QUEL RÔLE POUR LES PHILOSOPHES DANS LES DEBATS
BIOETHIQUES ?
Présentation et discussion de L’avenir de la nature humaine. Vers un
eugénisme libéral ? de J. Habermas
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Copyright Gilbert Hottois
On parle de bioéthique dans d’innombrables contextes. Le contexte dont j’ai
acquis une certaine expérience est l’un des plus institutionnalisés : le comité
national ou international de (bio)éthique, en l’occurrence le Comité Consultatif
de Bioéthique de Belgique et le Groupe Européen d’Ethique des Sciences et des
Nouvelles Technologies de l’Union Européenne. De tels contextes sont peu
familiers à la plupart des philosophes et celui qui s’y trouve introduit doit se
poser des questions quant à son rôle, son apport, sa responsabilité, en tant que
philosophe. Ces questions, les autres les membres non philosophes du Comité
les lui posent aussi, avec leurs attentes, leurs préjugés favorables ou non à
l’égard de la philosophie. Le comité d’éthique pluridisciplinaire et pluraliste
oblige, en quelque sorte, le philosophe à considérer aussi la philosophie de
l’extérieur ”.
Historiquement et actuellement, la philosophie n’est pas une, mais multiple,
contradictoire, polémique. Le philosophe du Comité surtout s’il est le seul de
son espèce, ce qui n’est pas exceptionnel n’est, en réalité, qu’un philosophe, et
il relève d’une tradition, d’une famille, d’un style de pensée avec des
présupposés considérables : phénoménologue plus ou moins herméneuticien,
analyste du langage, hégélien, kantien, utilitariste, aristotélicien, matérialiste,
spiritualiste… Les appartenances, sans compter les nuances, sont innombrables.
Dans cette situation, le philosophe peut adopter diverses attitudes.
(a) Il peut entreprendre de proposer et de défendre les conceptions
philosophiques et éthiques substantielles qui sont les siennes et soutenir à
leur propos une prétention forte à l’universalité et à la vérité.
(b) Il peut vouloir se limiter à un apport procédural ou formel, veillant à ce que
tous les interlocuteurs puissent exprimer leur point de vue, aidant à la
formulation et à l’analyse des arguments et des objections, à l’explicitation
des présuppositions, et au repérage des consensus et des dissensus présentés
avec leurs raisons.
(c) Il peut combiner les deux démarches : aider à la clarté, à l’information et à
l’éthique de la discussion et argumenter sa propre position morale.
1
Die Zukunft der menschlichen Natur, Suhrkamp, 2001 (2002 : édition augmentée). Je renvoie à la traduction
française par Ch. Bouchindhomme publiée chez Gallimard en 2002.
1. Exposé des thèses et arguments de Jürgen Habermas
L’avenir de la nature humaine publié en 2001 par Jürgen Habermas constitue
une excellente illustration de cette problématique. La philosophie de Habermas
propose depuis des décennies une éthique procédurale de la discussion. Le
présupposé en est qu'une discussion conduite dans le respect de la liberté et de
l'argumentation rationnelle mène nécessairement à des conclusions acceptées
par tous. C'est ce présupposé d'universalité et d'unité, hérité de la tradition
rationaliste et chrétienne, que le débat bioéthique semble battre en brèche. Mais
à la différence d'un Engelhardt et d'autres penseurs postmodernes, Habermas ne
se résigne pas à ce constat de dissensus irréductible. Son livre vient ainsi au
secours des présupposés de l'éthique procédurale de la discussion incapable de
se fonder ou de se sauver elle-même. Or ce secours est une éthique substantielle,
une éthique de l'espèce humaine. Elle renoue, en somme, avec la double
prétention métaphysique traditionnelle, dont la retenue postmétaphysique de
Habermas avait voulu jusque-là se garder: avoir à la fois un contenu substantiel
et une portée universelle.
Dans ce qui suit, je m’efforcerai d’exposer d’une manière assez détaillée la
position de Habermas et, ensuite, proposer quelques commentaires critiques.
Habermas commence par décrire la retenue post-métaphysique du
philosophe au sein des sociétés démocratiques, pluraliste, sécularisées. Cette
retenue empêche le philosophe de proposer une conception de la vie bonne
comme universellement fondée et obligatoire pour tous. L’éthique devenue
affaire personnelle et privée est ainsi séparée de la philosophie politique qui,
elle, cherche à définir des règles formelles et procédurales applicables à tous
dans une société juste qui permet à chacun de suivre librement sa vision
substantielle de la vie bonne
2
.
L’éthique devenue affaire personnelle déborde toutefois l’individualisme strict.
Son exercice postule, en effet, la compréhension de soi-même, la prise de
conscience délibérée et responsable de qui l’on est et veut être.
3
Or, afin de
pouvoir être soi-même, le langage est indispensable. Et le langage est
intersubjectif : les règles qui le régissent transcendent tout individu. Dans le
logos du langage s’incarne (verkörpert, 26
4
) un pouvoir de l’intersubjectif qui
est préalable à la subjectivi des locuteurs et qui la sous-tend. (p.23). C’est
2
Cfr p.11-12. Rawls illustre cette conception.
3
Cfr p.15ss. Kierkegaard illustre cette dimension.
4
Nous indiquons à quelques reprises les termes allemands avec référence à l’édition allemande de 2002.
pourquoi entre locuteurs ayant chacun sa compréhension de la vie bonne et
en même temps conscience de la portée transindividuelle, présomptivement
universelle du langage, la discussion libre doit permettre de dégager des
consensus rationnels.
Jusque là, tout va bien, ou en tous cas, tout peut aller bien, si les citoyens
parlants font bon usage de leur compétence langagière, tant pour la
détermination personnelle de la vie bonne que pour la définition procédurale
de normes consensuelles applicables à tous.
Le problème nouveau suscité par le développement des technosciences
biomédicales, spécialement génétiques, est l’apparition d’un pouvoir
d’intervention non linguistique dans les conditions de possibilité pour les
humains d’accéder au statut proprement humain de sujets parlants capables
de délibérer librement avec eux-mêmes et avec les autres et de fortifier ainsi leur
aptitude à (se) choisir librement. Liberté, langage, raison sont des notions
indissociables.
Quelles sont ces conditions de possibilité mises en danger par l’intervention
génétique, spécialement par l’éventualité de l’eugénisme, et qui plus est de
l’eugénisme libéral ou privé, régulé par le marché ?
Est mise en danger la capacité de réflexion compréhensive et critique de soi-
même qui permet à l’individu d’être soi-même en s’assumant et en se
choisissant. L’intervention eugénique introduirait dans la constitution de
l’individu une intention, un sens, à la fois étranger (décidé par autrui) et
irréversible, inaccessible à la reprise auto-réflexive, imperméable au travail
symbolique conscient, parce que l’intervention génétique est de nature non
symbolique. C’est en cela qu’elle se distingue de l’éducation, de l’acculturation,
de toutes les formes de conditionnement symboliques qui, elles, ne seraient pas
irréversibles ni inaccessibles au travail de la conscience personnelle. Notre
biographie est d’une nature telle que nous pouvons nous l’ ‘approprier’ ”.
5
Cette possibilité d’appropriation autocritique de l’histoire de sa formation
(Bildungsgeschichte, 31) (l’éducation parentale, GH) n’est plus donnée de la
même façon s’il y a eu manipulation génétique. ” (p.26 ; 28).
Inaccessible et irréversible, l’intervention génétique étrangère
6
introduit une
rupture d’égalité ou de symétrie dans les rapport entre sujets parlants (entre
manipuet manipulateur) qui fait obstacle à la possibilité d’être soi-même et
5
Il serait intéressant de comparer cette conception avec celle de Richard Rorty et de sa philosophie de la
conversation ”. On retrouve l’approche herméneutique de l’être-humain réduit au symbolique, mais
généralement sans la dimension éthique et dans une perspective esthétique plus “ post-moderne ”.
6
Habermas parle d’ un empiètement dans les fondements somatiques de la relation spontanée à soi et de la
liberté éthique d’une autre personne. (p.26). Mais il semble suggérer aussi qu’il n’en irait pas autrement de
l’eugénisme somatique décidé par l’individu lui-même (cfr p.28). Donc, c’est la nature non symbolique (non
linguistique) qui constitue le vrai problème.
d’être soi-même-avec-autrui. Seul, le respect du jeu du hasard, de la contingence
naturelle, garantirait l’égalité de droit entre sujets et l’appropriation de soi-
même.
Voilà pourquoi Habermas conclut son premier chapitre (Une retenue justifiée.
Existe-t-il des réponses postmétaphysiques à la question de la ‘juste vie’ ?) en
affirmant que le philosophe est autorisé à quitter sa retenue post-
métaphysique ”. Les conditions universelles quasi-transcendantales du
pluralisme (et plus radicalement de l’ être-humain lui-même) cessent
désormais d’être hors de portée de l’intervention humaine et risquent de ne plus
être données. Le souci philosophique légitime d’une éthique de l’espèce
humaine s’impose dès lors en défense contre les technosciences et leurs
fictions (la science-fiction
7
). Il autorise le philosophe à défendre des positions
éthiques substantielles et à demander au Droit d’imposer une normativité
protectrice.
Dans le deuxième chapitre (Vers un eugénisme libéral ? La querelle autour de
la compréhension éthique que l’espèce humaine a d’elle-même) qui compose
l'essentiel du livre, Habermas expose, étaye et défend sa philosophie morale,
sous l'appellation de "Gattungsethik" (traduit par "éthique de l'espèce
humaine").
Son entreprise tend à réaffirmer les liens entre morale, droit et politique
8
: il
s'agit d'asseoir fermement la légalité juridico-politique sur l'éthique.
A cette fin, la réflexion philosophique et morale préalable est indispensable et il
faut dénoncer:
1.- le règne du fait accompli et rétroactivement accepté par le droit
9
. Ce procédé
entérine une désensibilisation morale qui nous habitue peu à peu à trouver
normal ce qui paraissait auparavant immoral, obscène. Pire: les exemples de
semblable habituation morale sont utilisés pour montrer que toute morale est
affaire de contexte et d'époque, et qu'il faut évoluer. Contre cela, Habermas
affirme la nécessité d'une réflexion régulatrice, préalable, en amont de la
recherche technoscientifique. L’argument de la "pente glissante" souligne ce
danger d'abrasion de la conscience morale ;
10
2.- le manque de temps indispensable à toute réflexion normative en amont: il
faut résister aux pressions et prétendues urgences venues des dynamiques de
R&D et d'économie de marché entraînées par la compétition néo-libérale
globalisée sur fond de darwinisme anglo-saxon (38);
7
Voir la dernière phrase du texte (p.29).
8
Les références aux positions juridico-politiques allemandes sont fréquentes (32,35 etc).
9
Dont il y aurait une foule d’exemples dans le domaine de la procréation médicalement assistée.
10
L’argument se dit en allemand d'une manière qui accentue le tout ou rien et donc la nécessité de gles et de
limites très strictes et fermes: "Dammbruchargument": le risque de rupture de digue, de barrage (p.35).
3.- l’abandon de l'exigence d'une société égalitaire et juste (36)
11
.
La régulation éthique préalable doit proposer:
1.- des frontières nettes et fermes: Habermas reconnaît que les limites entre
thérapeutique et mélioratif peuvent être floues, mais il y perçoit la nécessité
d'une délimitation d'autant plus stricte, et non l'invitation à la souplesse et à la
tolérance à l'égard des transgressions;
2.- une régulation fondée sur "des raisons séculières" (säkulare Gründe, 40)
acceptables par tous dans "une société marquée par le pluralisme des visons du
monde" (36);
3.- une morale non évolutive, car basée sur "les fondements naturels et
normatifs de la vie" (37).
Quel est le contenu fondamental de cette morale?
L'impératif de base est que "l'individu ne peut disposer librement de son génome
ou du génome d'autrui".
Pourquoi? Deux raisons essentielles sont avancées:
- une telle liberté est auto-destructrice, elle ne peut qu'empêcher, jamais
conforter l'autonomie de l'individu;
- l'individu humain est un être "générique": toucher à sa nature essentielle (le
génome) revient à léser l'essence de l'homme en général.
Ce second point inscrit la morale habermassienne fermement dans la tradition
idéaliste, voire spiritualiste, sécularisée, ainsi que le vocabulaire utilisé le
suggère abondamment: par exemple, la personne "ne peut disposer comme elle
le souhaite du mode naturel qui préside à son incarnation corporelle." (37)
(leiblichen Verkörperung, 41).
Parfois, on rencontre encore une touche de retenue postmétaphysique ”: par
exemple, il souligne que son livre n'est qu'un "essai" au sens littéral de
"tentative pour parvenir à un peu de transparence dans un écheveau d'intuitions
quasiment inextricable" (39).
L'explicitation et l'argumentation en faveur de l'éthique de l'espèce humaine se
déploie à travers 7 sections complémentaires. La première s'intitule: I. Que
signifie: "Moraliser la nature humaine?"
Il ne s'agirait pas d'une "resacralisation" ou d'un "réenchantement" nostalgique,
réactionnaire et obscurantiste, opposé à la modernité progressiste. Il s'agit au
contraire d'une réflexion critique de cette modernité sur ses propres conditions
fondamentales de possibilité à protéger contre les illusions de la liberté. Car
11
Habermas ne nomme personne ( il parle de "fantasmes nietzschéens", p.39) ni ne s'attarde sur cet aspect
collectif que l'on peut retourner (l'eugénisme peut accroître l'égalité effective et réduire les injustices naturelles).
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