Faculté de philosophie Lyon III M. DELARUE Dimitri Master II recherche Vers une mystique spéculative. « L’expérience du savoir chez Nicolas de Cues. » PLAN DU DEVOIR INTRODUCTION .............................................................................................................. 3 I. « L’HOMO MENSURA », ou du rapport à l’altérité. ....................................................... 5 A. Présentation générale de l’homme du sens commun. ....................................................... 5 B. La fonction normative de l’homme. .................................................................................. 7 II. « HEN KAI PAN », ou la reconnaissance du principe unificateur. ................................. 10 A. Le savoir du non savoir. .................................................................................................. 10 B. L’intelligence ou l’intuition fondamentale du « hen kai pan ». ...................................... 12 III. “DIEU MESURE”, ou la compréhension spéculative de l’univers. ............................ 15 A. De Dieu............................................................................................................................ 15 B. Le Non-autre. ................................................................................................................... 17 C. La quête de l’Absolu. ....................................................................................................... 18 CONCLUSION ................................................................................................................ 21 BIBLIOGRAPHIE PRINCIPALE Nicolas de Cues, De la docte ignorance, Paris, éd. De la Maisnie, P.U.F., 1930. Nicolas de Cues, Du non-autre. Le guide du penseur (préface, traduction et annotation par Hervé Pasqua, in Sagesses chrétiennes, éd. Cerf. M. de Gandillac, Œuvres choisies de N. de Cues, éd. Aubier montaigne. M. de Gandillac, La philosophie de N. de Cues, éd. Aubier montaigne. Maître Eckhart, Œuvres (sermons-traités), trad. P. Petit, éd. Tel Gallimard. Héraclite, Fragments, trad. Pradeau, éd. GF 2 INTRODUCTION Nicolas de Cues (1401-1464) est un penseur qui marque une transition dans l’histoire de la pensée. En effet, il se positionne entre la fin du Moyen-Âge et le début de la Renaissance. Ainsi on verra dans son œuvre une rupture avec l’ancien schème théocentrique, et l’avènement d’idées considérées comme hérétiques selon l’ordre théologique traditionnelle. Mais l’auteur du Profane n’en sera guère affecté, et, à l’encontre d’un Giordano Bruno après lui, ne connaîtra pas le bûcher1. Cependant, ces considérations ne seront pas plus approfondies ici, car c’est moins le côté biographique qu’épistémologique qui intéressera, et bien que ce premier côté a certainement favorisé l’œuvre du cardinal. On s’attellera donc à la place qu’occupe le savoir de l’homme dans la philosophie cusaine, et son évolution progressive vers des objets de connaissances plus sérieux. Et on tentera de montrer en quoi le cusain fait partie de la tradition « mystique spéculative », et comment à travers plusieurs de ses ouvrages il entreprend d’enseigner la voie qui conduit l’homme du monde de l’être, de l’altérité, au nonautre, ou principe divin fondateur de toute existence, de tout ce qui est. Car c’est par un effort de comprendre l’homme dans son existence et au sein de sa dimension expérimentale qu’il accèdera à la pensée de l’expérience ultime, celle de Dieu. L’expression « mystique spéculative » n’est donc pas arbitraire, car elle relève d’une tradition qui, depuis Hermès Trismégiste et Pseudo-Denys l’Aréopagite en passant par Maître Eckhart, indique un passage « du temple de Dieu au temple de l’âme2 ». Contemplation et spéculation sont donc liées, et l’influence du néoplatonisme éclairé par le christianisme ne manquera pas de jouer un rôle majeur dans la pensée du cardinal. Au théorétique grec se substituera l’équivalent dit spéculatif, et selon un cheminement semblable, il y aura la nécessité de quitter l’influence des choses terrestres afin de s’approcher au maximum d’une union avec le divin. C’est donc en revenant d’un voyage à Constantinople que Cues eut deux intuitions, deux idées 1 Nicolas fut nommé cardinal en décembre 1448. Son tempérament de réformateur (il voulait réformer le Vatican même !) ne lui a jamais vraiment fait défaut. Ses traités théologico-philosophiques subversifs ne lui attireront pas d’ennuis, à la différence d’un Maître Eckhart, pour qui seront condamnés 28 de ses articles lors de la bulle du pape Jean XXII, en 1329. Eckhart sera dès lors considéré comme hérétique. Et l’on sait que Nicolas avait pour influence ce maître rhénan. 2 Corbin, Temple et contemplation, Flammarion (1980), p.336 : « La transition du temple de Dieu au temple de l’âme marque l’entrée en contact de la pensée divine et de la pensée humaine, puisque l’intelligence de l’âme est en contact, dans ce temple, avec l’intelligence de Dieu. Et ce contact est précisément la source de toute théologie spéculative au sens étymologique du mot speculum : une katoptrique mystique ». 3 fondamentales qui formeront le socle de sa pensée : La coïncidence des opposés, ou les opposés coïncident dans un Dieu infini ; et la docte ignorance, ou l’on comprend l’incompréhensible que par voie d’incompréhension. Il se retirera donc dans son lieu natal, à Cues, afin d’écrire son ouvrage le plus considéré aujourd’hui, De la docte ignorance. La pensée du cardinal, quelque peu révolutionnaire pour l ‘époque, semble énigmatique et mystérieuse au premier abord, dans la mesure où il met en branle de nombreuses conceptions bien établies. Sa méthodologie a pour but d’inciter l’homme à évoluer par lui-même, et à se retirer des pures déterminations rationnelles qu’il crée lui-même. Il faudra passer d’une pensée de l’abstraction à une pensée de la conciliation des contraires, de la raison discursive à la raison spéculative (ou intuition), en cela que « le mystique, assurément est quelque chose de mystérieux, mais seulement pour l’entendement (verstand), et cela simplement parce que l’identité abstraite est le principe de l’entendement alors que le mystique (en tant que synonyme du spéculatif) est l’unité concrète de ces déterminations […] 3». Le principe de contradiction, cher à Aristote, ainsi que l’idée d’un monde clos, à laquelle se substituera la notion d’infini, seront donc mis à mal, et apparaîtront dans le système cusain comme de simples déterminations de « l’homme mesure ». Et seule la prise de conscience de l’ignorance fondamentale pourra mener l’homme à un savoir plus essentiel, celui de Dieu, dont on a pas besoin de prouver l’existence, car celui-ci est la présupposition absolue et l’objet d’un consensus universel. On essaie donc de retrouver l’unité mentale perdue par la scission, que l’on sent définitive, entre la connaissance de la nature et la réalité divine, et ce en enlevant à l’homme toute possibilité de se justifier autrement que par la grâce. On traitera de l’expérience du savoir chez l’homme à partir de ses modes de connaissance qui lui permettent l’accès à l’Un immaculé : la première partie s’attachera à l’homme du quotidien en tant qu’il est principe de mesure et d’évaluation des objets (gegenstand) qui l’affectent. Ensuite, dans un second temps, on analysera la condition et le moyen lui permettant de penser le monde autrement que par sa raison discursive et séparatrice. Enfin, on terminera cet essai en soulignant l’aspect inaccessible du divin, et en étayant la façon dont l’homme peut, selon ce qu’en dit la mystique, accéder à l’expérience intime d’union avec le divin. 3 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, addition au §82, trad. B. Bourgeois, p. 518. 4 I. « L’HOMO MENSURA », ou du rapport à l’altérité. A. Présentation générale de l’homme du sens commun. Reprendre la formule fameuse du sophiste Protagoras selon laquelle « l’homme est mesure de toutes choses »4 peut nous orienter sur la conception cusaine de la connaissance inadéquate5 du monde sensible. L’homme est ainsi le principe déterminant de ce qui est, et par là il ne peut conquérir qu’une connaissance relative ( sur la base d’un relativisme phénoménal) et donc qu’une connaissance subjective. L’identité entre pensée et être reste proprement dépendante de l’activité humaine. L’universel est insaisissable, et seule la variabilité de la nature peut servir de support cognitif à l’homme. En effet, Le monde se présente tout d’abord et nécessairement à nous par les sens comme une pluralité d’objets finis et opposés en contraires. Chaque objet se définit par rapport à sa contradiction, et donc toute qualité d’une chose n’est qu’au regard de son autre. Il règne ainsi dans le monde une perpétuelle métamorphose, un changement incessant déterminant les choses selon différentes qualités : le chaud se transforme en froid, et inversement, le solide en liquide etc. Ainsi, ici-bas, les hommes sont plus enclin à des « conjectures », à des efforts de représentations vraisemblables du réel, qu’à la vérité. Car toute chose, en tant qu’elle participe au processus de variation et de changement, se voit altérée et ne donne pas à l’homme une assise sûre concernant sa quiddité. Il a dès lors toujours déjà face à lui de l’autre, des objets indépendants qui ne cessent d’être travaillés par le temps. Et la pensée, bien que dépendante des corps, peut exercer par l’expérience de l’abstraction son détachement, et entrevoir par là qu’il y a des formes immuables, mais toujours perverties dans le milieu naturel. Il est par conséquent impossible de trouver deux choses identiques dans la nature6, quand bien même dans la pensée conceptuelle cela est possible. Ainsi, « que les La formule complète est la suivante : « L’homme est la mesure de toutes choses, des choses qui sont, qu’elles sont, des choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas » (La vérité). Il est important de voir que Protagoras utilise le terme chrêma, et non celui de pragma pour désigner la chose. Le terme chrêma désigne une chose dont on se sert, une chose utile. Et le terme métron désigne la mesure ou le critère. Ainsi l’homme (anthrôpos) règle les choses. Nous verrons par la suite que Nicolas de Cues n’est pas tout à fait étranger à cette formule qui, loin de n’exprimer qu’un simple relativisme sceptique, évoque l’action inhérente à l’homme sur les choses. 5 « Inadéquate » ici révèle plus un caractère de moindre importance dans la connaissance, mais ne signifie pas pour autant que l’homme, comme principe mesurant, soit aux antipodes de la possibilité d’une connaissance plus essentielle. Car c’est dans le chemin de la quête spirituelle que la valeur suprême du sensible apparaît, en tant que révélation visible de l’invisible. 6 Principe qu’il n’y a pas deux choses identiques dans le monde. Et cette idée se retrouvera dans la pensée leibnizienne, dans son principe des indiscernables, suivant lequel deux êtres réels diffèrent toujours par des caractères intrinsèques, et non pas seulement par leurs positions dans le temps ou l’espace ; ainsi « il n’y a jamais 4 5 mesures et les objets mesurés soient aussi égaux que l’on voudra, il subsistera toujours des différences. Donc, notre intelligence finie ne peut pas, au moyen de la similitude, comprendre avec précision la vérité des choses »7. La pensée devient alors un modèle pour la compréhension des corps, elle assimile le divers sensible et se fait des copies des formes matérielles non conforme à la réalité elle-même ; de fait, par exemple, « le cercle mental est modèle et mesure de vérité pour le cercle qu’on trace sur le sol »8. L’esprit humain progresse activement dans la connaissance des choses, et tout ce qu’il y met provient nécessairement de cette activité intrinsèque. L’entendement (ratio) connaît donc les choses en rapportant le connu à l’inconnu, l’être à ce qui le définit, et forme ses concepts en se fondant sur des ressemblances. Mais dans le monde, comme on l’a vu, il n’y a que plus ou moins de ressemblances, et il n’existe pas de normes absolument parfaites, en ce sens que tout doit toujours advenir plus clairement pour la conscience réflexive, et ce en dépit du fait que la compréhension du monde (cosmos) immanent n’est jamais réellement donnée. Le Cardinal pose un progrès infini dans les sciences de la nature, ce qui implique des mesures toujours plus fines et plus précises. Car ne pouvant avoir connaissance de l’essence de Dieu et des choses, l’homme est libre de « mesurer », de « peser » la nature, de la déterminer selon des normes qu’il pose lui-même. La normativité chez le cusain, qui s’explique, dans l’activité organisatrice de l’homme, par les moyens de la mesure, de la pesée et du dénombrement, reste une fonction proprement humaine, et est importante puisqu’elle permet l’adéquation quotidienne de la pensée et de l’être.9 Et bien que cette égalité soit improbable, du fait que la connaissance est un processus toujours inachevé, et en cela qu’il subsiste toujours des différences de fait en dehors des égalités conceptuelles que pose l’homme, il n’en reste pas moins que le rapport conscience-objet, à la lumière de la normativité, est un rapport inhérent et essentiel aux affaires humaines. dans la nature deux Etres, qui soyent parfaitement l’un comme l’autre, et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une denomination intrinsèque » (Monadologie, 9, Tel gallimard). 7 Nicolas de Cues, De la docte ignorance (D-I), Livre I, §3. , Paris, éd. De la Maisnie, P.U.F, 1930 8 N. de Cues, Le prophane (idiota), Dialogue sur la pensée, chap.VII, in Œuvres choisies de Nicolas de Cues, trad. Gandillac, éd. Aubier, p. 284. Nicolas montre que la raison procède « plutôt à partir des images des formes qu’à partir des vérités mêmes de ces formes » (ibid.). Ainsi la pensée peut abstraire le côté sensible et se représenter en elle des caractères formels et immuables, des concepts. D’où la définition conceptuelle et mentale du cercle affirmant l’égalité de toutes les lignes allant du centre vers la circonférence ; « or un tel cercle ne peut exister ainsi dans la matière et hors de la pensée » (ibid.), comme il ne peut y avoir deux lignes matérielles égales. 9 L’adéquation, on le voit, n’a rien à voir avec une compréhension des quiddités, de la nature des choses. Il persiste toujours un aspect utilitariste et normatif dans les rapports qu’entretiennent les hommes avec les choses. 6 B. La fonction normative de l’homme. Il y a donc différents modes de connaissance en l’homme : d’une part par les sens (l’ouïe, la vision, le toucher…) ; les sens sont liés au matériel, et la sensation reste un élément déterminant et fondamental dans le processus de connaissance. L’imagination, de son côté, forme des images qui sont intimement liées aux sensations réelles dans l’appréhension de la matière. Mais la perception des choses par les sens ne saurait suffire, en ce sens qu’à ce stade il n’y aurait qu’un simple décalquage de l’objet sur un sujet passif, sur une sorte de « tabula rasa ». 10 Ainsi, comme l’affirme le profane, « tout savoir qui porte sur la saveur d’une chose qu’on n’a jamais goûtée reste vain et stérile, tant que cette saveur n’est pas sensiblement goûtée »11. L’impression devra donc être traitée par le sujet, et cette activité réflexive, très importante chez le cusain, ou raison discursive, est capable de prendre pour soi les choses et de les analyser selon la comparaison et la proportion12. On peut par là soutenir avec Gandillac que le cardinal est plus proche de la révolution kantienne que de l’innéisme cartésien, en ce sens qu’il y a bien une activité propre au sujet qui est la condition de possibilité de la connaissance13. Cette ratio, mode de connaissance supérieur, qui est déjà un retour sur soi de l’esprit, fait des abstractions des choses matérielles, mais ne peut faire abstraction de la finitude des choses, car elle a besoin de cette finitude. On en revient toujours à l’importance de la dimension matérielle chez Cues, laquelle permet l’activité expérimentale de l’homme. L’homme, en tant qu’il mesure, ne parvient jamais à des conceptions totalement claires et évidentes, et c’est en cela même qu’il prend conscience de la fragilité de la connaissance, et par conséquent de sa propre fragilité du fait qu’il ne peut rien poser comme étant totalement certain. Toutefois, il en ressort au moins une chose certaine, la certitude du fait qu’il n’y a rien de certain dans l’analytique naturelle. Et ce paradoxe, savoir qu’on ne peut rien considérer pour acquis, engendre la connaissance du fait que le savoir humain procède Cette référence lockienne de l’esprit comme la page blanche et vierge sur laquelle viennent s’imprimer des sensations ne doit pas nous écarter de la conception de l’esprit chez le cardinal, esprit qui reflète toujours une partie du divin. Nicolas d’ailleurs montrera toujours son intérêt pour l’idée que l’expérience sensible est essentielle à l’ascension vers l’inconnu, thème qui sera plus élaboré dans notre troisième partie. 11 Le profane, in Œuvres choisies, p.227 : On ne saurait autant insister sur le rôle majeure de l’expérience chez Cues, lieu de formation du savoir. Précisons cependant qu’en ce passage le cardinal fait une analogie entre la sagesse et le goût, et ce pour montrer que l’expérience reste une condition nécessaire à tout savoir, qu’il porte sur de simples sensations ou sur la sagesse. 12 N. de Cues, De la docte ignorance (D-I), Livre I, §1. , Paris, éd. De la Maisnie, P.U.F, 1930 : « Or, tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est comparative, et elle use du moyen de la proportion (…). Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu ». 13 Maurice de Gandillac, La philosophie de Nicolas de Cues p. 149, éd. Aubier. 10 7 par approximations successives. Mais ce savoir, ce progrès indéfini, n’est essentiel que pour une vie humaine qui juge14, qui compte, qui mesure, qui pèse, qui attribue aux choses des qualités plus souvent par utilité et intérêt que par désir d’une connaissance ontologique. Mais l’homme reste le seul à pouvoir utiliser comme il le souhaite les choses qui l’entourent, à les modifier, à les unir, et c’est par ce jugement, « cette force judicatoire », que l’homme peut peser les raisons qui l’habitent. L’esprit crée un nouveau monde en tant que connaissable puisqu’il le crée à sa mesure. Ainsi Nicolas déduit le terme latin mens du mensurare (mesurer), car c’est de la pensée « que toutes choses reçoivent limite et mesure »15. Et c’est par une perpétuelle curiosité que l’homme progresse dans le savoir, et ce dans la mesure où il a conscience qu’il n’y a pas encore de science définitive ; « aucun breuvage fini n’assouvit une soif sans fin, aucune possession d’un bien déterminé ne comble les désirs humains » 16. L’homme, précisons-le, ne serait se positionner sur le même plan que l’animal, et ce grâce à sa faculté d’analyser les données qu’il reçoit. Il ne serait considéré comme animal que s’il n’allait pas plus loin, dans la connaissance, que la simple réception passive des éléments naturels, ainsi que le simple processus discursif. Ainsi, quand dans L’Idiota, le profane demande à l’orateur d’examiner ce qui se passe sur le marché, ce dernier évoque des hommes agissant selon la circonstance, en comptant, en pesant, en mesurant. Et le profane, personnage conceptuel que l’on identifie à Nicolas, rétorquera que « tout cela est œuvre de cette raison qui fait les hommes supérieurs aux bêtes », puisque « compter, peser, mesurer sont des opérations inaccessibles aux animaux »17. La raison opérante est donc le discernement, et elle procède ainsi à partir de l’unité, principe de tout dénombrement. Car du sensible, comme on l’a vu, notre esprit ne peut recevoir qu’un concept confus, privé de toute évidence rationnelle. Et l’homme met dans les êtres des valeurs et des qualités qui l’affectent, ainsi il est en quelque sorte un « donneur d’être »18. La notion de valeur est importante chez le cardinal, car elle est ce qui permet l’attribution d’adéquation à une chose. Une chose est d’autant plus insigne que sa valeur est grande ou considérée par les hommes. Cues réhabilite ainsi Protagoras, et le considère en quelque sorte comme l’un de ses maîtres. Car le Cardinal sait qu’en dehors de l’activité de l’esprit humain, de l’homo mensura, il y a aussi la mesure absolue, Dieu, et cela réconciliera le sophiste avec Platon qui lui avait rétorqué que « Dieu est Le jugement est inné à l’homme, tout comme la logique, cf : (D-I), Livre I, §1. , Paris, éd. De la Maisnie, P.U.F, 1930 15 Dialogue sur la pensée, chap.I, p.251, in Œuvres choisies, par Gandillac. 16 (M. de Gandillac, La philosophie de N. de Cues, p. 164) 17 ( Le profane, L’Idiota, 1450) 18 (La philosophie de N. de Cues, p.160) 14 8 la mesure de toutes choses »19. L’homme est ainsi une subjectivité organisatrice, mais il fait tout de même face à une puissance supérieure, et ce dans l’intuition fondamentale de la coïncidence des opposés. Et c’est à ce stade précisément que s’opère le passage d’une connaissance rationnelle et différenciante, vers une connaissance plus unitive et intelligible, alors même que le philosopher, loin d’être un don divin immédiat, suppose un cheminement par étapes, l’effort de franchir le stade essentiel de l’étonnement, afin de mieux s’atteler au char conduisant vers l’absolu. Nicolas pourra déclarer au cardinal Julien : « le fait de s’étonner, qui entraîne celui de philosopher, précède le désir de savoir, de sorte que l’intelligence, dont l’être consiste à rendre intelligible, reprenne des forces dans l’ardent désir de la vérité ».20 19 20 Platon, Les Lois, 716c. « Dédicace au Père Julien », in De la docte ignorance, Livre I. 9 II. « HEN KAI PAN », ou la reconnaissance du principe unificateur. On a vu dans la première partie que le Cardinal est penseur du rapport, en tant que l’homme connaît les choses à la lumière des relations qu’il instaurent, relations vues sous l’angle de la comparaison. Aussi, l’homme a toujours la volonté de progresser dans les sciences, et ce désir d’aller plus loin découle du fait qu’il est conscience plus subtile d’être l’imitation créatrice de la pensée divine ;21 car « quiconque donc cherche à connaître est stimulé par cet art ou cette connaissance infinie »22. Mais l’homme devra faire preuve d’humilité avant de comprendre qu’il participe de l’intelligence divine. A. Le savoir du non savoir. La philosophie caractérise l’éveil de l’homme face à ce qui l’entoure et face à luimême, et Nicolas de Cues « se définit lui-même comme un éveilleur »23. Tel Socrate, qui exhorte ses interlocuteurs à découvrir la vérité par eux-mêmes, ou Héraclite qui affirme qu’ « ici aussi il y a des dieux »24 en entrant dans des lieux des plus terrestres et humains (cuisine, toilette etc.), Nicolas partage l’idée que « la sagesse crie sur les places publiques »25, et que tout homme usant de son intellect, de sa part divine, a la possibilité de toucher des yeux de son âme ce qui est au fondement de toute existence. Et cela qui peut être perçu par l’âme n’est pas un privilège pour les plus doctes, pour les polymathes26, ceux qui mesurent le savoir à la connaissance quantitative, mais appartient bien plutôt aux ignorants qui se savent être tels, et qui en écoutant leur esprit reçoivent en retour la lumière qui seule par sa grâce assure une connaissance supérieure. Il y a la nécessité de sortir de l’ombre du pluralisme du monde fini, de la caverne du mythe platonicien, et de procéder à l’ascension vers le simple, le pur inaltérable. Et bien que l’homme prenne conscience qu’il y ait une connaissance supérieure à Ce sont les conjectures, les fabrications notionnelles de l’homme qui le poussent vers la reconnaissance d’une faculté supérieure. Les créations mentales de l’homme sont pour lui le signe d’une imitation de l’activité créatrice du réel par Dieu lui-même. Cependant, le désir reste en l’homme quelque chose d’inhérent. 22 Complément théologique, p. 101 23 (Œuvres choisies de N. de Cues, introduction de M. de Gandillac, p.25) 24 Cette sentence provient d’Aristote, in Parties des animaux, I,5, 645a7-23 (trad. J-M Le Blond). 25 ( l’Idiota, premier traité sur la sagesse) 26 Héraclite combat l’ignorance de ceux qui se vantent de connaître beaucoup de choses. Selon lui, tout comme le cusain, « l’érudition n’enseigne pas l’intelligence », in Diogène Laërce, Doctrines et sentences des philosophes illustres, IX. 21 10 celles qu’il détermine quotidiennement lui-même en posant tout à sa mesure, il n’en reste pas moins que cette connaissance fondamentale est inexpérimentable, et qu’elle n’a aucune commune mesure avec tout ce que les hommes peuvent penser sur les choses. Car l’absolu échappe « à toute définition, à toute mesure précise, à toute intelligibilité qui serait repos ou contemplation »27. Cependant le sensible n’est pas à bannir, au sens où il correspondrait à un niveau inférieur dans une échelle des êtres, car il est l’incarnation visible de l’invisible, et ne peut donc être réduit au rang de l’indifférence. L’homme naît dans un monde chaotique, certes, mais loin de ne rien signifier. Et le sens est la chose qui pousse toujours plus loin l’homme dans son désir de connaissance, car bien que non visible, il a son règne ici-bas. Nicolas affirme donc qu’il est nécessaire d’acquérir une certaine disposition d’esprit, une forme d’humilité face à la complexité du monde : c’est la docte ignorance28, l’état d’esprit de celui qui, non satisfait de la connaissance rationnelle, sait combien il est éloigné de la connaissance intellectuelle et essaie de s’en rapprocher. Dans notre recherche du savoir, nous aboutissons ainsi à la connaissance de notre ignorance fondamentale. L’homme est instruit de cette ignorance par sa raison (intellectus), car c’est grâce à elle qu’il peut saisir l’identité des contradictions29 dans l’infini. Son ignorance provient du fait qu’il est un être fini et qu’il n’est pas capable de saisir l’infini divin. C’est par une prise de conscience de sa place et de l’état de son savoir que l’homme en vient à se considérer comme ignorant. Le Cardinal pourra ainsi déclarer : « Mon Dieu, d’où vient qu’en la plus haute considération de mon âme, je vous vois tout infini […]. Ainsi il s’ensuit qu’aucun n’approche votre infinie grandeur que celui qui se tient dans l’ignorance, à savoir celui qui sait qu’il ne vous connaît pas. » L’humilité qui découle de cette prise de conscience n’est pas sans rappeler Socrate qui affirmait que son savoir se réduisait à son non savoir, à sa nescience. Cette ignorance n’est pas non plus sans rappeler un mystique qui a beaucoup influencé le cusain, à savoir Maître Eckhart, qui incitait les hommes à se tenir écarté de tout savoir qu’ils s’étaient forgés au sujet des créatures30. Et c’est en écartant de soi l’idée de limitation, de différence, propre à l’altérité qui traverse de part et d’autre la nature, qu’apparaîtra celle de concordance, moment même où à Œuvres choisies, introduction, Gandillac, p.27 D-I, §1 : « En effet, l’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui est son propre, et l’on sera d’autant plus docte, que l’on saura mieux qu’on est ignorant ». 29 Cf, le fragment d’Héraclite : « en écoutant non pas moi mais la raison, il est sage d’accorder que toutes choses sont une », in Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 1-2. 30 Eckhart dira ainsi : « En vérité, ni la science de toutes les créatures, ni ta propre sagesse ne peuvent t’amener au point que tu sois en état de connaître Dieu de façon divine : pour cela ton savoir doit d’abord se changer en une pure ignorance, en un oubli de toi-même et de toutes les créations », De la naissance éternelle, quatrième sermon, in Œuvres de Maître Eckhart, Tel gallimard, p.62. 27 28 11 l’ignorance se substitue la science31 pour laquelle l’altérité n’est comprise que comme expression d’une cause illimité, simple et unique. B. L’intelligence ou l’intuition fondamentale du « hen kai pan ». Nicolas souligne fortement l’activité créatrice de la connaissance humaine. L’esprit humain (mens) dessine un monde neuf dans sa saisie du monde. Tout comme Dieu crée ce qui est dans sa connaissance, ainsi l’homme crée-t-il l’être conçu : « Car comme Dieu est le créateur de l’étant effectif et des formes naturelles, de même l’homme est le créateur de l’être pensé et des formes artistiques ; celles-ci n’existent que dans la ressemblance avec son esprit tout comme les créatures ressemblent à l’esprit divin. ». L’esprit humain est l’image de l’esprit divin. En lui aussi sont implantés les archétypes des choses en vertu de quoi il peut penser. Mais il ne sait rien des choses, de leur caractère connaissable en tant qu’être créé par Dieu, il sait seulement comment elles sont connues par l’homme. Ainsi « les conjectures procèdent de notre pensée comme le monde réel procède de la raison infinie »32, ce qui corrobore l’idée d’une activité créatrice et féconde en l’homme. La raison discursive, comme on l’a vu, a pour tâche de comparer et de mettre en lumière les différences qui jalonnent la multiplicité des phénomènes. De Cues cherche donc une méthode, d’influence néoplatonicienne, qui lui permettra de passer à un plan de vision de l’univers supérieur à celui de la raison et à celui des sens : voir toutes choses intellectualiter et non pas rationaliter, tel est son but. Et c’est bien l’intellect qui s’emploiera à la conciliation des différences qui foisonnent de part et d’autre du monde phénoménal, et c’est cette même modalité qui intuitionnera la coïncidence des opposés. L’intelligence voit réunis des contraires que la raison oppose et déclare exclusifs, et elle saisit intuitivement par cela même le limité sous un mode illimité, le fini sous un mode infini. La connaissance tend donc vers l’irrationnel, c’està-dire vers l’intellectuel comme vers une limite. Ainsi l’intuition de la coïncidence des opposés ne sera pas expérimentable dans le monde sensible. En effet, un cercle, dans la nature, ne peut égaler un carré. Mais, à travers les « yeux mentaux », cette coïncidence du Apologie de la docte ignorance : « Car il ne s’aperçoit pas que la docte ignorance concerne l’œil mental et l’intellectualité pure. Et c’est pourquoi elle renonce à tout raisonnement discursif, elle qui conduit à la vision, et son témoignage relève de la vue ». 32 De conjecturis, 1, 1, (1441). 31 12 cercle et du carré est possible, quand bien même cela est improuvable par la raison33. Ainsi, aux dires du cusain, la géométrie euclidienne est entièrement dépendante de ce principe rationnel trop humain. Seul l’intellect, pour cause, à la possibilité de comprendre comme égaux et unifié le cercle et le carré. Le cardinal, à côté de la mathématique sensible qui est l’art de l’arpenteur, de la mathématique rationnelle qui est celle d’Euclide, voudrait voir instituer une « mathématique intellectuelle » ; c’est ce qu’il appelle l’art des « transmutations géométriques », qui traite les problèmes que les mathématiciens modernes appellent problèmes de limite, des cas où coïncident l’une avec l’autre des formes que le géomètre considère comme distinctes : ainsi l’on voit par intuition qu’un arc de cercle coïncide avec la corde, lorsque l’arc est minimum. Cette coïncidence de l’arc et de la corde n’est qu’une application du principe général de la coïncidence des opposés qui est le principe de la connaissance intellectuelle et intuitive des choses, tandis que le principe de contradiction est celui de la connaissance rationnelle. Nicolas utilise aussi l’exemple du polygone qui, avec un nombre d’angles croissant, se rapproche du cercle sans toutefois jamais l’atteindre. Cet exemple sert à appuyer l’idée directrice que la raison est inapte à aboutir au résultat de l’intuition. Nicolas condamne aussi par là les oppositions sur lesquelles s’appuyait Aristote dans sa Physique. Car avec le stagirite, les caractéristiques géométriques d’un être de la nature dépendent de l’essence de cet être. La géométrie étudie donc des configurations et leur octroie une réalité abstraite. Et cela va à l’encontre du cusain qui voit dans la coïncidence des opposés géométriques la marque d’une réalité divine, et non une simple réalité inférieure et exclusive. Ainsi l’intellect, se fiant à l’infini mathématique, concilie ce que la raison aristotélicienne avait l’habitude d’opposer. La coïncidence des contraires, ainsi comprise, n’est qu’un aspect de cet état d’unité de toutes choses où les platoniciens voyaient le principe de l’être et de la connaissance. En ce sens, Nicolas semble s’attacher à la tradition hénoïste, pour laquelle l’Un est ce par quoi il existe une pluralité de choses. L’Un serait le principe de toute altérité. Mais nous garderons quelques réserves à ce sujet qui sera traité ultérieurement. C’est donc par une vision mentale que s’opère la coïncidence de l’unité avec la multiplicité. Les opposés coïncident dans l’intellect, et cette compatibilité reçoit son C’est dans son Complément théologique (p.100) que Nicolas évoque ceux qui ont recherché avant lui la quadrature du cercle. Et il souligne leur échec en cela qu’ils ont voulu traiter une intuition par la simple raison. En effet, cette dernière est régie par le principe de contradiction, ce qui ne lui autorise pas à accéder à la pensée d’une conciliation des contraires. Bien qu’il ne parle pas du cusain dans son Œuvre, Hegel semble non loin de cette idée. En effet, ce dernier s’attachera dans tout son parcours à combattre les penseurs qui sont soumis à ce principe réducteur de contradiction. Selon Hegel, ce principe ne permet pas non plus la compréhension de « l’identité de l’identité et de la différence », car il en reste toujours de manière unilatéral soit à l’identité, soit à la simple différence. Et on sait, chez l’idéaliste allemand, l’importance dans la spéculation dialectique et philosophique du terme unificateur, de la synthèse. 33 13 explication du fait que toutes les différences sont contenues dans l’intellect de manière complicative ; dès lors, « cette unité intellectuelle est la racine complicative des opposés qui deviendront incompatibles lors de leur développement »34. On remarque par là que dans son De conjecturis, l’intellect de l’homme est complicatio, c’est-à-dire qu’il est l’unité simple qui quand elle se déploie, engendre l’explicatio, ou les différences. De l’un provient l’altérité, tout comme du non-autre, de Dieu, dépend l’explicatio ou le monde différencié. Il y a là quelque ambiguïté qui ne manquera pas d’attirer notre attention dans notre troisième partie, quand on soulignera que le cardinal posera parfois Dieu au-delà de la coïncidence des contradictoires. C’est l’Intellect infini qui permet donc la compréhension de l’Egalité infinie précédant tout pluralisme ; « et le secret se dévoile en ceci que le chercheur présuppose ce qu’il cherche et ne le présuppose pas parce qu’il le cherche. Car quiconque cherche à connaître présuppose l’existence de la connaissance, par laquelle connaissent tous ceux qui connaissent ». Et cela engendre la présupposition d’une connaissance infinie, de la Vérité, de l’Egalité, de la Mesure 35 de toute connaissance. Il y a bien alors une Mesure, égale à elle-même, dont dépend tout l’être connu. On entre par là dans le secret, l’ « arkan », qui semble chez Cues toujours se trouver en tension avec l’ouvert, le déplié, l’existence. On devra donc désormais analyser le jeu dialectique entre le fini et l’infini, entre le non-aliud et l’altérité, et tâcher de comprendre quelle est la place de l’homme dans ce réseau, de l’homme qui aspire comme dans tout mysticisme, à s’élever à la contemplation pure sans affections. 34 De conjecturis I, 8. Ainsi on passe d’une vision protagoréenne de la mesure, à une vision platonicienne, où on remarque que c’est par le biais de l’absolu que la connaissance est possible. 35 14 III. “DIEU MESURE”, ou la compréhension spéculative de l’univers. A. De Dieu Il y a donc bien une tension perpétuelle chez Cues entre l’un et le multiple et il semble que l’un soit le maxima, en ce sens qu’il est tout, mais aussi le minima, car il contient tout en soi 36. Ainsi, le maximum est l’unique chose considérée comme étant la plus grande, en ce sens que « la plénitude convient à un seul être », et c’est la raison pour laquelle « l’unité coïncide avec la maximité ». Aussi dire de Dieu qu’il est simultanément le plus grand (maximum) et le plus petit (minimum), c’est affirmer qu’il n’existe rien en dehors de lui, et qu’il n’y a rien de plus grand ni rien de plus petit ; Dieu est par conséquent la mesure de toutes les grandeurs finis. Et de par cette qualité unique, d’être le maxima, il s’ensuit qu’il n’y a rien qui s’y oppose, et qu’il est autant par là même minima37. C’est ce maxima, ou Dieu, qu’il faut s’efforcer de rechercher, alors même qu’il est inaccessible. Et n’oublions pas que cet absolu est ce par quoi toutes choses sont, qu’il est un principe ontologique suprême pour lequel il n’y a pas de différence entre essence et attribut. Car en effet, s’il est dans son unité simple en même temps maxima et minima, c’est qu’il ne peut être compris comme étant seulement l’un ou l’autre, puisqu’en vertu du principe de non-exclusion, il est nécessaire qu’il soit les deux à la fois. Que l’absolu soit donc « en lui » et « en tout » signifie que le tout est lui, que le tout est un38. L’absolu cusain est donc aussi bien en lui-même en tant qu’unité complicative, qu’en lui-même en tant qu’explicatio, c’est-à-dire en tant qu’il est lui-même la réalité du divers. Et c’est la notion d’infini qui caractérise l’absolu comme l’acte perpétuelle de rendre possible les choses. Il faut aussi par là maintenir la nécessité d’un infini unique, car autrement il y aurait contradiction, et les deux s’excluraient mutuellement ; de fait, « il ne peut y avoir deux infinis »39. Dieu est donc cette puissance infinie intégrative qui transcende 36 Cf, D-I, LivreI, § 2. Cf D-I, chap. 16: “l’infini transcende rigoureusement toutes les oppositions” 38 Bien que cela se réfère toujours quelque peu à l’adage obscur d’Héraclite selon lequel « hen kai pan » (« Toutun » ou « Un-tout »), on pourrait risquer un anachronisme en comprenant le maxima cusain comme étant l’idée du Concept chez Hegel. Ainsi, pour ce dernier, le Concept est en-soi-pour-soi, c’est-à-dire qu’il se réfléchit luimême en même temps qu’il se réfléchit en autre chose. Le Concept est donc activité libre, l’unité qui contient en soi l’infinité de toutes les différences. Et bien que cela semble ne pas entâcher la pensée cusaine, il faut tout de même rappeler, qu’à la différence de Hegel où le concept s’aliène en son unité, Nicolas ne parle pas de scission au sein même de l’absolu identique, simple et unique. 39 D-I, I, 15. 37 15 toute « conjecture, même la plus vrai »40, mais il n’empêche toutefois que l’altérité naît simultanément avec l’unité41. Ainsi, d’un côté, il semble que l’Un soit premier, tel le hen platonicien, et que de lui procède l’altérité. Et c’est dans le Non-aliud que Nicolas considère à fond cette idée que Dieu précède toute altérité. Cependant, il n’admet pas comme Plotin qu’il y ait aucun principe nécessaire qui force le multiple à sortir de l’Un : il est à jamais impossible « de comprendre comment une forme infinie unique est participée de manière diverse en des créatures diverses », et par là l’espoir de toute métaphysique émanatiste est abandonné. Ce que les platoniciens appelaient état d’union, Nicolas l’appelle complicatio, et explicatio ce qu’ils appelaient état de dispersion. De fait, « Dieu est toutes choses » à l’état de complicatio ; le monde est toutes choses à l’état d’explicatio ; Dieu et l’univers sont l’un et l’autre un maximum contenant tout l’être possible ; mais Dieu est le maximum absolu, le possest où tout pouvoir (posse) est déjà arrivé à l’être (est) ; le maximum ne signifie pas d’ailleurs ici le plus grand des êtres, ce qui supposerait qu’on le compare à des êtres finis ; et il faut dire, pour concevoir cet excès qui le met hors de toute proportion avec les choses, qu’il est aussi le minimum, c’est-à-dire qu’il dépasse toute opposition. L’univers est le maximum contracté, c’est-à-dire réduit, où la réalité, composée et successive, passe de la puissance à l’acte, ou encore : « Dieu est la quiddité absolue du monde ; l’univers en est la quiddité contracte ». Dans ce maximum contracté qu’est l’univers, Nicolas montre l’explicatio en train de se faire bien plutôt qu’achevée ; en effet sa physique, comme celle de Plotin, cherche à montrer que tout est encore en tout ; ainsi les quatre éléments n’existent pas à l’état de pureté, comme chez Aristote ; ce sont des mixtes, et le feu42 lui-même contient, réunis en lui, les trois autres éléments. La coïncidence des opposés est en tout, et donc en Dieu. Mais dans son De conjecturis et De visione Dei, c’est dans l’intellect qu’on trouve la coïncidence des opposés, et Dieu est au-dessus de cela. Dieu est donc désigné comme posse est (celui en qui toute potentialité, tout pouvoir, trouve son actualisation), car il est tout ce qu’il peut être, et il ne consiste pas en une possibilité unique, alors que dans le monde, être et possibilité se différencient de sorte que toutes les choses demeurent en-deçà de leur possibilité. La connaissance de Dieu suppose par conséquent d’en connaître le nom. Le potentiel et l’actuel 40 De conjecturis, I, 6. Ibid, I, 8 42 Le feu est un thème qui tient une place importante dans la mystique. Aussi apparaît-il déjà dans les fragments d’ Héraclite, où il est considéré comme étant le principe de toutes choses. De plus, Héraclite devait affirmer, dans la Métaphysique d’Aristote (K, 10, 1067a1-5) : « il y a toujours un moment où toutes choses deviennent feu ». 41 16 coïncident en Dieu. Dieu est autre chose car il est le non-autre, mais il est en toute chose. Dieu est « le posse est », le non-autre, le pouvoir même. B. Le Non-autre. Le non-autre précède toute altérité, c’est-à-dire toutes les différences. Cette idée exprime la relation entre la vérité sans altérité de l’un-pur de la première hypothèse du Parménide de Platon et l’un-qui-est de la deuxième. L’un-pur reste identique à soi, simple, et se suffit à lui-même, alors que l’un-qui-est a l’être pour prédicat, ainsi, à sa simplicité s’ajoute une valeur ontologique. L’un-pur se transforme donc en source de l’un-qui-est. L’un pur est principe car il est premier et antérieur à toute prédication. Dans son œuvre, Du non-autre, Le guide du penseur, Nicolas recherche la définition qui est au fondement de tout ce qui se définit. Elle est la source de tout le connu, de tout l’être, et c’est à l’homme de comprendre que tout ce qui est a son origine dans l’un pur, dans l’inaliénable, d’où l’idée que le principe « ne peut devenir un autre parce que l’autre vient après lui. Pour cette raison, il ne peut se définir à partir d’autres concepts, c’est-à-dire se spécifier et se déterminer par genre et différence, parce qu’il les précède. Il est donc nécessairement la définition de soi-même »43. Le principe est fécond, car bien qu’inaliénable, il contient en lui son principiat, le défini, et donc définition et défini se rejoignent : « En se définissant, elle définit toutes choses parce qu’elle repose sur la non-altérité qui précède tout et sans laquelle elle ne serait la définition de rien »44. Le non-autre reste identique à soi et ne peut être autre que lui-même, ce qui confirme l’aspect inaliénable de ce principe fondamental. Mais cela nous amène à nous demander comment dans ce cas l’altérité, qui dépend du non-autre, peut advenir. Ainsi c’est l’intelligence de l’homme qui remarque que derrière l’aspect chaotique de la nature, de l’autre, des différences, il y a une force organisatrice qui opère, et cette force est la volonté divine, perpétuellement menacée par le multiple. Et c’est l’homme qui doit comprendre que cette volonté est un acte omniprésent dans la nature, et ce en constatant que la nature est 43 Venatio sapientiae, XIV (n. 39) ; formule donné par Hervé Pasqua dans sa préface du Non-autre, aux éditions du cerf, p.14. 44 Du non-autre, préface de Pasqua, p.14. N. de Cues, in Du non-autre, le guide du penseur ( préf, trad et annotation par Hervé Pasqua, in sagesses chrétiennes cerf) 17 manifestation et révélation du Créateur45. Dès lors on comprend que le non-aliud est principium essendi, en ce sens qu’il est en soi toutes les réalités substantielles, toutes les quiddités, la vérité essentielle de tout ce qui est. Mais il est aussi principium cognoscendi, puisque c’est seulement par lui que l’on peut connaître les choses. Dieu est principe de réalité, et par suite principe de connaissance. L’homme doit comprendre que pour pouvoir connaître les créatures, il doit les considérer en tant que manifestation du principe unique, principe qui loin de se confondre avec le multiple, s’efforce de se maintenir dans son unité, et par là en retrait. D’où l’on peut affirmer la séparation radicale entre Dieu et les créatures. En effet, si la pensée de l’absolu permet de rapporter l’agent et le patient à une racine commune, cette unification s’accompagne en réalité d’une radicalisation de la différence entre Dieu et la créature. Comment penser alors chez le cusain la possibilité d’une expérience mystique qui prétendrait à une union absolue de l’homme avec Dieu ? C. La quête de l’Absolu. L’homme aspire donc à la connaissance, mais surtout à l’expérience du principe. Le but est la contemplation46, car elle seule peut être la preuve irréfutable d’une connaissance authentique. On appuiera donc la formule de Pasqua : « Le Guide du penseur n’a d’autre but que d’orienter la pensée vers l’objet de la contemplation qui est la vérité dans sa pureté inaltérable47 ». Mais il apparaît toujours que pour accéder à l’absolu il faille partir de l’expérience terrestre, de « l’altérité conjecturale ». Car l’homme est sans cesse empêtré dans l’être, et l’on a bien vu dans le développement précédent que le principe est unité pure à laquelle ne s’ajoute pas l’être. C’est pour cette raison que le seul moyen de correspondre avec l’Un pur est de se retrancher de ce qui est. Difficile travail pour un être qui lui-même est sans cesse, et pour qui la vérité n’est appréhendée que selon des choses qui sont, des choses qui se caractérisent comme étant l’altérité, aux antipodes du non-autre. Il faut donc entreprendre un cheminement de l’altérité à l’élément pur, des représentations de la raison au savoir de l’intellect. C’est une ascension que l’homme doit entreprendre, une élévation depuis l’être Du non-autre, chapitre 12, p.68-69 : « […] par leur ordonnancement, en effet, toutes les choses montrent qu’elles viennent de Dieu – elles sont ordonnées à lui comme à l’ordre de l’ordre en toute chose. Car il ordonne tout de telle manière que le non-autre, ou l’ordre de l’ordre, resplendisse le plus parfaitement possible dans la perfection des choses ordonnées à lui ». 46 On retrouve ici l’influence néo-platonicienne, qui depuis Platon tente de remettre au goût du jour la theoria, vision pure de l’absolu. 47 Du non-autre, préface, p.11. 45 18 jusqu’au principe. La connaissance est donc le mouvement inverse de l’explicatio, par lequel, dans l’âme, la diversité se réduit à l’unité. L’homme doit donc par expérience fusionner avec le simple. Et bien que l’absolu soit inaccessible, la grâce divine a nourrit tout homme d’un désir visant à atteindre au maximum et de manière intellectuelle l’absolu. De fait, selon le mot du cusain, « si toutes choses sont dans la pensée divine en leur précise et propre vérité, dans notre pensée elles sont comme en image et ressemblance de leur propre vérité, c’est-à-dire notionnellement »48. Ainsi l’homme a le privilège, après avoir contemplé la place publique, de poursuivre de manière intelligible sa quête vers les sommets sur lesquels habitent le Créateur. On pourrait reprendre le mot de St Augustin et affirmer que c’est à l’intérieur de l’âme que se cache la vérité. Devenir Dieu reste comme on le voit une tâche bien paradoxale, quand on sait qu’on est, et dire l’être suffit à se différencier de l’absolu. Il y a comme une limite infranchissable entre Dieu et les créatures, et c’est le rejet des limites qui permet de chercher Dieu. La contemplation, état suprême de connaissance pour l’homme, reste l’ambition de toute mystique, et semble accessible à condition de procéder selon ceux qui l’ont bien exprimé. Le cardinal, dans une lettre aux moines de l’abbaye de tegernsee, en Bavière, évoque un de ses maîtres spirituels, Denys l’Aréopagite. Ce dernier enseignait la manière de s’élever de la raison à l’union divine et à « la vision sans voiles49 », et ce en s’élevant au-dessus de toute intellection. Le Pseudo-Denys, tout comme Maître Eckhart après lui, dira la nécessité de s’affranchir de la dimension de ce qui est, ainsi que de soi-même. Car c’est en s’effaçant, en se dépouillant, et en se retrouvant dans l’obscurité totale, que la lumière de la vérité finit par jaillir. Par ailleurs, le cusain élabore une expérience simple et esthétique, afin de faire comprendre à ses amis les moines de Tegernsee comment contempler l’inaccessible. Cette expérience constituera le début de son traité De la vision de Dieu (1453). Ainsi l’auteur présente à ses amis un tableau de Rogier van der Weyden qui représente un visage omnivoyant. Le tableau de la Joconde pourrait très bien illustrer le type de peinture dont il s’agissait. Nicolas dressa alors le tableau afin que tous puissent le contempler. Il s’avérait donc que chacun, de la place qu’il occupait, et même s’il bougeait, était poursuivit du regard du visage. Ainsi, dans cette dialectique du regard qui englobe celui qui voit et qui est vu en même temps, on comprend que voir et être vu ne font plus qu’un, et que de là s’opère l’image N. de Cues, De mente, chap. 3. Et l’on peut rapprocher ce sens à celui que M. Eckhart met dans cette déclaration : « Dans tous les autres êtres Dieu est en tant qu’essence, en tant qu’activité, en tant que sensibilité, mais ce n’est que dans l’âme qu’il s’engendre. Toutes les créatures sont une trace de Dieu, mais l’âme est dans sa nature image de Dieu », in De la naissance éternelle, sermon II. 49 Lettre a Tegernsee, p. 364-365 48 19 de l’union avec le divin. Il apparaît de la sorte que le divin se contemple lui-même, comme dans un miroir, mais qu’à ce stade le reflet n’est pas moins important, puisqu’il s’accorde à l’égalité parfaite, à la « pureté sans mélange50 ». . 50 Cassirer, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, tome 1 : « De Nicolas de Cues à Bayle » (1906), éd. Cerf, p.30. 20 CONCLUSION C’est bien à l’homme qu’il revient d’élaborer un monde compréhensible, et ce afin qu’il s’y sente en quelque sorte comme chez lui. Et il a les moyens de faire le monde à sa mesure, en cela qu’il a en lui du logique, et la faculté de juger, d’établir des rapports entre les choses. Ainsi il s’avère qu’il dispose de cet outil qu’est la raison discursive, qui lui permet de distinguer les choses et par là de les traiter individuellement. Mais ces relations ne valent que pour l’homme pragmatique qui s’entoure de ses semblables afin d’évaluer ce qui dans la dimension matérielle suscite de l’importance. C’est le savoir en quelque sorte inessentiel, qui considère les objets à l’aune de leur utilité et de leur proportion, plutôt qu’à la lumière de ce qu’ils cachent et de ce qu’ils expriment véritablement. C’est seulement celui qui aiguisera son désir de connaître qui sortira peu à peu de la matérialité, et constatera que derrière le voile du sensible, il y a la présence d’un principe. Dès lors, celui qui en vient à reconsidérer sous un nouvel angle de vue le monde qui l’entoure aura l’intuition de l’unité fondamentale, cause et matrice de tout être. L’expérience du non savoir, on l’a vu, permet le retrait de l’homme des déterminations qui l’habitent, et l’amène à penser qu’autre chose, le non-autre, est le véritable principe actif d’organisation des choses. Et c’est l’intelligibilité de la coïncidence des opposés qui caractérise en propre cet état divin. Alors l’homme n’aura qu’à tenter l’ultime saut, celui qui le transportera vers l’Un incommunicable, afin de s’unir à lui et de savourer la béatitude de n’être affecté par rien. La contemplation, où le regard de la créature et celui du créateur ne font plus qu’un, est le plus grand secret, le bien le plus suprême que l’homme puisse espérer ; car c’est bien là qu’on obtient « la perfection et la stabilité de l’éternité. Car là il n’y a plus de temps ni d’espace, d’avant ni d’après, mais tout est présentement décidé dans un nouveau, dans un verdoyant ‘voici que’ ! dans lequel mille ans sont aussi courts et aussi rapides qu’un instant51 ». 51 Maître Eckhart, Instruction pour la vie contemplative, in Œuvres de M. Eckhart, Tel Gallimard, p.34. 21