Université de Namur FASEG Bruxelles/ 2015-2016 John Pitseys Philosophie politique et économique Les critiques républicaines, conservatrices et communautariennes du libéralisme 1. Libéraux et républicains 1.1. Le libéralisme comme perfectionnement du républicanisme (Kalyvas) Le contrat social et la volonté générale. Communauté politique comme résultant de la volonté des membres de la communauté Liberté et égalité protégées/garanties par les lois communes Le pluralisme social et la limitation de l’Etat. Attention au pluralisme social et aux divergences entre individus. La question de la liberté individuelle est centrale, et l’Etat doit être limité/neutre/éviter tout paternalisme L’Etat doit limiter son pouvoir sur les individus. Il connait également des limitations internes dans l’exercice de la contrainte publique. 1.2. Le républicanisme comme matrice du libéralisme (Skinner) Du point de vue historique, le rapport entre républicanisme et libéralisme est un rapport de dérivation et d’innovation. Le libéralisme est une doctrine dérivée du républicanisme en ce sens qu’il a tiré du républicanisme plusieurs de ses principes fondamentaux, au premier plan celui de la défense de l’état limité contre l’État absolu. S’il est vrai, comme l’écrit Bobbio, que tous les auteurs à qui l’on attribue la conception libérale de l’État insistent sur la nécessité que le pouvoir suprême soit limité, il est tout aussi vrai que la même exigence est affirmée avec autant d’énergie par les théoriciens politiques républicains que ce soit pour le gouvernement monarchique, comme pour les républiques. Machiavel, pour prendre un exemple connu, qualifie le « pouvoir absolu » de « tyrannie » et explique ailleurs qu’« un prince qui peut faire ce qu’il veut est un fou ; un peuple qui peut faire ce qu’il veut n’est pas sage ». Le libéralisme est une théorie politique individualiste qui pose la protection de la vie, de la liberté et de la propriété des individus comme fin principale de la communauté politique. Les libéraux vantent à juste titre ce principe par opposition aux doctrines communautariennes qui posent l’affirmation d’une certaine conception du bien moral comme fin de la communauté politique, aux doctrines théocratiques qui considèrent que la fin de la communauté politique se situe dans une perspective eschatologique, enfin aux doctrines organicistes, qui trouvent la finalité de l’État dans le bien de la société en général, ou du groupe, ou de la nation. Mais que la fin principale de la communauté politique soit la défense de la vie, de la liberté et de la propriété des individus, les républicains l’avaient déjà dit. Cicéron dans son De Officiis désigne la garantie de la propriété comme le motif qui a poussé les hommes à abandonner la condition de la liberté naturelle et à instituer des communautés politiques ; quand Machiavel explique en quoi consiste l’« intérêt commun de la vie républicaine», il ne fait mention d’aucune fin collective et souligne que l’intérêt commun que les citoyens tirent de la « vie républicaine » consiste dans le «pouvoir de la Un discours différent va s’établir pour le principe de la séparation des pouvoirs. Même si la réflexion des théoriciens libéraux est allée, sur ce thème, beaucoup plus loin que les maîtres du républicanisme classique, il est aussi vrai, comme je l’ai montré à propos des républiques, que le principe de la séparation des pouvoirs, entendu comme distinction des fonctions de la souveraineté, était déjà bien présent dans les écrits des théoriciens républicains. En revanche, ce qui est propre au libéralisme classique, c’est la doctrine des droits naturels (ou innés, ou inaliénables). Bien que cette doctrine ait exercé un rôle fondamental pour la défense des libertés individuelles et pour l’émancipation des peuples et des groupes, elle souffre d’une évidente faiblesse théorique que les mêmes théoriciens libéraux ont mis en lumière. Les droits sont en fait tels seulement si l’usage ou les lois les reconnaissent, et ils sont ainsi toujours historiques et non naturels, et s’ils ne sont pas historiques et ne sont pas reconnus par les lois, ce sont des aspirations morales, importantes si l’on veut, mais rien de plus que des aspirations morales. 1.3. Le libéralisme comme vulgate du républicanisme. Il est parfois reproché aux penseurs politiques libéraux contemporains de mettre l’accent exclusivement sur les droits du citoyen en ignorant la question de ses devoirs et de ses responsabilités, ce qui encourage les individus à pratiquer une surenchère perpétuelle dans la revendication de leurs droits (Skinner, 1994, 1993]) et contribue à rendre le concept de vertu civique inintelligible (Mouffe, 1992). Certains libéraux ont proposé pourtant une théorie originale de la vertu civique. Ainsi William Galston (1989, 1991) distingue quatre sortes de vertus requises pour l’exercice responsable de la citoyenneté : des vertus générales, sociales, économiques et politiques. Parmi ces dernières on relève notamment la capacité à mettre en question l’autorité et l’aptitude à la communication et au dialogue au sein de l’espace public. De même Stephen Macedo (1990) souligne l’importance de la justification publique rationnelle (public reasonableness) dans l’exercice de la citoyenneté. Où peut-on apprendre ces vertus ? Essentiellement au sein des institutions d’éducation. C’est, souligne Amy Gutmann (1987), à l’école que doivent s’acquérir l’esprit critique et la capacité de prendre de la distance par rapport aux présupposés culturels que chacun hérite de son milieu. Toutefois, la conception proprement républicaine du civisme suppose sans doute quelque chose de plus que la compétence argumentative, l’aptitude au dialogue et l’esprit critique : un véritable sens du bien commun, une attitude de respect actif à l’égard des institutions démocratiques, une capacité d’engagement au service de quelque chose qui transcende l’intérêt individuel. En ce sens, on peut bien dire, avec Nicolas Tenzer, que « le républicanisme est une forme de communautarisme. Il repose, en effet, sur le souci de faire partager, à l’intérieur d’un État, une conception commune du bien, un même engagement dans la vie de la cité et conduit à donner à la participation à la vie civique une valeur supérieure à tout autre bien » (1995, p. 162). Ainsi Adrian Oldfield voit dans la participation à la vie politique « la forme la plus élevée du vivreensemble à laquelle la plupart des individus puissent aspirer » (1990, p.6). Pour la tradition de pensée fondée sur cette conception du républicanisme civique, la principale erreur du libéralisme contemporain tient au fond à son adhésion étroite à un idéal de liberté négative, au sens où l’entend Isaiah Berlin (1990 [1969]) en référence à la « liberté des Modernes » de Benjamin Constant (Taylor, 1979b), c’est-à-dire non pas la liberté comme participation à la souveraineté politique, mais la liberté comme absence de contrainte de la part de l’État, protection à l’égard de l’arbitraire et droit de vaquer à ses propres affaires sans avoir de comptes à rendre à la collectivité, dès lors qu’on n’empiète pas sur la liberté des autres1. 2. Le républicanisme contemporain 2.1. La question de la participation : Arendt Repères Hannah Arendt, née le 14 octobre 1906 et morte le 4 décembre 1975 à New York, est une philosophe allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme et la modernité (Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de l'homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961). Son livre Eichmann à Jérusalem, publié à la suite du procès d'Adolf Eichmann en 1961, a suscité de nombreuses controverses au sein même du monde culturel et intellectuel juif. Son analyse de l'espace public repose sur la distinction conceptuelle entre le domaine privé et le domaine public. C'est sous cet angle qu'elle critique la modernité, en ce que justement celle-ci serait caractérisée par la disparition d'une véritable sphère publique, par laquelle seulement l'humain peut être libre. La réinterprétation de la démocratie athénienne - 1 Arendt s’inspire de l’expérience sociale et politique de la démocratie athénienne, dont la compréhension lui apparait nécessaire pour comprendre l’expérience de la liberté, Cependant, dans la période récente, en réponse à certaines objections des libéraux, s’est développé ce qu’on désigne parfois comme une variante « instrumentale » de la pensée républicaine, ou un « républicanisme instrumental » (Patten, 1996), qui ne récuse nullement l’idéal moderne de la « liberté négative » mais souligne que, pour préserver les institutions libérales d’un risque permanent de stagnation, de corruption ou de captation abusive, les citoyens doivent faire preuve sans cesse de vertu civique et d’intérêt pour les affaires publiques. Ces républicains estiment ainsi qu’une citoyenneté active doit être valorisée non pas nécessairement parce qu’elle constituerait une chose intrinsèquement bonne, mais parce qu’elle a au moins le mérite de contribuer au maintien d’une société libre, ce qui revient à dire que la liberté négative n’est réalisable que si les citoyens sont aussi de « bons citoyens ». Si un tel point de vue, défendu notamment par Quentin Skinner (1984, 1990, 1994 [1993]), passe aux yeux de John Rawls pour fondamentalement libéral du fait qu’il ne donne la préférence à aucune conception particulière de la vie bonne (1995 [1993], p. 250), il est présenté plutôt par Skinner lui-même comme une sorte de « troisième voie » (selon l’expression de Spitz, 1995), qui voit la loi comme un moyen au service de la liberté, « un moyen, écrit Skinner, de garantir une liberté que notre penchant naturel à la corruption viendrait autrement miner », ce qui revient à reprendre la formule de Rousseau « si souvent mal comprise » selon laquelle « l’une des raisons d’être les plus fondamentales de la loi au sein d’une société libre est de nous forcer à être libres, c’est-à-dire de nous forcer à adopter les comportements civiquement vertueux qui sont indispensables à la conservation de notre liberté » (1994 [1993], p. 106). qu’elle entend comme participation à la vie publique. Dans le modèle démocratique athénien du Vème siècle avant notre ère, La distinction entre vie privé (idion) et vie publique (koinon) est fondamentale. Dans la maisonnée (oikos), il est nécessaire de travailler, ce qui implique des rapports de domination et de violence. Alors que dans l’espace public (polis), propre de l’activité politique (koinon). c’est la nécessité de la concertation qui est la règle. Les actions y sont imprévisibles et fragiles et se basent sur un réseau de relations régi par le respect de la liberté de chacun et l’acceptation de la singularité de tous. Dans l’espace politique de la polis, l’agora est le lieu spécifique la prise de parole, de la délibération et de mise en place de décision. Ainsi l’agir politique se constitue de deux éléments : la praxis, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques politiques en temps que telles et ce qui a trait à la parole en publique appelé la lexis. Arendt définit le citoyen ainsi : « C’est cet homme qui quitte le domaine privé pour exercer la liberté politique avec ses semblables. Il tente également avec ses pairs de fonder un nouveau gouvernement qui doit représenter l’ensemble des citoyens et dont la légitimité provient des corps politiques subalternes. » (Arendt, 1995, Qu’est-ce que la politique) Si tous les citoyens sont conviés à participer à la vie politique, c’est qu’il existe une égalité de chacun dans la polis, mais seuls les meilleurs pourrons être chefs de guerre ou juges. En cela, il existe une représentation dans la citoyenneté athénienne. - Arendt propose une définition de la polis. C’est « l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils trouvent » (Condition de l’homme moderne). La polis permet est le lieu où l’homme se dégage de sa condition d’animal. Dans la pensée antique grecque. Mais le citoyen doit pratiquer la praxis et la lexis pour être humain. Ce qui implique la nécessité d’un espace politique pour que l’humanité s’accomplisse – Arendt s’inscrit ici dans la tradition d’Aristote : l’homme est un animal politique car il est doué de parole. - La liberté naît de la polis, et son actualisation se fait grâce aux décisions prises dans l’agora. Le citoyen grec manifeste ainsi sa singularité, en dévoilant son nom. L’expression de l’individualité de chacun est tributaire de la citoyenneté. Il faut être citoyen pour révéler son identité. Seule l’appartenance à la polis donn un nom à l’homme grec. La figure de l'individu nait de la polis mais s’éprouve dans la libre expression de ses opinions. Les décisions sont prises en commun, mais les opinions restent propres à chacun. Pouvoir appartient à chacun, saisi comme membre de la Communauté. Isonomie idéale « sans division entre gouvernants et gouvernés ». [p30, la crise de la culture] Il n’y a donc aucun dirigeant politique dans l’espace public. Le pouvoir est une potentialité pour chacun ; une virtualité qui ne se cristallise que de façon éphémère lors du moment de la décision. - L'action et la parole requièrent un espace public au sein duquel les individus entrent en relation, manifestant à la fois leur unicité et la communauté qui les lie, et faisant ainsi émerger un espace d'apparence, soit « l'espace où j'apparais aux autres comme les autres m'apparaissent, où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition ». Espace public est le lieu de la pluralité : réseau des relations humaines, qui, constitué comme domaine politique, comme polis, est l'espace où tous sont égaux en tant qu'appartenant à l'humanité, mais aussi où chacun se distingue des autres en ayant une perspective sur le monde qui lui soit propre : « la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. »14; l'action « est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux »/ - L’espace public comme « lieu vide ». L’espace public est un réceptacle toujours à remplir, fondamentalement indéterminé (Lefort, 1972). Espace public est à la fois le lieu de la « natalité » et de la « fragilité » : émergence de choses nouvelles et imprévisibles ; persistance des choses soumise à l’échange de la parole. C'est en ce sens que Hannah Arendt considère l'homme libre comme « faiseur de miracle » (Condition de l’homme moderne) - La prise de décision se base sur la persuasion, qu’Arendt définit comme la mise en commun des meilleurs arguments pour aboutir à un « sens commun ». Elle ajoute : « c’est donc la parole partagée et l’action à plusieurs qui conféraient le sens de la réalité aux Grecs ». [Arendt, 1958, p127] Cette action partagée et concertée entre citoyens correspond au coeur de la démocratie athénienne et de la réalité démocratique selon Hannah Arendt. La perversion de la modernité - Pour Arendt, l’émergence de la modernité politique et scientifique marque une perte du « sens commun ». Critique des théories contractualistes et utilitaristes, qui selon elle intrumentalisent l’activité politique. - Pour l’utilitarisme comme pour le contractualisme libéral, l’individu précède la communauté. L’objectif de l’activité politique est de satisfaire les intérêts et/ou les préférences de l’individu, ou de la communauté d’individus composant la société. Le mouvement intellectuel et social du politique qui caractérise la modernité fait entrer la sphère privée dans le domaine public et sépare la liberté de la politique. L’espace public n’est plus dominé par la politique, mais par la société. La polis a disparu au profit de l’État. L’État n’est plus qu’un organisme de protection de la société regroupant aussi bien les individus que les biens. Il y a donc une disparition d’une transcendance au profit d’un fonctionnement rationnel et surtout déshumanisé du rapport au politique. - Il n’y a plus une assemblée de citoyens mais un face-à-face entre l’individu et l’Etat. Individu solipsiste. Et l’Etat comme garde-fou des libertés individuelles. L’individu se sépare de la communauté. La figure du citoyen disparaît au profit de celui de l’individu qui, pour Hannah Arendt, est le « dernier avatar » du bourgeois. « Le bourgeois s’occupe exclusivement de son existence privée et ignore totalement les vertus civiques. Il a poussé si loin la distinction du privé et du public, de la profession et de la famille, qu’il ne peut même plus découvrir en lui-même aucun lien de l’un à l’autre. » (Condition de l’homme moderne) Penser l’évènement L’Etat devient un organe mécanique, instrumental, coupé de la vie politique. Hannah Arendt écrit que l’État moderne n’aurait qu’un seul rôle : l’administration de choses qui serait un rôle social, apolitique voir antipolitique dans certain cas. Pour le contractualisme moderne, le politique est contenu dans les décisions du gouvernement prises au nom du peuple. Critique des partis politiques mais aussi de la mainmise de l’administration: comment un homme ou un groupe d’homme peuvent incarner la volonté du peuple sur tous les sujets et à tous les moments de son mandat ? Pour Arendt, l’alternative possible à la démocratie représentative des partis serait la mise en place de conseils démocratiquement élus sur des sujets particuliers et ouverts à la candidature de tout citoyen. [Arendt, 1975] 2. Habermas et l’espace public moderne La constitution de l’espace public - Jürgen Habermas publie en 1962 L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Texte essentiel dans la pensée politique et sociologique. Habermas entreprit dans cet ouvrage d’analyser d’un point de vue sociologique et historique : « le processus au cours duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État. » [Habermas, 1962) - Pour Habermas, la sphère publique a été conservée depuis les grecs sous forme d’un « modèle idéologique » et non comme « formation sociale ». Les choses changent avec la modernité. Emergence de l’Etat. Affranchissement de la bourgeoisie par rapport à l’aristocratie et à l’Eglise. Urbanisation. Emergence de la notion d’espace privé. L'espace public “ bourgeois ” se constitue au fur et à mesure que la figure traditionnelle de la communauté rurale et artisanale traditionnelle s'estompe au profit de l’individu, sujet sensible doué de raison et capable de libre-arbitre1. La sphère domestique, privée, bourgeoise, devient le lieu de l'intimité familiale, la personne se retire dans sa chambre, lit, écrit des lettres introspectives et sensibles, pense, fait usage de son jugement. De l’émergence de la sphère privée et des lieux privés découle paradoxalement l’émergence de l’espace public bourgeois. Première phase : développement de lieux physiques permettant l’échange d’informations entre individus : les salons (dépendant encore de la Cour, ne fut-ce que dans un premier temps : citadinisation de la Cour), sociétés savantes, les cafés, les cercles, les clubs… Ces lieux en plein essor à partir du XVIIIème siècle ont été le théâtre du développement une sphère publique littéraire qui fut, selon Habermas, la base fondatrice permettant l’émergence d’un véritable espace public moderne. Les salons, puis les cafés, les réunions d'habitués constituent des espaces permissifs où des catégories sociales de plus en plus larges se côtoient, où la bourgeoisie apprend de la noblesse, avant de prendre son envol. Aristocrates humanistes et intellectuels bourgeois, à travers leurs conversations en société, “ qui prirent aussitôt la forme d'une critique publique ”, rompent, peu à peu, toutes les attaches qui les liaient encore à la Cour dont l’influence va en déclinant1. Deuxième phase : Révolution de la culture. Importance de la poste. Importance de la presse (journaux, habdomadaires, revues). La presse constitue sans doute l’objet central qui rend intelligible la modernisation de l’espace public. La marchandisation de biens culturels largement diffusés dès le XVIIème siècle, comme certains romans et surtout des journaux, marque le tournant vers une possibilité de partage des idées au sein de la population. C’est sous une forme particulière, qu’Habermas appelle la presse d’opinion, que « des informations mais aussi des articles didactiques, voire des critiques et comptes-rendus » [Habermas, 1962, p35] s’ajoutent aux contenus sommes toute assez intéressants des journaux d’antan. Pour Habermas, le développement de la sphère publique accroit en proportion les possibilité de débattre, discuter et donc contester les règles et institutions sociales : il marque également l’émergence de la ville comme centre de l’activité sociale. La transformation de l’espace public - L’analyse critique et l’article de fond constituaient la norme dans la presse quotidienne, et ceci sans que le commerce n’y soit associé, jusqu’au milieu du XIXème siècle. Pour le philosophe allemand, le passage à une économie de masse a fait perdre à cette sphère publique son « caractère politique ». - D’une part, élargissement de la sphère publique : démocratisation de la culture et de la parole politique. D’autre part, transformation radicale du fonctionnement de cette sphère publique. La publicité, qui antérieurement étant de l’ordre de la diffusion des idées en vue d’une connaissance commune émancipatoire, est devenue peu à peu de la réclame à vertu mercantile. La publicité consistait précédemment à « démystifier la domination politique » grâce à l’usage public de la raison en remettant en cause « la politique du secret pratiquée par l’absolutisme » [Habermas, Op. Cit., 1962, p209], elle n’est devenue qu’une « fabrication d’adhésion » en vue de la vente de produits commerciaux. Influence de l’Ecole de Francfort : retournement de la modernité sur elle-même. Triomphe de l’idée démocratique et du progrès technique accompagnent également celui du système capitaliste. Pour Habermas le passage d’une presse d’opinion à une presse commerciale fut rendu possible par « la pression des progrès techniques accomplis dans la transmission des informations » [Habermas, Op. Cit., 1962, p193]. Les rédacteurs des journaux, après 1870, deviennent moins les porteurs d’un « intérêt général » ou d’un « laborieux processus d’Aufkärung » que d’un « consensus fabriqué » porté par des « intérêts privés privilégiés » [Habermas, Op. Cit., 1962, p203]. - Habermas décrit par ailleurs les nouveaux médias que sont la radio et la télévision dans une veine analogue. Il en fait la critique au regard du modèle de la sphère publique littéraire décrite précédemment. Celle-ci aurait favoriser la lecture dans la sphère familiale, alors que : « même le fait d’aller au cinéma, d’écouter ensemble la radio ou de regarder ensemble la télévision, rien ne subsiste des relations caractéristiques d’une sphère privée corrélatives d’un public » car « les occupations dont le public consommateur de culture meuble ces loisirs se déroulent au contraire au sein d’un climat social, sans qu’elles aient aucunement besoin de se poursuivre sous la forme de discussion » [Habermas, Op. Cit., 1962, p171]. Ces nouveaux médias font « disparaître la distance que le lecteur est obligé d’observer lorsqu’il lit un texte imprimé – distance qui exigeait de l’assimilation qu’elle ait un caractère privé, de même qu’elle était la condition nécessaire d’une sphère publique où pourrait avoir lieu un échange réfléchi sur ce qui avait été lu » [Habermas, Op. Cit., 1962, p171]. Traits de la critique d’Habermas sont assez proches de la critique d’Arendt. Sauf qu’Arendt critique la modernité libérale là où Habermas la valorise. Habermas rejoint aussi Arendt dans son appréciation de la société et de l’État bourgeois lorsqu’il écrit : « la sphère publique bourgeoise se développe au sein des tensions qui opposent l’État et la société, mais de telle sorte qu’au cours de cette évolution elle demeure partie intégrante du domaine privé. » [Habermas, Op. Cit., 1962, p149] Il se rapproche également quelque peu de l’approche critique et théorique d’Hannah Arendt vis-à-vis de la démocratie moderne, notamment lorsqu’il évoque la construction du droit social au XIXe siècle sous l’égide de l’État libéral. « On peut constater entre l’État et la société, et pour ainsi dire « à partir de » chacun de ces deux domaines, l’apparition d’une sphère sociale re-politisée qui échappe à la distinction entre « public » et « privé ». » [Habermas, Op. Cit., 1962, p150] Vers « Droit et démocratie » (1992) - Définition d’un espace public bourgeois passant d’un idéal émancipateur à une réalité commerciale nous rappelle que l’espace de la construction du politique se produit dans ce moment de reformulation entre le monde social - dont le discours médiatique fait partie - et l’individu. - La politique n’est pas seulement un jeu de rapports de forces, découlant eux-mêmes de rapports de production. C’est également dans l’interaction entre les individus que se situe la possibilité d’un espace public. Les médias jouent un rôle ambivalent à cet égard : possibilité de manipulation et de concentration de pouvoir, mais aussi rôle de mise à distance du centre du pouvoir et de mise en médiation de la parole publique. - Dans l’article « l’espace public trente ans après », Habermas revient sur son ouvrage de 1962 et où il avoue avoir travaillé sur un matériel mal maîtrisé, car reposant sur une littérature de seconde main, ainsi que s’être trompé sur le comportement du public. « J’ai évalué de façon trop pessimiste la capacité de résistance, et surtout le potentiel critique d’un public de masse pluraliste et largement différencié, qui déborde les frontières de classe dans ses habitudes culturelles.» [Habermas, 1992]. - Dans « Droit et démocratie », Habermas met en avant l’importance de l’espace public dans nos démocraties contemporaines, tout en pointant ses transformations. La société se compose de trois pôles : l’État, l’économie et la société. Chacun de ces systèmes développe sa logique autonome, tout en étant lié aux autres systèmes. Pour Habermas, le risque existe toutefois que l’Etat et le Marché deviennent des structures absolument autonomes, et qu’elles colonisent les autres sphères de la vie vécue : que la logique de l’Etat préempte celle de la société, que la logique du marché préempte celle de l’Etat, etc. Ce qu’Habermas appelle donc la « colonisation » du monde vécu est à la fois un danger pour la démocratie et une source d’aliénation sociale (influence de l’Ecole de Francfort). Dans ce cadre, comment faire en sorte que la communauté politique puisse assurer un travail critique sur soi ? Comment désencastrer la communauté politique des tendances hégémoniques du Marché, mais aussi de l’Etat ? Comment permettre à l’Etat d’assurer ses fonctions sans devenir une technostructure coupée des choix démocratiques ? Pour Habermas, il faut repenser la dynamique interne à l’espace public, et tout particulièrement repenser la fonction de la société civile. - Dans les chapitres 8 et 9 de Droit et démocratie (1992), Habermas décrit les traits que devraient recouvrir ce que Habermas appelle la démocratie délibérative. Pour Habermas, la notion de démocratie s’enracine dans l’idéal intuitif d’une association démocratique au sein de laquelle la justification des termes et des conditions de l’association procède d’une argumentation et d’un raisonnement public de citoyens égaux. Les citoyens, dans un tel système politique, partagent un engagement commun vis-à-vis de la résolution des problèmes de choix collectifs à travers un raisonnement public, et considèrent leurs institutions de base légitimes dans la mesure où elles établissent un cadre favorable à une délibération publique libre.» [Habermas, Op. Cit., 1962] - L’agir communicationnel a des traits communs avec la conception arendtienne de l’action publique. Mais cette communication n’est pas seulement tournée vers le partage et la manifestation d’opinions politiques, mais vers une entreprise de rationalisation de la parole collective. Pour Habermas, la démocratie délibérative se définit telle que : « la discussion rationnelle est supposée être publique et discursive, accorder des droits de communication égaux aux participants, requérir sincérité et interdire toute sorte de force autre que la faible force du meilleur argument. Cette structure de communication est supposée créer un espace délibératif pour la mobilisation des meilleures contributions disponibles sur les sujets les pertinents. » [Habermas, 1997, p45] - Modèle des sas. La société civile joue un rôle médiateur entre l’espace social, l’espace politique et les différents sous-systèmes parcourant la société. Capacité d'initiative de la société civile à révéler les dysfonctionnements du système, à soulever des problèmes qui ne sont pas traités, ou sont insuffisamment traités par les structures démocratiques, politiques ou administratives habituelles. Rôle d’intermédiaire de la société civile organisée. 2. La critique conservatrice de la modernité 2.1. Edmund Burke Une lecture de la révolution française Burke rejette le contrat social rousseauiste ; pour lui la légitimité d'une constitution est fondée sur la prescription, non sur la convention. L'état naturel n'est autre que la vie en société, parvenant graduellement à la civilisation. Burke soutient que l’œuvre législative française est fondée sur un contexte social et historique particulier. Pris d'un vertige volontariste, les révolutionnaires français ont déchiré le tissu social, substituant à la gestion du progrès la dictature des principes abstraits, coupés de tout concret historique. Au lieu de prendre en compte les droits des gens, notions ancrées dans le réel, les droits de l'homme constituent une illusion métaphysique. Pour Burke, il est impératif de préserver la hiérarchie sociale, de modérer la participation politique et de se conformer à la tradition. Selon un paradoxe apparent seulement, Burke qui avait pris la défense des colons anglais d'Amérique du Nord contre la métropole au nom de la tradition et du recours à une jurisprudence limitée et progressive, utilisa les mêmes arguments pour s'opposer à la « fausse théorie des droits supposés de l'homme. Pour Burke, il n'y a pas de système universel déduit de la raison philosophique mais des constructions historiques propres à chaque peuple. L'utopie démocratique, fondée sur le dogme absurde de l'égalité, réduit des individus à la simple équivalence arithmétique et à l'interchangeabilité ; de ce fait, elle tranche les liens ancestraux et dissout les divers modes d'intégration de l'homme dans la société. Adversaire de l'absolutisme, Burke affirme que les États généraux auraient pu et dû dégager les éléments d'une constitution française faisant de 1789 le 1688 des Français. La dérive de la Révolution française commence selon Burke en septembre 1789 avec le refus du bicamérisme et ce dérapage vers la démagogie est confirmé par les premiers massacres des journées d'octobre 1789. Dans la foulée, Burke estime que la Révolution produit un effondrement des valeurs morales : elle mène du moins au bouleversement de la propriété et la diffusion de l'athéisme. Cette transgression généralisée produit alors inéluctablement le chaos : la Révolution ne peut que s'épuiser en une « suite monstrueuse de crimes et d'événements grotesques, saturnales où l'horreur fascinante se dispute à la stupeur incrédule5 » ; annonçant la terreur dès 1790, il affirme que la Révolution ne peut se perpétuer que dans la tyrannie et prédit son inéluctable dérive terroriste et dictatoriale. Une conception de la légitimité politique Selon Burke, certains hommes ont moins de raison que d'autres, et donc certains hommes mettraient en place de pires gouvernements que d'autres s'ils se fondaient sur la raison. Pour Burke, la mise en place d'un gouvernement ne peut s'appuyer sur des abstractions comme la « Raison », mais sur le développement historique de l'État et des autres institutions importantes de la société comme la famille ou l'Église. « We are afraid to put men to live and trade each on his own private stock of reason, because we suspect that this stock in each man is small, and that the individuals would do better to avail themselves of the general bank and capital of nations and ages. Many of our men of speculation, instead of exploding general prejudices, employ their sagacity to discover the latent wisdom which prevails in them. If they find what they seek, and they seldom fail, they think it more wise to continue the prejudice, with the reason involved, than to cast away the coat of prejudice, and to leave nothing but naked reason; because prejudice, with its reason, has a motive to give action to that reason, and an affection which will give it permanence. » Burke argumentait que la tradition est une base plus solide que les choses purement abstraites (comme la « Raison »). La tradition se forme avec la sagesse de plusieurs générations et les aléas du temps, alors que la « Raison » peut n'être que le masque des préférences d'un seul homme, et qu'elle représente au mieux la sagesse non testée d'une génération. Toute valeur ou institution existante qui est passée au travers de l'influence correctrice des expériences passées doit être respectée. Cependant, les conservateurs ne rejettent pas le changement ; comme Burke l'a écrit, « Un État qui n’a pas les moyens d’effectuer des changements n’a pas les moyens de se maintenir ». Cependant, ils insistent pour que le changement soit organique, plutôt que révolutionnaire : une tentative de modifier la toile complexe des interactions humaines qui forme la société humaine, dans le but de mettre en pratique une doctrine ou une théorie, court le risque de se voir passer sous la dure loi de l'effet pervers. Burke recommanda la vigilance contre la possibilité d'aléas moraux. Pour les conservateurs, la société est quelque chose d'enraciné et d'organique : tenter de l'enlever ou de la modifier pour les plans d'un quelconque idéologue, c'est s'attirer de grands désastres non prédits. 2.2. Leo Strauss Leo Strauss est un émigré juif allemand qui s’est réfugié aux États-Unis dans les années 1930, la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, après avoir suivi les cours des philosophes Husserl et Heidegger. Il prend la nationalité américaine en 1945. Il a enseigné la philosophie politique à New York puis à Chicago. Son œuvre est une tentative de restituer le sens de la « philosophie politique classique » de Socrate et Platon jusqu’à l’aube du XVIe siècle, une philosophie qui s’articule autour des concepts de nature humaine et de droit naturel. La crise de la modernité se révèle ou consiste dans le fait que l’homme occidental moderne ne sait plus ce qu’il veut, qu’il ne croit plus possible la connaissance du bien et du mal, du bon et du mauvais. Jusqu’aux générations les plus récentes il était généralement admis que l’homme peut savoir ce qui est bon ou mauvais, et quel type de société est juste, bon ou meilleur que les autres ; en un mot, il était admis que la philosophie politique est possible et nécessaire. A notre époque cette foi a perdu toute sa vigueur. Pourquoi ? En quoi ? Quelles étapes ? Critique de l’objectivisme moderne La grande question qui traverse son œuvre est la suivante : comment le nihilisme s’est-il propagé et a-t-il dominé l’Europe à partir de l’entre-deux guerres ? Leo Strauss cherche d’abord à déterminer les racines philosophiques de cette crise de l’Occident, puis il propose un antidote radical, qu’il trouvera dans le retour à l’activité philosophique de Socrate et de Platon. Une des caractéristiques de la modernité est la volonté de l'égalité, elle-même fondée sur une éducation populaire. Il est manifeste que les Lumières modernes ont eu comme souci d'éradiquer l'obscurantisme et la superstition pour faire place à la raison et à la foi (c'est la formule que Kant emploie dans l'Introduction à la Critique de la Raison Pure). Le XVIIIe siècle allemand est riche d'ouvrages consacrés à cette question de l'Éducation du genre humain (pour citer le titre d'un ouvrage de Gotthold Ephraim Lessing), par laquelle un peuple jadis composé de médiocres est censé prendre en main son destin et accélérer le mouvement de l'histoire vers les progrès du Droit. L'histoire politique devra rendre compte de ce mouvement qu'Eric Voegelin a appelé, s'agissant de Hegel et de Marx, la Nouvelle Gnose. L'idée selon laquelle le présent donne des leçons au passé, précisément parce qu'il représente un progrès notable dans les mœurs, les idées, les organisations politiques, les arts, etc. est profondément ancrée dans la modernité. La Querelle des Anciens et des Modernes est le symbole de ce qui va devenir l'enjeu de la lutte entre l'esprit philosophique et l'esprit historique, esprit historique représenté par l'idéalisme allemand et le positivisme français. L'homme, dit Nietzsche, est devenu un être historique, notion qu'il faut entendre dans les propos de Strauss, comme la dernière des illusions de la modernité : croire que le progrès technique, issue de la vulgarisation des sciences, s'accompagne nécessairement du progrès moral et du progrès social, et qu'il soit ainsi un bien en soi. Comme le souligne Leo Strauss, le fait que nombreux sont les ingénieurs capables de fabriquer une bombe atomique n'assure en rien l'existence d'une prudence politique, gage d'une politique encadrant l'usage de l'arme nucléaire Critique de l’historicisme L’explication que donne Leo Strauss à la crise de l’Occident tient dans l’éducation et dans la philosophie de l’histoire enseignée en Allemagne, qu’il appelle l’« historicisme ». On peut définir l’historicisme comme la négation de toute norme transcendante pour juger le réel puisque toutes les normes sont à penser comme historiques et relatives. Toute pensée serait historiquement située et ne ferait qu’exprimer son époque. Selon Leo Strauss, l’historicisme est l’affirmation selon laquelle « toute pensée humaine est historique et par là incapable d’appréhender quoi que ce soit d’éternel ». (Droit naturel et histoire, p. 24). Au XXème siècle, la philosophie historiciste allemande, qui culmine avec le positivisme des sciences sociales en est arrivée au point de ne plus pouvoir distinguer entre un régime droit et un régime dévié. Selon Strauss, l’historicisme porte en son sein le nihilisme européen conceptualisé par Nietzsche et Heidegger : il n’existe plus de critère éthique indiscuté à partir duquel on puisse juger et évaluer les actions humaines. Pour comprendre cette cécité, il entreprend de faire une généalogie de la modernité. Le droit naturel moderne La première vague de la modernité substitue l’intérêt à la vertu et fonde le droit sur le fait. Machiavel rejette la vertu comme fin de la société. Il propose alors un substitut amoral à la moralité, comme moteur de l’action : les passions. Selon Strauss, Hobbes et Locke achèvent la première vague de la modernité en prolongeant Machiavel. Ainsi chez Hobbes, le droit naturel est déduit du comportement réel des hommes. Il le fonde non dans la fin de l’homme mais dans ses origines (l’état de nature). Or l’analyse montre que ce qui domine chez l’homme, ce n’est pas la raison mais la passion. Le droit naturel doit alors être déduit de la passion la plus puissante, c’est-à-dire la peur de la mort violente du fait d’autrui. Cette peur traduit la plus forte et la plus fondamentale des aspirations naturelles : le désir de sa propre conservation. Tous les devoirs dérivent de ce droit inaliénable de tous les hommes à la vie. Mais pour que les idées modernes de Machiavel et de Hobbes acquièrent la respectabilité, il faudra le travail de Locke et la découverte d’un nouveau substitut à la vertu : l’intérêt. Si Locke et Smith adoptent l’intérêt comme ressort de la société, ce n’est cependant pas dans un but purement utilitariste et matérialiste, c’est essentiellement pour créer les conditions de la liberté de l’individu et pour garantir ses droits. La philosophie de l’histoire et l’historicisme La deuxième vague de la modernité se caractérise par la substitution de l’histoire à la nature, c’est-à-dire la confusion du fait et du droit. Selon Strauss, la philosophie de l’histoire hégélienne constitue l’une des figures les plus achevées de l’historicisme. En effet, avec sa théorie de « la ruse de la raison », Hegel pose que dans l’histoire « tout s’est déroulé rationnellement », y compris ce qui semble irrationnel et absurde, passions, guerres… Dans cette perspective, le cours de l’histoire est nécessaire, rendant impossible la distinction entre être et devoir-être puisque tout ce qui arrive devait arriver de toute éternité. L’historicisme affirme l’idée d’un mouvement inéluctable de l’histoire. Il conduit nécessairement au triomphe de l’amoralisme. Sous la plume de Hegel « le cours du monde est le tribunal du monde » et le « rationnel » n’a de compte à rendre qu’au « réel ». Pour Marx, est « moral » tout ce qui contribue à l’émancipation politique du prolétariat et à l’avènement du communisme. Plus tard, d’autres tiendront pour « moral » ce qui renforce l’autorité de la nation ou la supériorité de la race. Les sciences sociales et le positivisme Cette dégradation du politique s’est trouvée fortifiée par un autre phénomène : l’avènement des sciences sociales positives au cours du XIXème et du XXème siècle. L’historicisme, dans ses variantes, n’est pas la seule négation possible de toute philosophie éthique et politique. Il en est une autre, conduite au nom de la différence entre faits et valeurs et que Strauss identifie dans le positivisme de Kelsen et surtout de Weber à qui il consacre un chapitre de Droit naturel et histoire. 2.2.1. Une réinvention de la philosophie politique De même que la philosophie cherche à répondre à la question de savoir quel est le meilleur genre de vie à mener, la philosophie politique est une recherche qui porte sur le meilleur régime à adopter. Léo Strauss part du principe qu’il existe des vérités éternelles, valeurs et vertus, qui ne dépendent ni d’une révélation, ni d’un héritage ou d’une tradition. Le droit naturel existe, indépendamment de l’histoire, mais il est toujours à découvrir. C’est pourquoi la recherche de ce qui est juste par nature entre en conflit avec ce qui est considéré comme juste par convention. Le vrai s’oppose à l’opinion. Le philosophe est suspect car il remet en cause en permanence le bien-fondé des opinions et bouleverse le fondement des sociétés. La philosophie politique classique est guidée par la conviction qu’il existe un ensemble de vérités valant en tout temps et en tout lieu, qu’il est possible, par conséquent, d’en référer à des critères sûrs, universels, afin d’évaluer la validité respective des différentes formes de société. 2.3. Le conservatisme aujourd’hui Etat abstrait vs. Société concrète - Conservatisme et libéralisme. Le libéralisme comme tradition. Le libéralisme comme ciment social - Conservatisme et morale collective. Le droit et les mœurs. Les mœurs et la morale. Une conception évolutionniste de l’action politique - Changer quand c’est inévitable - Changer quand c’est nécessaire La valeur des traditions - 3. Le conservatisme n’est pas un positivisme/relativisme Libéraux et communautariens Le débat entre ceux qu’on désignera ici comme «libéraux » et «communautariens » n’oppose pas en réalité deux doctrines ou deux écoles de pensée clairement identifiables, mais plutôt, selon le mot de Berten, Da Silveira et Pourtois (1997, p. 4), deux « fronts » hétérogènes, discontinus et instables, entre lesquels peuvent avoir lieu des échanges et des permutations. De plus, pour chaque problème considéré, il n’existe pas une réponse libérale et une réponse communautarienne mais un continuum de réponses dont seuls les deux extrêmes sont indiscutablement dans l’un ou dans l’autre camp. Cependant, comme le soulignent Berten, Da Silveira et Pourtois, ces deux familles de pensée se distinguent sur quelques traits caractéristiques (1997 [1989],p. 87). « Les libéraux se sentent les héritiers de Locke, de Kant et de Stuart Mill. Ils partagent le même souci de la liberté de conscience, le même respect des droits de l’individu et une méfiance commune visà-vis de la menace que peut constituer un État paternaliste. Chacun à sa manière adhère à la formule de Constant : « Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux » (Constant, 1986, 289). Les communautariens, quant à eux, ont des racines dans l’aristotélisme, dans la tradition républicaine de la Renaissance, dans le romantisme allemand ou dans l’herméneutique contemporaine. Ils partagent une égale méfiance envers la morale abstraite, une certaine sympathie envers l’éthique des vertus et une conception de la politique où il y a beaucoup de place pour l’histoire et les traditions. Chacun à sa manière adhère à la formule d’Aristote : “La polis est antérieure à l’individu.” Libéralisme : Priorité des droits sur les vertus, et du Juste sur le Bien. Dans les termes proposés par Michael Sandel, on dira qu’une société où le juste prévaut par rapport au bien est une société qui « ne cherche à promouvoir aucun projet particulier mais donne l’occasion à ses citoyens de poursuivre leurs objectifs propres, dans la mesure où ceux-ci sont compatibles avec une liberté égale pour tous », donc une société qui « doit se guider sur des principes qui ne présupposent aucune idée du bien » (Sandel, 1997 [1984], p. 256). « Pour ce libéralisme, poursuit Michael Sandel, ce qui fait d’une société une société juste, ce n’est pas le télos, le but ou la fin qu’elle poursuit, mais précisément son refus de choisir à l’avance parmi des buts ou des fins concurrentes. La société juste s’efforce par sa Constitution et ses lois de fournir à ses citoyens un cadre dans lequel ils sont libres de rechercher leurs propres valeurs et fins, tant que cette recherche n’empiète pas sur la liberté égale des autres citoyens» Conséquence : la notion d’un « État neutre », à savoir un État qui ne justifie pas ses actions sur la base de la supériorité ou de l’infériorité intrinsèques de telle ou telle conception de la vie bonne et qui ne tente pas d’influencer délibérément les jugements des individus quant à la valeur de ces diverses conceptions. John Rawls oppose cette position à celle des doctrines dites « perfectionnistes », lesquelles impliquent une conception spécifique des qualités qui méritent le plus d’être encouragées et développées chez les individus et proposent que les ressources de l’État soient distribuées de façon à favoriser un tel développement (Théorie de la justice, § 50) Communautarisme Dans le débat entre philosophes libéraux et communautariens, l’enjeu théorique le plus important concerne peut-être la question de la place et du statut de la justice. On connaît la formulation très forte de Rawls dans le premier chapitre de sa Théorie de la justice:« La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. » Michael Sandel (1999 [1982]) soutient pourtant, contre Rawls, que la justice n’est pas la vertu première de la vie sociale, c’est tout au plus une vertu palliative, un substitut à l’absence d’amour, un remède à l’effondrement des solidarités communautaires, et surtout une réponse au pluralisme moral des sociétés contemporaines, une manière de combler ou de compenser l’absence d’une conception du bien partagée par tous. On attend de plus en plus la justice quand on est de moins en moins d’accord sur ce qu’est le bien, c’est-à-dire sur ce qui rend la vie digne d’être vécue et l’action humaine susceptible d’être évaluée ou estimée. D’autres commentateurs sont au contraire plutôt d’accord avec Rawls quant à l’importance de la justice, mais refusent de la concevoir hors de tout contexte culturel, de manière universelle et abstraite. Ainsi Michael Walzer (1997 [1984]) souligne que différents types de biens (marchandises, charges et fonctions, honneurs, santé, savoir) peuvent donner lieu à différents principes de répartition, qui constituent autant de « sphères de justice » qu’on ne saurait faire tenir dans l’enveloppe d’une théorie générale unitaire de la justice. De la même façon, dans la société libérale moderne, c’est, selon lui, la pluralité des ordres, la séparation entre les différentes sphères d’activité qui prévaut, assurant aux différentes institutions une marge d’autonomie qui est en même temps pour les individus le garant d’une liberté beaucoup moins abstraite, moins « désocialisée » et moins mythique que celle prônée ou revendiquée par l’individualisme (Walzer, 1992 [1984]). Critique communautarienne 3.1. Désengagement vs. Désencastrement À côté ou en arrière-plan des arguments proprement sociologiques, éthiques ou politiques, la critique communautarienne du libéralisme s’appuie tout d’abord sur des considérations qu’on pourrait appeler « anthropologiques » : c’est la conception abstraite, asociale, anhistorique ou, selon les termes de Charles Tay- lor (1979a), « atomiste » du « moi libéral » qui est en question, ce que Michael Sandel désigne comme un « unencumbered self », expression que l’on traduit fréquemment par celle de « moi désengagé » (Sandel, 1997 [1984]) et qui signifie un moi sans racines, sans attaches, sans appartenance, sans épaisseur, sans profondeur et finalement sans identité. Dans la conception libérale de l’identité personnelle, les individus sont considérés en effet comme libres de remettre sans cesse en question leur participation aux pratiques sociales existantes et de s’y soustraire s’ils estiment qu’elles ne valent plus la peine d’être exercées. Il s’en- suit qu’ils ne sont pas définis en fonction de leur insertion dans telle ou telle relation sociale, dans tel ou tel cadre historique ou culturel. Rawls résume cette conception libérale en disant que le moi est premier par rapport aux fins qu’il défend, par quoi il veut dire que nous pouvons toujours prendre nos distances par rapport à tel ou tel de nos projets et nous poser la question de savoir si nous désirons continuer à le poursuivre. Le moi désengagé, observe ainsi Sandel,« exprime la différence qui existe toujours entre les valeurs que j’ai et la personne que je suis. L’identification du moindre de mes buts, caractéristiques, ambitions, désirs, etc., requiert toujours de poser préalablement un sujet, un moi qui se tient derrière ses attributs, à une certaine distance, et dont les contours doivent leur préexister. Cette distance est l’occasion pour le moi lui-même de se placer au delà de son champ d’expérience, de manière à mettre, une fois pour toutes, son identité en sécurité. Ou, pour le dire autrement, cette prise de distance bannit la possibilité de ce que nous pourrions appeler des fins constitutives » (1997 [1984], p. 262). Les communautariens estiment qu’il s’agit là d’une conception erronée, qui ne tiendrait pas compte des conditions réelles de formation de l’identité. Ils soulignent au contraire que certains des rôles que nous jouons, soit comme citoyens d’un pays, soit comme membres d’un mouvement, comme défenseurs d’une cause, etc., peuvent être « constitutifs » des personnes que nous sommes. « Aussi indéterminée qu’elle puisse être vis-à-vis des fins, l’histoire de ma vie, souligne Sandel, est toujours encastrée (embedded, terme que l’on peut traduire aussi par « enchâssée ») dans l’histoire des communautés d’où je tire mon identité, qu’il s’agisse de la famille, de la cité, d’une tribu ou d’une nation, d’une cause ou d’un parti. Du point de vue communautarien, ces histoires, ces récits, créent des différences d’ordre moral, et pas seulement d’ordre psychologique. Ce sont eux qui nous situent dans le monde et donnent à notre existence ses particularités morales » (1994 [1984], p. 67). Ce qui donne sens à l’existence, ce sont en effet les contenus substantiels qui tissent l’histoire propre de chacun, lesquels sont déjà inscrits dans la culture, précédant l’individu et déterminant la manière dont il pourra définir son identité et exercer sa liberté. C’est dans un rapport herméneutique à cette tradition que l’individu peut répondre à la question de savoir qui il est et devenir le sujet de sa propre histoire. « Imaginer une personne incapable d’attachements constitutifs tels que ceux-là, écrit encore Sandel, ce n’est pas concevoir un être idéalement libre et rationnel, mais imaginer une personne complètement dépourvue de personnalité et de profondeur morale. Car avoir une personnalité, c’est savoir que je m’inscris dans une histoire que je ne demande ni ne commande et qui, néanmoins, a des conséquences sur mes choix et sur ma conduite. Elle m’amène à me sentir plus proche des uns, plus loin des autres. Elle me fait voir certains buts comme plus désirables que d’autres. En tant que sujet autointerprétant, je suis capable de méditer ma propre histoire, de prendre dis- tance à son égard, mais la distance s’avère être toujours fragile et provisoire, la réflexivité ne prend jamais pied hors de l’expérience elle-même » (1997 [1984], pp. 268-269). De la même façon, Alasdair MacIntyre (1997a [1981]) propose la redécouverte d’un sujet prémoderne, dont l’unité réside dans l’unité d’un récit, dont le déroulement nous renvoie nécessairement à la communauté dont nous sommes issus. Penser le sujet sous la forme d’un récit, d’une narration, c’est nécessairement prendre en compte des institutions et des traditions sans lesquelles l’action humaine perdrait tout son sens. Il faut noter cependant que pour MacIntyre la seule tradition capable de nous redonner une telle conception narrative de la subjectivité, c’est la tradition aristotélico-thomiste. De même que la justification libérale de la neutralité de l’État paraît pouvoir s’appuyer tour à tour sur deux modes d’argumentation de nature tout à fait différente et dont la compatibilité peut sembler problématique, à savoir l’argument « factuel » du pluralisme culturel des sociétés contemporaines et l’argument « idéal », ou « transcendantal », du droit imprescriptible des individus à l’autodétermination dans le choix de la vie bonne, de la même façon, on peut, comme le font Allen Buchanan (1989) ou Michael Walzer (1995 [1990]), souligner l’existence, à l’intérieur de la critique communautarienne du libéralisme, d’une sorte de tension entre deux lignes d’argumentation à certains égards contradictoires. Tantôt en effet la critique porte contre la réalité (observée ou supposée) des sociétés libérales contemporaines, dans lesquelles les individus vivraient iso- lés les uns des autres, enfermés dans l’obsession exclusive de leurs droits, privés de toute assise et de toute intégration communautaires, condamnés à la désorientation et à l’anomie, et tantôt c’est non plus la réalité mais la représentation que fournit la théorie libérale de cette réalité que l’on critique et dont on souligne la faible valeur descriptive ou explicative, en insistant au contraire sur la dimension irréductiblement communautaire de toute société humaine, y compris dans le contexte de la modernité. D’un côté on a donc affaire à une critique de type moral et politique, reflétant une prise de position normative, de l’autre, à une critique de type théorique et épistémologique. Est-ce à dire que les notions de liberté, d’autonomie, d’auto- détermination de l’individu soient exclues de la problématique communautarienne ? Charles Taylor insiste plutôt sur la nécessité d’inscrire l’autonomie dans un cadre social et culturel doué de consistance. Selon lui, les théories libérales reposent souvent sur « une psychologie morale excessivement simpliste », selon laquelle les individus pourraient se construire ou s’affirmer indépendamment de tout lien social. Pour que l’individu puisse exercer des choix autonomes, encore faut-il que les options qui lui sont proposées aient pour lui un sens. Or seule la culture, seul un environnement culturel déterminé peuvent fournir les ressources nécessaires à l’émergence de ce sens. Objectera-t-on que c’est là une évidence qui, pour des libéraux comme Rawls ou Dworkin, est parfaitement compatible avec le principe de neutralité de l’État ? C’est précisément ce que conteste Tay- lor (1979a), pour qui la préservation d’un environnement favorable à l’autodétermination suppose un soutien actif de l’État à l’égard de certaines formes ou de certains aspects de la culture que le fonctionnement spontané du « marché des biens culturels » pourrait condamner à dépérir (comme on le voit par exemple avec la situation des langues minoritaires dans certains pays) 3.2. Universalisme vs. Contextualisme Lorsque l'on tente d'élaborer une théorie de la justice menant à une société juste, on se retrouve inévitablement confronté à un obstacle majeur : la diversité des formes pratiques d'organisation sociale et, partant, celle des conceptions de la justice correspondantes. Face à cette pluralité empirique, deux grandes catégories de réponse ont été formulées. Certains choisissent d'ignorer ou de réduire cette diversité en proposant une conception de la justice qui transcende toute société particulière. D'autres préfèrent fragmenter l'idée de justice en autant de figures qu'il existe de formes différentes d'organisation sociale. La première option, généralement appelée universaliste, est défendue par la grande majorité des penseurs libéraux. La seconde, que l'on pourrait qualifier de contextualiste, rencontre les faveurs de la plupart des auteurs communautariens. C'est, à nouveau, chez Rawls que l'on peut trouver la meilleure illustration de la position universaliste libérale. En effet, la première version de sa théorie, parue en 1971, contenait une prétention explicite à l'universalité. Les principes de justice formulés dans son œuvre étaient supposés valoir pour toute communauté humaine. En se servant de la construction abstraite du voile d'ignorance, Rawls prétend pouvoir éliminer tout lien avec un contexte particulier et ainsi édicter des règles de justice formelles qui transcendent toutes les spécificités, notamment culturelles. La critique la plus célèbre de la validité universelle des règles formées sous un voile d'ignorance est sans doute celle formulée par Walzer, que l'on appelle fréquemment la "métaphore de la chambre d'hôtel". Selon cette métaphore, la position originelle exposée par Rawls correspond à une situation qui n'a rien d'universel, mais est au contraire très singulière. C'est, dit-il, comme si nous étions dans un hôtel loin de chez nous, et que nous élaborions avec d'autres des règles sur la répartition des chambres, leur degré de confort, … Ces règles pourraient créer une situation idéale à l'intérieur de l'hôtel mais, aussi loin que puissent aller tous ces aménagements, nous garderions encore longtemps la nostalgie de nos maisons respectives. Nous ne serions pas moralement tenus d'habiter dans cet hôtel dont nous aurions élaboré un fonctionnement parfait. Ainsi, les principes de justice formulés par Rawls ne seraient applicables qu'à des situations exceptionnelles, à des cas limites tels que la survie sur une île déserte ou en cas de guerre. Ils ne seraient donc aucunement universels. À travers la métaphore de la chambre d'hôtel, Walzer met en évidence un sentiment de "chez soi". Ce sentiment traduit bien la conviction des communautariens que toutes les règles de justice sont liées à un contexte particulier et que toute conception morale s'énonce à partir d'une communauté singulière. Pour eux, il est impossible de définir une conception de la justice sur une base abstraite, cela ne peut se faire qu'en référence aux valeurs substantielles véhiculées par la tradition d'une communauté historique particulière. L'idée même de justice ne peut avoir de signification que si, et seulement si, on la situe dans un cadre empirique. On voit clairement que ces positions comportent toutes deux des tensions internes qui se transforment en difficultés majeures lorsqu'on pousse leurs logiques jusqu'au bout. Les libéraux les plus durs sont ainsi conduits à affirmer que leur conception du libéralisme constitue la meilleure et la seule forme valable d'organisation sociale, qui doit s'appliquer indifféremment à toutes les cultures. Fukuyama n'en est pas loin lorsqu'il proclame la "fin de l'histoire" et la victoire des démocraties libérales sur leurs rivales. À l'inverse, les propositions des communautariens radicaux flirtent avec une forme de relativisme culturel qui peut aller jusqu'à rejeter la possibilité de tout dialogue interculturel, menant de la sorte à la promotion d'un communautarisme au sens fort – et péjoratif – du terme. Répercussion sur la question des droits de l’homme. Aujourd'hui, c'est davantage autour des droits de l'homme que se nouent les dissensions. Quelque peu paradoxalement, loin d'en contester la portée universelle, les communautariens critiquent au contraire le fait que les droits de l'homme ne sont pas suffisamment universels, dans la mesure où que la vision libérale des droits de l'homme ne prend pas suffisamment en compte le point de vue des différentes cultures. Ces droits de l'homme ne seraient que les droits de l'individu occidental et non réellement les droits de l'être humain. Certains penseurs communautariens, comme Charles Taylor, militent donc pour l'établissement d'un dialogue interculturel en vue de déboucher sur un consensus véritablement universel autour des droits humains. De façon plus générale, les critiques communautariennes surgissent lorsque l'application de droits considérés comme "fondamentaux" par les libéraux heurte des pratiques culturelles "nonlibérales". 3.3. Non-perfectionnisme vs. Perfectionnisme Une autre critique portée par les communautariens mentionne le fait que la théorie libérale serait incapable de rendre compte de la force normative d’une certaine catégorie d’obligations, celles, involontaires, qui ne relèvent pas du contrat ou de la promesse et ne peuvent de ce fait être assimilées à des engagements, telles que les obligations des parents à l’égard de leurs enfants ou celles d’un citoyen à l’égard de son pays. Contre le formalisme de la philosophie morale libérale, les communautariens semblent renouer avec ce qu’on peut appeler (Berten, Da Silveira et Pourtois,1997, p. 9, Kymlicka, 1999 [1990], p. 225) une conception « substantielle » de la morale ou de la vie bonne, d’inspiration néo-aristotélicienne. « L’excellence morale d’un individu ne réside plus en effet dans son autonomie, mais se rap- porte à des modèles substantiels de comportements, valorisés positivement (« les vertus ») ou négativement (« les vices »). Les conceptions de la vertu sont certes diverses : les vertus chrétiennes ne sont pas celles des héros homériques ou de l’entrepreneur capitaliste. Mais cette diversité ne constitue pas une objection, car il n’existe pas, pour les communautariens, d’essence de la vertu : il n’est pas possible de définir abstraitement ou “essentiellement” ce que serait la vertu éthique des pratiques ou des formes de vie. La détermination de l’excellence éthique nous renvoie toujours à une tradition propre à une communauté historique particulière et à la place qu’y occupe un individu. Dès lors la finalité morale des institutions et des pratiques politiques est de conduire les membres d’une communauté à exercer les vertus qui sont reconnues comme conformes à sa tradition vivante. En ce sens, ce qu’il est politiquement juste de faire est déterminé par rapport à un bien défini socialement et s’imposant aux individus de la communauté. La légitimité politique se fonde sur une tradition (nationale par exemple) et non sur un contrat social. De ce point de vue, l’État communautarien est perfectionniste, il est responsable du maintien d’un contexte favorable à l’éclosion de la vertu » (Berten, Da Silveira et Pourtois, pp. 10-11) 3.4. Individu vs. Communauté 4. Rapport entre « libéralisme » et « communautarisme ». Rapport entre « républicanisme et communautarisme ». Rapport entre « libéralisme et républicanisme ». 4.1. Communautarisme ou républicanisme ? Partageant avec les communautariens les inquiétudes et les critiques ci-dessus évoquées au sujet du déficit de légitimité de l’État libéral « procédural », et considéré tantôt comme une forme de communautarisme (Tenzer, 1995, p. 162) et tantôt comme une sorte de « troisième voie » entre libéralisme et communautarisme (Spitz, 1995), ce qu’on appelle aux États-Unis le « républicanisme », ou le « républicanisme civique » (Pratte, 1988) – une tradition remontant à la pensée politique de l’Antiquité et de la Renaissance, mais qui aurait été supplantée à l’époque moderne par le contractualisme libéral (Skinner, 1992, 1994 [1993]) – se présente essentiellement comme une doctrine de la citoyenneté. Le renouveau actuel de la problématique de la citoyenneté s’explique en partie, selon Kymlicka et Norman (1994), par le fait que le concept de citoyenneté semble intégrer une demande de justice et une demande d’appartenance communautaire, pouvant ainsi contribuer à clarifier les enjeux du débat entre libéraux et communautariens. De plus, nombre d’évolutions et d’événements politiques récents survenus dans différents pays ont révélé que la santé et la stabilité des démocraties ne dépendaient pas seulement du caractère plus ou moins juste de leur « structure de base », mais aussi des qualités et des attitudes de leurs citoyens. Deux concepts différents sont cependant parfois confondus à l’occasion des discussions sur la citoyenneté : la citoyenneté comme statut légal (c’est-à-dire le fait d’être membre d’une communauté politique particulière) et la citoyenneté comme activité désirable (dont l’étendue et la qualité dépendent du degré d’implication active de l’individu dans les affaires de la communauté) : on confond ainsi la question de savoir ce que c’est qu’être un citoyen et ce que c’est qu’être un « bon citoyen». Lar exemple, les libéraux peuvent être amenés à reconnaître qu’un minimum de vertu civique est nécessaire à la préservation de la liberté. Ainsi Rawls pense que le maintien de la liberté suppose chez le citoyen un sens effectif de la justice et la conviction que c’est un devoir pour le citoyen de contribuer à soutenir et à ren- forcer des institutions justes. Des républicains ou des communautariens peuvent répondre cependant que la république demande davantage que l’adhésion à des principes abstraits tels que la liberté et la justice, à savoir un rapport de loyauté et d’identification à une communauté politique particulière, ce qu’on désigne généralement sous le terme de « patriotisme ». « Je ne suis pas voué à défendre la liberté de n’importe qui, mais je ressens le lien de solidarité qui m’unit à mes compatriotes dans notre entreprise commune », écrit ainsi Charles Taylor (1997 [1989] p. 96), ce qui suggère que le patriotisme, pour être efficacement mobilisa- teur, suppose au moins une composante « non libérale ». Un texte d’Alasdair MacIntyre (1997b [1984]) sur cette question du patriotisme insiste fortement sur cette opposition entre patriotisme et libéralisme. La morale libérale est une morale universaliste, impersonnelle, impartiale. La morale du patriotisme est une morale communautaire, qui adopte délibérément un point de vue particulariste. « Supposons un moment déliés les liens que génère le patriotisme, demande MacIntyre. La morale libérale sera-t-elle en mesure de les remplacer par quoi que ce soit de solide et d’adéquat ? En fait, ce que la morale du patriotisme produit de mieux, c’est une présentation et une explication des liens et des allégeances qui caractérisent la vie sociale et qui en forment la substance. Elle le fait en sou- lignant l’importance morale de la reconnaissance d’une histoire commune par les différents membres du groupe social. […] Une thèse centrale de la morale du patriotisme consiste à dire que, si je ne comprends pas le récit de ma vie personnelle comme imbriquée dans l’histoire de mon pays, j’oblitérerai et perdrai une dimension essentielle de la vie morale » (pp. 304-305). Pour MacIntyre, il n’y a pas d’argument logique, d’épreuve cruciale qui permette de trancher entre ces deux morales, pas plus que de synthèse ou de compromis qui permette de sur- monter leur opposition. Ainsi, l’identification qui existe dans l’esprit de beaucoup d’Américains entre la cause de l’Amérique comme objet de ferveur patriotique et la cause de la morale, comprise dans les termes de la morale libérale, ne peut s’effectuer qu’au prix d’une incohérence.