Cours 5-6 2016-2017. Liber-Repu-Conserv-Commun

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Université de Namur FASEG
Bruxelles/ 2015-2016
John Pitseys
Philosophie politique et économique
Les critiques républicaines, conservatrices et communautariennes du libéralisme
1.
Libéraux et républicains
1.1.
Le libéralisme comme perfectionnement du républicanisme (Kalyvas)
Le contrat social et la volonté générale.
Communauté politique comme résultant de la volonté des membres de la communauté
Liberté et égalité protégées/garanties par les lois communes
Le pluralisme social et la limitation de l’Etat. Attention au pluralisme social et aux
divergences entre individus. La question de la liberté individuelle est centrale, et l’Etat
doit être limité/neutre/éviter tout paternalisme
L’Etat doit limiter son pouvoir sur les individus. Il connait également des limitations
internes dans l’exercice de la contrainte publique.
1.2.
Le républicanisme comme matrice du libéralisme (Skinner)
Du point de vue historique, le rapport entre républicanisme et libéralisme est un rapport de
dérivation et d’innovation. Le libéralisme est une doctrine dérivée du républicanisme en ce sens
qu’il a tiré du républicanisme plusieurs de ses principes fondamentaux, au premier plan celui de
la défense de l’état limité contre l’État absolu. S’il est vrai, comme l’écrit Bobbio, que tous les
auteurs à qui l’on attribue la conception libérale de l’État insistent sur la nécessité que le
pouvoir suprême soit limité, il est tout aussi vrai que la même exigence est affirmée avec autant
d’énergie par les théoriciens politiques républicains que ce soit pour le gouvernement
monarchique, comme pour les républiques. Machiavel, pour prendre un exemple connu, qualifie
le « pouvoir absolu » de « tyrannie » et explique ailleurs qu’« un prince qui peut faire ce qu’il
veut est un fou ; un peuple qui peut faire ce qu’il veut n’est pas sage ».
Le libéralisme est une théorie politique individualiste qui pose la protection de la vie, de la
liberté et de la propriété des individus comme fin principale de la communauté politique. Les
libéraux vantent à juste titre ce principe par opposition aux doctrines communautariennes qui
posent l’affirmation d’une certaine conception du bien moral comme fin de la communauté
politique, aux doctrines théocratiques qui considèrent que la fin de la communauté politique
se situe dans une perspective eschatologique, enfin aux doctrines organicistes, qui trouvent la
finalité de l’État dans le bien de la société en général, ou du groupe, ou de la nation. Mais que
la fin principale de la communauté politique soit la défense de la vie, de la liberté et de la
propriété des individus, les républicains l’avaient déjà dit. Cicéron dans son De Officiis
désigne la garantie de la propriété comme le motif qui a poussé les hommes à abandonner la
condition de la liberté naturelle et à instituer des communautés politiques ; quand Machiavel
explique en quoi consiste l’« intérêt commun de la vie républicaine», il ne fait mention
d’aucune fin collective et souligne que l’intérêt commun que les citoyens tirent de la « vie
républicaine » consiste dans le «pouvoir de la
Un discours différent va s’établir pour le principe de la séparation des pouvoirs. Même si la
réflexion des théoriciens libéraux est allée, sur ce thème, beaucoup plus loin que les maîtres
du républicanisme classique, il est aussi vrai, comme je l’ai montré à propos des républiques,
que le principe de la séparation des pouvoirs, entendu comme distinction des fonctions de la
souveraineté, était déjà bien présent dans les écrits des théoriciens républicains. En revanche,
ce qui est propre au libéralisme classique, c’est la doctrine des droits naturels (ou innés, ou
inaliénables). Bien que cette doctrine ait exercé un rôle fondamental pour la défense des
libertés individuelles et pour l’émancipation des peuples et des groupes, elle souffre d’une
évidente faiblesse théorique que les mêmes théoriciens libéraux ont mis en lumière. Les droits
sont en fait tels seulement si l’usage ou les lois les reconnaissent, et ils sont ainsi toujours
historiques et non naturels, et s’ils ne sont pas historiques et ne sont pas reconnus par les lois,
ce sont des aspirations morales, importantes si l’on veut, mais rien de plus que des aspirations
morales.
1.3.
Le libéralisme comme vulgate du républicanisme.
Il est parfois reproché aux penseurs politiques libéraux contemporains de mettre
l’accent exclusivement sur les droits du citoyen en ignorant la question de ses devoirs et
de ses responsabilités, ce qui encourage les individus à pratiquer une surenchère
perpétuelle dans la revendication de leurs droits (Skinner, 1994, 1993]) et contribue à
rendre le concept de vertu civique inintelligible (Mouffe, 1992).
Certains libéraux ont proposé pourtant une théorie originale de la vertu civique. Ainsi William
Galston (1989, 1991) distingue quatre sortes de vertus requises pour l’exercice responsable de
la citoyenneté : des vertus générales, sociales, économiques et politiques. Parmi ces dernières
on relève notamment la capacité à mettre en question l’autorité et l’aptitude à la communication
et au dialogue au sein de l’espace public. De même Stephen Macedo (1990) souligne
l’importance de la justification publique rationnelle (public reasonableness) dans l’exercice de
la citoyenneté. Où peut-on apprendre ces vertus ? Essentiellement au sein des institutions
d’éducation. C’est, souligne Amy Gutmann (1987), à l’école que doivent s’acquérir l’esprit
critique et la capacité de prendre de la distance par rapport aux présupposés culturels que
chacun hérite de son milieu.
Toutefois, la conception proprement républicaine du civisme suppose sans doute
quelque chose de plus que la compétence argumentative, l’aptitude au dialogue et
l’esprit critique : un véritable sens du bien commun, une attitude de respect actif à
l’égard des institutions démocratiques, une capacité d’engagement au service de quelque
chose qui transcende l’intérêt individuel. En ce sens, on peut bien dire, avec Nicolas
Tenzer, que « le républicanisme est une forme de communautarisme. Il repose, en
effet, sur le souci de faire partager, à l’intérieur d’un État, une conception commune du
bien, un même engagement dans la vie de la cité et conduit à donner à la participation à
la vie civique une valeur supérieure à tout autre bien » (1995, p. 162). Ainsi Adrian
Oldfield voit dans la participation à la vie politique « la forme la plus élevée du vivreensemble à laquelle la plupart des individus puissent aspirer » (1990, p.6).
Pour la tradition de pensée fondée sur cette conception du républicanisme civique, la
principale erreur du libéralisme contemporain tient au fond à son adhésion étroite à un
idéal de liberté négative, au sens où l’entend Isaiah Berlin (1990 [1969]) en référence à la
« liberté des Modernes » de Benjamin Constant (Taylor, 1979b), c’est-à-dire non pas la
liberté comme participation à la souveraineté politique, mais la liberté comme absence
de contrainte de la part de l’État, protection à l’égard de l’arbitraire et droit de vaquer à
ses propres affaires sans avoir de comptes à rendre à la collectivité, dès lors qu’on
n’empiète pas sur la liberté des autres1.
2. Le républicanisme contemporain
2.1. La question de la participation : Arendt
Repères
Hannah Arendt, née le 14 octobre 1906 et morte le 4 décembre 1975 à New York, est
une philosophe allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité
politique, le totalitarisme et la modernité (Les Origines du totalitarisme (1951), Condition de
l'homme moderne (1958) et La Crise de la culture (1961). Son livre Eichmann à Jérusalem,
publié à la suite du procès d'Adolf Eichmann en 1961, a suscité de nombreuses controverses
au sein même du monde culturel et intellectuel juif.
Son analyse de l'espace public repose sur la distinction conceptuelle entre le domaine privé et
le domaine public. C'est sous cet angle qu'elle critique la modernité, en ce que justement
celle-ci serait caractérisée par la disparition d'une véritable sphère publique, par laquelle
seulement l'humain peut être libre.
La réinterprétation de la démocratie athénienne
-
1
Arendt s’inspire de l’expérience sociale et politique de la démocratie athénienne, dont
la compréhension lui apparait nécessaire pour comprendre l’expérience de la liberté,
Cependant, dans la période récente, en réponse à certaines objections des libéraux, s’est
développé ce qu’on désigne parfois comme une variante « instrumentale » de la pensée
républicaine, ou un « républicanisme instrumental » (Patten, 1996), qui ne récuse nullement
l’idéal moderne de la « liberté négative » mais souligne que, pour préserver les institutions
libérales d’un risque permanent de stagnation, de corruption ou de captation abusive, les
citoyens doivent faire preuve sans cesse de vertu civique et d’intérêt pour les affaires publiques.
Ces républicains estiment ainsi qu’une citoyenneté active doit être valorisée non pas
nécessairement parce qu’elle constituerait une chose intrinsèquement bonne, mais parce
qu’elle a au moins le mérite de contribuer au maintien d’une société libre, ce qui revient à
dire que la liberté négative n’est réalisable que si les citoyens sont aussi de « bons citoyens
». Si un tel point de vue, défendu notamment par Quentin Skinner (1984, 1990, 1994 [1993]),
passe aux yeux de John Rawls pour fondamentalement libéral du fait qu’il ne donne la
préférence à aucune conception particulière de la vie bonne (1995 [1993], p. 250), il est
présenté plutôt par Skinner lui-même comme une sorte de « troisième voie » (selon
l’expression de Spitz, 1995), qui voit la loi comme un moyen au service de la liberté, « un
moyen, écrit Skinner, de garantir une liberté que notre penchant naturel à la corruption
viendrait autrement miner », ce qui revient à reprendre la formule de Rousseau « si souvent
mal comprise » selon laquelle « l’une des raisons d’être les plus fondamentales de la loi au
sein d’une société libre est de nous forcer à être libres, c’est-à-dire de nous forcer à adopter les
comportements civiquement vertueux qui sont indispensables à la conservation de notre liberté
» (1994 [1993], p. 106).
qu’elle entend comme participation à la vie publique. Dans le modèle démocratique
athénien du Vème siècle avant notre ère, La distinction entre vie privé (idion) et vie
publique (koinon) est fondamentale.
Dans la maisonnée (oikos), il est nécessaire de travailler, ce qui implique des rapports
de domination et de violence. Alors que dans l’espace public (polis), propre de
l’activité politique (koinon). c’est la nécessité de la concertation qui est la règle. Les
actions y sont imprévisibles et fragiles et se basent sur un réseau de relations régi par
le respect de la liberté de chacun et l’acceptation de la singularité de tous. Dans
l’espace politique de la polis, l’agora est le lieu spécifique la prise de parole, de la
délibération et de mise en place de décision. Ainsi l’agir politique se constitue de deux
éléments : la praxis, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques politiques en temps que
telles et ce qui a trait à la parole en publique appelé la lexis.
Arendt définit le citoyen ainsi : « C’est cet homme qui quitte le domaine privé pour
exercer la liberté politique avec ses semblables. Il tente également avec ses pairs de
fonder un nouveau gouvernement qui doit représenter l’ensemble des citoyens et dont
la légitimité provient des corps politiques subalternes. » (Arendt, 1995, Qu’est-ce que
la politique) Si tous les citoyens sont conviés à participer à la vie politique, c’est qu’il
existe une égalité de chacun dans la polis, mais seuls les meilleurs pourrons être chefs
de guerre ou juges. En cela, il existe une représentation dans la citoyenneté athénienne.
-
Arendt propose une définition de la polis. C’est « l’organisation du peuple qui vient de
ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable s’étend entre les hommes
qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils trouvent » (Condition de
l’homme moderne). La polis permet est le lieu où l’homme se dégage de sa condition
d’animal. Dans la pensée antique grecque. Mais le citoyen doit pratiquer la praxis et la
lexis pour être humain. Ce qui implique la nécessité d’un espace politique pour que
l’humanité s’accomplisse – Arendt s’inscrit ici dans la tradition d’Aristote : l’homme
est un animal politique car il est doué de parole.
-
La liberté naît de la polis, et son actualisation se fait grâce aux décisions prises dans
l’agora. Le citoyen grec manifeste ainsi sa singularité, en dévoilant son nom.
L’expression de l’individualité de chacun est tributaire de la citoyenneté. Il faut être
citoyen pour révéler son identité. Seule l’appartenance à la polis donn un nom à
l’homme grec.
La figure de l'individu nait de la polis mais s’éprouve dans la libre expression de ses
opinions. Les décisions sont prises en commun, mais les opinions restent propres à
chacun. Pouvoir appartient à chacun, saisi comme membre de la Communauté.
Isonomie idéale « sans division entre gouvernants et gouvernés ». [p30, la crise de la
culture] Il n’y a donc aucun dirigeant politique dans l’espace public. Le pouvoir est
une potentialité pour chacun ; une virtualité qui ne se cristallise que de façon éphémère
lors du moment de la décision.
-
L'action et la parole requièrent un espace public au sein duquel les individus entrent en
relation, manifestant à la fois leur unicité et la communauté qui les lie, et faisant ainsi
émerger un espace d'apparence, soit « l'espace où j'apparais aux autres comme les
autres m'apparaissent, où les hommes n'existent pas simplement comme d'autres objets
vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition ». Espace public est le
lieu de la pluralité : réseau des relations humaines, qui, constitué comme domaine
politique, comme polis, est l'espace où tous sont égaux en tant qu'appartenant à
l'humanité, mais aussi où chacun se distingue des autres en ayant une perspective sur
le monde qui lui soit propre : « la pluralité humaine, condition fondamentale de
l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. »14; l'action
« est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être
distinct et unique parmi des égaux »/
-
L’espace public comme « lieu vide ». L’espace public est un réceptacle toujours à
remplir, fondamentalement indéterminé (Lefort, 1972). Espace public est à la fois le
lieu de la « natalité » et de la « fragilité » : émergence de choses nouvelles et
imprévisibles ; persistance des choses soumise à l’échange de la parole. C'est en ce
sens que Hannah Arendt considère l'homme libre comme « faiseur de miracle »
(Condition de l’homme moderne)
-
La prise de décision se base sur la persuasion, qu’Arendt définit comme la mise en
commun des meilleurs arguments pour aboutir à un « sens commun ». Elle ajoute : «
c’est donc la parole partagée et l’action à plusieurs qui conféraient le sens de la réalité
aux Grecs ». [Arendt, 1958, p127] Cette action partagée et concertée entre citoyens
correspond au coeur de la démocratie athénienne et de la réalité démocratique selon
Hannah Arendt.
La perversion de la modernité
-
Pour Arendt, l’émergence de la modernité politique et scientifique marque une perte
du « sens commun ». Critique des théories contractualistes et utilitaristes, qui selon
elle intrumentalisent l’activité politique.
-
Pour l’utilitarisme comme pour le contractualisme libéral, l’individu précède la
communauté. L’objectif de l’activité politique est de satisfaire les intérêts et/ou les
préférences de l’individu, ou de la communauté d’individus composant la société. Le
mouvement intellectuel et social du politique qui caractérise la modernité fait entrer la
sphère privée dans le domaine public et sépare la liberté de la politique. L’espace
public n’est plus dominé par la politique, mais par la société. La polis a disparu au
profit de l’État. L’État n’est plus qu’un organisme de protection de la société
regroupant aussi bien les individus que les biens. Il y a donc une disparition d’une
transcendance au profit d’un fonctionnement rationnel et surtout déshumanisé du
rapport au politique.
-
Il n’y a plus une assemblée de citoyens mais un face-à-face entre l’individu et l’Etat.
Individu solipsiste. Et l’Etat comme garde-fou des libertés individuelles.
L’individu se sépare de la communauté. La figure du citoyen disparaît au profit de
celui de l’individu qui, pour Hannah Arendt, est le « dernier avatar » du bourgeois. «
Le bourgeois s’occupe exclusivement de son existence privée et ignore totalement les
vertus civiques. Il a poussé si loin la distinction du privé et du public, de la profession
et de la famille, qu’il ne peut même plus découvrir en lui-même aucun lien de l’un à
l’autre. » (Condition de l’homme moderne) Penser l’évènement
L’Etat devient un organe mécanique, instrumental, coupé de la vie politique. Hannah
Arendt écrit que l’État moderne n’aurait qu’un seul rôle : l’administration de choses
qui serait un rôle social, apolitique voir antipolitique dans certain cas.
Pour le contractualisme moderne, le politique est contenu dans les décisions du
gouvernement prises au nom du peuple. Critique des partis politiques mais aussi de la
mainmise de l’administration: comment un homme ou un groupe d’homme peuvent
incarner la volonté du peuple sur tous les sujets et à tous les moments de son mandat ?
Pour Arendt, l’alternative possible à la démocratie représentative des partis serait la
mise en place de conseils démocratiquement élus sur des sujets particuliers et ouverts
à la candidature de tout citoyen. [Arendt, 1975]
2. Habermas et l’espace public moderne
La constitution de l’espace public
-
Jürgen Habermas publie en 1962 L’espace public. Archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise. Texte essentiel dans la pensée
politique et sociologique. Habermas entreprit dans cet ouvrage d’analyser d’un point
de vue sociologique et historique : « le processus au cours duquel le public constitué
par les individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée
par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir
de l’État. » [Habermas, 1962)
-
Pour Habermas, la sphère publique a été conservée depuis les grecs sous forme d’un «
modèle idéologique » et non comme « formation sociale ». Les choses changent avec
la modernité. Emergence de l’Etat. Affranchissement de la bourgeoisie par rapport à
l’aristocratie et à l’Eglise. Urbanisation. Emergence de la notion d’espace privé.
L'espace public “ bourgeois ” se constitue au fur et à mesure que la figure
traditionnelle de la communauté rurale et artisanale traditionnelle s'estompe au profit
de l’individu, sujet sensible doué de raison et capable de libre-arbitre1. La sphère
domestique, privée, bourgeoise, devient le lieu de l'intimité familiale, la personne se
retire dans sa chambre, lit, écrit des lettres introspectives et sensibles, pense, fait usage
de son jugement.
De l’émergence de la sphère privée et des lieux privés découle paradoxalement
l’émergence de l’espace public bourgeois.
Première phase : développement de lieux physiques permettant l’échange
d’informations entre individus : les salons (dépendant encore de la Cour, ne fut-ce que
dans un premier temps : citadinisation de la Cour), sociétés savantes, les cafés, les
cercles, les clubs… Ces lieux en plein essor à partir du XVIIIème siècle ont été le
théâtre du développement une sphère publique littéraire qui fut, selon Habermas, la
base fondatrice permettant l’émergence d’un véritable espace public moderne.
Les salons, puis les cafés, les réunions d'habitués constituent des espaces permissifs où
des catégories sociales de plus en plus larges se côtoient, où la bourgeoisie apprend de
la noblesse, avant de prendre son envol. Aristocrates humanistes et intellectuels
bourgeois, à travers leurs conversations en société, “ qui prirent aussitôt la forme d'une
critique publique ”, rompent, peu à peu, toutes les attaches qui les liaient encore à la
Cour dont l’influence va en déclinant1.
Deuxième phase : Révolution de la culture. Importance de la poste. Importance de la
presse (journaux, habdomadaires, revues). La presse constitue sans doute l’objet
central qui rend intelligible la modernisation de l’espace public. La marchandisation
de biens culturels largement diffusés dès le XVIIème siècle, comme certains romans et
surtout des journaux, marque le tournant vers une possibilité de partage des idées au
sein de la population. C’est sous une forme particulière, qu’Habermas appelle la presse
d’opinion, que « des informations mais aussi des articles didactiques, voire des
critiques et comptes-rendus » [Habermas, 1962, p35] s’ajoutent aux contenus sommes
toute assez intéressants des journaux d’antan. Pour Habermas, le développement de la
sphère publique accroit en proportion les possibilité de débattre, discuter et donc
contester les règles et institutions sociales : il marque également l’émergence de la
ville comme centre de l’activité sociale.
La transformation de l’espace public
-
L’analyse critique et l’article de fond constituaient la norme dans la presse
quotidienne, et ceci sans que le commerce n’y soit associé, jusqu’au milieu du
XIXème siècle. Pour le philosophe allemand, le passage à une économie de masse a
fait perdre à cette sphère publique son « caractère politique ».
-
D’une part, élargissement de la sphère publique : démocratisation de la culture et de la
parole politique. D’autre part, transformation radicale du fonctionnement de cette
sphère publique.
La publicité, qui antérieurement étant de l’ordre de la diffusion des idées en vue d’une
connaissance commune émancipatoire, est devenue peu à peu de la réclame à vertu
mercantile. La publicité consistait précédemment à « démystifier la domination
politique » grâce à l’usage public de la raison en remettant en cause « la politique du
secret pratiquée par l’absolutisme » [Habermas, Op. Cit., 1962, p209], elle n’est
devenue qu’une « fabrication d’adhésion » en vue de la vente de produits
commerciaux.
Influence de l’Ecole de Francfort : retournement de la modernité sur elle-même.
Triomphe de l’idée démocratique et du progrès technique accompagnent également
celui du système capitaliste. Pour Habermas le passage d’une presse d’opinion à une
presse commerciale fut rendu possible par « la pression des progrès techniques
accomplis dans la transmission des informations » [Habermas, Op. Cit., 1962, p193].
Les rédacteurs des journaux, après 1870, deviennent moins les porteurs d’un « intérêt
général » ou d’un « laborieux processus d’Aufkärung » que d’un « consensus fabriqué
» porté par des « intérêts privés privilégiés » [Habermas, Op. Cit., 1962, p203].
-
Habermas décrit par ailleurs les nouveaux médias que sont la radio et la télévision
dans une veine analogue. Il en fait la critique au regard du modèle de la sphère
publique littéraire décrite précédemment.
Celle-ci aurait favoriser la lecture dans la sphère familiale, alors que : « même le fait
d’aller au cinéma, d’écouter ensemble la radio ou de regarder ensemble la télévision,
rien ne subsiste des relations caractéristiques d’une sphère privée corrélatives d’un
public » car « les occupations dont le public consommateur de culture meuble ces
loisirs se déroulent au contraire au sein d’un climat social, sans qu’elles aient
aucunement besoin de se poursuivre sous la forme de discussion » [Habermas, Op.
Cit., 1962, p171].
Ces nouveaux médias font « disparaître la distance que le lecteur est obligé d’observer
lorsqu’il lit un texte imprimé – distance qui exigeait de l’assimilation qu’elle ait un
caractère privé, de même qu’elle était la condition nécessaire d’une sphère publique où
pourrait avoir lieu un échange réfléchi sur ce qui avait été lu » [Habermas, Op. Cit.,
1962, p171].
Traits de la critique d’Habermas sont assez proches de la critique d’Arendt. Sauf
qu’Arendt critique la modernité libérale là où Habermas la valorise.
Habermas rejoint aussi Arendt dans son appréciation de la société et de l’État
bourgeois lorsqu’il écrit : « la sphère publique bourgeoise se développe au sein des
tensions qui opposent l’État et la société, mais de telle sorte qu’au cours de cette
évolution elle demeure partie intégrante du domaine privé. » [Habermas, Op. Cit.,
1962, p149] Il se rapproche également quelque peu de l’approche critique et théorique
d’Hannah Arendt vis-à-vis de la démocratie moderne, notamment lorsqu’il évoque la
construction du droit social au XIXe siècle sous l’égide de l’État libéral. « On peut
constater entre l’État et la société, et pour ainsi dire « à partir de » chacun de ces deux
domaines, l’apparition d’une sphère sociale re-politisée qui échappe à la distinction
entre « public » et « privé ». » [Habermas, Op. Cit., 1962, p150]
Vers « Droit et démocratie » (1992)
-
Définition d’un espace public bourgeois passant d’un idéal émancipateur à une réalité
commerciale nous rappelle que l’espace de la construction du politique se produit dans
ce moment de reformulation entre le monde social - dont le discours médiatique fait
partie - et l’individu.
-
La politique n’est pas seulement un jeu de rapports de forces, découlant eux-mêmes de
rapports de production. C’est également dans l’interaction entre les individus que se
situe la possibilité d’un espace public. Les médias jouent un rôle ambivalent à cet
égard : possibilité de manipulation et de concentration de pouvoir, mais aussi rôle de
mise à distance du centre du pouvoir et de mise en médiation de la parole publique.
-
Dans l’article « l’espace public trente ans après », Habermas revient sur son ouvrage
de 1962 et où il avoue avoir travaillé sur un matériel mal maîtrisé, car reposant sur une
littérature de seconde main, ainsi que s’être trompé sur le comportement du public. «
J’ai évalué de façon trop pessimiste la capacité de résistance, et surtout le potentiel
critique d’un public de masse pluraliste et largement différencié, qui déborde les
frontières de classe dans ses habitudes culturelles.» [Habermas, 1992].
-
Dans « Droit et démocratie », Habermas met en avant l’importance de l’espace public
dans nos démocraties contemporaines, tout en pointant ses transformations. La société
se compose de trois pôles : l’État, l’économie et la société. Chacun de ces systèmes
développe sa logique autonome, tout en étant lié aux autres systèmes. Pour Habermas,
le risque existe toutefois que l’Etat et le Marché deviennent des structures absolument
autonomes, et qu’elles colonisent les autres sphères de la vie vécue : que la logique de
l’Etat préempte celle de la société, que la logique du marché préempte celle de l’Etat,
etc. Ce qu’Habermas appelle donc la « colonisation » du monde vécu est à la fois un
danger pour la démocratie et une source d’aliénation sociale (influence de l’Ecole de
Francfort). Dans ce cadre, comment faire en sorte que la communauté politique puisse
assurer un travail critique sur soi ? Comment désencastrer la communauté politique
des tendances hégémoniques du Marché, mais aussi de l’Etat ? Comment permettre à
l’Etat d’assurer ses fonctions sans devenir une technostructure coupée des choix
démocratiques ? Pour Habermas, il faut repenser la dynamique interne à l’espace
public, et tout particulièrement repenser la fonction de la société civile.
-
Dans les chapitres 8 et 9 de Droit et démocratie (1992), Habermas décrit les traits que
devraient recouvrir ce que Habermas appelle la démocratie délibérative. Pour
Habermas, la notion de démocratie s’enracine dans l’idéal intuitif d’une association
démocratique au sein de laquelle la justification des termes et des conditions de
l’association procède d’une argumentation et d’un raisonnement public de citoyens
égaux. Les citoyens, dans un tel système politique, partagent un engagement commun
vis-à-vis de la résolution des problèmes de choix collectifs à travers un raisonnement
public, et considèrent leurs institutions de base légitimes dans la mesure où elles
établissent un cadre favorable à une délibération publique libre.» [Habermas, Op. Cit.,
1962]
-
L’agir communicationnel a des traits communs avec la conception arendtienne de
l’action publique. Mais cette communication n’est pas seulement tournée vers le
partage et la manifestation d’opinions politiques, mais vers une entreprise de
rationalisation de la parole collective. Pour Habermas, la démocratie délibérative se
définit telle que : « la discussion rationnelle est supposée être publique et discursive,
accorder des droits de communication égaux aux participants, requérir sincérité et
interdire toute sorte de force autre que la faible force du meilleur argument. Cette
structure de communication est supposée créer un espace délibératif pour la
mobilisation des meilleures contributions disponibles sur les sujets les pertinents. »
[Habermas, 1997, p45]
-
Modèle des sas. La société civile joue un rôle médiateur entre l’espace social, l’espace
politique et les différents sous-systèmes parcourant la société. Capacité d'initiative de
la société civile à révéler les dysfonctionnements du système, à soulever des
problèmes qui ne sont pas traités, ou sont insuffisamment traités par les structures
démocratiques, politiques ou administratives habituelles. Rôle d’intermédiaire de la
société civile organisée.
2.
La critique conservatrice de la modernité
2.1.
Edmund Burke
Une lecture de la révolution française
Burke rejette le contrat social rousseauiste ; pour lui la légitimité d'une constitution est fondée
sur la prescription, non sur la convention. L'état naturel n'est autre que la vie en société,
parvenant graduellement à la civilisation.
Burke soutient que l’œuvre législative française est fondée sur un contexte social et historique
particulier. Pris d'un vertige volontariste, les révolutionnaires français ont déchiré le tissu
social, substituant à la gestion du progrès la dictature des principes abstraits, coupés de tout
concret historique. Au lieu de prendre en compte les droits des gens, notions ancrées dans le
réel, les droits de l'homme constituent une illusion métaphysique. Pour Burke, il est impératif
de préserver la hiérarchie sociale, de modérer la participation politique et de se conformer à la
tradition. Selon un paradoxe apparent seulement, Burke qui avait pris la défense des colons
anglais d'Amérique du Nord contre la métropole au nom de la tradition et du recours à une
jurisprudence limitée et progressive, utilisa les mêmes arguments pour s'opposer à la « fausse
théorie des droits supposés de l'homme.
Pour Burke, il n'y a pas de système universel déduit de la raison philosophique mais des
constructions historiques propres à chaque peuple. L'utopie démocratique, fondée sur le
dogme absurde de l'égalité, réduit des individus à la simple équivalence arithmétique et à
l'interchangeabilité ; de ce fait, elle tranche les liens ancestraux et dissout les divers modes
d'intégration de l'homme dans la société.
Adversaire de l'absolutisme, Burke affirme que les États généraux auraient pu et dû dégager
les éléments d'une constitution française faisant de 1789 le 1688 des Français. La dérive de la
Révolution française commence selon Burke en septembre 1789 avec le refus du bicamérisme
et ce dérapage vers la démagogie est confirmé par les premiers massacres des journées
d'octobre 1789.
Dans la foulée, Burke estime que la Révolution produit un effondrement des valeurs morales :
elle mène du moins au bouleversement de la propriété et la diffusion de l'athéisme. Cette
transgression généralisée produit alors inéluctablement le chaos : la Révolution ne peut que
s'épuiser en une « suite monstrueuse de crimes et d'événements grotesques, saturnales où
l'horreur fascinante se dispute à la stupeur incrédule5 » ; annonçant la terreur dès 1790, il
affirme que la Révolution ne peut se perpétuer que dans la tyrannie et prédit son inéluctable
dérive terroriste et dictatoriale.
Une conception de la légitimité politique
Selon Burke, certains hommes ont moins de raison que d'autres, et donc certains hommes
mettraient en place de pires gouvernements que d'autres s'ils se fondaient sur la raison. Pour
Burke, la mise en place d'un gouvernement ne peut s'appuyer sur des abstractions comme la
« Raison », mais sur le développement historique de l'État et des autres institutions
importantes de la société comme la famille ou l'Église.
« We are afraid to put men to live and trade each on his own private stock of reason, because
we suspect that this stock in each man is small, and that the individuals would do better to
avail themselves of the general bank and capital of nations and ages. Many of our men of
speculation, instead of exploding general prejudices, employ their sagacity to discover the
latent wisdom which prevails in them. If they find what they seek, and they seldom fail, they
think it more wise to continue the prejudice, with the reason involved, than to cast away the
coat of prejudice, and to leave nothing but naked reason; because prejudice, with its reason,
has a motive to give action to that reason, and an affection which will give it permanence. »
Burke argumentait que la tradition est une base plus solide que les choses purement abstraites
(comme la « Raison »). La tradition se forme avec la sagesse de plusieurs générations et les
aléas du temps, alors que la « Raison » peut n'être que le masque des préférences d'un seul
homme, et qu'elle représente au mieux la sagesse non testée d'une génération. Toute valeur ou
institution existante qui est passée au travers de l'influence correctrice des expériences passées
doit être respectée.
Cependant, les conservateurs ne rejettent pas le changement ; comme Burke l'a écrit, « Un
État qui n’a pas les moyens d’effectuer des changements n’a pas les moyens de se
maintenir ». Cependant, ils insistent pour que le changement soit organique, plutôt que
révolutionnaire : une tentative de modifier la toile complexe des interactions humaines qui
forme la société humaine, dans le but de mettre en pratique une doctrine ou une théorie, court
le risque de se voir passer sous la dure loi de l'effet pervers. Burke recommanda la vigilance
contre la possibilité d'aléas moraux. Pour les conservateurs, la société est quelque chose
d'enraciné et d'organique : tenter de l'enlever ou de la modifier pour les plans d'un quelconque
idéologue, c'est s'attirer de grands désastres non prédits.
2.2.
Leo Strauss
Leo Strauss est un émigré juif allemand qui s’est réfugié aux États-Unis dans les années 1930,
la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, après avoir suivi les cours des philosophes Husserl et
Heidegger. Il prend la nationalité américaine en 1945. Il a enseigné la philosophie politique à
New York puis à Chicago. Son œuvre est une tentative de restituer le sens de la « philosophie
politique classique » de Socrate et Platon jusqu’à l’aube du XVIe siècle, une philosophie qui
s’articule autour des concepts de nature humaine et de droit naturel.
La crise de la modernité se révèle ou consiste dans le fait que l’homme occidental moderne ne
sait plus ce qu’il veut, qu’il ne croit plus possible la connaissance du bien et du mal, du bon et
du mauvais. Jusqu’aux générations les plus récentes il était généralement admis que l’homme
peut savoir ce qui est bon ou mauvais, et quel type de société est juste, bon ou meilleur que les
autres ; en un mot, il était admis que la philosophie politique est possible et nécessaire. A
notre époque cette foi a perdu toute sa vigueur.
Pourquoi ? En quoi ? Quelles étapes ?
Critique de l’objectivisme moderne
La grande question qui traverse son œuvre est la suivante : comment le nihilisme s’est-il
propagé et a-t-il dominé l’Europe à partir de l’entre-deux guerres ? Leo Strauss cherche
d’abord à déterminer les racines philosophiques de cette crise de l’Occident, puis il propose
un antidote radical, qu’il trouvera dans le retour à l’activité philosophique de Socrate et de
Platon.
Une des caractéristiques de la modernité est la volonté de l'égalité, elle-même fondée sur une
éducation populaire. Il est manifeste que les Lumières modernes ont eu comme souci
d'éradiquer l'obscurantisme et la superstition pour faire place à la raison et à la foi (c'est la
formule que Kant emploie dans l'Introduction à la Critique de la Raison Pure). Le
XVIIIe siècle allemand est riche d'ouvrages consacrés à cette question de l'Éducation du genre
humain (pour citer le titre d'un ouvrage de Gotthold Ephraim Lessing), par laquelle un peuple
jadis composé de médiocres est censé prendre en main son destin et accélérer le mouvement
de l'histoire vers les progrès du Droit. L'histoire politique devra rendre compte de ce
mouvement qu'Eric Voegelin a appelé, s'agissant de Hegel et de Marx, la Nouvelle Gnose.
L'idée selon laquelle le présent donne des leçons au passé, précisément parce qu'il représente
un progrès notable dans les mœurs, les idées, les organisations politiques, les arts, etc. est
profondément ancrée dans la modernité. La Querelle des Anciens et des Modernes est le
symbole de ce qui va devenir l'enjeu de la lutte entre l'esprit philosophique et l'esprit
historique, esprit historique représenté par l'idéalisme allemand et le positivisme français.
L'homme, dit Nietzsche, est devenu un être historique, notion qu'il faut entendre dans les
propos de Strauss, comme la dernière des illusions de la modernité : croire que le progrès
technique, issue de la vulgarisation des sciences, s'accompagne nécessairement du progrès
moral et du progrès social, et qu'il soit ainsi un bien en soi. Comme le souligne Leo Strauss, le
fait que nombreux sont les ingénieurs capables de fabriquer une bombe atomique n'assure en
rien l'existence d'une prudence politique, gage d'une politique encadrant l'usage de l'arme
nucléaire
Critique de l’historicisme
L’explication que donne Leo Strauss à la crise de l’Occident tient dans l’éducation et dans la
philosophie de l’histoire enseignée en Allemagne, qu’il appelle l’« historicisme ». On peut
définir l’historicisme comme la négation de toute norme transcendante pour juger le réel
puisque toutes les normes sont à penser comme historiques et relatives. Toute pensée serait
historiquement située et ne ferait qu’exprimer son époque. Selon Leo Strauss, l’historicisme
est l’affirmation selon laquelle « toute pensée humaine est historique et par là incapable
d’appréhender quoi que ce soit d’éternel ». (Droit naturel et histoire, p. 24).
Au XXème siècle, la philosophie historiciste allemande, qui culmine avec le positivisme des
sciences sociales en est arrivée au point de ne plus pouvoir distinguer entre un régime droit et
un régime dévié. Selon Strauss, l’historicisme porte en son sein le nihilisme européen
conceptualisé par Nietzsche et Heidegger : il n’existe plus de critère éthique indiscuté à partir
duquel on puisse juger et évaluer les actions humaines. Pour comprendre cette cécité, il
entreprend de faire une généalogie de la modernité.
Le droit naturel moderne
La première vague de la modernité substitue l’intérêt à la vertu et fonde le droit sur le fait.
Machiavel rejette la vertu comme fin de la société. Il propose alors un substitut amoral à la
moralité, comme moteur de l’action : les passions.
Selon Strauss, Hobbes et Locke achèvent la première vague de la modernité en prolongeant
Machiavel. Ainsi chez Hobbes, le droit naturel est déduit du comportement réel des hommes.
Il le fonde non dans la fin de l’homme mais dans ses origines (l’état de nature). Or l’analyse
montre que ce qui domine chez l’homme, ce n’est pas la raison mais la passion. Le droit
naturel doit alors être déduit de la passion la plus puissante, c’est-à-dire la peur de la mort
violente du fait d’autrui. Cette peur traduit la plus forte et la plus fondamentale des aspirations
naturelles : le désir de sa propre conservation. Tous les devoirs dérivent de ce droit inaliénable
de tous les hommes à la vie.
Mais pour que les idées modernes de Machiavel et de Hobbes acquièrent la respectabilité, il
faudra le travail de Locke et la découverte d’un nouveau substitut à la vertu : l’intérêt. Si
Locke et Smith adoptent l’intérêt comme ressort de la société, ce n’est cependant pas dans un
but purement utilitariste et matérialiste, c’est essentiellement pour créer les conditions de la
liberté de l’individu et pour garantir ses droits.
La philosophie de l’histoire et l’historicisme
La deuxième vague de la modernité se caractérise par la substitution de l’histoire à la nature,
c’est-à-dire la confusion du fait et du droit. Selon Strauss, la philosophie de l’histoire
hégélienne constitue l’une des figures les plus achevées de l’historicisme. En effet, avec sa
théorie de « la ruse de la raison », Hegel pose que dans l’histoire « tout s’est déroulé
rationnellement », y compris ce qui semble irrationnel et absurde, passions, guerres… Dans
cette perspective, le cours de l’histoire est nécessaire, rendant impossible la distinction entre
être et devoir-être puisque tout ce qui arrive devait arriver de toute éternité.
L’historicisme affirme l’idée d’un mouvement inéluctable de l’histoire. Il conduit
nécessairement au triomphe de l’amoralisme. Sous la plume de Hegel « le cours du monde est
le tribunal du monde » et le « rationnel » n’a de compte à rendre qu’au « réel ». Pour Marx,
est « moral » tout ce qui contribue à l’émancipation politique du prolétariat et à l’avènement
du communisme. Plus tard, d’autres tiendront pour « moral » ce qui renforce l’autorité de la
nation ou la supériorité de la race.
Les sciences sociales et le positivisme
Cette dégradation du politique s’est trouvée fortifiée par un autre phénomène : l’avènement
des sciences sociales positives au cours du XIXème et du XXème siècle. L’historicisme, dans
ses variantes, n’est pas la seule négation possible de toute philosophie éthique et politique. Il
en est une autre, conduite au nom de la différence entre faits et valeurs et que Strauss identifie
dans le positivisme de Kelsen et surtout de Weber à qui il consacre un chapitre de Droit
naturel et histoire.
2.2.1. Une réinvention de la philosophie politique
De même que la philosophie cherche à répondre à la question de savoir quel est le meilleur
genre de vie à mener, la philosophie politique est une recherche qui porte sur le meilleur
régime à adopter. Léo Strauss part du principe qu’il existe des vérités éternelles, valeurs et
vertus, qui ne dépendent ni d’une révélation, ni d’un héritage ou d’une tradition. Le droit
naturel existe, indépendamment de l’histoire, mais il est toujours à découvrir. C’est pourquoi
la recherche de ce qui est juste par nature entre en conflit avec ce qui est considéré comme
juste par convention. Le vrai s’oppose à l’opinion. Le philosophe est suspect car il remet en
cause en permanence le bien-fondé des opinions et bouleverse le fondement des sociétés. La
philosophie politique classique est guidée par la conviction qu’il existe un ensemble de vérités
valant en tout temps et en tout lieu, qu’il est possible, par conséquent, d’en référer à des
critères sûrs, universels, afin d’évaluer la validité respective des différentes formes de société.
2.3.
Le conservatisme aujourd’hui
Etat abstrait vs. Société concrète
-
Conservatisme et libéralisme. Le libéralisme comme tradition. Le libéralisme comme
ciment social
-
Conservatisme et morale collective. Le droit et les mœurs. Les mœurs et la morale.
Une conception évolutionniste de l’action politique
-
Changer quand c’est inévitable
-
Changer quand c’est nécessaire
La valeur des traditions
-
3.
Le conservatisme n’est pas un positivisme/relativisme
Libéraux et communautariens
Le débat entre ceux qu’on désignera ici comme «libéraux » et «communautariens » n’oppose
pas en réalité deux doctrines ou deux écoles de pensée clairement identifiables, mais plutôt,
selon le mot de Berten, Da Silveira et Pourtois (1997, p. 4), deux « fronts » hétérogènes,
discontinus et instables, entre lesquels peuvent avoir lieu des échanges et des permutations.
De plus, pour chaque problème considéré, il n’existe pas une réponse libérale et une réponse
communautarienne mais un continuum de réponses dont seuls les deux extrêmes sont
indiscutablement dans l’un ou dans l’autre camp.
Cependant, comme le soulignent Berten, Da Silveira et Pourtois, ces deux familles de pensée
se distinguent sur quelques traits caractéristiques (1997 [1989],p. 87). « Les libéraux se
sentent les héritiers de Locke, de Kant et de Stuart Mill. Ils partagent le même souci de la
liberté de conscience, le même respect des droits de l’individu et une méfiance commune visà-vis de la menace que peut constituer un État paternaliste. Chacun à sa manière adhère à la
formule de Constant : « Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être
juste, nous nous chargerons d’être heureux » (Constant, 1986, 289). Les communautariens,
quant à eux, ont des racines dans l’aristotélisme, dans la tradition républicaine de la
Renaissance, dans le romantisme allemand ou dans l’herméneutique contemporaine. Ils
partagent une égale méfiance envers la morale abstraite, une certaine sympathie envers
l’éthique des vertus et une conception de la politique où il y a beaucoup de place pour
l’histoire et les traditions. Chacun à sa manière adhère à la formule d’Aristote : “La polis est
antérieure à l’individu.”
Libéralisme :
Priorité des droits sur les vertus, et du Juste sur le Bien. Dans les termes proposés par
Michael Sandel, on dira qu’une société où le juste prévaut par rapport au bien est une société
qui « ne cherche à promouvoir aucun projet particulier mais donne l’occasion à ses citoyens
de poursuivre leurs objectifs propres, dans la mesure où ceux-ci sont compatibles avec une
liberté égale pour tous », donc une société qui « doit se guider sur des principes qui ne
présupposent aucune idée du bien » (Sandel, 1997 [1984], p. 256). « Pour ce libéralisme,
poursuit Michael Sandel, ce qui fait d’une société une société juste, ce n’est pas le télos, le but
ou la fin qu’elle poursuit, mais précisément son refus de choisir à l’avance parmi des buts ou
des fins concurrentes. La société juste s’efforce par sa Constitution et ses lois de fournir à ses
citoyens un cadre dans lequel ils sont libres de rechercher leurs propres valeurs et fins, tant
que cette recherche n’empiète pas sur la liberté égale des autres citoyens»
Conséquence : la notion d’un « État neutre », à savoir un État qui ne justifie pas ses
actions sur la base de la supériorité ou de l’infériorité intrinsèques de telle ou telle conception
de la vie bonne et qui ne tente pas d’influencer délibérément les jugements des individus
quant à la valeur de ces diverses conceptions. John Rawls oppose cette position à celle des
doctrines dites « perfectionnistes », lesquelles impliquent une conception spécifique des
qualités qui méritent le plus d’être encouragées et développées chez les individus et proposent
que les ressources de l’État soient distribuées de façon à favoriser un tel développement
(Théorie de la justice, § 50)
Communautarisme
Dans le débat entre philosophes libéraux et communautariens, l’enjeu théorique le plus
important concerne peut-être la question de la place et du statut de la justice. On connaît la
formulation très forte de Rawls dans le premier chapitre de sa Théorie de la justice:« La
justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de
pensée. » Michael Sandel (1999 [1982]) soutient pourtant, contre Rawls, que la justice n’est
pas la vertu première de la vie sociale, c’est tout au plus une vertu palliative, un substitut à
l’absence d’amour, un remède à l’effondrement des solidarités communautaires, et surtout une
réponse au pluralisme moral des sociétés contemporaines, une manière de combler ou de
compenser l’absence d’une conception du bien partagée par tous. On attend de plus en plus la
justice quand on est de moins en moins d’accord sur ce qu’est le bien, c’est-à-dire sur ce qui
rend la vie digne d’être vécue et l’action humaine susceptible d’être évaluée ou estimée.
D’autres commentateurs sont au contraire plutôt d’accord avec Rawls quant à l’importance de
la justice, mais refusent de la concevoir hors de tout contexte culturel, de manière universelle
et abstraite. Ainsi Michael Walzer (1997 [1984]) souligne que différents types de biens
(marchandises, charges et fonctions, honneurs, santé, savoir) peuvent donner lieu à différents
principes de répartition, qui constituent autant de « sphères de justice » qu’on ne saurait faire
tenir dans l’enveloppe d’une théorie générale unitaire de la justice. De la même façon, dans la
société libérale moderne, c’est, selon lui, la pluralité des ordres, la séparation entre les
différentes sphères d’activité qui prévaut, assurant aux différentes institutions une marge
d’autonomie qui est en même temps pour les individus le garant d’une liberté beaucoup moins
abstraite, moins « désocialisée » et moins mythique que celle prônée ou revendiquée par
l’individualisme (Walzer, 1992 [1984]).
Critique communautarienne
3.1.
Désengagement vs. Désencastrement
À côté ou en arrière-plan des arguments proprement sociologiques, éthiques ou
politiques, la critique communautarienne du libéralisme s’appuie tout d’abord sur des
considérations qu’on pourrait appeler « anthropologiques » : c’est la conception
abstraite, asociale, anhistorique ou, selon les termes de Charles Tay- lor (1979a), «
atomiste » du « moi libéral » qui est en question, ce que Michael Sandel désigne
comme un « unencumbered self », expression que l’on traduit fréquemment par celle de «
moi désengagé » (Sandel, 1997 [1984]) et qui signifie un moi sans racines, sans attaches,
sans appartenance, sans épaisseur, sans profondeur et finalement sans identité. Dans la
conception libérale de l’identité personnelle, les individus sont considérés en effet
comme libres de remettre sans cesse en question leur participation aux pratiques sociales
existantes et de s’y soustraire s’ils estiment qu’elles ne valent plus la peine d’être
exercées. Il s’en- suit qu’ils ne sont pas définis en fonction de leur insertion dans telle ou
telle relation sociale, dans tel ou tel cadre historique ou culturel. Rawls résume cette
conception libérale en disant que le moi est premier par rapport aux fins qu’il défend,
par quoi il veut dire que nous pouvons toujours prendre nos distances par rapport à tel
ou tel de nos projets et nous poser la question de savoir si nous désirons continuer à le
poursuivre. Le moi désengagé, observe ainsi Sandel,« exprime la différence qui existe
toujours entre les valeurs que j’ai et la personne que je suis. L’identification du moindre
de mes buts, caractéristiques, ambitions, désirs, etc., requiert toujours de poser
préalablement un sujet, un moi qui se tient derrière ses attributs, à une certaine distance,
et dont les contours doivent leur préexister. Cette distance est l’occasion pour le moi
lui-même de se placer au delà de son champ d’expérience, de manière à mettre, une fois
pour toutes, son identité en sécurité. Ou, pour le dire autrement, cette prise de distance
bannit la possibilité de ce que nous pourrions appeler des fins constitutives » (1997
[1984], p. 262).
Les communautariens estiment qu’il s’agit là d’une conception erronée, qui ne tiendrait pas
compte des conditions réelles de formation de l’identité. Ils soulignent au contraire que
certains des rôles que nous jouons, soit comme citoyens d’un pays, soit comme membres
d’un mouvement, comme défenseurs d’une cause, etc., peuvent être « constitutifs » des
personnes que nous sommes. « Aussi indéterminée qu’elle puisse être vis-à-vis des fins,
l’histoire de ma vie, souligne Sandel, est toujours encastrée (embedded, terme que l’on peut
traduire aussi par « enchâssée ») dans l’histoire des communautés d’où je tire mon identité, qu’il
s’agisse de la famille, de la cité, d’une tribu ou d’une nation, d’une cause ou d’un parti. Du
point de vue communautarien, ces histoires, ces récits, créent des différences d’ordre moral, et
pas seulement d’ordre psychologique. Ce sont eux qui nous situent dans le monde et donnent à
notre existence ses particularités morales » (1994 [1984], p. 67).
Ce qui donne sens à l’existence, ce sont en effet les contenus substantiels qui tissent
l’histoire propre de chacun, lesquels sont déjà inscrits dans la culture, précédant
l’individu et déterminant la manière dont il pourra définir son identité et exercer sa
liberté. C’est dans un rapport herméneutique à cette tradition que l’individu peut
répondre à la question de savoir qui il est et devenir le sujet de sa propre histoire. «
Imaginer une personne incapable d’attachements constitutifs tels que ceux-là, écrit
encore Sandel, ce n’est pas concevoir un être idéalement libre et rationnel, mais
imaginer une personne complètement dépourvue de personnalité et de profondeur
morale. Car avoir une personnalité, c’est savoir que je m’inscris dans une histoire que
je ne demande ni ne commande et qui, néanmoins, a des conséquences sur mes choix et
sur ma conduite. Elle m’amène à me sentir plus proche des uns, plus loin des autres. Elle
me fait voir certains buts comme plus désirables que d’autres. En tant que sujet autointerprétant, je suis capable de méditer ma propre histoire, de prendre dis- tance à son
égard, mais la distance s’avère être toujours fragile et provisoire, la réflexivité ne prend
jamais pied hors de l’expérience elle-même » (1997 [1984], pp. 268-269). De la même
façon, Alasdair MacIntyre (1997a [1981]) propose la redécouverte d’un sujet
prémoderne, dont l’unité réside dans l’unité d’un récit, dont le déroulement nous
renvoie nécessairement à la communauté dont nous sommes issus. Penser le sujet sous la
forme d’un récit, d’une narration, c’est nécessairement prendre en compte des
institutions et des traditions sans lesquelles l’action humaine perdrait tout son sens. Il
faut noter cependant que pour MacIntyre la seule tradition capable de nous redonner
une telle conception narrative de la subjectivité, c’est la tradition aristotélico-thomiste.
De même que la justification libérale de la neutralité de l’État paraît pouvoir
s’appuyer tour à tour sur deux modes d’argumentation de nature tout à fait différente et
dont la compatibilité peut sembler problématique, à savoir l’argument « factuel » du
pluralisme culturel des sociétés contemporaines et l’argument « idéal », ou «
transcendantal », du droit imprescriptible des individus à l’autodétermination dans le
choix de la vie bonne, de la même façon, on peut, comme le font Allen Buchanan (1989)
ou Michael Walzer (1995 [1990]), souligner l’existence, à l’intérieur de la critique
communautarienne du
libéralisme, d’une sorte de tension entre deux lignes
d’argumentation à certains égards contradictoires. Tantôt en effet la critique porte
contre la réalité (observée ou supposée) des sociétés libérales contemporaines, dans
lesquelles les individus vivraient iso- lés les uns des autres, enfermés dans l’obsession
exclusive de leurs droits, privés de toute assise et de toute intégration communautaires,
condamnés à la désorientation et à l’anomie, et tantôt c’est non plus la réalité mais la
représentation que fournit la théorie libérale de cette réalité que l’on critique et dont on
souligne la faible valeur descriptive ou explicative, en insistant au contraire sur la
dimension irréductiblement communautaire de toute société humaine, y compris dans
le contexte de la modernité. D’un côté on a donc affaire à une critique de type moral et
politique, reflétant une prise de position normative, de l’autre, à une critique de type
théorique et épistémologique.
Est-ce à dire que les notions de liberté, d’autonomie, d’auto- détermination de l’individu
soient exclues de la problématique communautarienne ? Charles Taylor insiste plutôt
sur la nécessité d’inscrire l’autonomie dans un cadre social et culturel doué de
consistance. Selon lui, les théories libérales reposent souvent sur « une psychologie
morale excessivement simpliste », selon laquelle les individus pourraient se construire
ou s’affirmer indépendamment de tout lien social. Pour que l’individu puisse exercer
des choix autonomes, encore faut-il que les options qui lui sont proposées aient pour
lui un sens. Or seule la culture, seul un environnement culturel déterminé peuvent
fournir les ressources nécessaires à l’émergence de ce sens. Objectera-t-on que c’est là
une évidence qui, pour des libéraux comme Rawls ou Dworkin, est parfaitement
compatible avec le principe de neutralité de l’État ? C’est précisément ce que conteste
Tay- lor (1979a), pour qui la préservation d’un environnement favorable à
l’autodétermination suppose un soutien actif de l’État à l’égard de certaines formes ou de
certains aspects de la culture que le fonctionnement spontané du « marché des biens
culturels » pourrait condamner à dépérir (comme on le voit par exemple avec la
situation des langues minoritaires dans certains pays)
3.2.
Universalisme vs. Contextualisme
Lorsque l'on tente d'élaborer une théorie de la justice menant à une société juste, on se
retrouve inévitablement confronté à un obstacle majeur : la diversité des formes
pratiques d'organisation sociale et, partant, celle des conceptions de la justice
correspondantes. Face à cette pluralité empirique, deux grandes catégories de réponse ont été
formulées. Certains choisissent d'ignorer ou de réduire cette diversité en proposant une
conception de la justice qui transcende toute société particulière. D'autres préfèrent
fragmenter l'idée de justice en autant de figures qu'il existe de formes différentes
d'organisation sociale. La première option, généralement appelée universaliste, est défendue
par la grande majorité des penseurs libéraux. La seconde, que l'on pourrait qualifier de
contextualiste, rencontre les faveurs de la plupart des auteurs communautariens.
C'est, à nouveau, chez Rawls que l'on peut trouver la meilleure illustration de la position
universaliste libérale. En effet, la première version de sa théorie, parue en 1971, contenait une
prétention explicite à l'universalité. Les principes de justice formulés dans son œuvre étaient
supposés valoir pour toute communauté humaine. En se servant de la construction
abstraite du voile d'ignorance, Rawls prétend pouvoir éliminer tout lien avec un contexte
particulier et ainsi édicter des règles de justice formelles qui transcendent toutes les
spécificités, notamment culturelles.
La critique la plus célèbre de la validité universelle des règles formées sous un voile
d'ignorance est sans doute celle formulée par Walzer, que l'on appelle fréquemment la
"métaphore de la chambre d'hôtel". Selon cette métaphore, la position originelle exposée par
Rawls correspond à une situation qui n'a rien d'universel, mais est au contraire très
singulière. C'est, dit-il, comme si nous étions dans un hôtel loin de chez nous, et que nous
élaborions avec d'autres des règles sur la répartition des chambres, leur degré de confort, …
Ces règles pourraient créer une situation idéale à l'intérieur de l'hôtel mais, aussi loin que
puissent aller tous ces aménagements, nous garderions encore longtemps la nostalgie de nos
maisons respectives. Nous ne serions pas moralement tenus d'habiter dans cet hôtel dont nous
aurions élaboré un fonctionnement parfait. Ainsi, les principes de justice formulés par Rawls
ne seraient applicables qu'à des situations exceptionnelles, à des cas limites tels que la
survie sur une île déserte ou en cas de guerre. Ils ne seraient donc aucunement universels. À
travers la métaphore de la chambre d'hôtel, Walzer met en évidence un sentiment de "chez
soi". Ce sentiment traduit bien la conviction des communautariens que toutes les règles de
justice sont liées à un contexte particulier et que toute conception morale s'énonce à partir
d'une communauté singulière. Pour eux, il est impossible de définir une conception de la
justice sur une base abstraite, cela ne peut se faire qu'en référence aux valeurs substantielles
véhiculées par la tradition d'une communauté historique particulière. L'idée même de justice
ne peut avoir de signification que si, et seulement si, on la situe dans un cadre empirique.
On voit clairement que ces positions comportent toutes deux des tensions internes qui se
transforment en difficultés majeures lorsqu'on pousse leurs logiques jusqu'au bout. Les
libéraux les plus durs sont ainsi conduits à affirmer que leur conception du libéralisme
constitue la meilleure et la seule forme valable d'organisation sociale, qui doit s'appliquer
indifféremment à toutes les cultures. Fukuyama n'en est pas loin lorsqu'il proclame la "fin de
l'histoire" et la victoire des démocraties libérales sur leurs rivales. À l'inverse, les
propositions des communautariens radicaux flirtent avec une forme de relativisme culturel qui
peut aller jusqu'à rejeter la possibilité de tout dialogue interculturel, menant de la sorte à la
promotion d'un communautarisme au sens fort – et péjoratif – du terme.
Répercussion sur la question des droits de l’homme. Aujourd'hui, c'est davantage autour des
droits de l'homme que se nouent les dissensions. Quelque peu paradoxalement, loin d'en
contester la portée universelle, les communautariens critiquent au contraire le fait que les
droits de l'homme ne sont pas suffisamment universels, dans la mesure où que la vision
libérale des droits de l'homme ne prend pas suffisamment en compte le point de vue des
différentes cultures. Ces droits de l'homme ne seraient que les droits de l'individu occidental
et non réellement les droits de l'être humain. Certains penseurs communautariens, comme
Charles Taylor, militent donc pour l'établissement d'un dialogue interculturel en vue
de déboucher sur un consensus véritablement universel autour des droits humains. De
façon plus générale, les critiques communautariennes surgissent lorsque l'application de droits
considérés comme "fondamentaux" par les libéraux heurte des pratiques culturelles "nonlibérales".
3.3.
Non-perfectionnisme vs. Perfectionnisme
Une autre critique portée par les communautariens mentionne le fait que la théorie
libérale serait incapable de rendre compte de la force normative d’une certaine
catégorie d’obligations, celles, involontaires, qui ne relèvent pas du contrat ou de la
promesse et ne peuvent de ce fait être assimilées à des engagements, telles que les
obligations des parents à l’égard de leurs enfants ou celles d’un citoyen à l’égard de
son pays.
Contre le formalisme de la philosophie morale libérale, les communautariens semblent
renouer avec ce qu’on peut appeler (Berten, Da Silveira et Pourtois,1997, p. 9,
Kymlicka, 1999 [1990], p. 225) une conception « substantielle » de la morale ou de la
vie bonne, d’inspiration néo-aristotélicienne. « L’excellence morale d’un individu ne
réside plus en effet dans son autonomie, mais se rap- porte à des modèles substantiels
de comportements, valorisés positivement (« les vertus ») ou négativement (« les vices »).
Les conceptions de la vertu sont certes diverses : les vertus chrétiennes ne sont pas
celles des héros homériques ou de l’entrepreneur capitaliste. Mais cette diversité ne
constitue pas une objection, car il n’existe pas, pour les communautariens, d’essence
de la vertu : il n’est pas possible de définir abstraitement ou “essentiellement” ce
que serait la vertu éthique des pratiques ou des formes de vie. La détermination de
l’excellence éthique nous renvoie toujours à une tradition propre à une communauté
historique particulière et à la place qu’y occupe un individu. Dès lors la finalité morale
des institutions et des pratiques politiques est de conduire les membres d’une
communauté à exercer les vertus qui sont reconnues comme conformes à sa tradition
vivante. En ce sens, ce qu’il est politiquement juste de faire est déterminé par rapport à
un bien défini socialement et s’imposant aux individus de la communauté. La légitimité
politique se fonde sur une tradition (nationale par exemple) et non sur un contrat social.
De ce point de vue, l’État communautarien est perfectionniste, il est responsable du
maintien d’un contexte favorable à l’éclosion de la vertu » (Berten, Da Silveira et
Pourtois, pp. 10-11)
3.4.
Individu vs. Communauté
4.
Rapport entre « libéralisme » et « communautarisme ». Rapport entre
« républicanisme et communautarisme ». Rapport entre « libéralisme et républicanisme ».
4.1.
Communautarisme ou républicanisme ?
Partageant avec les communautariens les inquiétudes et les critiques ci-dessus évoquées au
sujet du déficit de légitimité de l’État libéral « procédural », et considéré tantôt comme
une forme de communautarisme (Tenzer, 1995, p. 162) et tantôt comme une sorte de
« troisième voie » entre libéralisme et communautarisme (Spitz, 1995), ce qu’on appelle
aux États-Unis le « républicanisme », ou le « républicanisme civique » (Pratte, 1988) –
une tradition remontant à la pensée politique de l’Antiquité et de la Renaissance, mais
qui aurait été supplantée à l’époque moderne par le contractualisme libéral (Skinner,
1992, 1994 [1993]) – se présente essentiellement comme une doctrine de la citoyenneté.
Le renouveau actuel de la problématique de la citoyenneté s’explique en partie, selon
Kymlicka et Norman (1994), par le fait que le concept de citoyenneté semble intégrer
une demande de justice et une demande d’appartenance communautaire, pouvant ainsi
contribuer à clarifier les enjeux du débat entre libéraux et communautariens. De plus,
nombre d’évolutions et d’événements politiques récents survenus dans différents pays
ont révélé que la santé et la stabilité des démocraties ne dépendaient pas seulement du
caractère plus ou moins juste de leur « structure de base », mais aussi des qualités et
des attitudes de leurs citoyens. Deux concepts différents sont cependant parfois
confondus à l’occasion des discussions sur la citoyenneté : la citoyenneté comme statut
légal (c’est-à-dire le fait d’être membre d’une communauté politique particulière) et la
citoyenneté comme activité désirable (dont l’étendue et la qualité dépendent du degré
d’implication active de l’individu dans les affaires de la communauté) : on confond
ainsi la question de savoir ce que c’est qu’être un citoyen et ce que c’est qu’être un «
bon citoyen».
Lar exemple, les libéraux peuvent être amenés à reconnaître qu’un minimum de vertu
civique est nécessaire à la préservation de la liberté. Ainsi Rawls pense que le maintien de
la liberté suppose chez le citoyen un sens effectif de la justice et la conviction que c’est
un devoir pour le citoyen de contribuer à soutenir et à ren- forcer des institutions
justes. Des républicains ou des communautariens peuvent répondre cependant que la
république demande davantage que l’adhésion à des principes abstraits tels que la liberté
et la justice, à savoir un rapport de loyauté et d’identification à une communauté
politique particulière, ce qu’on désigne généralement sous le terme de « patriotisme ». «
Je ne suis pas voué à défendre la liberté de n’importe qui, mais je ressens le lien de
solidarité qui m’unit à mes compatriotes dans notre entreprise commune », écrit ainsi
Charles Taylor (1997 [1989] p. 96), ce qui suggère que le patriotisme, pour être
efficacement mobilisa- teur, suppose au moins une composante « non libérale ». Un
texte d’Alasdair MacIntyre (1997b [1984]) sur cette question du patriotisme insiste
fortement sur cette opposition entre patriotisme et libéralisme. La morale libérale
est une morale universaliste, impersonnelle, impartiale. La morale du patriotisme est
une morale communautaire, qui adopte délibérément un point de vue particulariste. «
Supposons un moment déliés les liens que génère le patriotisme, demande MacIntyre.
La morale libérale sera-t-elle en mesure de les remplacer par quoi que ce soit de solide et
d’adéquat ? En fait, ce que la morale du patriotisme produit de mieux, c’est une
présentation et une explication des liens et des allégeances qui caractérisent la vie
sociale et qui en forment la substance. Elle le fait en sou- lignant l’importance morale de
la reconnaissance d’une histoire commune par les différents membres du groupe social.
[…] Une thèse centrale de la morale du patriotisme consiste à dire que, si je ne comprends
pas le récit de ma vie personnelle comme imbriquée dans l’histoire de mon pays,
j’oblitérerai et perdrai une dimension essentielle de la vie morale » (pp. 304-305). Pour
MacIntyre, il n’y a pas d’argument logique, d’épreuve cruciale qui permette de
trancher entre ces deux morales, pas plus que de synthèse ou de compromis qui
permette de sur- monter leur opposition. Ainsi, l’identification qui existe dans l’esprit
de beaucoup d’Américains entre la cause de l’Amérique comme objet de ferveur
patriotique et la cause de la morale, comprise dans les termes de la morale libérale, ne
peut s’effectuer qu’au prix d’une incohérence.
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