chance par les cheveux. Paradoxe ? Non. Machiavel saisit peut-être mieux que personne la liaison
de l'inconscient et du politique, la fonction du signifiant dans ce qu'on appelle la conscience
historique. La « cruauté » de Machiavel, le « cynisme » de sa théorie ne sont que l'expression de
la passion du signifiant : l'homme doué de virtu est celui qui sait couper au bon endroit pour
pouvoir fonder, c'est-à-dire passer ailleurs. Sa « lucidité », dirions-nous, est proportionnelle à
cette passion, à sa manière d'être habité, d'être proche de son inconscient. Et l'inconscient impose
la rigueur de son objet, comme le politique.
Freud n'était pas progressiste mais il était humanitaire, nous dit Lacan, et de ponctuer ce dire par
un renvoi à Marx, à sa critique du réformisme et de l'humanisme. Humanitaire donc c'est-à-dire
proche de ce qui, en l'homme, parle et souffre, mais anti-humaniste, dans le sens où l'humanisme
renvoie à une idéologie bien précise : celle qui en affirmant l'Homme accepte et fonde tout ce qui
l'écrase. Idéologie de la réparation mais non de la révolution qui touche aux racines.
Anti-humaniste, donc, mot honni. Pourtant, l'anti-humanisme théorique ainsi nommé et
revendiqué par Althusser, est bien ce qui peut de l'individualité en sauver la radicalité. Radicalité
qui n'a rien à voir avec une quelconque intériorité irréductible (y a-t-il un dedans sans dehors et la
question de l'individualité n'est-elle pas éprouvée dans la rencontre, et dans la rencontre avec sa
propre vérité dont on a vu qu'elle relève d'une division et non d'une fondation), mais avec cet
« accolement structural » (Lacan), cette insertion d'un signifiant dans le corps même, cette
différence pure, ce trait qui relance le désir, épingle la souffrance dans son arête la plus vive. Là
s'entend une parole et non plus le discours.
Car l'anti-humaniste est la pensée de la réalité dans ce qu'elle a d'incontournable, de matériel,
c'est-à-dire de réglé par le signifiant qui n'est pas sans rapport avec le pouvoir et la lutte à mort.
Marx analysant le capital et comment s'y donne la lutte des classes, nous restitue cette rigueur et
cette violence du réel, son nouage à l'imaginaire et au symbolique. Un sujet y advient par le
mouvement même par quoi il se trouve pris. Non pas déterminisme mécaniste, clôturé, mais
déterminité de la loi qui permet selon Spinoza, que, la connaissant, nous puissions la surmonter.
Marx y intègre la pratique, parce que le savoir n'est pas tout. Freud nous le dit : il ne suffit pas de
prendre conscience, de savoir, pour lever le refoulement, encore faut-il réactualiser dans la cure
l'événement traumatique. Dans Marx comme dans Freud, le corps est concerné, c'est-à-dire la
mort. Aucun savoir ne peut prendre corps, transformer les choses s'il ne se confronte à ce risque
majeur. Radicalité du politique. Que le corps soit ce « coin enfoncé » [15]dans l'illusion des
rassemblements unitaires, et il empêche que soit « bouclée la question politique, il la soutient »
[16].
Lorsque Engels s'étonne de cette chose « difficile à saisir » [17] : que le prolétariat de Paris (lors
de la Commune), pourtant armé s'arrête « avec un saint respect » devant la Banque de France,
lorsque Marx constate que « dans sa répugnance à accepter la guerre civile », il n'a pas marché
sur Versailles, et que l'un et l'autre concluent, ce fut une faute lourde, décisive, on ne s'interroge
pas sur le tranchant de ce réel-là : le prolétariat s'est arrêté devant des signifiants-maîtres.
Inscrits de telle façon, que le corps reste suspendu à son arrêt de mort, hypnotisé, fasciné par le
Tout de l'Autre. Engels le perçoit qui écrit : « La Banque aux mains de la Commune, cela valait
mieux que dix mille otages. » Cela signifiait : « Toute la bourgeoisie française... » [18]. Le
prolétariat de Paris s'est ainsi arrêté devant une différence qu'il a posée comme absolue (et non
maximale), un réel en bloc, d'un seul tenant, s'opposant à la multitude prolétarienne. Pas de
temps d'élaboration, ni de moyens. La conclusion (la menace de mort symbolique) s'est plantée
d'un seul coup dans le corps, massive. Ne peut-on alors penser que si la Révolution d'Octobre a
réussi, c'est que l'organisation léniniste avait pu donner, faire vivre ces trois temps logiques dont
parle Lacan : le temps de voir, de comprendre, de conclure ? [19] Et que le temps de conclure se
scelle dans la « hâte » (non dans la précipitation) marquant ainsi l'urgence de la situation (ce
besoin vital qui ne relève pas de l'ordre des besoins) telle que Lacan le désigne, marque la
conjonction du désir et de la politique. C'est de la même hâte dont parlent aussi bien Marx que
Machiavel. La révolution ou le bouleversement d'un empire ne viennent pas de l'extérieur comme
quelque chose que l'on imposerait et qui se ferait tout au long par gradation. La lente
désagrégation d'une situation, par le jeu des éléments et des lignes de force, va nouer (et
l'organisation ou l'homme de la situation dans Machiavel, ne sont-ils pas là pour faire noeud ?) ce
qui était dispersé et contradictoire par la prise d'un signifiant et se précipiter dans la chute, autant
dire dans l'ouverture d'un ailleurs. « Saut », dialectique, « éclair » hégélien (qui signe le passage
d'une époque à une autre), virtu machiavélienne, c'est à chaque fois le moment de conclure. C'est-