Repli_nationaliste_Hautcoeur_Le_monde_janvier_2016

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Le repli nationaliste, comme il y a cent ans
A la fin du XIXe siècle, le Royaume-Uni et la France, les deux pays qui avançaient le plus rapidement dans la marche
vers l’économie de marché, ont connu une longue stagnation économique et une montée du nationalisme. Ces
phénomènes, montrent les historiens, étaient liés.
Sur le plan commercial, les importations massives de produits agricoles, favorisées par le libre-échange et la baisse
des coûts des transports transatlantiques, faisaient baisser les prix des produits alimentaires au détriment des paysans
européens. Cela a renforcé l’exode rural et le chômage. Les partis conservateurs ont prôné le protectionnisme (tarifs
Méline en France) et ont développé des campagnes nationalistes (« Buy British », au Royaume-Uni).
Sur un marché du travail complètement libéralisé, l’asymétrie de forces entre salariés et employeurs était accrue par la
concentration du capital dans des sociétés anonymes, libérées de presque tout contrôle depuis les années 1860. Les
artisans et les patrons de petites entreprises, qui en étaient aussi les victimes, ont soutenu, en premier lieu, les
mouvements nationalistes, tandis qu’une frange des ouvriers socialistes, frustrés par les lenteurs des progrès obtenus
par l’action syndicale, ont basculé dans l’anarchisme violent. Huit chefs d’Etat européens ont été victimes
d’assassinats anarchistes, qui ont provoqué, en retour, répression et législation d’exception, comme les lois dites
« scélérates » de 1894 en France.
Enfin, l’adhésion des gouvernements et des banques à l’orthodoxie de l’étalon or a empêché toute politique
monétaire durablement expansionniste, même face à la tendance déflationniste qui a pesé sur l’économie mondiale
jusqu’en 1900 environ, en partie du fait de la démonétisation quasi générale de l’argent métallique.
Le sauvetage de banques, lors des crises financières (1867, 1882 et 1889 en France ; 1867, 1891 et 1907 au RoyaumeUni), et l’impunité des coupables de la plupart des scandales financiers ont renforcé les arguments populistes contre
les « banquiers cosmopolites » et la complicité entre pouvoir politique et puissances de l’argent. Des arguments
appuyés par le rôle des banques dans l’exportation des capitaux nationaux au détriment de l’investissement intérieur.
Montée des populismes et des idéologies extrêmes
Sur le plan budgétaire, la doctrine libérale de strict équilibre des finances publiques, hors période de guerre, a réduit la
marge de manœuvre pour investir dans les politiques sociales et l’éducation. L’impôt sur le revenu a été minime au
Royaume-Uni (moins de 5 % pour les plus riches), et a été banni en France (jusqu’en 1914), car perçu comme une
menace pour la propriété et la liberté individuelle. Les faibles possibilités de promotion sociale et les inégalités très
fortes ont alimenté le ressentiment.
Les politiques et les doctrines économiques en vigueur ont ainsi contribué à la montée des populismes et des
idéologies extrêmes. L’impérialisme, teinté de racisme, a servi de soupape aux sentiments nationalistes. Mais il a
abouti à des conflits de plus en plus fréquents entre grandes puissances, au fur et à mesure de l’expansion coloniale.
Aujourd’hui, les effets de la mondialisation des échanges internationaux sur l’emploi et les salaires, l’abandon de
zones rurales ou de quartiers urbains entiers mènent, de la même manière, à une protestation sociale de plus en plus
forte. D’autant que les Etats européens sont de nouveau soumis à une orthodoxie budgétaire empêchant la
modernisation des systèmes sociaux et de formation qui, en partie désuets, restent logiquement défendus par leurs
bénéficiaires, en l’absence d’alternative crédible.
Si la définition de nouveaux objectifs communs mondiaux a progressé, par exemple lors de la COP21, fin 2015, en
France, les moyens de les atteindre ne sont pas réunis. Populismes et anarchismes ont de beaux jours devant eux…
Le Monde | 28.01.2016| Par Pierre-Cyrille Hautcoeur (Directeur d'études à l'EHESS)
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