La BCE prête à sortir son "monnaie hélicoptère"
L'économiste en chef de la BCE, le Belge Peter Praet, l'a confirmé : l'usage de "l’hélicoptère", autrement dit de la
création monétaire directe pour les agents économiques, est une arme dont dispose la BCE. Est-ce un moyen d'an-
crer à tout prix les anticipations d'inflation ou est-ce une vraie possibilité ?
L'usage de l'« hélicoptère » monétaire, autrement dit du déversement massif de monnaie sur l'économie, va-t-elle de-
venir réalité en zone euro ? Cette vieille idée évoquée par Milton Friedman, le père du monétarisme, en 1948, va-t-
elle être utilisée par l'institution de Francfort qui désespère de plus en plus de l'efficacité de son « assouplissement
quantitatif » ?
La BCE évoque enfin la monnaie hélicoptère
La question est, en tout cas, clairement sur la table. Lors de sa conférence de presse du 10 mars, Mario Draghi avait
jugé cette idée « intéressante », tout en affirmant que le Conseil des gouverneurs n'avait « pas encore étudié ce concept. » Les
observateurs n'ont pas manqué de relever combien ce « pas encore » laissait de porte ouverte. Huit jours plus tard, dans
une interview accordée au quotidien italien La Repubblica, l'économiste en chef de la BCE, membre du directoire,
Peter Praet, est allé nettement plus loin en affirmant que la monnaie « hélicoptère » entrait dans la « boîte à outil » de
la BCE. « Oui, toutes les banques centrales peuvent le faire », a confirmé l'économiste belge. Et de marteler : « Donc, quand
nous disons que nous n'avons pas atteint les limites de nos outils, je pense que c'est vrai. » Le message est donc claire : l'hélicoptère
monnaie est désormais une arme possible pour la BCE.
Qu'est-ce que la monnaie hélicoptère ?
Qu'est-ce que l'hélicoptère ? Milton Friedman l'a décrit au début de sa carrière, à l'époque où la crise déflationniste
des années 1930 est encore dans les mémoires. Dans la logique monétariste, la banque centrale doit avoir recours à la
distribution de liquidités (Friedman utilise alors l'image d'une distribution de billets par hélicoptère) pour mettre fin à
un risque de spirale de baisse des prix. L'argent distribué vient gonfler la demande et relancer l'inflation.
La logique est bien celle du monétarisme : agir sur la masse monétaire pour agir sur les prix. On remarque aussi que
ce concept se distingue de l'usage habituel de la planche à billets, qui sert souvent à combler un déficit chronique de
l'Etat. Ici, l'Etat n'intervient pas, précisément pour éviter tout risque de spirale hyperinflationniste. En étant distribué
aux agents économiques pour être dépensé, cet argent, au contraire, dispense l'Etat de s'endetter davantage et comble
les déficits en venant grossir les revenus fiscaux.
La crédibilité de la BCE en jeu
Si la BCE ne peut plus faire l'impasse sur un tel instrument, c'est que, désormais, sa crédibilité est en jeu. L'institution
de Mario Draghi semble être arrivée au bout de sa logique d'assouplissement quantitatif. Après un an de rachats d'ac-
tifs publics à hauteur de 60 milliards d'euros, l'inflation reste désespérément faible. Certes, cette faiblesse est tirée par
les prix de l'énergie et des matières premières, mais l'inflation sous-jacente demeure également faible au regard des
moyens mis sur la table. En février, les prix en zone euro ont reculé sur un an de 0,2 %. L'inflation sous-jacente (hors
énergie, produits alimentaires, alcools et tabacs) est passée de 1 % à 0,8 %. Résultat : les anticipations d'inflation sur
les marchés se sont fortement dégradées, s'éloignant de l'objectif de la BCE. En clair : les marchés ne croient plus
dans l'efficacité de la politique de la banque centrale. C'est donc bien la crédibilité de la BCE qui est en jeu.
Convaincre les marchés de la détermination de la BCE
Le 10 mars, Mario Draghi a donc frappé fort en augmentant le volume des rachats de 60 à 80 milliards d'euros men-
suels, tandis que le taux de dépôt négatif a été alourdi de -0,3 % à -0,4 %. Un nouvel instrument, le TLTRO II, visant
à inciter les banques à prêter à l'économie par une « récompense » sous forme de taux négatif, a été mise en place.
Cet arsenal vise à convaincre les marchés de la détermination de la BCE. Mais il ne suffira pas. Ces annonces n'ont
ainsi pas permis de peser sur l'euro qui, depuis le 10 mars, a progressé face au dollar. Dans un contexte où chaque
banque centrale tente d'exporter sa déflation et où les fondamentaux de la zone euro, avec son excédent courant et
son économie qui résiste dans le ralentissement mondial, l'euro peine à reculer. La BCE doit donc aller plus loin, du
moins en parole, pour restaurer sa crédibilité.
Dans l'interview déjà citée à la Repubblica, Peter Praet affirme ainsi que le taux de dépôt négatif n'a pas atteint sa
limite basse, il peut encore baisser. L'allusion à l'hélicoptère monnaie entre dans cette logique : impressionner et pré-
venir que l'on est prêt à tout, même à l'impensable.
Pas seulement une menace
Faut-il donc ne prendre ces paroles que pour des menaces vaines, qui ne se traduiront pas dans les faits ? Rien n'est
moins sûr. La BCE a préparé de cette manière l'introduction des taux négatifs et de l'assouplissement quantitatif, par
des allusions visant à impressionner le marché. Mais la réalité de l'inflation faible ne changeant pas, ces instruments
sont devenus des « exigences » du marché, qu'il a fallu mettre en œuvre, au risque de provoquer, comme le 3 dé-
cembre dernier, des déceptions désastreuses de la part des investisseurs.
Bref, comme précédemment, la BCE pourrait bien être pris à son propre piège et se voir contrainte à monter dans
l'hélicoptère par la force des événements. Ces déclarations ne peuvent donc pas être considérées comme de simples
paroles en l'air.
Une mesure qui contourne les banques
En théorie, l'hélicoptère monnaie dispose de beaucoup d'avantages pour la BCE. Ce procédé permet de contourner
un système bancaire qui demeure un des principaux obstacles à la transmission de la politique monétaire à l'économie
réelle et qui a conduit à limiter l'impact de l'assouplissement quantitatif. Il permet aussi d'avoir moins recours aux
taux négatifs dont l'usage est in fine périlleux. La monnaie distribuée directement aux consommateurs viendra natu-
rellement gonfler la demande et exercer une pression inflationniste qui permettra un relèvement des anticipations
d'inflation. Dès lors, un cercle vertueux peut se mettre en place : rassurées par les perspectives sur les prix et donc
sur leur capacité à fixer leurs prix, les entreprises pourraient alors investir. La croissance se renforcera et les anticipa-
tions d'inflation également.
Une mesure légale en zone euro
L'autre avantage de l'hélicoptère monnaie, c'est qu'elle n'est pas expressément interdite par les traités européens, à la
différence du financement monétaire des Etats. Or, on l'a vu, ce procédé a été mis en avant par Milton Friedman
précisément parce qu'il épargne les budgets. En distribuant de l'argent, la BCE pourrait ainsi prétendre préserver
même l'esprit des traités en incitant les Etats à réduire leurs déficits et même en les aidant à le faire.
C'est un élément important compte tenu de la levée de boucliers attendue en Allemagne en cas de recours à cette
méthode, et notamment de la confusion qui pourrait naître d'une comparaison avec l'hyperinflation de la République
Weimar où, en réalité, on avait connu un financement monétaire des dépenses publiques.
De la création monétaire pure
Pour la BCE, les vrais obstacles pourraient être ailleurs. D'abord, dans la couverture des pertes. Car cette monnaie
émise n'est pas « couverte » par une contrepartie, à la différence des rachats d'actifs ou des prêts à long terme des
banques. Certes, les rachats d'actifs peuvent entraîner des pertes liées au prix de rachat, qui seront couvertes par de la
création monétaire ex nihilo, mais la logique de l'hélicoptère monnaie est différente.
Il s'agit en effet de la planche à billets pure, sans contrepartie dans le bilan de la banque centrale, qui entraîne une
perte sèche pour la BCE. On notera que la BCE, pour la première fois, le 10 mars, a montré qu'elle était prête à s'en-
gager dans cette voie avec le TLTRO II. Les banques qui auront emprunté de l'argent à la BCE et auront augmen
leur volant de prêts bénéficieront en effet d'un taux négatif, autrement dit d'une « prime » sous forme de remise d'une
partie du capital emprunté. Cette prime est de la création monétaire sans contrepartie.
La question des pertes de la BCE
Cette perte peut être certes compensée par plusieurs moyens. D'abord, par les profits générés par ailleurs qui peuvent
couvrir ces pertes. En 2014, ce bénéfice net était de près d'un milliard d'euros, mais il ne prend pas en compte l'effet
des taux négatifs et du QE. Ensuite, parce qu'en cas de perte nette, la BCE peut, selon l'article 33-2 du traité de fonc-
tionnement de l'UE, avoir recours à son fonds de réserve général (fin 2014, il était à 7,6 milliards d'euros) et, sur dé-
cision du conseil des gouverneurs, utiliser les revenus monétaires des banques centrales nationales. Ces « coussins »
de sécurité paraissent cependant trop faibles pour irriguer une économie de 340 millions d'habitants. Il faudra donc
sans doute une recapitalisation par les banques centrales nationales, donc par les Etats ou un maintien en bilan néga-
tif, ce que ne prévoient pas les traités. Un choix « politique » qui risque d'être délicat à gérer.
Quelle forme pour l'hélicoptère ?
Deuxième problème majeur : la forme que devra prendre l'hélicoptère. Faut-il procéder à un simple crédit en une fois
sur les comptes courants des citoyens d'une somme fixe en euros ? Dans ce cas, l'efficacité risque d'être réduite.
Pour plusieurs raisons. Une partie de cette somme pourrait en effet être épargnée ou placée dans des bulles spécula-
tives. Par ailleurs, la croissance européenne est, aujourd'hui, tirée par la consommation dopée par la baisse du prix de
l'énergie. Est-il utile de « tout miser » sur cette seule consommation aujourd'hui au risque de voir ce moteur non seu-
lement alimenter surtout les importations ? Et une fois cet effet terminé et l'inflation remontée, ne faut-il pas
craindre une baisse des revenus et des dépenses des ménages ?
Dans ce cas, l'hélicoptère pourrait être un feu de paille bien moins utile, par exemple, qu'une hausse des salaires.
Certes, comme le souligne l'économiste britannique Simon Wren-Lewis, toute hausse de la demande agira directe-
ment sur l'inflation, mais un simple hélicoptère risque de ne pas résoudre les plaies de la zone euro : la perte de reve-
nu durable des salariés du sud de l'Europe et le sous-investissement, notamment.
Des mesures « ciblées » ?
Pour être efficace, la monnaie créée doit donc être maîtrisée. D'abord, en « dirigeant » cette monnaie vers la dépense
et vers la dépense « utile ». Pour cela, il faut sans doute imaginer des aménagements géographiques (est-il raisonnable
de soutenir la consommation allemande autant que celle de la Grèce, par exemple ?) ou sociaux (en distribuant selon
les revenus), mais aussi techniques. On peut ainsi imaginer des « bons » ayant valeur monétaire, mais ne permettant
d'acheter que certains biens « utiles » à l'investissement des entreprises européennes soient émis. On peut également,
pour mieux « ancrer » les anticipations d'inflation, faire « durer » cette émission monétaire via des bons à péremption
limitée qui seraient renouvelés à intervalle régulier et dans des proportions différentes.
Il existe donc des solutions pour améliorer la simple notion de monnaie hélicoptère lancée sans conditions imaginée
par Milton Friedman. Evidemment, ces éléments nécessitent un travail technique complexe et il n'est pas certain que
la BCE s'y attèle lorsque l'on a pu constater que le taux négatif à plusieurs niveaux en pratique en Suisse ou au Japon
a été jugé trop « complexe » par la BCE pour la zone euro.
Une dépossession des Etats ?
La dernière difficulté est celle de la justification « politique » de cette création monétaire. En contournant les
banques, la BCE contournerait également les gouvernements élus. Elle ferait en réalité un plan de relance sans l'ac-
cord des Etats. La banque centrale indépendante serait-elle alors toujours dans son rôle ? N'est-ce pas aux représen-
tants des citoyens de déterminer quelles dépenses relèvent ou non de l'intérêt général ? N'est-ce pas au Conseil euro-
péen ou au parlement de construire un plan pour l'ensemble de l'Europe ?
La question se pose et pourrait faire monter une véritable fronde de certains gouvernements mécontents de se voir
ainsi « déposséder » de leur pouvoir budgétaire par la BCE. Mais la zone euro dans sa version actuelle ne permet pas
de vrai plan de relance vigoureux, ni au niveau des Etats, ni au niveau européen. La BCE s'adapte donc à cette
donne, même si un plan de relance budgétaire pourrait être plus efficace que l'hélicoptère.
La question allemande relancée ?
Il n'est pas certain que cette vision soit néanmoins acceptée en Allemagne où cette mesure sera considérée comme un
premier pas vers l'hyperinflation. Mario Draghi a déjà beaucoup fait reculer les Allemands. Sa critique outre-Rhin est
féroce et, déjà, le Handelsblatt du 11 mars l'a figuré brûlant un billet de banque. Mais cette patience (au sens étymo-
logique de ce qui fait souffrir) germanique est-elle bornée ? Et la monnaie hélicoptère sera-t-elle sa limite ? C'est dé-
sormais à cette question que l'Italien de la BCE doit répondre.
Romaric Godin La Tribune 18 mars 2016
La réalité vient contredire la théorie monétariste
Entretien avec Michel Aglietta
Alors que la BCE « fait tourner la planche à billet », pourquoi la zone euro ne subit-elle pas une hyperinflation ?
Cette question présuppose quʼil existe un lien mécanique entre création monétaire et inflation, ce quʼenseigne
lʼécole monétariste ou quantitativiste (dont lʼun des grands noms est Milton Friedman), dominante dans le milieu
académique. En Allemagne, cette vision est particulièrement ancrée, sans doute du fait de lʼhyperinflation de 1923.
Mais la réalité vient contredire la pensée monétariste : les trillions de dollars de liquidités émises et déversées par les
banques centrales occidentales, dont la BCE, auraient dû, selon la théorie monétariste, provoquer une hyperinflation,
puisque, toujours selon cette école, la demande de monnaie est stable, donc tout surcroît de liquidité est nécessaire-
ment inflationniste puisque les agents économiques essayent de sʼen débarrasser en dépensant. Or, après huit an-
nées de ce régime de politique monétaire expansionniste, rien de tel ne sʼest produit. Et pourtant, la BCE achète des
titres dʼÉtat aux acteurs privés qui, en contrepartie, reçoivent des liquidités fabriquées par la banque centrale, pro-
cessus communément désigné par lʼexpression « faire tourner la planche à billet ». Malgré cette politique, Mario
Draghi ne parvient pas à atteindre son objectif dʼinflation, un taux inférieur à mais proche de 2 %. Nous parve-
nons à peine à éviter la déflation.
Si la réalité vient contredire la théorie monétariste, conforte-t-elle une autre théorie économique ?
Lʼautre grande théorie monétaire, la théorie de la monnaie endogène, à laquelle jʼadhère, estime que la monnaie est
créée à lʼinitiative des emprunteurs qui sʼadressent aux banques en demandant du crédit. La monnaie est donc
endogène puisquʼelle est la contrepartie du crédit accordé par les banques (voir Pour en savoir plus). En outre, la
demande de monnaie est variable, car elle dépend de la préférence pour la liquidité. À la suite dʼune crise financière,
les besoins de désendettement et lʼaversion au risque sʼaccroissent fortement ; ce qui crée une rétention de dé-
pense et une demande pour la liquidité émise par la banque centrale. Le QE est une méthode pour injecter la liquidité
demandée. Tant quʼelle est absorbée par lʼéconomie, les effets du QE nʼont aucune raison dʼêtre inflationnistes.
Comment expliquez-vous les difficultés que rencontre Mario Draghi pour relancer lʼinflation ?
Selon la théorie endogène, la demande de monnaie varie puisque les acteurs économiques demandent un crédit
quand ils en ont besoin. En ce cas, la création monétaire est à la source dʼune production nouvelle, donc de revenu
réel à la condition que le crédit soit orienté vers la production. Dès lors, il nʼy a aucune raison que la création moné-
taire soit inflationniste. Mais la demande de monnaie se déconnecte de la demande de crédit en période de perte de
confiance et de peur de lʼinsolvabilité dʼun certain nombre dʼacteurs économiques endettés. Alors les épargnants
veulent au moins conserver leur capital. Quand les placements nʼinspirent plus confiance, ils veulent soit des billets
de banque, soit des dépôts sûrs. Donc la demande de monnaie sʼaccroît fortement, cʼest la préférence pour la li-
quidité. Elle a énormément augmenté depuis la crise, surtout dans le monde des grandes entreprises qui sont assises
sur des montants dʼautofinancement qui leur servent à racheter leurs actions, distribuer des dividendes, faire des
opérations de fusions acquisitions, mais pas à créer des capacités de production nouvelles. Donc la demande pour la
monnaie peut varier très violemment. Si les banques centrales nʼavaient pas émis autant de monnaie quʼil le faut en
période dʼaversion au risque, une forte déflation serait apparue, comme le clame Mario Draghi. Aujourdʼhui, il y a
un tel doute quant à la capacité de rentabiliser un investissement, que les investissements nouveaux dans la zone euro
ont à peine retrouvé le niveau de 2007. Ce phénomène sʼexplique de deux façons : lʼEurope nʼa pas nettoyé les
bilans bancaires ; à lʼinverse, les États-Unis, dès le début de 2009, ont sorti les dettes insolvables des bilans bancaires
et injecté du capital dans les banques (à hauteur de 700 milliards de dollars). Ainsi, les banques américaines ont pu
recommencer à prêter. LʼEurope nʼa pas suivi cette stratégie, laissant exister des « banques zombies » en Italie, en
Espagne (jusquʼen 2012-2013), au Portugal, et en Irlande. Or, une banque fragile est réticente à prêter ; tout le sys-
tème économique sʼest grippé ; les ménages et les entreprises sont eux aussi très prudents. Résultat : il nʼy a pas de
taux dʼintérêt assez bas pour inciter les acteurs économiques à emprunter. La zone euro a subi une seconde réces-
sion en 2011-2012 et lʼinflation a commencé à glisser vers le bas. Lʼexcès dʼendettement sʼest propagé dans les
pays émergents par recyclage de la liquidité créée par les banques centrales occidentales, y provoquant des bulles spé-
culatives et les surcapacités de production. Le retournement dans les pays émergents a entraîné lʼeffondrement des
prix des matières premières qui a amené les taux dʼinflation au voisinage de zéro.
La BCE applique des taux négatifs à une partie des dépôts que lui confient les banques privées ; quʼen pensez-vous ?
La manipulation de cet outil est délicate et même dangereuse sʼil ne parvient pas à relancer lʼoctroi de crédits. Or la
demande de crédit nʼest pas là. Dès lors, les taux négatifs peuvent être interprétés comme un signe de future réces-
sion et une entrée en déflation ; voilà pourquoi ils se répercutent en ce moment dans les marchés obligataires et ont
amené les taux obligataires sur les titres dʼÉtat en territoires négatifs jusquʼà des échéances approchant 10 ans. Une
telle structure de taux dʼintérêt menace les compagnies dʼassurance et les fonds de pension. Autre inconvénient
des taux négatifs, mais qui peut paraître temporairement une bonne chose pour les économies qui le font : les
banques européennes peuvent placer leurs liquidités ailleurs quʼà la BCE, en achetant des titres sûrs et offrant une
meilleure rémunération, donc a priori hors zone euro, par exemple aux États-Unis, ce qui fera baisser lʼeuro ; cela
favorise lʼexportation. Si lʼEurope et le Japon sʼengagent longtemps dans cette voie, ce mécanisme dangereux
mènera à une distorsion des taux de change : au lieu de représenter des coûts économiques, le taux de change reflète
peu à peu des arbitrages de liquidité, ce qui est artificiel. On peut alors craindre une guerre des changes. Pour
lʼinstant les banques ne souffrent pas trop des dépôts négatifs, car elles détiennent encore dʼanciens actifs obliga-
taires qui génèrent des rendements satisfaisants. Quand elles nʼauront plus ces titres (qui arrivent inéluctablement à
maturité), mais seulement des titres récents dont le rendement est négatif, leurs réactions peuvent générer des situa-
tions dangereuses. Par exemple : si les banques répercutent les taux négatifs infligés à leurs propres dépôts sur les
épargnants, ceux-ci risquent de retirer leurs dépôts (comme cʼest le cas en ce moment au Japon) et de sʼéquiper de
coffres-forts assortis dʼassurance pour y mettre leur épargne. Cela mettrait les banques hors jeu, ce qui nʼest pas
souhaitable : tout le système monétaire serait déstabilisé, une récession économique se profilerait et une économie
primitive se mettrait en place. Et si les banques ne répercutent pas les taux négatifs, elles perdent du profit et se fragi-
lisent. La pratique des taux négatifs ne doit donc pas durer.
Que pensez-vous de lʼidée dʼun QE pour le peuple ?
Cʼest une idée intéressante, lʼarme ultime de lʼaction monétaire à court terme. Avec le QE actuel, la BCE a mis à
la disposition des banques des liquidités qui, en fait, ont été prêtées aux pays émergents au lieu dʼêtre prêtées aux
acteurs économiques de la zone euro ; dʼoù lʼidée de ne pas passer par les banques pour transmettre la politique
monétaire de la banque centrale. Il sʼagirait de donner des chèques directement aux consommateurs. Si la popu-
lation ciblée a des revenus modestes, cet argent donné par la BCE serait dépensé de façon certaine. Cette stratégie ne
coûterait rien à la BCE, puisque cʼest la création monétaire qui permettrait à la banque centrale dʼhonorer ces
chèques. Mais, avec le QE pour le peuple, contrairement au QE actuel, la BCE nʼobtiendrait pas dʼactifs pré-
existants en échange de la monnaie créée. Elle ferait un crédit pur à lʼéconomie (prêt fictif de durée infinie sans
remboursement et à taux d'intérêt 0). Cʼest pourquoi le « QE pour le peuple » est préférable au QE actuel, qui est
très indirect. Le « QE pour le peuple » pourrait bien avoir un effet de relance. Cʼest une expérience à tenter.
Une autre piste envisageable consiste à suivre lʼexemple du New Deal américain à partir de 1933 : un grand pro-
gramme dʼinvestissement public, financé par la monnaie, pourrait faire progresser le chantier de la transition énergé-
tique. Il y a là un vrai besoin. Chaque État pourrait investir, avec un accord conclu avec la banque centrale : la garan-
tie dʼavoir de la monnaie créée en contrepartie du déficit budgétaire national supplémentaire correspondant à ces
investissements. Émettre de la monnaie de cette façon, cʼest une autre manière de réaliser le QE, une manière qui
crée directement de la production et du revenu nouveau à court terme et qui crée du capital collectif pour le long
terme.
Si la théorie monétariste est dominante, jusquʼoù Mario Draghi pourra-t-il aller ?
Dans la plupart des pays, les monétaristes ne sont dominants quʼau sein du milieu académique. Il faut bien com-
prendre que cette théorie nʼest plus quʼun dogme contredit par le principe de réalité. Leur influence est plus large
en Allemagne du fait de la persistance de la croyance collective héritée du traumatisme de lʼhyperinflation. Mais les
dirigeants allemands pourraient changer de point de vue. En effet, les liquidités injectées par la BCE ont fui vers les
pays émergents et la Chine a importé des produits allemands, ce qui a fait grimper lʼexcédent commercial allemand à
un niveau très important (8 % du PIB). LʼAllemagne a pu maintenir le plein-emploi grâce à ce phénomène. Mais
aujourdʼhui la Chine a stoppé ses importations. Donc lʼAllemagne doit développer sa demande intérieure si elle
veut maintenir le plein-emploi ; elle doit changer sa politique économique. Soit elle fait plus de déficit budgétaire, soit
elle accepte que la monnaie banque centrale finance directement des dépenses privées, selon le mécanisme du QE
pour le peuple décrit plus haut.
Revue Banque - Propos recueillis par Sophie Gauvent, le 7 mars 2016
Le roi Draghi est nu, vive la relance budgétaire!
La BCE a encore annoncé une série de mesures destinées à renforcer une croissance anémique. Elle a poussé ses
taux d’intérêts encore plus bas, en-dessous de zéro, et elle a décidé d’augmenter encore la masse de monnaie, déjà
pléthorique. Les marchés financiers sont contents, ils ont de quoi jouer. Mais il est de plus en plus difficile de croire
que ce genre de mesures va produire des effets tangibles. En vérité, la BCE et les autres banques centrales sont arri-
vées au bout de ce qu’elles peuvent faire. On ne peut pas en dire autant des gouvernements.
Le crédo de base de la politique monétaire est qu’elle soutient l’activité économique en abaissant les taux d’intérêt.
Cela réduit le coût du crédit et encourage les dépenses financées par l’emprunt. Cela fait monter les cours boursiers,
ce qui permet aux entreprises de lever des capitaux à bon compte pour financer l’achat d’équipements productifs.
Cela a aussi tendance à faire baisser le taux de change, ce qui dope les exportations. Mais que faire lorsque le taux
d’intérêt est arrivé à 0% ?
Autrefois, on considérait que zéro est une limite inférieure infranchissable par les taux d’intérêt. Acculées à ce niveau
plancher, de nombreuses banques centrales ont entrepris l’impossible, descendre encore plus bas. Un taux d’intérêt
négatif signifie qu’on vous paie pour que vous empruntiez. Cela n’a aucun sens, sinon que c’est censé encourager les
emprunts, l’objectif classique de la politique monétaire. Désormais, les banques reçoivent un taux négatif sur leurs
dépôts à la banque centrale. Que peuvent-elles faire ? Elles peuvent prêter cet argent qui fond, c’est l’objectif recher-
ché. Mais, quoi qu’on en dise officiellement, après la crise financière, nombreuses sont les banques qui ont encore
bien des cadavres dans leurs placards. Alors faire des prêts, par nature toujours risqués, n’est pas à l’ordre du jour.
Elles peuvent se refaire une santé en instaurant des taux négatifs sur les dépôts de leurs clients. Dans l’idéal, ceux-ci
préféreraient dépenser leur argent, ce qui relancerait la croissance. Mais, dans cette ambiance morose, on ne voit pas
les déposants vider leurs comptes pour dépenser plus. Pire, ils pourraient retirer l’argent des banques pour cacher des
billets qui rapportent 0%, c’est mieux qu’un taux négatif – et les cacher sous le matelas. C’est le cauchemar des
banques centrales parce que ça fragiliserait encore plus les banques. Quant aux liquidités que les banques centrales
injectent dans l’économie, elles arrivent sur les dépôts des banques commerciales auprès de leurs banques centrales,
qui reçoivent un taux négatif. Tout cela est bizarre, mais pas vraiment utile.
Pourquoi la BCE et d’autres banques centrales (Danemark, Japon, Suisse, Suède) se sont-elles lancées dans cette ex-
périmentation hasardeuse ? Par désespoir. Elles ont toutes pour mission de maintenir l’inflation basse, mais positive.
Or, quand l’activité économique est insuffisante pendant longtemps, les prix cessent d’augmenter et en viennent
même à baisser. Du coup, les banques centrales ne remplissent plus leur mission. Elles ont absolument besoin de
redynamiser l’activité pour faire remonter l’inflation, mais elles n’ont plus d’instruments.
Ce qui est consternant, c’est que c’est très facile de relancer l’activité. L’instrument qui marche à tous les coups, c’est
la politique budgétaire. Un peu plus de dépenses publiques, des baisses d’impôts, ou les deux, et ça repart. Mais il
n’en est pas question parce que les gouvernements sont engagés dans une stratégie de baisse des dettes publiques.
C’est vrai que les dettes publiques sont un peu partout excessives, mais tout est toujours une question de choisir le
bon moment. Aujourd’hui, la relance doit être prioritaire, demain ce sera le moment de faire redescendre les dettes.
On emprunte quand on est en difficulté et on rembourse quand tout va bien, c’est aussi simple que ça.
Et bien, non. On nous explique que les gouvernements font toujours la même chose : ils empruntent, beaucoup,
mais ne remboursent jamais. C’est bien pour cela que les dettes publiques sont excessives. Les encourager à faire plus
de déficits aujourd’hui est criminel, nous dit-on. Aussi logique qu’il paraisse, cet argument est faux. Les déficits se
creusent automatiquement en période de basses eaux, tout simplement parce que les recettes fiscales sont en berne.
Vouloir réduire les déficits dans une période de non-croissance revient à bloquer la reprise. C’est exactement ce qui
s’est passé dans la zone euro depuis 2010 et, malgré les efforts héroïques de la BCE après 2012, l’économie stagne,
sans surprise, les déficits ne sont pas comblés et la dette publique continue à grimper.
Cela dit, il est vrai que les gouvernements ont beaucoup fauté dans le passé et qu’il faut une solide dose de naïveté
pour croire qu’ils rembourseront leurs dettes cette fois ci. Deux réponses existent, cependant. La première est que
l’on peut changer les lois budgétaires. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et la Suisse, ont adopté des lois qui imposent
la discipline budgétaire, non pas année après année, mais sur une longue période qui recouvre les hauts et les bas
conjoncturels. Inscrire une telle exigence dans la constitution est bien plus sain que d’y parler de déchéance de natio-
nalité. Ensuite, il y a dépense publique et dépense publique. Emprunter pour financer des dépenses improductives
signifie qu’il sera pénible de rembourser la dette. Emprunter pour financer des dépenses productives a pour effet de
doper la croissance à long terme et ainsi générer automatiquement des revenus fiscaux qui rendront la baisse de la
dette indolore. Parmi les dépenses improductives, on peut citer les hausses de salaire des fonctionnaires, le traitement
social du chômage, les niches fiscales, les aides aux entreprises en déclin, etc. Parmi les dépenses productives, on peut
citer les infrastructures, l’éducation et la recherche (mais pas les embauches chères aux syndicats), la réhabilitation des
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