BEAUMARCHAIS, LE MARIAGE DE FIGARO ACTE III SCENE 5
De Figaro (à part) : « Voyons-le venir, et jouons serré » à Figaro (à part) : « Je l’enfile, et le paye en sa
monnaie »
INTRODUCTION
Dans la scène 5 de l’acte III, le spectateur et Figaro connaissent les intentions d’Almaviva : séduire
Suzanne, la future épouse de Figaro. Nommé ambassadeur à Londres, le Comte souhaite y emmener
Figaro et Suzanne pour parvenir à ses fins. Dans cette scène, le Comte veut savoir si Figaro connaît ses
intentions et on assiste à un jeu serré entre les deux hommes. Le Comte l’emporte en pouvoir : il est
« un maître absolu, que son rang, sa fortune, sa prodigalité rendent tout-puissant », dit Beaumarchais
dans sa préface. Figaro l’emporte en savoir : il a perles intentions de son maître qui quant à lui
ignore s’il les connaît ou non.
Problématique : La liberté accordée à Figaro ne serait-elle que verbale ? Plus que le procès des seuls
abus de son maître, Figaro n’instruirait-il pas le procès d’une société qui touche à sa fin ? Enfin, pour
Beaumarchais, n’est-ce pas l’occasion de montrer l’image d’un nouveau genre théâtral ?
Lecture
Annonce du plan :
I. Un duel verbal
II. Une satire sociale au service d’un théâtre en liberté
I. Un duel verbal
A. Les étapes du combat
Le rapport de forces qui s’instaure entre Figaro et le Comte Almaviva est mis en évidence par la
composition du passage, signalée par les didascalies, c’est-à-dire sur scène par une rupture dans le
jeu des comédiens.
1er mouvement : du début de l’extrait à la fin de la tirade du God-dam
Le Comte annonce qu’il a modifié son projet : mais toutes réflexions faites, ce qui entraîne
l’explication de ce changement d’avis : premièrement, tu ne sais pas l’anglais. En réalité, le
Comte a des arrières pensées, que Figaro ne connaît pas précisément, même s’il est sur ses gardes
comme le montre la réplique : Voyons-le venir, et jouons serré . L’échange, rapide au début,
conduit Figaro à la tirade du God-dam.
1er arrêt : le Comte (à part)
Figaro (à part)
Chacun des deux personnages tire des conclusions qu’il croit logiques. Pour le Comte, la
conclusion est l’ignorance de Figaro : Il veut venir à Londres : elle n’a pas parlé. . Pour Figaro,
c’est la certitude que le Comte se trompe sur lui : Il croit que je ne sais rien. Tout l’intérêt de ces
apartés est naturellement que le spectateur sache ce que chacun des deux personnages pense et
qu’il puisse le confronter avec ce qu’il sait lui-même : il a ainsi la satisfaction de constater que
Figaro est dans le vrai et que le Comte se trompe en croyant savoir. Le Comte se croit en situation
de domination alors que c’est l’inverse.→comique de situation.
2ème mouvement : de le Comte : Quel motif avait la comtesse, pour me jouer un pareil tour ? à
Figaro : [...] Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce.
C’est un échange de répliques brèves et percutantes qui reposent sur un jeu de reprise des termes.
Le thème de l’échange est une violente mise en cause de Figaro par le Comte, à laquelle Figaro
répond attaque par attaque.
2ème arrêt : les deux apartés du Comte et de Figaro : le Comte Voici du neuf ; Figaro A mon tour
maintenant
Un élément nouveau intrigue le Comte : est-ce le j’y renonce de Figaro ? Figaro quant à lui
annonce une nouvelle stratégie : A mon tour maintenant. Le spectateur ne sait pas très bien de quel
côté le dialogue va s’orienter, mais peut se douter, par le ton de Figaro, que celui-ci a trouvé un
moyen de tourner la situation à son avantage.
3ème mouvement : de Figaro : [...] Votre excellence m’a gratifié de la conciergerie du château à
Figaro : [...] comme dit la chanson du bon Roi
La reprise du projet de voyage à Londres, provisoirement abandonné, montre que le dialogue
atteint le problème essentiel : Figaro ira-t-il à Londres ? sans que Figaro, avec beaucoup
d’habileté, dévoile réellement ce qu’il pense. Le dialogue s’oriente vers une nouvelle tirade de
Figaro, sur la politique, qui est une nouvelle manœuvre de diversion.
3ème arrêt : les deux apartés du Comte et de Figaro
Le Comte arrive à une nouvelle conclusion, opposée à la première : Suzanne m’a trahi, mais qui
ne repose pas sur des arguments solides. Le caractère contradictoire des conclusions successives
produit un effet comique. Figaro croit triompher : Je l’enfile et le paye en sa monnaie. Mais le
spectateur sait bien que le Comte est cette fois dans le vrai : Suzanne a bien parlé à Figaro des
intentions malhonnêtes du Comte, ce qui atténue le sentiment de victoire.
Le duel n’a pas d’issue très claire, mais il aura servi à mettre à jour quelques vérités et règlements
de compte.
B. Les caractéristiques du combat verbal
On peut observer l’utilisation de procédés récurrents dans les échanges verbaux.
Les réponses qui n’en sont pas
A plusieurs reprises, chacun des deux protagonistes semble parler dans le vide et faire des
réponses destinées à gagner du temps. C’est le cas lorsque le Comte fait semblant de ne pas
comprendre : je n’entends pas ; ou lorsque Figaro répond sans répondre : Ma foi,
Monseigneur, vous le savez mieux que moi.
Les répliques symétriques
Elles jouent sur les similitudes et les oppositions. Toute l’habileté polémique consiste à
retourner la réplique de l’adversaire en utilisant la même structure.
Autrefois tu me disais tout
Et maintenant je ne vous cache rien : ces deux répliques ont le même sens, l’opposition réside
dans la forme affirmative et négative. En soulignant la similitude de situation sous une forme
opposée, Figaro annule la réplique du Comte et le reproche qu’elle contient.
Combien la Comtesse t’a-t-elle donné..
Combien me donnâtes-vous..
A l’accusation indirecte de corruption que contient la question du Comte, Figaro répond par
une autre accusation : si lui-même est corrompu, le Comte ne vaut pas mieux. Le Comte ne
saurait critiquer la Comtesse sans se critiquer lui-même. Figaro, encore une fois, marque un
point.
Dans chacun de ces échanges, dont la force vient de la brièveté et de l’absence d’hésitation, le
coup porté est aussitôt retourné, avec les mêmes armes.
Les esquives
Certaines répliques de Figaro ne semblent être que pour opérer des diversions lorsqu’il se
sent menacé de trop près. Si l’on met à part les deux grandes tirades, on trouve des répliques
qui expriment des vérités générales ou des mises en causes de l’adversaire.
Ainsi, la réplique concernant la réputation de Figaro : Une réputation détestable ! est aussitôt
détournée sous la forme d’une attaque contre les seigneurs (qui inclut le Comte) : Y a-t-il
beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?
De même, la réplique du Comte mettant en cause la manière de Figaro de marcher à la fortune
trouve une réponse qui refuse la mise en cause personnelle : la responsabilité est rejetée sur les
autres : Comment voulez-vous ? La foule est là...
Enfin, la suggestion du Comte : Tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux, qui le met en
position de supériorité (c’est lui qui propose) se trouve dévalorisée par la réponse méprisante
de Figaro : De l’esprit pour s’avancer ?..., qui est de sa part une façon de détourner la
proposition.
Les deux tirades
Figaro varie sa stratégie, en alternant les attaques brèves et les longues répliques.
La 1ère tirade a pour objectif de montrer que Figaro connaît la langue et les mœurs des Anglais
et de détruire le point de vue énoncé par le Comte : tu ne sais pas l’anglais. C’est l’occasion
pour Figaro de montrer ses talents d’improvisateur et de mime. Il joue trois scènes de farce de
manière visuelle et vivante comme le montre la présence de nombreuses didascalies (manger,
boire, séduire). Le comique est créé par le fait qu’avec le juron God-dam, on obtient surtout le
contraire de ce qu’on souhaite. Figaro a en tout cas prouvé au Comte qu’il ne craignait pas
d’aller en Angleterre malgré sa méconnaissance de la langue.
La 2ème tirade présente une analogie avec la 1ère, analogie mise en relief par la comparaison
ironique du Comte : Comme l’anglais, le fond de la langue ! Elle est une analyse critique des
comportements politiques dénoncés à travers leur hypocrisie par tout un jeu d’oppositions et
de reprises des mêmes termes. Figaro a pour objectif de montrer au Comte qu’il a une
expérience lucide et précise des fonctionnements sociaux, mais aussi qu’il n’a pas besoin de
ses enseignements, donc pas besoin d’aller à Londres.
On voit ainsi que les deux tirades jouent un rôle stratégique important dans l’échange
polémique de répliques et déjouent habilement les projets du Comte en le plongeant dans une
certaine confusion : chacune conduit à une conclusion opposée.
L’ironie
Si le Comte manie l’ironie, c’est Figaro qui y excelle. Oxymore (gratifié de la conciergerie),
épithète modalisée (un fort joli sort), périphrase disproportionnée pour désigner la fonction
que le Comte lui propose à Londres (le courrier étrenné des nouvelles intéressantes) : autant
de moyens de faire savoir, tout en feignant de dire le contraire, qu’il n’est pas dupe d’une
manœuvre visant à le posséder, comme à posséder Suzanne, à les placer dans la sphère du
Comte, c’est-à-dire dans une société dont Beaumarchais fait le procès.
II. Une satire sociale au service d’un théâtre en liberté
A. Déplacement d’une relation particulière à un état général de la société
La violence des rapports entre Figaro et son maître n’est que le reflet de la violence qui habite
l’ensemble du corps social.
Les formules généralisantes : le pronom indéfini on Sait-on gré du superflu, à qui nous prive du
nécessaire, le pluriel nous : n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, les maximes : médiocre
et rampant, et l’on arrive à tout, redoublent et complexifient l’énonciation. Qui parle ici ? A la
fois Figaro, Beaumarchais et une voix collective, celle du tiers état. L’accumulation de verbes à
l’infinitif feindre,savoir, entendre, ouïr, pouvoir, avoir, s’enfermer, paraître, jouer, pandre,
pensionner, amollir... associée au pronom indéfini on dépersonnalisent l’action et la généralisent.
La tirade sur la politique brosse le tableau d’un monde désorganisé, d’une lutte pour la vie, selon
la loi du plus fort. Le Comte veut d’ailleurs placer Figaro un peu sous moi, image d’une structure
aristocratique.
B. La critique d’un système
Figaro revendique la reconnaissance du mérite personnel contre les privilèges des seigneurs. Il
commence par se comparer aux seigneurs, comme si le rempart de l’aristocratie était fragile : Et si
je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? De plus, la
menace : crainte d’en faire un mauvais valet met à mal la domination sociale des seigneurs : le
Comte reste le maître parce que Figaro le veut bien.
Il poursuit en pointant le dysfonctionnement d’une société toute entière : on n’est jamais employé
à sa vraie valeur : Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout. Pour réussir, l’esprit n’est d’aucun
secours ; il faut être sans scrupule : on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui
peut : le reste est écrasé.
De plus, Figaro revendique le droit au bonheur personnel et conjugal : heureux avec ma femme au
fond de l’Andalousie et en ce sens, il acquiert une identité qui dépasse son rang. Les références au
destin de Figaro et la personnalisation de son discours, même général : voilà toute la politique ou
je meure, participent à cette quête d’identité.
Pourtant, la possibilité d’un équilibre harmonieux est affirmée par l’évocation du bon Roi, où se lit
la figure d’Henri IV, emblématique du bon maître, et par l’homme qui [...] sert bien, périphrase
méliorative du bon valet. La révolution n’est que pour demain. Beaumarchais ignore l’imminence
de la Révolution française, il n’est pas révolutionnaire, mais son texte porte en lui cette
potentialité.
C. Un théâtre en liber
La liberté qui transparaît dans la critique sociale est également inscrite dans l’écriture théâtrale de
Beaumarchais.
Le Mariage de Figaro s’émancipe en partie de la comédie classique. On retrouve chez Figaro
certaines données constitutives du valet de comédie, un goût intéressé de l’intrigue, une franche
gaieté et une certaine insolence. Mais les incursions verbales de Figaro dans la sphère du politique
et l’affirmation de soi l’arrachent même momentanément à la sphère privée de la comédie.
Beaumarchais prend également des libertés par rapport à la théorie du drame bourgeois formulée
par Diderot. En effet, Diderot réprouve la présence sur scène du valet de comédie : « Si un valet
parle sur la scène comme dans la société, il est maussade ; s’il parle autrement, il est faux »
(Entretiens sur le fils naturel). Or Figaro n’est ni maussade, ni faux. Beaumarchais a inventé un
personnage nouveau dans une pièce hors normes.
D. Le théâtre dans le théâtre
Cette scène est un exemple de mise en abyme : Beaumarchais ruine l’illusion théâtrale et indique
que ce qui se joue sur scène n’est que du théâtre. Figaro dans la dernière tirade se fait dramaturge.
En effet, le tableau de la politique emprunte une partie de son vocabulaire au registre de la
comédie et l’intrigue du Mariage de Figaro est résumée ici :
Feindre d’ignorer ce qu’on sait : tous les personnages le font, dont Figaro dans cette
scène (mais aussi la Comtesse, Suzanne, Chérubin)
Jouer bien ou mal un personnage
Pensionner des traîtres : le Comte paie Bazile
Intercepter des lettres : le Comte IV, 9
D’ailleurs, le Comte souligne l’analogie : Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !
Ainsi, les voix de Figaro et de Beaumarchais se confondent, et le théâtre rattrape la réalité.
CONCLUSION
La rivalité entre Figaro et le Comte, qui prend dans cette scène l’aspect d’un duel verbal, définit une
nouvelle relation qui n’est plus une relation de servilité mais bien plutôt une relation sociale qui
s’affirme à travers la volonté du valet de faire reconnaître sa valeur par l’aristocrate. La portée
idéologique et politique passe aussi par une évolution de l’esthétique théâtrale qui la met en valeur et
assure la fortune de Figaro.
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