationpuisque
presque tous les médias ont invité les défen-
seursdesanimaux à s’exprimer.Commentse
fait-il que la défense des animaux qui fait la
loi dans un pays ami soit considérée comme
une lubie sectaire chez nous?
Peu de nos compatriotes savent que, depuis
quaranteans,sedéveloppedanslespaysan-
glophones un mouvement dit «de libération
animale» qui se veut l’héritier des mouve-
ments anti-esclavagistes, antiracistes et fé-
ministes. Alors que chez nous, les droits de
l’hommesontopposésà ceuxdel’animal,ils
sont là-bas considérés comme complémen-
taires et, dans les universités nord-améri-
caines, on enseigne la philosophie environ-
nementale, l’éthique animale et le droit
animalier. Est-ce, chez nous, un reliquat de
la tradition rurale et du cartésianisme qui
niait la pensée et la souffrance animales?
Pourtant,lesconnaissancesscientifiques,en
particulier en éthologie, ont démontré que
cette vision est erronée et dépassée. Darwin
a mis un siècle pour percer dans notre pays
maistouthommecultivé saitquel’homme a
une origineanimaleetqu’àpeineplusde1%
de notre ADN nous différencie des chim-
panzés. Celanesignifiepas que noussommes
semblables mais que nous en sommes très
prochesmorphologiquementetaussipsycho-
logiquement. Il ne faut pas désespérer puis-
que cette année l’agrégation de philosophie
a ajouté dans son programme la relation
homme-animal. Lespolitiquessontenretard
sur les citoyens qui se désintéressent de plus
en plus de ces loisirs de mort. Claude Lévi-
Strauss qualifiaitd’«humanisme dévergondé»
cette opposition entre l’homme et l’animal.
Ilestimaitquenous avionscrééunefrontière
artificielle qu’il a suffi de déplacer pour in-
clure, dans la catégorie des êtres inférieurs,
ceux que nous voulions exploiter sans pro-
blème de conscience, que ce soit la femme,
le juif, le Noir ou l’animal.
Auteur de: «Kamala, une louve dans ma famille»
http://kamala-louve.fr/
ParPIERREJOUVENTIN
DirecteurderecherchesauCNRS
Les rats, les OGM
et l’opération de
communication
Undésastre pourledébat public,sa
qualité, sa capacité à générer de
la décision politique et démocra-
tique. C’est, pour l’instant, le ré-
sultat majeur de l’opération de commu-
nication organisée par l’équipe du
biologiste Gilles-Eric Séralini, professeur
de biologie moléculaire à l’université de
Caen. Une opération relative à son expé-
rience d’ingestion par des rats de maïs
résistantà l’herbicideRoundUp de Mon-
santo, publiée dans la revue Food and
Chemical Toxicology.
C’est, pour l’instant, son seul résultat
disponible. Les commentaires conclusifs
sur l’expérience elle-même et les leçons
à en tirer pour la protection des popula-
tions contre un risque sanitaire sont pré-
maturés. Qu’ils soient en faveur de la
thèse finale de Gilles-Eric Séralini –il
faut interdire sans attendre l’usage des
plantes transgénique résistantes à cet
herbicide– ou en sa défaveur. Même s’ils
ont pu noter tel défaut ou telle qualité de
l’expérience relatée, ils n’ont pas eu le
temps d’expertiser complètement l’ex-
périence,sesdonnéesbrutesetleshypo-
thèses biologiques qui la sous-tendent.
Silescommentateursducontenuscienti-
fiqueontparlétroptôt…que dire desres-
ponsables politiques ou qui ont répondu
autre chose que: «Nous avons décidé de
confier par la loi l’examen de ce type de
risque à des agences publiques recourant
àl’expertisedes scientifiques denos uni-
versités et organismes de recherche, et
nous attendons leurs avis».
Il est en revanche possible de tirer de
claires leçons de l’opération de commu-
nication qui visait une mauvaise infor-
mation du public. Comment? Compa-
rons avec la science «normale», même
lorsque ses résultats sont spectaculaires
et controversés. Lorsqu’une équipe de
physiciens travaillantauCernesttombée
sur une mesure stupéfiante d’une parti-
culesedéplaçant plusvite que lalumière,
elle a écrit un article pour soumettre le
problème à ses pairs. Ayant compris que
l’écho médiatique serait important, les
institutions scientifiques ont averti les
journalistes spécialisés, afin qu’ils puis-
sent contacter d’autres scientifiques. Le
résultatfut,engénéral,debonnequalité.
Les articles faisaient part des critiques
des physiciens sceptiques, de leurs rai-
sons,etconcluaientenavertissantque ce
résultat de mesure ne serait considéré
comme fiable qu’après confirmation par
une expérience indépendante. La fin de
l’affaire –la mesure stupéfiante résultait
d’un problème mécanique subtil– dé-
montre la justesse de la démarche.
Qu’a fait Gilles Eric Séralini? Tout l’in-
verse. Il a dealé avec un seul journal. Un
deal mortifère pour les impératifs déon-
tologiques journalistiques, puisqu’il
passe par une exigence: pas de contre-
expertise, interdiction de montrer l’arti-
cle à d’autres scientifiques et donc… pas
de critiques. Le Nouvel Observateur a pu-
bliéseptpagessur cesujetavecun défaut
d’enquête sidérant. Et un titre étendant
à«les OGM» un résultat portant sur une
seule plante transgénique et un seul
transgène, sans aucune justification
scientifique, voire de bon sens. Le prix à
payerpourunscoop nedevantrienàune
enquête et tout à une opération de com-
munication. Déjà, des journaux et jour-
nalistesétrangers(du New Scientist à Carl
Zimmer du New York Times sur son blog)
protestent contre cette démarche.
Les conséquences d’un tel deal sont pa-
tentes: outre les ministres pris au piège
de la réaction à chaud, la plupart des or-
ganes de presse ont,
dans un premier temps
emboîté le pas au Nouvel
Observateur souslapres-
sion du temps.
Des opérations de com-
munications similaires,
souligne Carl Zimmer,
correspondaientà unesciencemédiocre.
Entraînant réfutations et non confirma-
tions. Cela ne signifie pas ipso facto que
l’étude réalisée par Gilles-Eric Séralini
fait partie de cette catégorie. En revan-
che, la justification de telles méthodes
par la crainte de voir le système d’exper-
tise publique gangrené par des conflits
d’intérêtsoudesscientifiquesmalhonnê-
tes n’est pas acceptable. De mauvais
moyens ne peuvent servir à de bonnes
fins. Pour lutter contre ces dérives –qui
ont existé–, il faut recourir à des métho-
desconnues.Ellesconsistentàexigerque
l’expertisepubliquesuive lescritèressui-
vants: sélection transparente des ex-
perts, publication des conflits d’intérêts
possibles,compositiondugrouperespec-
tant la diversité disciplinaire et de points
devue,publicationdes opinions minori-
taires dans le rapport final, explicitation
des incertitudes.
Ironie de l’affaire: le lendemain de son
déclenchement, une étude de l’Inra,
poursuivie sur douze ans, prouvait qu’il
estpossible desepasserd’herbicide pour
nos grandes cultures, sans en altérer for-
tement les rendements, une solution ra-
dicaleaux problèmessoulevéspar Gilles-
Eric Séralini (Libération du 22 octobre).
Plus d’herbicides, plus de plantes résis-
tantesauxherbicides…etMonsanto perd
son marché.
ParSYLVESTREHUET
JournalisteàLibération
Outre les ministres pris au piège de la
réaction à chaud, la plupart des organes
de presse ont, dans un premier temps
emboîté le pas au Nouvel Observateur
sous la pression du temps.
LIBÉRATION MARDI 25 SEPTEMBRE 2012
22 •REBONDS