“ QUEL RÔLE POUR LES PHILOSOPHES DANS LES DEBATS BIOETHIQUES ? ” Présentation et discussion de “ L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? ” de J. Habermas1 Copyright Gilbert Hottois On parle de bioéthique dans d’innombrables contextes. Le contexte dont j’ai acquis une certaine expérience est l’un des plus institutionnalisés : le comité national ou international de (bio)éthique, en l’occurrence le Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique et le Groupe Européen d’Ethique des Sciences et des Nouvelles Technologies de l’Union Européenne. De tels contextes sont peu familiers à la plupart des philosophes et celui qui s’y trouve introduit doit se poser des questions quant à son rôle, son apport, sa responsabilité, en tant que philosophe. Ces questions, les autres – les membres non philosophes du Comité – les lui posent aussi, avec leurs attentes, leurs préjugés favorables ou non à l’égard de la philosophie. Le comité d’éthique pluridisciplinaire et pluraliste oblige, en quelque sorte, le philosophe à considérer aussi la philosophie “ de l’extérieur ”. Historiquement et actuellement, la philosophie n’est pas une, mais multiple, contradictoire, polémique. Le philosophe du Comité – surtout s’il est le seul de son espèce, ce qui n’est pas exceptionnel – n’est, en réalité, qu’un philosophe, et il relève d’une tradition, d’une famille, d’un style de pensée avec des présupposés considérables : phénoménologue plus ou moins herméneuticien, analyste du langage, hégélien, kantien, utilitariste, aristotélicien, matérialiste, spiritualiste… Les appartenances, sans compter les nuances, sont innombrables. Dans cette situation, le philosophe peut adopter diverses attitudes. (a) Il peut entreprendre de proposer et de défendre les conceptions philosophiques et éthiques substantielles qui sont les siennes et soutenir à leur propos une prétention forte à l’universalité et à la vérité. (b) Il peut vouloir se limiter à un apport procédural ou formel, veillant à ce que tous les interlocuteurs puissent exprimer leur point de vue, aidant à la formulation et à l’analyse des arguments et des objections, à l’explicitation des présuppositions, et au repérage des consensus et des dissensus présentés avec leurs raisons. (c) Il peut combiner les deux démarches : aider à la clarté, à l’information et à l’éthique de la discussion et argumenter sa propre position morale. 1 Die Zukunft der menschlichen Natur, Suhrkamp, 2001 (2002 : édition augmentée). Je renvoie à la traduction française par Ch. Bouchindhomme publiée chez Gallimard en 2002. 1. Exposé des thèses et arguments de Jürgen Habermas L’avenir de la nature humaine publié en 2001 par Jürgen Habermas constitue une excellente illustration de cette problématique. La philosophie de Habermas propose depuis des décennies une éthique procédurale de la discussion. Le présupposé en est qu'une discussion conduite dans le respect de la liberté et de l'argumentation rationnelle mène nécessairement à des conclusions acceptées par tous. C'est ce présupposé d'universalité et d'unité, hérité de la tradition rationaliste et chrétienne, que le débat bioéthique semble battre en brèche. Mais à la différence d'un Engelhardt et d'autres penseurs postmodernes, Habermas ne se résigne pas à ce constat de dissensus irréductible. Son livre vient ainsi au secours des présupposés de l'éthique procédurale de la discussion incapable de se fonder ou de se sauver elle-même. Or ce secours est une éthique substantielle, une éthique de l'espèce humaine. Elle renoue, en somme, avec la double prétention métaphysique traditionnelle, dont la retenue postmétaphysique de Habermas avait voulu jusque-là se garder: avoir à la fois un contenu substantiel et une portée universelle. Dans ce qui suit, je m’efforcerai d’exposer d’une manière assez détaillée la position de Habermas et, ensuite, proposer quelques commentaires critiques. Habermas commence par décrire la “ retenue post-métaphysique ” du philosophe au sein des sociétés démocratiques, pluraliste, sécularisées. Cette retenue empêche le philosophe de proposer une conception de la “ vie bonne ” comme universellement fondée et obligatoire pour tous. L’éthique devenue affaire personnelle et privée est ainsi séparée de la philosophie politique qui, elle, cherche à définir des règles formelles et procédurales applicables à tous dans une société juste qui permet à chacun de suivre librement sa vision substantielle de la vie bonne2. L’éthique devenue affaire personnelle déborde toutefois l’individualisme strict. Son exercice postule, en effet, la compréhension de soi-même, la prise de conscience délibérée et responsable de qui l’on est et veut être. 3 Or, afin de pouvoir être soi-même, le langage est indispensable. Et le langage est intersubjectif : les règles qui le régissent transcendent tout individu. “ Dans le logos du langage s’incarne (verkörpert, 264) un pouvoir de l’intersubjectif qui est préalable à la subjectivité des locuteurs et qui la sous-tend. ” (p.23). C’est 2 Cfr p.11-12. Rawls illustre cette conception. Cfr p.15ss. Kierkegaard illustre cette dimension. 4 Nous indiquons à quelques reprises les termes allemands avec référence à l’édition allemande de 2002. 3 pourquoi entre locuteurs ayant chacun sa compréhension de la “ vie bonne ” et en même temps conscience de la portée transindividuelle, présomptivement universelle du langage, la discussion libre doit permettre de dégager des consensus rationnels. Jusque là, tout va bien, ou en tous cas, tout peut aller bien, si les citoyens parlants font bon usage de leur compétence langagière, tant pour la détermination personnelle de la “ vie bonne ” que pour la définition procédurale de normes consensuelles applicables à tous. Le problème nouveau suscité par le développement des technosciences biomédicales, spécialement génétiques, est l’apparition d’un pouvoir d’intervention non linguistique dans les conditions de possibilité pour les humains d’accéder au statut proprement humain de “ sujets parlants ” capables de délibérer librement avec eux-mêmes et avec les autres et de fortifier ainsi leur aptitude à (se) choisir librement. Liberté, langage, raison sont des notions indissociables. Quelles sont ces conditions de possibilité mises en danger par l’intervention génétique, spécialement par l’éventualité de l’eugénisme, et qui plus est de l’eugénisme libéral ou privé, régulé par le marché ? Est mise en danger la capacité de réflexion compréhensive et critique de soimême qui permet à l’individu d’être soi-même en s’assumant et en se choisissant. L’intervention eugénique introduirait dans la constitution de l’individu une intention, un sens, à la fois étranger (décidé par autrui) et irréversible, inaccessible à la reprise auto-réflexive, imperméable au travail symbolique conscient, parce que l’intervention génétique est de nature non symbolique. C’est en cela qu’elle se distingue de l’éducation, de l’acculturation, de toutes les formes de conditionnement symboliques qui, elles, ne seraient pas irréversibles ni inaccessibles au travail de la conscience personnelle. “ Notre biographie est d’une nature telle que nous pouvons nous l’ ‘approprier’ ”.5 “ Cette possibilité d’appropriation autocritique de l’histoire de sa formation (Bildungsgeschichte, 31) (l’éducation parentale, GH) n’est plus donnée de la même façon s’il y a eu manipulation génétique. ” (p.26 ; 28). Inaccessible et irréversible, l’intervention génétique étrangère6 introduit une rupture d’égalité ou de symétrie dans les rapport entre sujets parlants (entre manipulé et manipulateur) qui fait obstacle à la possibilité d’être soi-même et 5 Il serait intéressant de comparer cette conception avec celle de Richard Rorty et de sa “ philosophie de la conversation ”. On retrouve l’approche herméneutique de l’être-humain réduit au symbolique, mais généralement sans la dimension éthique et dans une perspective esthétique plus “ post-moderne ”. 6 Habermas parle d’ “ un empiètement dans les fondements somatiques de la relation spontanée à soi et de la liberté éthique d’une autre personne. ” (p.26). Mais il semble suggérer aussi qu’il n’en irait pas autrement de l’eugénisme somatique décidé par l’individu lui-même (cfr p.28). Donc, c’est la nature non symbolique (non linguistique) qui constitue le vrai problème. d’être soi-même-avec-autrui. Seul, le respect du jeu du hasard, de la contingence naturelle, garantirait l’égalité de droit entre sujets et l’appropriation de soimême. Voilà pourquoi Habermas conclut son premier chapitre (Une retenue justifiée. Existe-t-il des réponses postmétaphysiques à la question de la ‘juste vie’ ?) en affirmant que le philosophe est autorisé à quitter sa “ retenue postmétaphysique ”. Les conditions universelles quasi-transcendantales du pluralisme (et plus radicalement de l’ “ être-humain ” lui-même) cessent désormais d’être hors de portée de l’intervention humaine et risquent de ne plus être données. Le souci philosophique légitime d’une “ éthique de l’espèce humaine ” s’impose dès lors en défense contre les technosciences et leurs fictions (la science-fiction7). Il autorise le philosophe à défendre des positions éthiques substantielles et à demander au Droit d’imposer une normativité protectrice. Dans le deuxième chapitre (Vers un eugénisme libéral ? La querelle autour de la compréhension éthique que l’espèce humaine a d’elle-même) qui compose l'essentiel du livre, Habermas expose, étaye et défend sa philosophie morale, sous l'appellation de "Gattungsethik" (traduit par "éthique de l'espèce humaine"). Son entreprise tend à réaffirmer les liens entre morale, droit et politique8: il s'agit d'asseoir fermement la légalité juridico-politique sur l'éthique. A cette fin, la réflexion philosophique et morale préalable est indispensable et il faut dénoncer: 1.- le règne du fait accompli et rétroactivement accepté par le droit9. Ce procédé entérine une désensibilisation morale qui nous habitue peu à peu à trouver normal ce qui paraissait auparavant immoral, obscène. Pire: les exemples de semblable habituation morale sont utilisés pour montrer que toute morale est affaire de contexte et d'époque, et qu'il faut évoluer. Contre cela, Habermas affirme la nécessité d'une réflexion régulatrice, préalable, en amont de la recherche technoscientifique. L’argument de la "pente glissante" souligne ce danger d'abrasion de la conscience morale ;10 2.- le manque de temps indispensable à toute réflexion normative en amont: il faut résister aux pressions et prétendues urgences venues des dynamiques de R&D et d'économie de marché entraînées par la compétition néo-libérale globalisée sur fond de darwinisme anglo-saxon (38); 7 Voir la dernière phrase du texte (p.29). Les références aux positions juridico-politiques allemandes sont fréquentes (32,35 etc). 9 Dont il y aurait une foule d’exemples dans le domaine de la procréation médicalement assistée. 10 L’argument se dit en allemand d'une manière qui accentue le tout ou rien et donc la nécessité de règles et de limites très strictes et fermes: "Dammbruchargument": le risque de rupture de digue, de barrage (p.35). 8 3.- l’abandon de l'exigence d'une société égalitaire et juste (36)11. La régulation éthique préalable doit proposer: 1.- des frontières nettes et fermes: Habermas reconnaît que les limites entre thérapeutique et mélioratif peuvent être floues, mais il y perçoit la nécessité d'une délimitation d'autant plus stricte, et non l'invitation à la souplesse et à la tolérance à l'égard des transgressions; 2.- une régulation fondée sur "des raisons séculières" (säkulare Gründe, 40) acceptables par tous dans "une société marquée par le pluralisme des visons du monde" (36); 3.- une morale non évolutive, car basée sur "les fondements naturels et normatifs de la vie" (37). Quel est le contenu fondamental de cette morale? L'impératif de base est que "l'individu ne peut disposer librement de son génome ou du génome d'autrui". Pourquoi? Deux raisons essentielles sont avancées: - une telle liberté est auto-destructrice, elle ne peut qu'empêcher, jamais conforter l'autonomie de l'individu; - l'individu humain est un être "générique": toucher à sa nature essentielle (le génome) revient à léser l'essence de l'homme en général. Ce second point inscrit la morale habermassienne fermement dans la tradition idéaliste, voire spiritualiste, sécularisée, ainsi que le vocabulaire utilisé le suggère abondamment: par exemple, la personne "ne peut disposer comme elle le souhaite du mode naturel qui préside à son incarnation corporelle." (37) (leiblichen Verkörperung, 41). Parfois, on rencontre encore une touche de “ retenue postmétaphysique ”: par exemple, il souligne que son livre n'est qu'un "essai" au sens littéral de "tentative pour parvenir à un peu de transparence dans un écheveau d'intuitions quasiment inextricable" (39). L'explicitation et l'argumentation en faveur de l'éthique de l'espèce humaine se déploie à travers 7 sections complémentaires. La première s'intitule: I. Que signifie: "Moraliser la nature humaine?" Il ne s'agirait pas d'une "resacralisation" ou d'un "réenchantement" nostalgique, réactionnaire et obscurantiste, opposé à la modernité progressiste. Il s'agit au contraire d'une réflexion critique de cette modernité sur ses propres conditions fondamentales de possibilité à protéger contre les illusions de la liberté. Car 11 Habermas ne nomme personne ( il parle de "fantasmes nietzschéens", p.39) ni ne s'attarde sur cet aspect collectif que l'on peut retourner (l'eugénisme peut accroître l'égalité effective et réduire les injustices naturelles). l’idée largement répandue et encouragée d’une convergence entre liberté technoscientifique, autonomie individuelle et libéralisme est une chimère dangereuse pour la liberté elle-même. Si les progrès de la maîtrise technoscientifique de l'environnement - "la nature externe" - peuvent être considéré comme favorables à l'exercice de l'autonomie, il n'en va plus de même dès lors que l'on entreprend d'objectiver et d'opérer techniquement "la nature interne" (41), entendez le corps, le cerveau, le génome humains. Seule la finalté thérapeutique (auxiliaire de la nature) peut encore justifier ce type d'entreprise (43). Mais prétendre disposer à sa guise du génome revient à ruiner "les fondements normatifs incontournables" (45) sur lesquels s'édifient les cadres éthiques, juridiques et politiques modernes. La génétique fait que ce qui était inaccessible et s'imposait comme "nécessaire" devient contingent. C'est pourquoi - et la formulation est remarquable - "cette base physique 'que nous sommes par nature'" (jene physische Basis, “ ‘die wir von Natur aus sind ”, 53) - doit être protégée juridiquement, suivant la règle d'un "droit à un héritage génétique n'ayant pas été soumis à une intervention artificielle" (46). "Par nature" est significativement ambigu: d'une part, il s'agit bien de la "base physique" et donc empirique, contingente qui nous constitue; mais, d'autre part, l'expression veut dire aussi "par essence", et connote le malheur d'un fondement nécessaire, essentiel, invulnérable, dangereusement déchu dans la contingence du manipulable. Autrement dit, affirmer que cette nature doit être désormais protégée par le droit revient à accorder à celui-ci une portée métaphysique (ou onto-théologique). Habermas prétend établir et justifier cet impératif à partir de son éthique de l'espèce humaine, c'est-à-dire à l'aide de raisons universellement valables et convaincantes dans des sociétés pluralistes séculières. La section II est consacrée à Dignité humaine ou dignité de la vie humaine. Il y est beaucoup question du conflit bioéthique le plus célèbre: le statut de l'embryon. Habermas reconnaît l'absence de consensus au sein des sociétés pluralistes séculières (51). Il estime cependant que les intuitions les plus extrêmes s'entendent pour accorder à l'embryon humain un certain respect dès la conception au sens d'une "valeur intrinsèque (intrinsischen Wert, 61) de la vie humaine avant la naissance" (54). Il défend l'approche continuiste et gradualiste qui accorde à l'embryon puis au foetus une valeur croissante qu'accompagnent les sentiments, émotions et intuitions ressentis à son égard. Ces intuitions partagées peuvent être recueillies au profit d'une approche morale soucieuse de ce qui est "juste" pour tous, acceptable rationnellement, et pas simplement "bien pour moi" (éthique individuelle) ou "bien pour nous" (éthique communautaire) (54). La question de l'embryon est, sinon réductible, en tous cas liée à celle de la dignité humaine (Menschenwürde). Celle-ci est indissociable de la reconnaissance mutuelle égalitaire des sujets communiquant en société. C'est la réciprocité de cette communication qui permet l'avènement et l’épanouissement de sujets autonomes. Respecter la dignité humaine exige que l'on n'altère pas les bases de cette dynamique.12 Or intervenir dans le génome de l'embryon l'altérerait, car semblable intervention touche à “ l'image de l'Homme ”. Entendez : la représentation symbolique que l'individu a de lui-même et d'autrui comme des participants égaux à la dynamique communicationnelle de la reconnaissance mutuelle. Notons que c'est donc moins l'intervention génétique effective qui semble en cause que les représentations (de soi-même et d'autrui: de l'Homme en général) qui y sont associées et qui seraient ruineuses pour la réciprocité égalitaire entre sujets autonomes. La section III - L'enchâssement de la morale dans une éthique de l'espèce confirme à quel point beaucoup tourne autour de questions de langage, de représentations symboliques. "La morale a son siège dans une forme de vie structurée par le langage" (61). Cette morale associée aux structures même du langage et donc à notre forme de vie spécifique est à distinguer des éthiques individuelles et communautaires (62,63). Les structures du langage comportent des distinctions catégorielles nécesssaires pour notre forme de vie communicationnelle: naturel/artificiel; croître/fabriquer; homme/machine... Les brouiller, dans des discours confus sous l'influence de fantasmes de sciencefiction (66,67), conduit à une érosion progressive de la conscience morale et de l'image de l'homme. Habermas en appelle de façon récurrente à des intuitions, qui sont les siennes, qu'il présume universellement partagées et qu'il pense pouvoir repérer à travers les cultures et les religions. Toutes renverraient à une même "image de l'homme"13 dans "son universalité anthropologique" (64, 65).14 L'intuition morale est que l'éventualité de manipulations génétiques entraînerait un universel sentiment d'"obscénité", de "vertige", car elle suscite "l'incertitude concernant l'identité de l'espèce humaine", autrement dit elle brouille l'image de l'Homme (64)15. 12 La page 56 exprime clairement combien le propos de Habermas se situe dans le prolongement sécularisé du spiritualisme philosophique et religieux. Il s'agit d'une refonte de notions substantielles (esprit, incarnation,...) en termes de communication langagière, symbolique. C'est pourquoi la dignité elle-même n'est pas une qualité substantiellement donnée. 13 “ …das Bild, das sich verschiedene Kulturen von ‘dem’ Menschen machen, der überall – in anthropologischer Allgemeinheit – derselbe ist. ” (72). 14 Parfois, la formulation exprime tout à fait explicitement, comme par un lapsus, l'identité espérée, voulue, prétendument constatée, ou encore démontrée, entre l'intuition qu'il a lui Habermas - "je gage..." dit-il - à propos des effets présumés d'une manipulation génétique et l'universalité de cette intuition, sa portée morale rationnelle, au-delà des divisions du pluralisme, des sensibilités individuelles et communautaires. 15 “ Abscheu vor etwas Obszönen ”, “ Schwindelgefühl ” (72,73). A noter que ce dernier terme évoque le vertige mais aussi l’imposture. Cette image de l'homme comporte que l'homme - ainsi que des traditions philosophiques et les traditions judéo-chrétiennes le disent depuis des millénaires - est un être de langage, un vivant symbolique, qui ne peut être et évoluer que par le langage, par des rapports symboliques aux autres et à luimême. Vertige et obscénité surgiraient dès lors que l'on envisage d'explorer ou d'avancer la question de l'homme autrement que par des voies et des moyens essentiellement symboliques, herméneutiquement et discursivement. Si l'intervention génétique thérapeutique par rapport à des pathologies gravissimes peut être admise, c'est non seulement parce qu’à leur propos l'accord du sujet "opéré" peut être raisonnablement présumé (69-70), mais encore parce que ce type d'intervention va dans le sens de la nature et de la nature humaine, dont l’intégrité est restaurée par l’intervention thérapeutique. Dans IV. Croissance naturelle et fabrication, Habermas approfondit la question du brouillage des catégories fondamentales, telles croître/fabriquer, subjectif/objectif, attitudes théorique/pratique/technique. Elles apparaissent chez Aristote et demeurent justifiées, non dans une perspective ontologique, mais phénoménologique, en tant qu'appropriées à l'expression et à la description de la forme de vie humaine16. Ces distinctions ont été progressivement dédifférenciées sous l'effet du développement de la science expérimentale, nominaliste, qui tend à confondre, par exemple, théorique, pratique et technique au profit de l'attitude technique instrumentale.17. Habermas insiste beaucoup sur le caractère d'autorégulation de ce qui croît naturellement, y compris "l'évolution des espèces, jusqu'ici régulée par le hasard"(72,73) (zufallgesteuerte Evolution, 83). Cette croissance du vivant doit être respectée, non seulement pour éviter la dérégulation anarchique destructrice, mais encore parce qu'une analogie sensible existe entre le vivant (spécialement les espèces supérieures) et nous-mêmes. Habermas met systématiquement en parallèle "croître-fabriquer" et "subjectif-objectif" (75, 78, 82, ) et il s'accorde explicitement avec Jonas pour évoquer "une subjectivité rudimentaire" du monde des êtres vivants (74), de même qu'il parle de "la nature en quelque sorte subjective de l'embryon" (78). Ce "croître naturellement" est respecté dans l'agriculture et l'élevage traditionnels, de même que dans la relation thérapeutique ou clinique à l'être humain. Ces distinctions s'enracinent encore dans le fait phénoménologique que nous sommes un corps (vivant) avant d'avoir un corps (objectivable) (79) et dans le fait que ce corps n'est pas assimilable à un "environnement extérieur". (78) 16 Ce sont des "catégories du monde vécu" (72). Ainsi que l’exprimerait le terme “ technoscience ” : celui-ci n'apparaît pas, mais ce qu'il évoque est clairement présent, y compris l'adjectif "technico-scientifique" (72) (qui traduit : “ wissenschaftlich-technischen ”). 17 Sous l'effet des biotechnologies génétiques, ces distinctions paraissent devenir obsolètes tant à propos des êtres de nature qu'à propos des êtres humains. La perspective de l'eugénisme positif les ignore complètement. Habermas estime que l'eugénisme d'Etat, biopolitique totalitaire, ne constitue pas aujourd'hui une menace, mais bien l'eugénisme libéral (76) qui abandonnerait aux parents (clients de la biomédecine) la programmation des enfants. Habermas dénonce l'argument qui place l'eugénisme dans le prolongement des choix éducatifs faits par les parents pour leurs enfants. Sa réponse rappelle le caractère irréversible, inaccessiblement incorporé de la programmation génétique, imperméable à toute assimilation psychologique ou symbolique libre. Mais lorsqu'on fait valoir l'importance des interactions épigénétique entre gènes et environnement, il souligne que ce qui est inassimilable pour l'enfant, c'est moins le déterminisme génétique allégué que l'attitude objectivante et instrumentalisante originelle de ses parents, et les attentes très fortes que la programmation (réussie ou non) comporte (77ss). Il accepte cependant l'eugénisme négatif, et il paraît à cet égard quelquefois fort tolérant: en acceptant "le renforcement des défenses immunitaires ou l'allongement de l'espérance de vie", et en admettant qu' "il est difficile de distinguer au cas par cas intervention thérapeutique (....) et intervention eugénique (...bien que) l'idée régulatrice à laquelle obéissent les délimitations est, quant à elle, typique." (80). La section V. Interdiction de l'instrumentalisation, natalité et pouvoir-être-soimême est largement inspirée par Kant et Arendt. Habermas souligne régulièrement que ce qui importe est ce qui se passe "dans la tête" (le symbolique) (83); il reconnaît donc qu'il n'y a pas de déterminisme génétique strict et que le conditionnement social, culturel, parental, peut compromettre l'autonomie individuelle. Mais il n'en tire jamais la conclusion que ce qu'il faut changer, éduquer, c'est la représentation, la perception publique de la génétique. Au contraire: sa manière de parler est souvent en consonance avec la représentation populaire ou fictive de la génétique. Par exemple: "homme eugéniquement programmé" (85) "'l'intention étrangère', qui s'immisce dans notre biographie à travers notre programme génétique" (89), "intentions étrangères nichées dans le programme génétique de notre organisme" (92), "la sédimentation d'une intention étrangère dans son patrimoine génétique", "l'intention du programmeur partout présente dans le génome modifié",... (93) (en allemand : 95, 100, 104). Au fond, il estime que cette perception objectivement fausse ou partiale de la génétique est phénoménologiquement et argumentativement (par sa portée rhétorique) justifiée, et il n’hésite donc pas à la conforter. Car il reconnaît et craint à la fois la pertinence d'"un certain scepticisme", la possibilité que l'on s'habitue à l'eugénisme sans y voir un empêchement de l'autonomie individuelle (cfr 83, 84). Il serait donc justifié de parler de la programmation eugénique comme d’une intrusion objectivante et instrumentalisante qui ruine à l'origine et irrémédiablement la possibilité d'un rapport égalitaire entre programmé et programmateur ainsi que la possibilité d'être entièrement soi-même (85ss). Seule une naisance naturelle assure ces possibilités, car elle enracine l'égalité de tous et la liberté de chacun dans une origine dont personne ne dispose (89, 90). Si autrui ou la société s'introduit dans cette origine, la naissance ne sera plus l’avènement plein d'espérance d'une existence au cours inanticipable laissé à la liberté de celui qui la vivra. Le fait de se savoir génétiquement programmé (quand bien même il n'y a pas de déterminisme génétique) constitue un obstacle symbolique à l'avènement conscient de l'autonomie personnelle. Les sections successives sont assez répétitives: elles expriment toujours les mêmes convictions sous des angles légèrement différents. La section VI. Les limites morales de l'eugénisme laisse entrevoir à quel eugénisme Habermas songe: il évoque des "dons mathématiques ou musicaux". Et il continue de véhiculer une conception fort déterministe de la génétique. Il admet qu'on peut concevoir que l'intention eugénique parentale soit assimilée par l'adolescent comme en consonance avec ce qu'il voudrait librement devenir. Mais elle peut aussi entrer en dissonance (94), et alors on se trouverait dans une situation radicalement différente d'un conditionnement éducationnel. L'éducation exprime toujours une relation communicationnelle à la seconde personne et permet la réplique à mesure que l'enfant grandit et devient adulte. Même les fixations névrotiques peuvent être défaites par la psychanalyse (95). Il en va radicalement autrement des "fixations génétiques". Celles-ci ne peuvent être résolues par la parole, car elles n'ont pas été communicationnellement instaurées. Elles sont fixées de manière instrumentale, technique, muette (95, 96). Elles sont irréversibles et ont été imposées à l'occasion d'une action technique suivant une relation d'objectivation à la troisième personne et non de communication à la seconde personne. Cette asymétrie, qui fait la dépendance du programmé par rapport au programmateur, est indépassable, car jamais le programmé ne pourra prendre la place du programmateur, alors que dans la communication humaine et dans toutes les relations sociales, les positions sont en principe permutables (98, 99). Habermas parle à ce propos d'un paternalisme d'un genre nouveau (97). La dernière section - VII. Les prodromes d'une auto-instrumentalisation de l'espèce - reprend synthétiquement les leçons de l'ensemble de son analyse pour les appliquer aux questions très actuelles et débattues en Allemagne du DPI (diagnostic pré-implantatoire) et de la recherche sur l'embryon. Tout en admettant :"Moi-même, je ne suis sûr de rien" (105) et en reconnaissant qu'il n'y a pas de réponse univoque dans nos sociétés pluralistes, Habermas accorde énormément d'attention aux protecteurs de la vie embryonnaire dès la conception. Les arguments et les sentiments ("dégoût", 106) qu'ils expriment indiquent le véritable enjeu: à savoir la fragilisation progressive de l'éthique de l'espèce humaine, telle qu'il l'a lui-même explicitée. Tolérer la sélection de la vie pré-natale (même dans le cas de handicaps gravissimes) et la recherche sur l'embryon, même en vue de la mise au point de thérapeutiques, participe d'une objectivation instrumentalisante de l'humain qui risque de déboucher insensiblement sur l'eugénisme positif. Seul, le DPI suivi de thérapie génique (eugénisme négatif) paraît à cet égard acceptable. Habermas craint que la sensibilité morale ne soit peu à peu "émoussée" par "la biotechnologie qui sape en silence notre identité d'être générique" (110). Il imagine la possibilité d'une forme de vie devenue insensible aux sentiments moraux, une forme de vie froide qui "ne vaudrait pas d'être vécue." (111). Il souligne que le refus d'une telle évolution de l'espèce est aussi une question de volonté (110). Citons encore cette phrase qui suppose, en somme, la convergence entre la philosophie et l'éthique à tendance rationaliste de la communication, la phénoménologie et l'herméneutique philosophique: "Si les traditions culturelles et les processus éducationnels se déploient, ainsi que l'a montré Gadamer, dans un milieu où tout est question et réponse, il n'en va pas de même des programmes génétiques qui ne donnent pas leur mot à dire à ceux qui naissent." (109). Autrement dit, le langage est et doit rester l'alpha et l'oméga de l'être et du devenir humains. 2. Discussion critique des thèses et arguments 2.1. La discussion critique reprise par Habermas lui-même Le texte central intitulé “ Vers un eugénisme libéral ? ” que nous venons de présenter est suivi d’un long “ Post-scriptum ” inspiré par un colloque américain relatif aux thèses de Habermas. Habermas reconnaît l’existence de désaccords très importants, intuitifs et argumentés. Il souligne le “ caractère philosophiquement abyssal ” de la question (113), admet quelquefois que les arguments qu’il avance ne disposent pas de “ la force présumée contraignante qui est celle des raisons strictement morales ” (135), car “ dès lors que nous ne voulons pas revenir aux certitudes fallacieuses de la métaphysique, nous ne pouvons pas raisonnablement espérer, dans l’univers de la discussion des diverses éthiques de l’espèce humaine, autre chose qu’un dissensus persistant. ” (137). Néanmoins, il ne modifie pas sa position, ni son argumentation qu’il explicite sur nouveaux frais. Dans les conceptions défendues par les “ collègues américains ” (en particulier, Ronald Dworkin, et Thomas Nagel)18, il souligne : 1.- l’absence de tout arrière-plan de nature métaphysique qui reste, en revanche, sensible dans les discussions allemandes ; 2.- la confiance dans les technosciences, dans le libéralisme lockien et dans ce qui s’ensuit, à savoir : - un pragmatisme centré sur le comment du développement technoscientifique et non sur le questionnement de sa légitimité foncière - la reconnaissance d’une acuité accrue des “ anciennes questions relatives à la justice distributive ”, mais pas de questions radicalement nouvelles (113) 3.- une crainte bien plus grande à l’égard de l’abus de pouvoir politique (au nom du Droit bénéficiant de la force publique de l’Etat) qu’à l’égard des abus privés opérés par des individus à l’encontre d’autres individus (par carence ou faiblesse du Droit public). Il reprend également des objections précises dirigées contre ses propres arguments et thèses, tels : 1.- la contestation de sa thèse jugée contre-intuitive selon laquelle des individus génétiquement manipulés ne puissent devenir des personnes à part entière (119) ; 2.- la contestation de la thèse d’une différence radicale entre conditionnements éducationnel et génétique (123ss) ; 3.- la contestation du caractère nécessairement appauvrissant de l’eugénisme en termes de capacités accrues, donc de choix et de liberté (126 ; 140). En réponse, Habermas réaffirme la nécessité d’un Droit (Etat) protecteur des personnes et plus profondément de l’humanité comme telle en chacune d’elle. Il répète son argumentation (largement psychologique) sur l’impossibilité pour un individu manipulé de s’épanouir comme une personne à part entière et comme membre de le communauté universelle19. Il rappelle que ce qui est menacé ce sont “ les conditions biographiques initiales naturelles ”, “ condition mentale ”, “ les présuppositions naturelles (et par voie de conséquence, mentales) d’une morale ” (117, 121, 139). Et il parle d’ “ aliénation ” (121), une aliénation en quelque sorte originelle et essentielle. 18 19 Mais pas seulement : les objections de son compatriote Dieter Birnbacher retiennent aussi son attention (120). Evocation du “ règne des fins ” (118). Contre la thèse selon laquelle l’eugénisme pourrait accroître des capacités individuelles (exemple de la mémoire, de l’intelligence, de la santé, de la force physique), il émet le doute que de tels accroissements soient toujours vécus comme positifs et il imagine des circonstances où ils se révèlent désavantageux (“ Une bonne mémoire est souvent une bénédiction, mais pas toujours, il s’en faut de beaucoup. (…) Il en va de même pour une intelligence supérieure. ” (126)). Et il n’en irait pas autrement des handicaps pas trop graves, qui peuvent “ se transformer en avantage pour l’enfant ” (127). Contre l’argument selon lequel puisque les pratiques eugéniques mettent en cause les fondements mêmes de la moralité (l’universalisme égalitariste, notamment), elles ne peuvent être jugées à partir de celle-ci, il invoque “ l’effroi ” que soulèvent encore aujourd’hui ces perspectives eugénistes. De tels sentiments sont indicatifs de la compréhension morale de soi et de la nature humaine (137). Cet ensemble affectif et discursif propre à l’éthique de l’espèce humaine en tant qu’éthique communicationnelle subirait le travail de sape silencieux et non réfléchi théoriquement des biotechnologies (139). Le Post-scriptum s’achève par un retour sur les questions du DPI et des cellules souches embryonnaires et il souligne longuement l’importance de l’argument de la pente glissante, qui mène inexorablement de l’attitude clinique ou thérapeutique à l’approche méliorative de l’eugénisme. 2.2. Quelques points discutables de l'argumentation habermassienne Mon désaccord avec Habermas est double: il concerne des contenus de sa philosophie et le rôle qu'il veut faire jouer à la philosophie. Voyons en détail quelques aspects de l’argumentation habermassienne. (1) L'ambiguïté de l'argumentation. Les arguments semblent s'appuyer tantôt sur un prétendu déterminisme génétique effectif, tantôt à titre principal ou exclusif sur la représentation déterministe, vague, individuelle et collective, de la génétique. Or, si ce sont les représentations, perceptions et préjugés qui sont en cause, alors nous sommes confrontés à des déficiences de la culture scientifique et technique des gens. Alors, en bon "Aufklärer" respectueux du "Sapere aude" de Kant20, Habermas devrait dénoncer ces déficiences, éduquer, et non tirer parti des intuitions insuffisamment informées de l'opinion publique à l’encontre de certains possibles génétiques. L'ambiguïté se prolonge dans le style même du discours habermasien qui parle des “ fondements somatiques ”, du génome, comme "présupposition" de la 20 Cfr Qu'est-ce que les Lumières? morale etc, mêlant le vocabulaire de la biologie et celui de la philosophie (du langage, en particulier). Constamment se pose la question : parle-t-on ici des choses physiques ou de certaines représentations de ces choses ? Je n’ignore évidemment pas à quel point la question de la distinction entre mot et chose est un bouteille à encre de la philosophie, réalimentée par des tendances phénoménologiques-herméneutiques contemporaines et par les débats autour du réalisme en philosophie des sciences. Je reconnais qu’il y a là une vraie question philosophique, mais mon expérience est aussi que dans la très large majorité des cas, la confusion mot-chose n’est pas inextricable. (2) Les raisonnements en termes de tout ou rien. Le marché, l'individualisme, l'eugénisme libéral sont supposés nécessairement mauvais et absolument sans règles. Par conséquent, la seule réaction salutaire serait d'imposer des interdits absolus, définitifs, contre l'eugénisme positif en même temps qu’une liste très restrictive pour l'eugénisme négatif. Or, semblable réglementation inévolutive et rigide ne peut que pousser la recherche dans la clandestinité et les applications dans le marché noir21. Nicholas Agar observe qu'un interdit n'empêche pas le développement de technologies très désirées et ne nécessitant pas des moyens que seul l'Etat peut réunir. Mieux vaudrait réguler la liberté de la recherche et du développement et permettre sous conditions procédurales strictes, publiques et révisables, les expériences que certains voudraient interdire de manière massive, absolue et définitive. Plusieurs auteurs s'élèvent contre la présentation des libertés individuelles au sein de sociétés libérales comme totalement dépourvues de limites et de règles. D'autres soulignent que ces libertés constituent la meilleure prévention à l'avènement d'une société eugéniste d'Etat du style Brave New World. 22 (3). La partialité des exemplifications et intuitions. Les usages ou effets eugéniques positifs ou ressentis comme tels sont ignorés ou disqualifiés systématiquement. Un enfant pourrait en effet, un jour, se demander pourquoi il n'a pas de meilleurs gènes, au même titre que son ami, dont les parents n'ont pas renoncé à une intervention méliorative (mémoire, intelligence, santé) au nom du respect de la nature humaine et de la loterie génétique. Ce respect appelé à être universel prétend justifier les immenses inégalités de fait des individus au plan génétique, au prétexte que la loterie naturelle est la condition de possibilité de 21 H. T. Engelhardt Jr. défend un droit moral au marché noir dès lors que les libertés individuelles sont excessivement et illégitimement limitées par l'Etat dans le domaine de la biomédecine (cfr The Foundations of Bioethics, Oxford University Press, 1995; notre présentation des thèses de Engelhardt dans Qu'est-ce que la bioéthique?, Vrin, 2004). 22 Cfr Agar N. (2004), Liberal Eugenics. In Defence of Human Enhancement, Blackwell (p.15, 174ss); Bostrom N. , "In Defense of Posthuman Dignity", in Bioethics, juin 2005, vol.19, n°3. l'égalité de droit des personnes. Or, ces inégalités génétiques de fait ne sont pas ou si peu et si mal compensées dans les sociétés même très développées. Si l'on accepte au contraire que l'intervention génétique n'est pas nécessairement mauvaise, alors les vraies mais très difficiles questions s'imposent: celles d'un accompagnement vigilant de la recherche et du développement eugéniques et celles surtout de la justice distributive et de l'accès équitable. Ce sont précisément ces questions de philosophie politique que Habermas ne veut pas aborder, sous prétexte qu'elles présupposent l'acceptabilité de l'eugénisme ou qu'elles banalisent l'intervention eugénique : elles laisseraient entendre que les problèmes d'accès à un meilleur génome ne sont pas fondamentalement différents des problèmes d'accès à une meilleure éducation ou à de meilleurs soins de santé.23 Plusieurs auteurs contestent l'idée que des individus pourvus de capacités physiques et cognitives améliorées ne pourraient qu'être moralement inférieurs aux "humains naturels". Ils pourraient, au contraire, manifester une conscience plus large avec un sens accru de la justice et des vertus morales supérieures.24 Ces questions de philosophie politique sont très discutées dans la littérature anglo-américaine : les possibles génétiques y sont pris au sérieux et les conclusions sont rarement du type tout ou rien. On s’efforce au contraire, sans minimiser les risques, avantages et inconvénients, de définir des conditions et des règles nuancées en s’inspirant notamment des philosophies politiques dominantes (celles de J. Rawls et de R. Nozick)25 (4) Des oppositions conceptuelles contestables : entre le conditionnement génétique et le conditionnement symbolique (culturel, éducationnel). Le premier serait inaccessible et irréversible, le second non (psychothérapie, etc). Le premier est matériel et opaque, le second paraît immatériel (voire spirituel) et soluble. A ce propos il ne s'agit pas de nier les différences, mais de les voir en termes de degrés et non de nature. Le conditionnement symbolique n'est pas immatériel, les réseaux neuronaux mis en place par l'éducation et par les interactions gènes-environnement peuvent être rigides et insolubles par les moyens de la conscience réflexive et par la psychanalyse. Quant aux 23 Une raison complémentaire de cette absence d’envisagement socio-politique réside peut-être dans l’idéalisme essentialiste latent : si l’Humanité (nature, essence, universel humains) est incarnée dans chaque individu, on est dans un cadre conceptuel qui ne reconnaît fondamentalement que le singulier et l’universel (un et tous), et qui néglige les collectifs (plusieurs), comportant le risque de communautarisme. 24 Cfr Agar, op.cit., p.143; Bostrom, op.cit., p.209. Voir aussi Allhoff F. (“ Germ-Line Genetic Enhancements and Rawlsian Primary Goods ”, in Kennedy Institute of Ethics Journal, Vol. 15, N°1, mars 2005 ; p.50) qui s’efforce de réconcilier l’approche kantienne et rawlsienne en ce sens que l’éthique de Kant ne peut raisonnablement s’opposer – elle devrait encourager ! - à des interventions favorisant l’épanouissement des facultés rationnelles de l’enfant, car le consentement de celui-ci en tant qu’être raisonnable peut être présumé. 25 Cfr le déjà classique Buchanan A., Brock D. W., Daniels N. et Wikler D., (2000) From Chance to Choice. Genetics and Justice, Cambridge University Press, et la récente livraison du Kennedy Institute of Ethics Journal (mars 2005) consacré à “ Justice and Genetic Enhancement ”. conditionnements génétiques, le génie génétique pourrait devenir capable de défaire ce qu'il a fait ou développer des molécules que l'individu pourrait prendre, à son gré, afin d'activer ou non certains gènes. Constamment, en effet, les gènes sont activés ou désactivés par des informations venues de l'environnement. Par son comportement, l'individu informé peut collaborer ou ne pas collaborer avec ses bonnes et mauvaises dispositions génétiques.26 Les autres couples conceptuels hiérarchisés sont les oppositions entre "natures interne et externe" et entre "naturel et artificiel". Le caractère très contestable du second est évident. Le premier soulève des questions plus intéressantes. Le génome, le cerveau et le corps en général seraient le milieu interne qui en tant que tel ne peut pas être objectivé ou manipulé: l'individu s'y relie par les moyens "naturels" de la sensation, de la sensibilité, de la réflexion. Mais pourquoi la conscience ne pourrait-elle pas de plus en plus se rapporter à ce milieu dit “ interne ” comme à son milieu externe le plus proche et le traiter le plus objectivement possible au lieu de devoir se fier exclusivement à ces accès immédiats, mais si souvent trompeurs et impuissants, que sont la réflexion et la sensation ? Toute la médecine moderne et les technosciences du vivant développent dans ce sens des méthodes de diagnostic, de pronostic, de monotoring et d’intervention.27 (5) Le recours aux affects, émotions, sentiments (dégoût, répugnance, effroi, etc) et aux intuitions qu'ils animent afin de légitimer une morale à prétention universelle. Or, non seulement ces appréciations intuitives irrationnelles ne sont pas universellement partagées, mais elles peuvent encourager des critères de discrimination extrêmement dangereux. 28 (6) L'usage constant de l'argument psychologique et sociologique de la pente glissante pour imposer anticipativement des barrières dès lors que l'on peut soupçonner que des pratiques encore légitimes (DPI, cellules souches embryonnaires) pourraient déboucher sur des pratiques contraires à la morale. Cet argument conduit à prétendre réguler la recherche scientifique en amont, au sens d'interdire à temps certaines recherches qui pourraient conduire à des abus. La base très spéculative, intuitive, irrationnelle de cette volonté apparaît si l'on prend au sérieux le caractère imprévisible des découvertes et inventions, et, plus 26 Cfr Agar, op.cit., 116ss (critique directe des thèses et arguments de Habermas). cfr la fable des Antipodiens de Rorty qui tend à montrer que ce n'est pas parce qu'une civilisation n'utiliserait qu'un langage objectif matérialiste pour parler de ce que nous exprimons par des expressions sensibles, émotionnelles (en disant: "mes fibres nerveuses axy sont saturées" au lieu de "j'ai mal à la tête"), que ces gens ne pourraient faire la différence entre des robots ou des animaux et eux-mêmes en tant que "personnes" ayant des droits et une dignité non reconnus à ceux-là (cfr Philosophy and the Mirror of Nature). 28 Cfr Kass, mais aussi Fukuyama ou même Jonas. C'est principalement Leon Kass que Agar critique à ce propos (op.cit. p.56ss). 27 encore, de leurs applications et conséquences sociales. Au nom de la pente glissante associée à un principe de précaution extrême, aucune des découvertes et inventions qui ont fait l’histoire de l’espèce humaine n’auraient pu voir le jour.29 (7) La vision inévolutive et unitaire de la morale: au plan de l'espèce humaine, il n'y aurait qu'une sensibilité et rationalité morales légitimes. A ce niveau, le changement, l'évolution n'expriment que la perte ou la perversion de la morale. Ainsi en irait-il de la banalisation de la procréation médicalement assistée et de tout ce qu'elle suppose et entraîne. Alors qu'à l'origine la FIV, par exemple, avait soulevé dégoût et effroi chez beaucoup, sa normalisation ne constituerait pas un argument en faveur de l'intervention génétique. Au contraire: elle montrerait - pente glissante - à quel point il faut intervenir précocement pour empêcher la désensibilisation morale et la confusion du discours.30 2.3. Réserves quant aux présupposés et contenus philosophiques idéalistes de base La pensée habermasienne prolonge la grande tradition de la philosophie idéaliste associée à la métaphysique et à la religion. En même temps, elle affirme garder ses distances par rapport à toute prise de position ontologique (tel le spiritualisme substantialiste) en adoptant une attitude proche du transcendantal kantien et/ou de la phénoménologie enrichis de philosophie du langage. En dépit de sa retenue ontologique ou métaphysique, cette attitude n'abandonne jamais complètement la prétention à affirmer des vérités de nature essentialiste et universaliste établies par des méthodes a priori réflexives, descriptives, explicitatrices. La définition de l'homme, l'allégation d'une "nature humaine" relèvent de cette démarche idéaliste. La définition de l'homme comme “ être générique ” identifie l'humanité à une essence incarnée en chaque individu qui est un "universel concret". Cette même définition "rationnelle" fait de l'homme - ce vivant caractérisé par le logos - l'être du langage, un vivant essentiellement 29 Agar développe en ce sens une critique convaincante d'une définition du "principe de précaution" qui exige des seuls scientifiques objectivité, rigueur et transparence, et leur impose la charge d'une démonstration impossible (l'absence de risques) (cfr op.cit., p.160ss). 30 A un niveau plus superficiel, l'argumentation habermassienne a recours constamment à une certaine rhétorique, dans le choix des mots, des exemples, des analogies... Par exemple, la manière de parler de l'intrusion d'une volonté étrangère dans le génome, les génomes fabriqués, allant parfois jusqu'à un ton quasi injurieux (38,39); avec une traduction qui accentue peut-être quelquefois la charge: "consommer" (verbrauchen) des embryons... symbolique. Ce qui importe, c'est l' "image de l'homme", et cette image même fait de l'homme un être d'images, un être symbolique. Cette description comporte que l'homme ne peut être, devenir, évoluer, humainement qu'à l'aide de moyens symboliques: de l'exégèse traditionnelle du Verbe divin ou de l’herméneutique philosophique à la discussion émancipatrice de l’Ecole de Francfort ou à la redescription conversationnelle postmoderne de Richard Rorty. Même s'il est le produit de l'évolution au sens biologique du terme, l'homme en tant qu'homme serait hors-évolution. Les biotechnologies, dès qu'elles outrepassent les limites d'une biomédecine thérapeutique au service de la nature humaine, et l'eugénisme en particulier tendent à réintroduire artificieusement l’homme dans le temps de l’évolution. Entreprise déclarée contradictoire, impossible, interdite, insensée... Quand bien même l'on admet qu'il est aussi éthique de changer le monde objectif31, ce qui en l'homme doit changer ne relève pas de ce monde. Or, à une époque où il est difficile de parler de la raison, de la conscience, de l'esprit, de l'âme, en des termes substantiels, on en est réduit à évoquer le proprement humain en alléguant la capacité langagière ou symbolique et à soustraire du monde objectivable et techniquement manipulable le corps, le cerveau, le génome, quand bien même le travail symbolique est largement ou totalement sans effet sur cette chose biophysique que nous sommes et donc sur toutes les contraintes, les asservissements, les limites, les souffrances qui en proviennent. Pourquoi ne pas admettre que le corps, le génome, le cerveau dans sa réalité neurologique, font partie de l'environnement mondain le plus proche de la conscience que nous sommes aussi, environnement auquel la conscience a, en effet, partiellement, un accès dit “ immédiat ” par la sensation et la réflexion. Mais environnement aussi qui lui demeure profondément opaque et inaccessible. Pourquoi ne pas voir dans les techniques biophysiques (génétiques et autres) des moyens nouveaux, plus appropriés et efficaces à certains égards, dont les consciences peuvent se saisir avec prudence et souci éthique, mais sans y voir automatiquement une transgression d'essence? Après tout, le langage, le symbolique, relèvent aussi du monde technique, leur matérialité est seulement beaucoup plus subtile, à ce jour encore, que les technologies biophysiques. L'artificialité instrumentale du langage n'a-t-elle pas été reconnue par des philosophes depuis le début de la philosophie? L'humanté et son évolution ne se jouent-t-elles pas depuis toujours dans l'enceinte de l'artifice, entre espèces de techniques, plus ou moins traditionnelles ou nouvelles, plus ou moins efficaces ou puissantes, plus ou moins subtiles ou grossières? 31 Cela été dit et répété: être moral, c'est se changer plutôt que vouloir changer le monde. Or, comment nous changeons-nous, sinon par les moyens symboliques du travail de la conscience sur soi-même et de l'interaction entre les consciences. Les contenus de la philosophie habermassienne demeurent fondamentalement fidèles à l'idéalisme. C'est pourquoi l'adversaire est le matérialisme (même seulement méthodologique), l'empirisme, l'expérimentalisme, le pragmatisme, positions jugées somme toute non philosophiques parce que trop critiques ou ignorantes du primat de la conscience réflexive et de sa compétence langagière spéculative. Cet adversaire prend généralement la forme de discours et de théories antagonistes - positivisme, scientismes divers, matérialisme substantialiste, etc - que l'idéalisme sait affronter depuis longtemps. Mais ce qui inquiète Habermas davantage, ce sont les formes opératoires de l'adversaire, des dynamiques technoscientifiques qu'il décrit lui-même comme "muettes": la sape silencieuse. Il refuse de voir que cette opérativité et ces nouvelles techniques peuvent être mises au service de la conscience et de l'esprit, à condition que ceux-ci rabattent de leur traditionnelle et infinie prétention à fonder, à dominer et à anticiper, au profit d'une attitude d'accompagnement ouvert et vigilant des technosciences. 2.4. Un désaccord sur le rôle de la philosophie dans les débats bioéthiques La position philosophique de Habermas est à prendre avec le plus grand sérieux, car elle invite à aller au fond du différend entre philosophie et technoscience. Sa position comporte aussi de très nombreuses conséquences, substantielles, pratiques, à propos des questions dites de "bioéthique". Cette position est respectable pour elle-même et elle est riche en enseignements et en mises en garde à ne pas perdre de vue. Mais je veux souligner, en conclusion, qu'elle n'a pas la portée universelle, rationnelle, contraignante, que Habermas souhaite lui accorder, malgré les hésitations et réserves prudentes qu'il exprime aussi avec beaucoup d'honnêteté. De facto, il n'y a pas d'accord en bioéthique sur une liste très longue et ouverte de questions cruciales, nonobstant des débats interminables et répétés. Habermas a de la peine à accepter ce désaccord et à en tirer les conséquences, lui qui a pourtant toujours soutenu que la raison ne s'exprime qu'à travers la discussion, le débat réels qui réunit tous les intéressés. Or, s'agissant de l'espèce humaine et de son avenir, nous sommes bien entendu tous partie prenante au débat. Répugnant à reconnaître le dissensus, Habermas élabore un discours théorique a priori, un monologue en somme32: sa philosophie et surtout son éthique de l'espèce humaine qui prétend exprimer une vérité universelle et définitive. Habermas prétend avoir raison. Sa conviction rationaliste principielle est qu'une 32 Une preuve en est que le fait d’entrer en discussion avec les “ collègues américains ” ne change rien fondamentalement ni aux thèses ni à l’argumentation de Habermas. discussion conduite sans contrainte et suffisamment longtemps ne peut qu'aboutir à un consensus argumenté accepté par tous. Comme ce consensus de jure se dérobe de facto, il croit pouvoir et devoir l'anticiper dans sa théorisation d'une éthique universelle de la nature humaine. Position, je le répète, respectable: on a le droit de croire et de prétendre avoir raison. Mais on n'a effectivement raison que lorsque les autres vous l'ont accordé sans contrainte. Le problème le plus grave, selon moi, surgit quand Habermas semble réclamer la convergence de l'éthique, du droit et du politique. Habermas voudrait imposer sa morale - parce qu'elle est La Morale - avec les moyens de la force publique. Via sa philosophie et son éthique, il accorde au droit une portée en quelque sorte métaphysique nonobstant le vocabulaire biophysique utilisé: le droit doit protéger "cette base physique que nous sommes par nature", imposer "un droit à un héritage génétique n'ayant pas été soumis à une intervention artificielle" (46,47). Le droit et l'Etat doivent protéger la "nature humaine" ainsi comprise Nous sommes dans une problématique proche du "droit naturel", une problématique réminiscente aussi du "philosophe-roi" ou, à peine plus modestement, "conseiller du prince", qu'un Francis Fukuyama incarne peut-être aujourd'hui le plus complètement Alors qu'il est un penseur bien plus informé de la philosophie et bien plus subtil, Habermas semble ainsi entrer en résonance stratégique avec le néo-libéral Francis Fukuyama et avec des positions pré-modernes de Hans Jonas, qu'il lui arrive de citer: l'un et l'autre occupant pourtant sur l'échiquier philosophique et politique des positions très éloignées de la sienne. Il est donc possible que le propos habermasien réussisse à emporter l'accord pragmatique d'un certain nombre de philosophes sur les questions bioéthiques qu'il aborde. Mais le débat bioéthique est loin de réunir seulement des philosophes et les constructions spéculatives autour de la "nature humaine" ne convaincront guère les empiristes, expérimentalistes, utilitaristes et matérialistes, philosophes ou non. Fort complexe en raison de sa nature pluridisciplinaire et pluraliste le débat bioéthique réel conduit dans le respect de l'éthique de la discussion, doit avant tout inviter le philosophe à la modestie. La retenue post-métaphysique fait partie de cette modestie. Le philosophe peut certes la quitter, mais sans l’abandonner tout à fait ni l’oublier, ni faire passer subtilement comme non métaphysiques des thèses qui, en réalité, le sont. A Guadalajara, en 1985, Richard Rorty affirmait la priorité de la démocratie libérale et pluraliste sur la philosophie : “ La philosophie devrait être tenue aussi séparée de la politique que devrait l’être la religion… la tentative de fonder la théorie politique sur des théories totalisantes de la nature de l’homme ou du but de l’histoire a fait plus de mal que de bien. ”. Je ne suis qu’à moitié d’accord avec cette position : j’estime que c’est aussi une des premières responsabilités des philosophes de défendre la démocratie libérale et pluraliste. La première responsabilité du philosophe, selon moi, est la défense de la liberté de pensée (de croire, de raisonner, de critiquer, de s’exprimer). Il ne peut l’abandonner au cadre politique démocratique dans lequel il a, aujourd’hui en de nombreuses sociétés, la très précieuse chance d’intervenir. Même lorsque ce cadre semble garanti, comme au sein d’un comité d’éthique pluridisciplinaire et pluraliste, le philosophe ne devrait jamais abandonner toute retenue postmétaphysique au profit de ses vues substantielles propres. Il est ainsi voué à la difficile position du “ double discours ” : dans l’un, il affirme ce qu’il pense être vrai et bien ; dans l’autre il rappelle que sa prétention à l’universalité n’est jamais qu’une prétention personnelle particulière. Le livre de Habermas illustre toute la difficulté de cette position qui menace sans cesse d’oublier ou de sacrifier l’un des pôle de son ambiguïté constitutive. Copyright Gilbert Hottois