devient impossible à Durkheim de penser sérieusement la socialisation comme un processus
intersubjectif. La socialisation est alors décrite, assez « mystérieusement », comme un
processus d’immanentisation (le terme est de Durkheim) du social dans l’individu, sans que
les médiations de ce processus ne soient précisées. Bref, la dernière sociologie de Durkheim
manque singulièrement d’une pensée de l’interaction et, une des conséquences de cette
position c’est que l’image du destinataire de la socialisation se trouve être celle d’un individu
radicalement passif.
Toute sociologie s’appuie, de manière plus ou moins explicite, sur une anthropologie.
Parallèlement à son opposition entre l’individu et un social qui lui est « transcendant », celle
de Durkheim est fortement dualiste, opposant dimensions individuelle, identifiée globalement
aux caractéristiques ou aux soubassements biologiques (sensations, désirs,…), et sociale de la
personnalité. Cette dernière s’étayant sur ces soubassements mais relevant du processus
d’immanentisation dont je parlais précédemment. C’est dans ce cadre, dualiste, fortement
polarisé, que Durkheim pensera l ‘éducation. Son rôle sera de participer à la formation de la
part sociale de la personnalité. L’éducation est donc une socialisation organisée.
Le problème de l’éducation se pose d’ailleurs, pour Durkheim, sur de nouvelles bases avec le
processus de sécularisation ou de laïcisation qui marque, selon lui, les sociétés modernes. Un
processus qui entraîne une dissociation de la religion et de la morale. La socialisation n’étant
plus assurée par des voies religieuses, la famille voyant son influence décliner et les sociétés
devenant désormais réflexives, c’est à l’Etat, lieu de la réflexivité sociale par excellence,
d’assurer désormais la part essentielle de la socialisation au travers de l’instruction publique.
Pour Durkheim, l’école est l’instrument d’une socialisation réflexive et maîtrisée dont la
sociologie dessine les contenus et les méthodes. La sociologie permet en effet de percevoir ce
qui, dans la dynamique sociale, est en train d’émerger et par rapport à quoi les représentations
sociales dominantes sont en retard. Elle permet donc d’anticiper ce que la dynamique sociale
annonce et elle promet de ce fait de diminuer les heurts de l’adaptation au devenir historique.
L’enjeu de cela - éviter les crises de l’évolution sociale - est l’objectif de l’école laïque, c’est-
à-dire d’un enseignement réflexif dans lequel la sociologie occuperait une position centrale.
Reste à savoir quel peut être, pour Durkheim, le modèle de la relation éducative, c’est-à-dire
de cette action pédagogique chargée de réaliser le processus d’immanentisation du social,
mais en anticipant, tant que faire se peut, sur le devenir de la société. Pour comprendre les
spécificités que Durkheim accordera à la relation pédagogique, de même que l’extraordinaire
passivité dont il gratifiera la figure du destinataire de la relation, il faut à la fois se rappeler
que, dans la dernière partie de son œuvre
, Durkheim caractérisera le social à la fois, comme
j’y ai déjà insisté, par son aspect transcendant, sacré, mais aussi par l’autorité dont il
bénéficie. Et, à ce propos, il convient également de se souvenir des orientations que prenaient,
en sociologie, à l’époque les théories de la socialisation et de l’influence sociale.
On présente souvent G. de Tarde comme l’opposant théorique de Durkheim. Et, à s’en tenir
aux déclarations de Durkheim, on ne peut qu’agréer à ce jugement. Toutefois, les choses sont,
à mon sens, bien moins simples qu’il n’y paraît. Mon hypothèse, à cet égard, serait la
suivante. La querelle déclarée entre Tarde et Durkheim est liée à la première sociologie
durkheimienne. Tarde reproche en fait à Durkheim d’adhérer à une anthropologie rationaliste,
laissant supposer que l’acteur social, soumis à ce que Durkheim appelle alors des contraintes
Voir J.L. GENARD, Sociologie de l’éthique, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 33-47 et J.L. GENARD, Les trois
sociologies de Durkheim, Annales de l’Institut de sociologie, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 1983, p.
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