pourquoi entre locuteurs ayant chacun sa compréhension de la “ vie bonne ” et
en même temps conscience de la portée transindividuelle, présomptivement
universelle du langage, la discussion libre doit permettre de dégager des
consensus rationnels.
Jusque là, tout va bien, ou en tous cas, tout peut aller bien, si les citoyens
parlants font bon usage de leur compétence langagière, tant pour la
détermination personnelle de la “ vie bonne ” que pour la définition procédurale
de normes consensuelles applicables à tous.
Le problème nouveau suscité par le développement des technosciences
biomédicales, spécialement génétiques, est l’apparition d’un pouvoir
d’intervention non linguistique dans les conditions de possibilité pour les
humains d’accéder au statut proprement humain de “ sujets parlants ” capables
de délibérer librement avec eux-mêmes et avec les autres et de fortifier ainsi leur
aptitude à (se) choisir librement. Liberté, langage, raison sont des notions
indissociables.
Quelles sont ces conditions de possibilité mises en danger par l’intervention
génétique, spécialement par l’éventualité de l’eugénisme, et qui plus est de
l’eugénisme libéral ou privé, régulé par le marché ?
Est mise en danger la capacité de réflexion compréhensive et critique de soi-
même qui permet à l’individu d’être soi-même en s’assumant et en se
choisissant. L’intervention eugénique introduirait dans la constitution de
l’individu une intention, un sens, à la fois étranger (décidé par autrui) et
irréversible, inaccessible à la reprise auto-réflexive, imperméable au travail
symbolique conscient, parce que l’intervention génétique est de nature non
symbolique. C’est en cela qu’elle se distingue de l’éducation, de l’acculturation,
de toutes les formes de conditionnement symboliques qui, elles, ne seraient pas
irréversibles ni inaccessibles au travail de la conscience personnelle. “ Notre
biographie est d’une nature telle que nous pouvons nous l’ ‘approprier’ ”.
“ Cette possibilité d’appropriation autocritique de l’histoire de sa formation
(Bildungsgeschichte, 31) (l’éducation parentale, GH) n’est plus donnée de la
même façon s’il y a eu manipulation génétique. ” (p.26 ; 28).
Inaccessible et irréversible, l’intervention génétique étrangère
introduit une
rupture d’égalité ou de symétrie dans les rapport entre sujets parlants (entre
manipulé et manipulateur) qui fait obstacle à la possibilité d’être soi-même et
Il serait intéressant de comparer cette conception avec celle de Richard Rorty et de sa “ philosophie de la
conversation ”. On retrouve l’approche herméneutique de l’être-humain réduit au symbolique, mais
généralement sans la dimension éthique et dans une perspective esthétique plus “ post-moderne ”.
Habermas parle d’ “ un empiètement dans les fondements somatiques de la relation spontanée à soi et de la
liberté éthique d’une autre personne. ” (p.26). Mais il semble suggérer aussi qu’il n’en irait pas autrement de
l’eugénisme somatique décidé par l’individu lui-même (cfr p.28). Donc, c’est la nature non symbolique (non
linguistique) qui constitue le vrai problème.