Ce texte portera essentiellement sur la théorie du développement

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La naissance de la théorie du développement moral de Jean Piaget
Ce texte portera essentiellement sur la théorie du développement moral de Jean Piaget ainsi
que sur certains éléments contextuels au travers desquels elle s’est construite. J’insisterai
particulièrement sur les positions prises par Piaget à l’égard des théories morales développées
peu avant par Emile Durkheim et Paul Fauconnet. Ces théories, qui vont exercer sur Piaget
une influence considérable, feront d’ailleurs l’objet d’une discussion frontale dans la dernière
partie du Jugement moral chez l’enfant. Les œuvres qui seront au cœur de cette confrontation
sont principalement les deux ouvrages d’E. Durkheim , L’éducation morale et Education et
sociologie, ainsi que l’ouvrage majeur de P. Fauconnet intitulé La responsabilité, étude de
sociologie.
Le jugement moral chez l’enfant est une œuvre précoce de J. Piaget, sans doute l’œuvre
majeure de la première partie de son propre parcours intellectuel. On y trouve des thèses
fortes qu’il exploitera abondamment par la suite (en particulier la théorie des stades,
l’importance de l’activité opératoire, le rôle central du développement cognitif…), mais aussi
des positions extrêmement intéressantes qu’il abandonnera plus tard (le rôle de l’interaction
sociale dans le développement, l’intérêt pour le langage…). Piaget naît en 1896 et l’ouvrage
paraît en 1932, alors que son auteur a commencé à s’intéresser sérieusement à cette question
dès 1928. Par son objet même, il s’agit en fait d’une œuvre relativement à part dans la pensée
de Piaget. Comme je l’ai indiqué, elle semble clore la première phase de sa réflexion, qui
s’orientera par la suite plus spécifiquement vers le développement de la pensée opératoire
ainsi que vers le développement strictement cognitif, dimensions certes importantes du
développement moral mais auxquelles celui-ci ne se réduit pas. Piaget reparlera en fait peu de
cet ouvrage par la suite.
Durkheim, quant à lui, meurt en 1917. Il s’est intéressé constamment au fait moral et y a
consacré de multiples travaux ainsi que de nombreux cours. Pour lui, le social est avant tout
une réalité normative, même si la manière de concevoir cette normativité évoluera au fil de
ses propres développements intellectuels. Ainsi, durant ses premiers travaux, et notamment
dans De la division du travail social et dans Les règles de la méthode sociologique, le social
est avant tout pensé sur le modèle de la normativité juridique, caractérisée par sa dimension
contraignante. Par contre, durant la dernière partie de son œuvre, et notamment dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse, le social est défini comme une réalité transcendante,
qualifiée à la fois de religieuse, de sacrée, mais aussi bien de morale.
Autre proximité avec le premier Piaget, Durkheim témoignera d’un intérêt constant pour la
pédagogie. Un intérêt au départ induit par le fait qu’en l’absence de chaire de sociologie, il
fera en réalité le principal de sa carrière d’enseignant dans des cours consacrés à l’éducation.
Ainsi, occupera-t-il d’abord, à Bordeaux, une chaire de pédagogie (à partir de 1897), pour
ensuite, à partir de 1902, obtenir une chaire de sciences de l’éducation à la Sorbonne. En
réalité donc, Durkheim consacrera une part très importante de ses enseignements à la
pédagogie, bien que cet enseignement soit demeuré largement inédit de son vivant. Ainsi,
Education et Sociologie paraît-il en 1922 avec une longue préface de P. Fauconnet, alors que
L’éducation morale paraît en 1925 avec un court avertissement du même auteur. Du vivant de
Durkheim, seuls paraîtront quelques articles dont certains forment d’ailleurs des parties de
L’éducation morale.
Fauconnet est un élève de Durkheim. En particulier, c’est à lui que Durkheim confiera les
manuscrits de cours qu’il avait donnés à Bordeaux sur la responsabilité à la fin des années
1890. C’est à partir de ces notes que Fauconnet publiera son ouvrage sur la responsabilité en
1920. Cet ouvrage apparaît comme une reconstruction historique de l’émergence et de
l’évolution de la responsabilité. Le propos est plutôt conforme à la fois à l’esprit de la
première sociologie durkheimienne, celle qui oppose les deux formes de solidarités,
mécanique et organique, mais aussi à celui de la dernière sociologie durkheimienne, celle qui
situe les formes les plus pures de la religion dans les sociétés archaïques. La première
conduira Fauconnet à opposer deux formes de responsabilité sur le modèle de l’opposition
durkheimienne ; dans la foulée de la seconde, il pensera trouver dans les sociétés archaïques
les formes les plus pures de responsabilité et, par conséquent, il sera incité à en interpréter les
évolutions modernes sur le mode de l’appauvrissement.
a. Les présupposés de la position durkheimienne.
En réalité, Piaget va très largement s’inscrire dans le cadre conceptuel au travers duquel
Durkheim approche le fait moral tout en en contestant durement les conséquences qu’il en
tire. A l’époque, dans le paysage francophone des sciences humaines, sans doute est-il très
difficile de penser en dehors de la pensée durkheimienne tant l’influence de celle-ci est
considérable. Dans ses critiques, Piaget usera d’ailleurs de multiples précautions oratoires
lorsqu’il s’agira de prendre ses distances par rapport au maître. « On ne saurait discuter, écritil par exemple, sans le plus vif respect pour la mémoire de son auteur, un ouvrage aussi
sincère et aussi élevé d’inspiration que celui dont nous venons de donner un résumé. Mais la
gravité des questions en jeu est telle qu’il ne saurait être question d’hésiter à examiner en
toute liberté le détail de ces thèses de Durkheim. C’est le meilleur hommage que l’on puisse
rendre à son puissant esprit positif que d’oublier un instant sa grande autorité »1.
Piaget reproche surtout à Durkheim son côté « traditionnaliste », lié à une image autoritariste
de la relation pédagogique. Entre les deux auteurs se rejoue une des multiples scènes de
l’antinomie récurrente dans la pensée éducative entre Anciens et Modernes. Quant à ses
rapports avec les thèses de Fauconnet sur la responsabilité, Piaget va en fait proposer une
transposition au niveau de la théorie du développement individuel des conceptualisations de
Fauconnet sur l’évolution historique de la responsabilité, ce que Fauconnet appelait le passage
de la responsabilité objective à la responsabilité subjective. Cela ne devrait d’ailleurs pas nous
étonner tant ce parallélisme entre psychogenèse et ontogenèse est une constante toile de fond
de l’œuvre de Piaget. Si l’on observe les stratégies argumentatives de Piaget, on remarque que
Fauconnet y apparaît plutôt comme un allié théorique là où Durkheim fait plutôt office de
« repoussoir », tout en fournissant les cadres conceptuels de l’argumentation.
Mais passons maintenant aux enjeux théoriques qui opposent Piaget à la tradition
durkheimienne. En fait, ceux-ci portent d’abord sur la question de la socialisation, et, en
particulier, de la socialisation morale. Pour Durkheim, rappelons-le, le social est avant tout
une réalité morale, religieuse d’abord, laïcisée ensuite, mais une réalité pensée
systématiquement en extériorité par rapport à l’individuel. Dans ce cadre, et en particulier
dans celui de sa dernière sociologie, celle des Formes élémentaires de la vie religieuse, il
1
J. PIAGET, Le jugement moral chez l’enfant, PUF, Paris, 1973, p. 290.
devient impossible à Durkheim de penser sérieusement la socialisation comme un processus
intersubjectif. La socialisation est alors décrite, assez « mystérieusement », comme un
processus d’immanentisation (le terme est de Durkheim) du social dans l’individu, sans que
les médiations de ce processus ne soient précisées. Bref, la dernière sociologie de Durkheim
manque singulièrement d’une pensée de l’interaction et, une des conséquences de cette
position c’est que l’image du destinataire de la socialisation se trouve être celle d’un individu
radicalement passif.
Toute sociologie s’appuie, de manière plus ou moins explicite, sur une anthropologie.
Parallèlement à son opposition entre l’individu et un social qui lui est « transcendant », celle
de Durkheim est fortement dualiste, opposant dimensions individuelle, identifiée globalement
aux caractéristiques ou aux soubassements biologiques (sensations, désirs,…), et sociale de la
personnalité. Cette dernière s’étayant sur ces soubassements mais relevant du processus
d’immanentisation dont je parlais précédemment. C’est dans ce cadre, dualiste, fortement
polarisé, que Durkheim pensera l ‘éducation. Son rôle sera de participer à la formation de la
part sociale de la personnalité. L’éducation est donc une socialisation organisée.
Le problème de l’éducation se pose d’ailleurs, pour Durkheim, sur de nouvelles bases avec le
processus de sécularisation ou de laïcisation qui marque, selon lui, les sociétés modernes. Un
processus qui entraîne une dissociation de la religion et de la morale. La socialisation n’étant
plus assurée par des voies religieuses, la famille voyant son influence décliner et les sociétés
devenant désormais réflexives, c’est à l’Etat, lieu de la réflexivité sociale par excellence,
d’assurer désormais la part essentielle de la socialisation au travers de l’instruction publique.
Pour Durkheim, l’école est l’instrument d’une socialisation réflexive et maîtrisée dont la
sociologie dessine les contenus et les méthodes. La sociologie permet en effet de percevoir ce
qui, dans la dynamique sociale, est en train d’émerger et par rapport à quoi les représentations
sociales dominantes sont en retard. Elle permet donc d’anticiper ce que la dynamique sociale
annonce et elle promet de ce fait de diminuer les heurts de l’adaptation au devenir historique.
L’enjeu de cela - éviter les crises de l’évolution sociale - est l’objectif de l’école laïque, c’està-dire d’un enseignement réflexif dans lequel la sociologie occuperait une position centrale.
Reste à savoir quel peut être, pour Durkheim, le modèle de la relation éducative, c’est-à-dire
de cette action pédagogique chargée de réaliser le processus d’immanentisation du social,
mais en anticipant, tant que faire se peut, sur le devenir de la société. Pour comprendre les
spécificités que Durkheim accordera à la relation pédagogique, de même que l’extraordinaire
passivité dont il gratifiera la figure du destinataire de la relation, il faut à la fois se rappeler
que, dans la dernière partie de son œuvre2, Durkheim caractérisera le social à la fois, comme
j’y ai déjà insisté, par son aspect transcendant, sacré, mais aussi par l’autorité dont il
bénéficie. Et, à ce propos, il convient également de se souvenir des orientations que prenaient,
en sociologie, à l’époque les théories de la socialisation et de l’influence sociale.
On présente souvent G. de Tarde comme l’opposant théorique de Durkheim. Et, à s’en tenir
aux déclarations de Durkheim, on ne peut qu’agréer à ce jugement. Toutefois, les choses sont,
à mon sens, bien moins simples qu’il n’y paraît. Mon hypothèse, à cet égard, serait la
suivante. La querelle déclarée entre Tarde et Durkheim est liée à la première sociologie
durkheimienne. Tarde reproche en fait à Durkheim d’adhérer à une anthropologie rationaliste,
laissant supposer que l’acteur social, soumis à ce que Durkheim appelle alors des contraintes
Voir J.L. GENARD, Sociologie de l’éthique, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 33-47 et J.L. GENARD, Les trois
sociologies de Durkheim, Annales de l’Institut de sociologie, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 1983, p.
81-142
2
sociales, est à chaque fois confronté à des choix3. Quant lui, il est fortement influencé par les
recherches psychopathologiques les plus en pointe à l’époque. Pour Tarde, le modèle de la
relation, et en particulier de l’influence sociale, doit être recherché du côté de la relation
hypnotique. Pour lui, comme pour Gustave Le Bon, autre théoricien important de l’époque et
père avec Tarde de la sociologie des foules, l’influence est une relation où celui qui domine
« subjugue » en quelque sorte celui qui subit l’influence, alors que le porteur de l’influence est
lui-même en quelque sorte, « hors de lui », porté par des mouvements sociaux qui le
dépassent.
Cette influence des découvertes de la psychopathologie sur la sociologie ne doit pas nous
surprendre. Elle est en fait une constante durant le 19e siècle, en particulier dans la sociologie
française. Rappelons par exemple à quel point ces découvertes ont influencé A. Comte, que ce
soit quant à son arrière-plan anthropologique (par exemple la théorie des localisations
cérébrales de Gall) ou quant à ses « lois » sociologiques (les travaux de Broussais
notamment). Or, à la fin du 19e siècle, aux alentours de 1885, une querelle très importante voit
le jour à propos de l’hypnose, dont l’enjeu est de savoir si tout le monde (et pas seulement les
faibles d’esprit ou les hystériques comme le soutiendra Charcot) est hypnotisable. C’est là la
thèse défendue par l’école de Nancy, grande opposante de l’école de la Salpêtrière. Dans cette
dernière optique, chacun possède un potentiel de « suggestibilité ». C’est cette idée qui sera
alors reprise par les sociologues soucieux de comprendre ce qu’est l’influence sociale. Celleci est comprise sur le modèle d’une relation entre un acteur « actif » qui est capable, par
exemple en raison de l’autorité dont il dispose, de capter le potentiel de « suggestibilité » d’un
récepteur passif.
En dépit de ses multiples dénégations explicites, Durkheim sera profondément marqué par les
critiques qui lui seront adressées en réaction à ses premières œuvres, en particulier en raison
de son anthropologie rationaliste et de son modèle juridique du social. Progressivement, il fera
droit aux thèses anthropologiques auxquelles il s’opposait farouchement auparavant.
Ce bref détour permet mieux de saisir la manière dont Durkheim va envisager la relation
pédagogique. Sans doute est-ce en effet dans la relation maître-élève qu’il s’engagera le plus
explicitement sur la voie d’une anthropologie de l’hypnose. Voici ce qu’il écrit dans
Education et sociologie : « Pour donner une idée de ce que constitue l’action éducative et en
montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l’a comparée à la suggestion
hypnotique ; et le rapprochement n’est pas sans fondement. La suggestion hypnotique
suppose, en effet, les deux conditions suivantes : 1° L’état où se trouve le sujet hypnotisé se
caractérise par son exceptionnelle passivité. L’esprit est presque réduit à l’état de table rase ;
une sorte de vide a été réalisé dans la conscience ; la volonté est comme paralysée. Par suite,
l’idée suggérée, ne rencontrant point d’idée contraire, peut s’installer avec un minimum de
résistance ; 2° Cependant, comme le vide n’est jamais complet, il faut de plus que l’idée
tienne de la suggestion elle-même une puissance d’action particulière. Pour cela, il est
nécessaire que le magnétiseur parle sur un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu’il
dise : Je veux ; qu’il indique que le refus d’obéir n’est même pas concevable, que l’acte doit
être accompli, que la chose doit être telle qu’il la montre, qu’il ne peut en être autrement. S’il
faiblit, on voit le sujet hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il entre
en discussion, c’en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion va contre le tempérament
naturel de l’hypnotisé, plus le ton impératif sera indispensable. Or, ces deux conditions se
trouvent réalisées dans les rapports que soutient l’éducateur avec l’enfant soumis à son
J.L. GENARD, Sociologie de l’éthique, op. cit.. L’explicitation la plus claire des enjeux de l’opposition entre
Tarde et Durkheim se trouve dans Le Suicide.
3
action : 1° L’enfant est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à celui
où l’hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience ne contient qu’un petit nombre
de représentations capables de lutter contre celles qui lui sont suggérées ; sa volonté est
encore rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la même raison, il est
très accessible à la contagion de l’exemple, très enclin à l’imitation4 ; 2° L’ascendant que le
maître a naturellement sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa
culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui lui est nécessaire.
Ce rapprochement montre combien il s’en faut que l’éducateur soit désarmé ; car on sait toute
la puissance de la suggestion hypnotique. Si donc l’action éducative a, même à un moindre
degré, une efficacité analogue, il est permis d’en attendre beaucoup pourvu qu’on sache s’en
servir »5.
b. La critique de Piaget.
C’est à cette conception de la relation éducative que Piaget va s’opposer en prenant, à cet
égard du moins, le contre-pied de la position durkheimienne.
Pour lui, au contraire, le récepteur ne doit aucunement être considéré comme passif. Et, dans
la formation morale, s’appuyer sur une dissymétrie radicale entre enseignant et enseigné serait
simplement contraire aux finalités d’une telle éducation. Pour Piaget, il faut comprendre toute
relation d’apprentissage, et donc la relation éducative, comme une interaction (que ce soit
d’ailleurs avec les objets ou avec autrui) où chacun prend sa part. Et, pour Piaget, l’enfant
apprend d’ailleurs plus, en tout cas moralement, dans une relation entre pairs que dans des
relations forcément dissymétriques avec des adultes. C’est pourquoi, pour Piaget, l’éducateur,
s’il veut réellement être le vecteur d’un apprentissage moral doit en fait se comporter non
comme un adulte détenteur d’autorité, mais au contraire endosser l’image du « camarade ».
L’éducation autoritaire ne réalise donc pas les conditions d’une formation morale. C’est
pourquoi, il faut lui préférer ce que Piaget appelle une éducation orientée vers le « selfgovernment ». C’est à l’aune de ce concept qu’il faut réécrire, selon lui, le sens d’une
formation à l’autonomie. « Certes mieux que personne, Durkheim a compris les raisons
sociologiques profondes du conflit entre la morale indépendante et la morale transcendante,
mais, là où nous croyons que la première est préparée par la solidarité des enfants entre eux et
que la seconde procède de la contrainte de l’adulte sur l’enfant, Durkheim considère toute
morale comme imposée par le groupe à l’individu et par l’adulte à l’enfant. Au point de vue
pédagogique, par conséquent, là où nous verrions dans « l’école active », le self-government
et l’autonomie de l’enfant, le seul processus d’éducation menant à la morale rationnelle,
Durkheim défend une pédagogie qui est un modèle d’éducation traditionnaliste et compte sur
des méthodes foncièrement autoritaires, malgré tous les tempéraments qu’il y a mis, pour
aboutir à la liberté intérieure de la conscience »6.
L’enjeu est donc fondamental :pour Durkheim, l’apprentissage de l’autonomie passe
nécessairement par une inculcation de la règle s’appuyant sur des méthodes autoritaires.
Mesurée à la théorie kohlbergienne du développement moral, nous serions là plutôt dans des
modèles pré-conventionnels ou, au mieux, conventionnels d’interaction. Pour Piaget, cette
On se souviendra que ce concept d’imitation est central chez Tarde.
E. DURKHEIM, Education et Sociologie, Félix Alcan, Paris, 1922, p. 67-68. Un texte très semblable se
retrouve dans E. DURKHEIM, L’éducation morale, PUF, Paris, 1974, p. 117-118.
6
J. PIAGET, Le jugement moral chez l’enfant, op. cit., p. 273.
4
5
formation ne saurait s’étayer sur des processus qui en contredisent la finalité. La relation
pédagogique doit sans cesse présupposer chez son destinataire ce qu’il s’agit en réalité de
former. C’est donc la figure même de l’adulte, et de l’autorité, qui se trouve problématisée.
Tout semble se passer chez lui comme s’il s’agissait d’emblée d’anticiper les caractéristiques
de ce que Kolhberg appellera le stade post-conventionnel afin de pouvoir créer les conditions
d’un dépassement des contraintes spécifiques aux stades pré-conventionnels et
conventionnels. Les relations s’appuyant sur ces deux stades n’étant pas susceptibles de
fonder l’appropriation critique des règles caractéristique des comportements autonomes. Là se
pose donc une difficulté constitutive de la relation pédagogique, en particulier lorsqu’il s’agit
de viser des objectifs de formation morale. Comment, en effet, former à l’autonomie dans un
cadre marqué par l’hétéronomie ? Mais comment aussi tout simplement former sans admettre
la nécessité d’une dissymétrie relationnelle s’appuyant sur les décalages cognitifs (et Piaget
ne conteste nullement que l’apprentissage moral s’appuie également sur des bases cognitives)
entre les formateurs et des destinataires qui bien entendu n’ont pas encore atteint les niveaux
de développement que l’on peut par contre prêter aux formateurs?
Pour analyser de manière plus précise les critiques que Piaget adresse à Durkheim, sans doute
faut-il rappeler comment le sociologue français distingue les trois éléments qui, selon lui, sont
constitutifs de la moralité, et qui devront donc être, tous trois, l’objet d’une éducation
systématisée. Ces trois éléments sont étudiés séparément dans L’Education morale. Il s’agit
de l’esprit de discipline, de l’attachement aux groupes sociaux et de l’autonomie de la
volonté. Les deux premiers sont intimement liés. Ce sont, si on veut, deux faces d’un même
processus : deux traductions de l’autorité que représente la société pour l’individu. Si on
voulait les distinguer, on pourrait dire que l’esprit de discipline renvoie plutôt à la conscience
de la nécessité de la règle, là où l’attachement renverrait plutôt à l’investissement affectif à
l’égard de ce qui en est la source, le groupe ou le social dans son ensemble. Cette distinction
renvoie elle-même à la tension entre devoir et bien, qui sont en fait les deux formes dans
lesquelles se manifeste l’autorité du social7. Le troisième élément, l’autonomie de la volonté,
représente en fait, pour Durkheim, l’acceptation ou l’assomption raisonnée de cette autorité.
« La moralité, écrit Durkheim, ne consiste plus simplement à accomplir, même
intentionnellement, certains actes déterminés, ; il faut encore que la règle qui prescrit ces actes
soit librement voulue, c’est-à-dire librement acceptée, et cette acceptation libre n’est autre
chose qu’une acceptation éclairée »8.
C’est, pour Durkheim, à tout cela que doit préparer l’enseignement. Contrairement à la
famille dans laquelle c’est plutôt la dimension affective de l’éducation qui prévaut,
l’enseignement doit tout d’abord cultiver la discipline et Durkheim, au grand dam de Piaget,
ne cessera d’insister sur l’importance éducative de la sanction. Il doit ensuite susciter
l’attachement au social, au groupe et aux idéaux laïques (au travers de l’enseignement de
l’histoire et de l’éducation civique) dont on se rappellera que, pour Durkheim, ils occupent,
dans les sociétés modernes, la place qui était celle des idéaux religieux dans les sociétés prémodernes. L’instituteur est pour Durkheim l’équivalent d’un prêtre laïque9.
Ce sont ces idées que Piaget va critiquer très sévèrement. La critique se construit sur trois
tableaux : épistémologique d’abord, sociologique ensuite et pédagogique bien sûr enfin.
7
Ibid., p. 285.
E. DURKHEIM, L’éducation morale, op. cit., p. 101.
9
Voir le commentaire de PIAGET, Le jugement moral chez l’enfant, op. cit., p. 288.
8
Au niveau épistémologique, Piaget reprochera à Durkheim d’avoir hypostasié le social. Il
l’accusera d’avoir versé dans un réalisme épistémologique, dans l’historicisme ou le
sociologisme. D’avoir conçu le social comme une réalité autonome, extérieure aux individus,
alors que, pour lui, le social est essentiellement dans les interactions et n’a pas de réalité
indépendante, extérieure à celles-ci10. Enoncée de cette manière, la critique est évidemment
pertinente. Il reste cependant qu’au travers des faiblesses de la pensée durkheimienne
s’explicite une question importante qui est celle de la reconnaissance du fait que le social est
toujours déjà là, qu’il constitue l’horizon de toute pré-compréhension. La critique sévère que
Piaget adresse à Durkheim ne s’accompagnera malheureusement pas de la prise en compte de
cette dimension que Durkheim aborde avec le plus de pertinence dans ses travaux (menés
avec Mauss) sur l’apprentissage des catégories, et où il se confronte à la question de
l’opposition épistémologique entre empirisme et a-priorisme, optant pour une sorte de
kantisme sociologisé. Bref, dans cette critique adressée à Durkheim, se décèle ce qui sera une
des principales faiblesses de la pensée piagétienne : sa profonde sous-estimation de
l’importance de la question des ressources de sens sédimentées par l’histoire. Une sousestimation qui le conduira à privilégier un appui des développements cognitifs sur ses
substrats biologiques.
Plus sociologiquement, Piaget accusera Durkheim de n’avoir pas saisi la spécificité des
sociétés contemporaines qui sont des sociétés basées sur une logique contractuelle. Pour
Piaget, conformément à cette logique, le lieu de l’apprentissage ne saurait être la contrainte
mais bien plutôt la coopération. Selon lui, le prototype de la relation d’apprentissage est la
coopération entre égaux ou entre pairs, en particulier dans le jeu auquel Piaget accordera une
fonction éducative tout à fait centrale. C’est dans ce modèle, et non pas dans celui de la
contrainte que l’on peut espérer trouver la base d’un enseignement à la hauteur de la
démocratie. Cette importance accordée ici par Piaget au jeu est importante à souligner. Dans
cette phase précoce de son évolution intellectuelle, le jeu, et donc l’interaction sociale
effective, est donc clairement pensé comme constitutif de l’apprentissage et non pas
seulement comme un dispositif empirique permettant l’observation d’un développement par
ailleurs autonome. Il me semble essentiel d’attirer l’attention sur cela tant cette dimension
extrêmement intéressante et riche de la pensée piagétienne sera abandonnée par la suite au
profit d’une approche développementaliste dont l’horizon sera, comme je le disais, de plus en
plus référé à ses seuls soubassements biologiques.
A suivre Piaget, la coopération possède des vertus -que nous appellerions aujourd’hui sans
doute performatives- que l’autorité ne peut posséder. « La règle de contrainte, liée au respect
unilatéral, est considérée comme sacrée et produit dans l’esprit de l’enfant des sentiments
analogues à ceux qui caractérisent le conformisme obligatoire des sociétés inférieures. Mais
elle reste extérieure à la conscience de l’enfant et n’aboutit pas autant que le souhaiterait
l’adulte à une obéissance effective. La règle due à l’accord mutuel et à la coopération prend
racine, par contre, à l’intérieur même de la conscience de l’enfant et aboutit à une mise en
pratique effective dans la mesure où elle fait corps avec la volonté autonome »11. Bref, seul le
modèle de la relation sans contrainte permet de créer les conditions d’une appropriation
critique à la hauteur des exigences d’une moralité moderne. Pour Piaget, existent en fait deux
morales : celle de la contrainte et celle de la coopération. L’enjeu de l’éducation est de
favoriser le passage de la première à la seconde. C’est pour lui cela la condition du
développement d’une autonomie pensée comme capacité d’appropriation critique de la règle.
Là où Durkheim suggérait de conduire l’évolution morale de l’enfant dans la confrontation à
10
11
Ibid., p. 290.
Ibid., p. 292.
l’obstacle que représente la norme sociale incarnée par l’adulte et dont les transgressions sont
soumises à sanction, Piaget entend s’appuyer prioritairement sur les obstacles immanents que
rencontre l’enfant dans ses tentatives de coordination de l’action que ce soit avec les objets ou
avec des partenaires d’interaction.
Pour Piaget, la pensée durkheimienne illustre donc remarquablement ce que peut être une
morale de la contrainte, et lorsqu’il s’agira pour lui de décrire l’évolution morale de l’enfant,
il sera frappant d’observer à quel point les caractéristiques des premiers stades (ceux qu’il
s’agit précisément de dépasser) s’apparenteront à la moralité durkheimienne (discipline,
sanction…).
La critique piagétienne de Durkheim est donc extrêmement sévère même si elle s’opère en
vérité très largement à l’intérieur de l’appareillage conceptuel durkheimien, comme nous le
verrons d’ailleurs encore par la suite.
c. Le rapport à Fauconnet
Comme je l’ai signalé précédemment, l’ouvrage que Fauconnet consacre en 1920 à la
responsabilité s’appuie librement sur des notes de cours que lui a laissé E. Durkheim.
Fauconnet donnera toutefois à son propos des accentuations davantage relativistes dues peutêtre à l’influence de l’ouvrage de Westermark The origin and growth of the moral ideas
(publié en anglais en 1906 et traduit en français en 1926) ainsi qu’aux influences pragmatistes
qu’ont connues l’école durkheimienne et Durkheim lui-même à la fin de son œuvre
(influences selon lesquelles, pour le dire rapidement, la vérité est liée aux effets d’utilité
qu’elle génère).
Reprenons très brièvement les thèses développées par Fauconnet.
a) Tout d’abord, la responsabilité y est traitée comme une institution sociale. Pour
Fauconnet, la question de la validité de la définition des responsabilités est proprement
indécidable. Par contre, il observe l’existence dans toute société de règles de
responsabilisation conduisant à définir l’objet des sanctions. Cela s’explique par le fait
que le crime perturbe l’ordre social et exige remise en l’état ou régulation. La
responsabilité s’explique donc fonctionnellement : elle rend possible l’application de la
sanction. Or, pour qu’il y ait moralité, il faut qu’il y ait sanction.
b) Fauconnet observe une évolution dans la définition des responsabilités. Objective et
communicable dans les sociétés archaïques, elle connaîtra un double processus : de
subjectivation ou d’individualisation d’abord, de spiritualisation ensuite. Au départ, c’est
la factualité ou l’objectivité du crime qui détermine le déclenchement du processus de
désignation du ou des responsables (et cela indépendamment de l’intention). Et cette
désignation se fait par contamination, à partir des circonstances du crime (sans qu’il y ait
nécessairement causalité), par contiguïté ou par ressemblance (elle peut être collective, ne
pas s’appliquer du tout à l’auteur…). Progressivement, ce processus va s’individualiser,
en même temps que se développera l’apprentissage de la détermination des chaînes
causales, et se spiritualiser, s’attachant de plus en plus à la lecture des dispositions
intérieures, des intentions.
c) Fauconnet, parallèlement aux thèses de Durkheim qui voyait dans les religions archaïques,
les modèles les plus achevés de religiosité, considère qu’il faut voir dans cette évolution
un affaiblissement de la responsabilité dont la forme pure est donc objective et
communicable. La toile de fond du propos de Fauconnet est clairement, à cet égard, une
critique de la modernité.
d) Parallèlement à cela, Fauconnet croit pouvoir également remarquer non seulement un
rétrécissement de la responsabilité (avant elle se communiquait au groupe, désormais elle
se limite au seul coupable), mais aussi un affaiblissement de la sanction. Le raisonnement
de Fauconnet est ici très certainement influencé par les travaux de Durkheim sur
l’évolution et l’affaiblissement du système pénal ainsi que sur le passage du droit répressif
au droit restitutif12. Pour Fauconnet, l’affaiblissement de la sanction est lié à l’émergence
de valeurs universalistes qui portent à la sollicitude à l’égard du coupable lui-même.
En fait, Piaget va s’appuyer fortement sur ces thèses socio-historiques pour concevoir sa
propre théorie du développement moral individuel, s’engageant d’ailleurs, sans en produire
une justification épistémologique satisfaisante, dans un par allélisme entre ontogenèse et
phylogenèse.
d. Les thèses de Piaget
Les thèses piagétiennes s’articulent sur différents axes que je vais essayer maintenant
d’articuler.
1°) Pour Piaget, l’évolution morale est marquée par l’abandon de l’égocentrisme initial et
l’acquisition d’une capacité de décentration. Celle-ci occupera une place essentielle dans la
compréhension du développement moral, et ce n’est évidemment pas là un des moindres
intérêts de ses travaux. Au sens que lui donne Piaget, l’égocentrisme se caractérise par un
déficit cognitif, c’est-à-dire par une incapacité de distinguer entre le moi et l’entourage. Il ne
s’agit donc pas là à proprement parler d’une position morale. Ceci est d’ailleurs très
caractéristique de l’approche piagétienne du développement moral qui fait dépendre celui-ci
d’acquis opératoires et cognitifs. L’acquisition de la capacité de décentration est d’abord celle
d’une capacité de réversibilité opératoire. C’est une étape du développement cognitif avant
d’être une phase du développement moral. Bien que cela ne soit pas toujours énoncé
clairement par Piaget, ces deux développements sont donc intrinsèquement liés comme ils le
seront plus tard chez L.Kolhberg, au sens où, chez Piaget, le développement moral semble
présupposer l’acquisition de capacités opératoires et cognitives. Ainsi, la capacité de
décentration morale présuppose-t-elle clairement l’acquisition de la capacité de décentration
spatiale. Celle-ci est précisément observable chez l’enfant au travers d’un dispositif
expérimental permettant de vérifier s’il est capable de se mettre à la place de l’autre, en
comprenant par exemple ce que l’autre voit d’un paysage là où il se trouve (acquisition
réalisée aux alentours de 7-8 ans13). Cette acquisition de la capacité de réversibilité est
essentielle chez Piaget, comme elle le sera à la même époque chez G.H. Mead.
Voir J.L. GENARD, « Responsabilité et normativité dans l’école et la pensée de Durkheim » dans Ph.
ROBERT, F. SOUBIRAN-PAILLET, M. van de KERCHOVE (dir.), Normes, normes juridiques, normes
pénales, T II, Pour une sociologie des frontières, L’Harmattan, Paris, 1997.
13
Des travaux ultérieurs, basés sur d’autres dispositifs expérimentaux ont conduit à des révisions importantes
des âges d’acquisition tels que les avait définis Piaget.
12
2°) Bien que Piaget soit encore fortement influencé par l’opposition dure entre raison et affect
héritée du 19e siècle, il présuppose que les développements des deux éléments sont liés :
« L’affectivité correspond à l’énergétique des actions, et les fonctions cognitives à leur
structure »14. Bien qu’il voie dans la pensée opératoire le moteur du développement, il admet
que celui-ci ne saurait s’opérer harmonieusement sans un développement affectif congruent.
Et ceci est d’ailleurs spécifique du développement moral, celui-ci s’appuyant constamment
sur un « mixte » d’intellectuel et d’affectif15. En dépit de cette proximité, Piaget pense
toutefois nettement le développement à partir de sa composante opératoire, et donc cognitive,
contrairement par exemple à la tradition psychanalytique qui se développe à la même époque.
3°) Quant au moteur du développement, plutôt que de la voir dans une énigmatique influence
d’un social hypostasié, Piaget le situera dans le cadre d’interactions élémentaires avec des
objets (pour l’élément strictement opératoire) et avec autrui. Pour Piaget, le moteur du
développement cognitif est en fait lié aux exigences de coordination de l’action. Coordination
qui ne peut s’appuyer que sur des réponses opératoires aux problèmes qu’elle pose. Ceci est
vrai tant au niveau des relations aux autres qu’à celui des relations aux objets.
4°) Contrairement à ses travaux ultérieurs, Piaget accordera une importance très nette à la
question du langage et de la justification. En 1960, Piaget écrira par exemple ceci : « Il y a
donc une logique de l’action et les racines de la logique sont à chercher dans la coordination
des actions et non pas dans le langage, même si celui-ci est nécessaire à l’achèvement des
structures, notamment sous leur aspect formel »16. Si cette citation est extrêmement
significative de la pensée piagétienne de la maturité, elle ne correspond ni aux hypothèses ni à
la méthode du jugement moral. Là, Piaget se montre au contraire très attentif à l’évolution
spécifique de la justification des pratiques qu’il distingue des pratiques elles-mêmes, et,
surtout, il accorde une place centrale à la méthode des dilemmes moraux qui, précisément,
s’appuie sur la mise en place de dispositifs dans lesquels le développement moral sera évalué
par rapport à des performances argumentatives.
5°) Quant à sa conception de la validité, Piaget estime que celle-ci n’est acquise que si elle est
appropriée dans des processus effectifs de coordination de l’action : « pour qu’une notion soit
reconstruite de façon adéquate, il faut qu’elle soit reconstruite par celui à qui elle est
transmise: en effet une vérité non recréée n’est plus une vérité, mais une simple opinion
consolidée par des facteurs extra-logiques »17, comme le serait par exemple la contrainte que
Durkheim plaçait au centre des processus d’apprentissage. D’où donc l’obstacle que
représente la dissymétrie de la relation pédagogique par rapport aux conditions de
l’apprentissage.
6°) C’est ce type d’argument qui explique l’importance prise, chez Piaget, par le jeu dans
l’apprentissage et le développement moral. Jeu dans lequel la motivation à accepter les règles
est acquise « de l’intérieur ». Toutefois, contrairement à Mead qui, lui aussi, accordait une
place primordiale au jeu dans l’apprentissage, Piaget ne focalise pas son attention sur le jeu de
rôles (supposant une appropriation par imitation), mais bien sur le jeu coopératif entre pairs18.
Bien que, comme je l’ai déjà signalé, Piaget abandonnera par la suite cette attention portée à
J. PIAGET, « Problèmes de la psycho-sociologie de l’enfance », dans G. GURVITCH (dir), Traité de
sociologie, II, PUF, Paris, 1960, p. 236.
15
Ibid., p. 239.
16
Ibid., p. 234.
17
Ibid., p. 235.
18
Sur la différence entre les règles du jeu et les règles imposées par l’adulte, voir J. PIAGET, Le jugement moral
chez l’enfant, op. cit., p. 1-2.
14
l’interaction effective dans l’apprentissage, on peut d’ailleurs penser qu’à ce moment il se
trouve peut-être plus proche que Mead d’une véritable pensée de la fonction d’une
intersubjectivité effective dans l’apprentissage.
7°) Le rôle accordé à l’adulte dans l’apprentissage moral est particulièrement ambigu. Pour
Piaget, l’adulte incarne fondamentalement le rapport à l’autorité, et donc l’hétéronomie.
C’est-à-dire précisément ce qu’il s’agit de dépasser. Paradoxalement, l’adulte semble donc
principalement faire figure d’obstacle et non de ressource pour le développement. A bien des
égards, on retrouve chez lui une profonde sous-estimation du rôle formateur que peut avoir
aussi la confrontation à l’autorité et à la contrainte. Sans doute cette position annonce-t-elle
d’ailleurs des développements ultérieurs dans lesquels une importance décisive sera accordée
aux soubassements biologiques du développement, soubassements dont le rôle croissant
effacera alors progressivement celui accordé auparavant aux interactions et au langage.
8°) De manière générale, l’évolution morale est finalisée. Elle correspond, comme chez
Durkheim, à un apprentissage de l’autonomie et donc au dépassement d’un état premier
d’hétéronomie. Celle-ci étant toutefois pensée de manière très différente de la manière dont
Durkheim la théorise. L’hétéronomie se caractérise par la soumission à des règles considérées
comme intangibles (sacrées). La moralité d’un acte y est évaluée par rapport à ses
conséquences objectives. Et la validité de la règle est liée à l’autorité de l’adulte dont elle
émane, mais aussi à l’absence de sanction que le comportement respectueux de la règle
entraîne. A l’inverse, au stade de l’autonomie, ce sont les impératifs de coordination qui sont
déterminants. L’enfant comprend la nécessité de la règle pour la coopération et c’est cela qui
la valide. L’autonomie s’accompagne également de la prise de conscience de la relativité de la
règle, de sa modificabilité. Bref, la morale fait droit au contextualisme.
9°) Inscrits dans le cadre d’une transition entre hétéronomie et autonomie, les stades du
développement moral se succèdent logiquement. Il faut être passé par le stade x pour pouvoir
passer au stade (x+1). Piaget est toutefois moins net que Kohlberg quant aux possibilités de
régression, même si « normalement », une fois un stade acquis, les régressions sont peu
probables en raison des liens établis entre validation et appropriation. Par ailleurs, chez
Piaget, les stades n’ont pas une prétention à la différenciation aussi nette que chez Kolhberg,
certaines évolutions sont d’ailleurs présentées plutôt comme des évolutions de degrés et
certaines moments de l’évolution y sont laissés dans le flou, apparaissant en quelque sorte
comme des trous noirs.
e. La théorie des stades.
En fait, Piaget développe différents types d’approches de l’évolution morale, avec des
découpages qui ne se recouvrent pas exactement. Pour décrire cette évolution, il propose
d’une part deux approches fines –par la pratique de la règle et par la conscience de la règle- en
même temps qu’il caractérise de diverses façons les spécificités des termes du développement
–passage d’une responsabilité objective à une responsabilité subjective, transformation des
formes du respect, passage des sanctions rétributives aux sanctions distributives. Enfin, au
niveau méthodologique, Piaget met au point la méthode des dilemmes moraux.
1°) La méthode
La lecture du jugement moral chez l'enfant laisse apparaître une volonté constante de
confronter les hypothèses théoriques à la réalité. Il s'agit bien d'une œuvre qui a la prétention
de s'appuyer sur une base empirique conséquente et minutieuse. La méthode est variée. Elle
va de l'observation non participante (lorsqu'il s'agit de décrire les pratiques), à l'observation
participante (lorsqu'il s'agit de décrire la justification des pratiques), ou encore à des méthodes
beaucoup plus volontaristes, empiriquement construites et donc davantage artificielles,
comme les dilemmes moraux. Piaget se rend compte des difficultés propres à chacune de ces
méthodes et notamment du risque que représente une méthode, comme celle des dilemmes
moraux, qui consiste à s'appuyer plus sur des expériences de pensée que sur des situations
contextualisées, et où, comme il le dit lui-même «un voyou intelligent répondra peut-être
mieux qu'un brave garçon peu doué»19. C’est, méthodologiquement, sur l’observation du jeu
que s’ouvre le jugement moral. Parmi les jeux enfantins, Piaget et ses collaborateurs
observeront particulièrement les jeux de billes, et parmi ceux-ci, le «carré», ce jeu qui
consiste à «trace sur le sol un carré», à y « enfermer quelques billes» en vue de «les atteindre
de loin» et de «les faire sortir de cette enceinte»20. Il s'agit d'un jeu essentiellement pratiqué
par des garçons. C'est pourquoi, dans un second temps, Piaget confrontera ses observations à
celles effectuées sur des «jeux de filles», notamment la marelle et «ilêt cachant», c'est-à-dire
le jeu de cache-cache.
2°) Les stades
Le développement moral de l'enfant est donc décrit en fonction de l'évolution de son rapport
aux règles. A ce niveau, Piaget distingue nettement pratique de la règle (ce que les enfants
font) et conscience de la règle (la représentation qu'ils ont des règles qu'ils observent).
En ce qui concerne la pratique de la règle, il distingue quatre stades qui renvoient très
exactement aux stades généraux du développement cognitif (sensorimoteur, symbolique ou
pré-opératoire, opératoire concret, opératoire formel).
- Au premier stade (de 0 à 2 ans), le jeu est moteur et individuel; «l'enfant manipule les billes
en fonction de ses désirs et de ses habitudes motrices»21, par exemple il les met dans un
récipient, les renverse, puis recommence. Le comportement peut donc se répéter, se ritualiser,
mais la règle, demeurant purement individuelle, n'a pas de portée collective.
- Au deuxième stade (de 2 à 6 ans), la dimension égocentrique apparaît. L'enfant reçoit, de
l'extérieur, des règles que lui suggèrent ou imposent des adultes ou d'autres enfants. La
conscience de la règle apparaît et se manifeste par exemple dans une volonté d'imitation.
Toutefois, même lorsqu'il se situe dans un contexte de règles qui lui sont proposées de
l'extérieur, l'enfant joue seul. Lorsque des enfants de cet âge jouent ensemble, chacun, de
manière sans doute non consciente et non intentionnelle, recourt de fait à des règles
différentes. En particulier, dans les jeux où normalement la finalité est de l'emporter, les
enfants ne cherchent pas à gagner ou, inversement, acceptent que tous puissent gagner
ensemble. C'est. écrit Piaget, «ce double caractère d'imitation d'autrui et d'utilisation
individuelle des exemples reçus que nous désignons sous le nom d'égocentrisme»22.
19
Ibid., p. 87.
Ibid., p. 3.
21
Ibid., p. 12.
22
Ibid., p. 13.
20
- Le troisième stade (vers 7 ou 8 ans) est celui de la coopération naissante apparaît. Les règles
ne sont pas encore parfaitement univoques, il demeure pas mal de flottement et d'incertitude-,
toutefois, l'enfant tient compte de ses partenaires et tente de synchroniser ses pratiques avec
les leurs. Il peut chercher à gagner et adopte donc des attitudes stratégiques qui peuvent
anticiper sur les réactions d'autrui. Apparaît ainsi un «souci de contrôle mutuel et d'unification
des règles»23.
- Le quatrième stade (vers 11-12 ans) est celui de la codification des règles. Les jeux sont
réglés minutieusement, l'enfant s'emploie à prévoir les cas possibles, au risque de devenir
même exagérément procédurier. L'unification des règles se réalise et les écarts ne sont plus
tolérés.
Cette présentation systématique est aussitôt tempérée dans sa rigidité par Piaget. Non
seulement, l'acquisition des stades peut varier d'un individu à l'autre (sans que leur ordre
puisse se modifier) mais en plus le processus d'apprentissage doit en fait être conçu comme
continu alors que la présentation sous forme de stades donne l'impression d'une discontinuité
qui ne correspond donc pas à la réalité.
En ce qui concerne la conscience de la règle cette fois, Piaget distingue trois stades dont le
premier commence lors du stade égocentrique. Cette divergence entre les deux approches est
parfaitement compréhensible puisque le premier stade dégagé au niveau de la pratique est
essentiellement moteur et individuel. Il n'y apparaît pas à proprement parler de conscience de
la règle mais seulement une ritualisation de l'activité.
- Jusqu'au début du stade égocentrique, la règle n'a pas, pour l'enfant, de portée coercitive et
obligatoire. Il est d'ailleurs parfaitement prêt à en changer.
- A l'apogée du stade égocentrique et durant la première moitié du stade de la coopération, les
enfants sont convaincus du caractère sacré et intangible des règles. Ils s'inclinent devant
l'autorité, représentée par les adultes ou par la religion. L'idée même d'y apporter des
modifications apparaît comme une transgression.
- A partir de 10 ou 11 ans, la règle apparaît comme une convention, résultat d'un
consentement mutuel. Le respect de la règle est affaire de loyauté. La règle, qui est conçue
comme un instrument de cohésion du groupe, est perçue comme pouvant être modifiée, mais
à condition que cette modification soit communément acceptée.
Entre ces deux logiques de développement existe d'après Piaget une corrélation, dont la
source se trouve dans un processus, décrit dans un langage où on voit poindre le rapport à
Durkheim, selon lequel «la règle collective est d'abord quelque chose d'extérieur à l'individu
et par conséquent de sacré, puis elle s'intériorise peu à peu et apparaît dans cette mesure
comme le libre produit du consentement mutuel et de la conscience autonome»24.
3°) Le sens du développement moral
23
24
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 14.
Comme je l'ai déjà indiqué, le développement tel que le conçoit Piaget est finalisé. Il
correspond au passage de l'hétéronomie à l'autonomie. Ce passage semble obéir à une sorte de
nécessité interne liée chez Piaget aux exigences de coordination de l’action. Piaget paraît
convaincu que les stades «supérieurs» résolvent mieux les problèmes de plus en plus larges
auxquels sont confrontés les individus. Ce finalisme s'explicite principalement dans toute une
série d'oppositions duales qui se présentent comme les pôles antinomiques de l'apprentissage
moral, et qui, toutes, rejoignent de près ou de loin, l'opposition de l'hétéronomie à
l'autonomie, tout en en précisant la portée. Je souhaiterais terminer cet article en en évoquant
quelques dimensions.
a) égocentrisme, décentration et réciprocité
L'évolution morale se marque notamment par la capacité qu'acquiert l'enfant d’intégrer la
rapport à autrui dans son propre comportement. Selon Piaget, hétéronomie et égocentrisme
vont de pair et, en quelque sorte, additionnent leurs effets. Au travers de l'hétéronomie,
l'enfant accepte sans critique et sans nuance -en vertu de l'autorité dont elles sont investies- les
règles qu'on lui impose; au travers de l'égocentrisme, il projette ses sentiments et ses
convictions sur autrui, sans pouvoir profiter de la confrontation à autrui pour nuancer sa
position propre. L'acquisition de l'aptitude à la décentration est à cet égard essentielle
puisqu'elle va permettre de briser la «fermeture psychologique» qui auparavant caractérisait
l'enfant. L'ouverture à l'autre sera immédiatement ouverture aux raisons de l'autre et donc
encouragement à la rationalisation de la conduite et à l'autonomie : «la coopération (est)
nécessaire à la conquête de l'autonomie morale »25.
Conformément à ses hypothèse générales, Piaget considère que l’acquisition de la
décentration morale s’étaie sur celle de la décentration spatiale, qui est avant tout une capacité
opératoire et cognitive. Il en a le plus clairement théorisé l'émergence dans ses analyses de la
représentation de l'espace chez l'enfant au travers de l'expérience dite des «trois montagnes».
Dans celle-ci, il s'agit de présenter à un enfant une maquette constituée de trois montagnes de
grandeurs et de couleurs différentes ainsi que d’une poupée. L'expérimentateur demande alors
à l'enfant de décrire ce que voit la poupée (ce qui est pour elle à gauche et à droite, devant et
derrière, ce qui est visible et caché ... ). Les observations de Piaget (et Inhelder) ont montré
que, jusqu'aux environs de 8 ans, l'enfant projette sa propre perception sur celle de la poupée
et que ce n'est qu'ensuite que, progressivement, il sera capable de reconstruire le point de vue
de l'autre, c'est-à-dire de se «mettre à sa place». A suivre Piaget, cette acquisition cognitive est
essentielle au niveau de l'apprentissage moral puisque c’est elle qui ouvre la porte à des
attitudes cette fois morales intégrant le point de vue d'autrui, la réciprocité,… attitudes qui ne
se développeront que plus tard.
b) acte et intention
Toujours dans la même logique, Piaget a cherché à analyser la formation de la responsabilité.
Il l'a fait en étudiant l'évaluation que font les enfants de divers actes entraînant des
conséquences fâcheuses. La méthode est cette fois celle des dilemmes moraux et Piaget
insiste nettement sur les risques d'erreurs d'une méthode qui demeure abstraite et qui ne donne
pas d'indications directes sur le comportement de l'enfant en situation concrète (bien que,
d'après Piaget, les deux soient liés, mais de manière non mécanique).
25
Ibid., p. 82.
Piaget et ses collaborateurs se sont employés à élaborer des dilemmes conduisant à
l'évaluation de la culpabilité face à des situations de maladresse, de vol et de mensonge.
Dans le cas de la maladresse, il s'agissait de comparer un acte guidé par une bonne intention
mais entraînant des conséquences importantes (Jean répond à l'appel de sa maman à venir
dîner. En entrant dans la pièce, il renverse et casse 15 tasses qui se trouvaient, sans qu'il
puisse s'en douter, sur une chaise derrière la porte) et un acte mal intentionné entraînant des
conséquences peu importantes (en l'absence de sa maman, Henri prend de la confiture dans
l'armoire. Ce faisant, il renverse et casse malencontreusement une tasse). Dans le cas du vol,
le dilemme se posait entre un vol «bien intentionné» (Alfred vole un petit pain pour son
camarade très pauvre) et un vol «égoïste» (Henriette vole un ruban qui «irait bien» à sa
robe)26. Enfin, dans le cas du mensonge, Piaget oppose mensonges non intentionnels ou
simples erreurs à des mensonges marqués par «une intention visible de tromper»27.
En ce qui concerne la genèse de la responsabilité, les nombreuses observations de Piaget
mettent en évidence une remarquable convergence. Au départ, l'attitude de l'enfant obéit à ce
qu'il appelle un réalisme moral, qu'il définit comme « la tendance de l'enfant à considérer les
devoirs et les valeurs qui s’y rapportent comme subsistant en soi, indépendamment de la
conscience et comme s'imposant obligatoirement, quelles que soient les circonstances dans
lesquelles l'individu est engagé»28.
La règle est donc conçue de manière hétéronome, elle est totalement indépendante de
l'individu; quoi qu'il en soit, elle requiert l'obéissance et le conformisme. Les nuances et les
interprétations sont proscrites. On comprend dès lors que l'évaluation portera exclusivement
sur les actes (et leurs conséquences) et nullement sur l'intention qui les a motivés. Piaget, dans
une filiation qui est clairement celle de Fauconnet, parlera à ce propos de responsabilité
objective. Ainsi, dans le cas de la maladresse, la culpabilité sera d'autant plus grande que les
conséquences seront importantes (il est plus grave de briser 15 tasses qu'une seule). Dans le
cas du vol, les enfants les plus jeunes ne verront que l'acte délictueux et ne nuanceront pas
leur appréciation en fonction de l'intention. Enfin, dans le cas du mensonge, une simple erreur
ayant entraîné des conséquences graves sera jugée plus sévèrement qu'un mensonge délibéré
mais sans grandes conséquences.
Les analyses de Piaget montrent que c'est seulement vers 10 ans que la responsabilité
objective s'efface au profit de ce qu'il appelle la responsabilité subjective, marquée par le
primat de l'évaluation de l'intention. Dès lors, la morale n'est plus une simple affaire
d'obéissance à une règle par ailleurs extérieure et intangible. L'enfant commence à échapper à
l'autorité et notamment à celle des adultes. Il y a, si on veut, autonomisation de l'évaluation
morale par rapport aux règles existantes. L'enfant sera alors capable d'intégrer dans son
évaluation non seulement le contexte normatif en vigueur mais aussi la situation et ce que
Piaget appellera le sens de la justice et de l'équité. Sans qu'il ait lui-même théorisé l'évolution
morale correspondant à cette acquisition, il est certain que Piaget jette là les bases d'une
conceptualisation de ce que Kohlberg appellera la moralité post-conventionnelle.
Ce sont les analyses consacrées aux distinctions entre l'acte et l'intention et entre les
responsabilités objective et subjective qui attestent sans doute le plus clairement l'influence de
la conception kantienne de la morale sur les travaux de Piaget. Cette influence était d'ailleurs
26
Ibid., p. 93.
Ibid., p. 114s.
28
Ibid., p. 82-83.
27
considérable dans le paysage intellectuel français de l'époque et chez les auteurs dont s'est
inspiré Piaget. Elle le sera d'ailleurs tout autant dans les travaux de Kohlberg. Il ne fait aucun
doute que, pour Piaget, l'idéal de la moralité s'identifie à une morale de l'intention. Les
dilemmes moraux construits à propos du mensonge auraient pu l'être par Kant.
c) l'évolution de l'idée de sanction
L'approche proposée par Piaget de la genèse de la responsabilité se réduit en fait très
largement -comme c'était d'ailleurs le cas du livre de Fauconnet- à une analyse de l'évaluation
de la faute et de la culpabilité, notions auxquelles la responsabilité ne se réduit nullement
puisqu'elle en est bien plutôt la présupposition. Quoi qu'il en soit, il était naturel -comme
Durkheim et Fauconnet l'avaient fait avant lui- que Piaget, approfondissant l'économie de son
raisonnement, en arrive finalement à une analyse de la sanction.
Méthodologiquement -au travers de l'utilisation de dilemmes ou, plutôt, cette fois, de
trilemmes -et théoriquement- en situant la genèse entre deux pôles antinomiques -le propos de
Piaget est parfaitement conforme aux analyses précédentes.
Parmi les différentes «histoires» construites par Piaget, la plus claire met en scène un petit
garçon qui, restant sourd aux sollicitations de sa maman qui lui demande d'aller acheter du
pain, continue de jouer dans sa chambre, de sorte qu'au dîner il n'y a pas de pain sur la table.
Le papa (la répartition des rôles masculins et féminins dans le travail de Piaget mériterait à
elle seule une analyse), qui entend punir son fils, hésite entre trois sanctions malgré ce qui
avait été prévu, interdire à l'enfant d'aller à la fête et sur le carrousel le lendemain; le priver de
pain (il en reste un peu dans l'armoire); ou, enfin, lui rendre la monnaie de sa pièce,
c'est-à-dire ne pas le punir immédiatement, mais, en l'avertissant d'emblée, lui refuser le
prochain service qu'il sollicitera29.
Les deux premières punitions sont qualifiées par Piaget d'expiatoires, il s'agit de sanctions
coercitives et dures, présupposant donc que la dureté du châtiment a une vertu éducative.
Elles se différencient par le fait que, dans le premier cas, la sanction est totalement arbitraire
par rapport à l'acte illégitime, alors que la deuxième met en œuvre un lien entre la sanction et
l'acte l'ayant entraînée (c'est ce qui la rapproche de l'autre modèle de sanction). Elle s'appuie
sur ce que Piaget, s'inspirant de Rousseau et de Spencer, appelle l'expérience naturelle30. Dans
les deux cas, la question de la justice se limite à un problème de proportionnalité: faire en
sorte que la «souffrance imposée» corresponde à la «gravité du méfait»31.
Les punitions du troisième type sont appelées sanctions de réciprocité, parce que, écrit Piaget,
«elles vont de pair avec la coopération et les règles d'égalité»32 et s'appuient sur la
compréhension du lien de réciprocité existant entre acteurs sociaux. Il faut, en l'occurrence,
faire sentir au coupable qu'en agissant comme il l'a fait, il a brisé le lien social qui participe à
la constitution de son appartenance et donc de son identité. L'individu ainsi isolé, mis à l'écart,
tend à «désirer de lui-même le rétablissement des rapports normaux»33.
29
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 165.
31
Ibid., p. 163.
32
Ibid., p. 163.
33
Ibid., p. 164.
30
Comme on le voit, les sanctions s'étalent encore une fois entre un pôle marqué par
l'hétéronomie, l'extériorité de la contrainte, l'autorité, la sacralité, l'égocentrisme, la rigidité....
et un pôle marqué par l'autonomie, l'intériorisation de la contrainte, la rationalisation de la
conduite, la réciprocité,... Les observations empiriques confirment que, plus on avance en âge,
plus les enfants adhèrent aux sanctions par réciprocité et pensent qu'elles sont mieux
susceptibles d'éviter les risques de récidive. Conformément à l'image qu'il a lui-même de la
règle, le jeune enfant pense que seule une sanction sévère -et le cas échéant arbitraire- est
susceptible de manifester son extériorité et son caractère contraignant. A partir du stade de la
coopération, les choses changent, l'adhésion est plus rationnelle, l'enfant est convaincu que les
règles sont des nécessités sociales rationnellement compréhensibles et qu'il s'agit d'en
convaincre également les récalcitrants.
Plus encore dans ces analyses que dans les précédentes, Piaget insiste cependant sur le fait
que le développement moral n'est nullement mécanique, voire que des régressions sont
possibles. Il en profite également pour opérer une critique implicite de l'importance donnée à
l'époque aux sanctions expiatoires (punitions physiques, vexatoires, ... ) qui n'ont, selon lui,
qu'une portée éducative illusoire.
d) justice et égalité
Dans ses travaux de psychologie plus spécifiquement cognitive, Piaget a très souvent émis des
considérations sur le possible parallélisme entre l'ontogenèse (développement de l'individu) et
la phylogenèse (développement de l'espèce, de l'humanité). Le livre sur Le jugement moral
chez l'enfant n'échappe pas à cette tentation.
C'est en fait au départ de son approche de la notion de justice34 que se font jour des éléments
-non systématiquement développés- d'analyse socio-historico-politique, en rapport avec
l'opposition faite par Durkheim entre solidarité mécanique -la communauté- et solidarité
organique -la Société35.
Quoi qu'il en soit, Piaget propose une comparaison entre groupes de petits (5 à 7 ans) et
groupes de grands (dès 10 à 12 ans), qui se présente comme le parfait décalque de l'opposition
durkheimienne entre solidarités mécanique et organique. Alors que les groupes de petits
forment un «tout amorphe, sans organisation et où tous les individus se ressemblent», les
grands constituent entre eux des groupes organisés et structurés. A l'égocentrisme et à
l'impersonnalité (ils se soumettent sans discernement aux adultes) des petits, s'oppose chez les
grands une individualisation plus grande s'accompagnant d'une capacité de réfléchir et de
discuter la conduite. Enfin, contrairement aux sociétés de petits, soudés extérieurement par la
soumission à l'adulte, les groupes de grands sont à la fois solidaires et égalitaires36. Solidarité
et égalitarisme, mais aussi personnalisation et rationalisation de la conduite, apparaissent donc
comme les conditions et les éléments de cette «morale du respect mutuel, qui est celle du bien
(par opposition au devoir) et de l'autonomie, (et qui) conduit, dans le domaine de la justice,
au développement de l'égalité, notion constitutive de la justice distributive, et de la
réciprocité. La solidarité entre égaux apparaît une fois de plus comme la source d'un
ensemble de notions morales complémentaires et cohérentes, qui caractérisent la mentalité
rationnelle»37.
34
Ibid., chap III p. 157-260.
Voir surtout Ibid., p 259-260.
36
Ibid., p. 255-256.
37
Ibid., p. 259.
35
Les relations qui constituent l'environnement des phases marquées par l'hétéronomie sont
caractérisées par une profonde dissymétrie entre l'adulte -qui représente à ses yeux une
autorité absolue- et l'enfant. La règle s'impose de manière à la fois unilatérale et absolue,
l'enfant n'ayant aucune possibilité de distanciation par rapport à un contexte normatif qui est à
la fois totalement conventionnel et absolument sacré. L'enfant s'oriente selon une morale de
l'obéissance et non pas de la justice: le juste se réduit au simple respect des règles imposées
extérieurement par l'adulte. C'est ce qui explique, à ce stade, le succès et la force des sanctions
expiatoires. Piaget avance alors l'hypothèse que seule la coopération, c'est-à-dire une
intersubjectivité égalitaire est susceptible d'instaurer chez l'enfant ce sens de la justice qui lui
fait d'abord défaut. Selon lui, la notion de justice s'acquiert avant tout au travers des relations
égalitaires qui s'établissent spontanément entre enfants à partir de 7-8 ans, et ensuite, à
l'adolescence, entre adultes et enfants. L'acquisition de l'idée de justice (c'est-à-dire d'une
morale s'autonomisant par rapport aux règles en vigueur) ne peut donc, si on suit Piaget,
s'opérer que dans un climat démocratique. Bien qu'il n'insiste sur cette hypothèse que dans la
dernière partie de son livre, Piaget considère que «ni les normes logiques ni les normes
morales ne sont innées dans la conscience individuelle»38, ce qui, bien entendu montre
l'importance de l'environnement dans l'apprentissage. Il me semble essentiel d'attirer
l'attention sur cette dimension de la pensée de Piaget tant la présentation traditionnelle de sa
théorie du développement moral se limite souvent à la seule présentation des stades de ce
développement, présentation qui ne peut alors que donner l'impression d'un
auto-engendrement, purement a priori. Mais tant aussi l’évolution théorique interne de la
pensée de Piaget tendra progressivement à s’apparenter à une théorie quasi innéiste, en raison
de l’importance croissante qui sera accordée aux structures bio-physiologiques et à la sousestimation parallèle du social et du langage dans les processus développementaux.
Dans les querelles sur l’importance d’assurer au sein de l’école une formation morale, une
relecture sans préjugés des premiers travaux de Piaget semble donc s’imposer. Sans qu’ils ne
soient toujours pleinement convaincants, au moins ont-ils le mérite de poser avec une extrême
clarté des questions que la pédagogie contemporaine de la formation morale ne saurait
éluder : celle de la place de l’adulte, celle des vertus de la discipline, celle de la dissymétrie de
la relation d’apprentissage, celle des fonctions pédagogiques de la sanction… toutes questions
où Piaget prend résolument le contre-pied des positions durkheimiennes ; mais aussi celle de
la place du langage, celle de l’usage des ressources de sens sédimentées socialement ou celle
des formes de l’intersubjectivité pédagogique… où, à vrai dire, se décèlent les faiblesses
d’une pensée dont la netteté des engagements a le mérite de dessiner clairement les contours
des questions qu’elle laisse en suspens.
38
Ibid., p. 322.
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