Attention aux cosmétiques
Eric DE KEULENEER Administrateur-délégué de la Fondation Universitaire. Professeur à la
Solvay Brussels School (ULB).
Avec la responsabilité sociétale des entreprises, le profit n’est plus la seule mesure. Ce
concept important incorpore d’autres valeurs, mais est à préserver de manipulations. A quand
des normes radicales en matière de Responsabilité Sociétale des Entreprises ?
Dans la ligne du travail de véritable pionnier entamé par des économistes-penseurs tels que
Philippe de Woot, à qui la communauté universitaire rend hommage aujourd’hui, un concept
de gestion respectueuse de normes sociétales se développe lentement ces dernières décennies,
dont l’application demandera encore du temps et du discernement.
Les démarches de RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) visent à promouvoir une
autre manière de gérer les entreprises, suivant laquelle le profit n’est plus le motif et la mesure
de tout comportement, et dans laquelle les principes éthiques ne sont pas balayés au nom de
ce profit érigé en principe de nécessité.
L’objectif est de mesurer la valeur ajoutée sociétale des entreprises, leur impact vis-à-vis des
clients et travailleurs, leur impact environnemental, etc, ce qui doit permettre aux conseils
d’administration qui le souhaitent de véritablement gérer les entreprises en optimisant la RSE,
plutôt que de simplement le prétendre.
Le concept est très prometteur mais il faudra éviter qu’il ne serve à de la simple cosmétique
ou à faire croire que l’on peut se passer des législations et régulations nécessaires pour
encadrer le fonctionnement des marchés et les activités des entreprises, pas seulement dans le
secteur financier.
Il importe à cet égard d’être lucide et réaliste : de nombreuses démarches de RSE risquent de
duire la rentabilité, en tout cas à court terme. Des démarches ponctuelles peuvent combiner
rentabilité et éthique ou responsabilité sociale, mais l’éthique n’est souvent pas aussi rentable
que son contraire. Et ceux qui s’interrogent "mais si ce n’est pas rentable, à quoi ça sert, la
RSE ?", n’en ont peut-être pas un souci réel. Aujourd’hui, la demande en matière d’évaluation
de la RSE est réelle. Un nombre croissant d’investisseurs professionnels dont les fonds de
pension, ainsi que l’opinion et les pouvoirs publics, y attachent une importance croissante.
Des cadres de référence se mettent en place, qui permettent d’espérer une standardisation,
surtout s’ils sont accompagnés de définitions légales. Des cadres avec des normes claires et un
contrôle de l’information fournie sont indispensables pour permettre des progrès réels.
De plus, il est impérieux que les entreprises appliquent ces mesures de RSE de façon
exhaustive, à l’ensemble de leurs activités et pas seulement à un aspect périphérique (la
limitation des activités spéculatives des banques autant que de leurs émissions de CO2 par
exemple)
L’Investissement Socialement Responsable (ISR) : ce secteur s’est développé ces dernières
décennies, répondant à diverses logiques, allant du refus plutôt moral ou religieux de financer
certains produits, à la véritable recherche de responsabilité sociétale.
Un examen des fonds d’investissement ou "sicav" spécialisés ISR indique cependant que les
titres les plus répandus dans ces sicav sont des actions de sociétés parfois peu convaincantes
quant à leur responsabilité sociale réelle. On y observe une grande représentation de secteurs
tels que les technologies, la pharmacie, la banque, simplement parce qu’ils sont peu associés à
des produits dommageables (alcool, tabac, ), à des pollutions visibles ou des licenciements
massifs et font peut-être beaucoup de communication sur leur "Responsabilité Sociétale".
Pour autant, ces entreprises ne donnent pas toujours une impression très satisfaisante quant à
leur responsabilité sociétale réelle, que ce soit en matière de rémunération de leurs dirigeants,
de respect des marchés et de la concurrence ou de respect des clients dans leurs techniques de
marketing et leur politique de recherche.
Les performances financières des sicav ISR ne sont pas très différentes de celles des sicav
non-ISR, ce qui est normal puisqu’elles sont aujourd’hui très peu différenciées. Une sicav ISR
est censée éviter des profits douteux et offrir à un actionnaire quelque chose de plus, la
satisfaction d’avoir investi son argent en cohérence avec ses convictions éthiques; le
rendement pourrait sans problème en être plus faible, en tout cas à court et moyen terme.
Le discours des gestionnaires de fonds "ISR" est parfois trop ambigu à cet égard. N’importe
quelle sicav peut aujourd’hui s’autoproclamer ISR. Ici aussi il serait bon que des normes
légales définissent mieux les prestations minimales (et leur contrôle) de la responsabilité
sociétale à atteindre, pour mériter le titre de placement "éthique" ou Socialement
Responsable.
De telles normes légales devraient en tout cas être définies si les placements ISR reçoivent un
jour des avantages fiscaux ou réglementaires.
Certains considèrent que la bonne gouvernance d’entreprise consiste à définir les
rémunérations qui alignent les intérêts personnels des dirigeants et ceux des actionnaires (y
compris les actionnaires financiers à court terme). Cette approche encourage plus le
mercenariat que la RSE. Une autre approche consiste à privilégier la mise en place de
structures de gestion (notamment les systèmes d’évaluation et de responsabilisation) et de
dirigeants capables d’optimiser l’intérêt de l’entreprise, avec des rémunérations raisonnables
pour tous.
Philippe de Woot a influencé des générations d’économistes et d’entrepreneurs par une
pensée clairvoyante et volontiers radicale. Espérons que nos codes et règles de gouvernance
s’inspireront de cet exemple de radicalité et viseront à tracer des normes bien définies en
matière de Responsabilité Sociétale des Entreprises.
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