Alexandre Dallemagne Conférence de David Colon Fiche de lecture

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Alexandre Dallemagne
Fiche de lecture pour le 5 janvier 2006
Conférence de David Colon
Avènement des régimes modernes
Né en 1957, Emmanuel de Waresquiel est l’un des meilleurs historiens du premier XIXème siècle.
Auteur d’une autre biographie remarquée, Le Duc de Richelieu, un sentimental en politique parue en 1991, il
s’intéresse aussi aux relations internationales foisonnantes de cette période de l’Histoire et à la diplomatie
française par son ouvrage Mémoire du Monde. Cinq siècles d’histoire inédite et secrète au Quai d’Orsay paru en
2001. Cet ancien élève de l’Ecole normale supérieure, docteur en Histoire et chercheur à l’Ecole pratique des
hautes études est donc l’homme idéal pour dresser un portrait cet éminent diplomate, ce “diable boiteux”, qui
intrigue et fascine par sa longévité politique et son génie diplomatique, au cœur d’un premier XIXème siècle si
tourmenté. C’est chose faite en 2003 lorsqu’il publie sa biographie Talleyrand le prince immobile. Le succès est
immédiat : Grand Prix de la Fondation Napoléon, Prix Premier Empire, Prix Thiers. S'appuyant sur des sources
inédites, il restitue, sans occulter l'art de la manipulation du personnage et le caractère insaisissable de cet
“uncommon man ”, comme se plaisent à le caractériser les Anglais. C’est une image nuancée d'un Talleyrand
soulagé de ses légendes les plus noires et les plus caricaturales, un homme issu de l'Ancien Régime, pugnace
dans la fidélité à ses idées. Les sources qu’il utilise, bien que denses, sont constamment citées, comme pour
vouloir signifier que cette thèse, qui se dresse en rupture est fondée. L’approche biographique la plus courante
réduit ce “sphinx” à un “évêque défroqué”, immoral et machiavélique, sans percevoir la continuité de ce
personnage insaisissable, ce que Waresquiel tentera de retranscrire. Les enjeux d’une telle œuvre sont de
répondre à ses interrogations les plus intrigantes : Comment ce prince manipulateur a-t-il trouvé le moyen
d'organiser de manière aussi extraordinaire, et sa vie, et les images qu'il a voulu donner à ses contemporains ?
Une énigme que tente de percer Waresquiel, non par la reprise des thèses de ses prédécesseurs mais par l’étude
scrupuleuse de ses premières traces dont il sait qu’elles sont partiellement incomplètes, ou de simples artifices.
A-t-il eu, et laquelle, une vision cohérente des rapports de la France et de l'Europe, et de l'organisation politique
de la France pendant sa longue vie au pouvoir ? L’étendu de la période à étudier pour le biographe est
vertigineuse et fascinante : de l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, le prince, paradoxalement immobile,
su traverser et participer à toutes les expériences politiques, les plus antagonistes soient-elles, sans jamais être
n’être gravement inquiété. L’indépendance de son esprit, son intelligence et son habileté politique, presque
insolente, ne peuvent que fasciner. La postérité de cet homme perspicace est à la hauteur de son génie, car s’il a
toujours tout pu anticiper, prévoir, façonner, il aura imposé à sa mémoire ses dernières volontés : “je veux que
pendant des siècles, on continue à discuter sur ce que j’ai été, ce que j’ai pensé, ce que j’ai voulu ”. Dans le jeu si
cher à Talleyrand qu’est l’approche d’un mystère, Waresquiel sait que le “ Diable boiteux” fut entendu au-delà
de ses espérances. Seuls les biographies de Napoléon et le Louis XIV sont plus nombreuses que celles de
Charles-Maurice. C’est n’est pas rien! L’enjeu est de taille: saisir l’homme des neuf régimes et des treize
serments, ce joueur invétéré, ce personnage paradoxal, figure de toutes les trahisons et de toutes les
compromissions si décrié, ce “vice” dira de lui Chateaubriand. Si son assise, son indépendance et son calme
subjuguent aussi, Waresquiel n’y fut sûrement pas insensible. Les rapports du biographe à son sujet sont des
rapports de séduction, et Dieu sait que Talleyrand fut un grand séducteur…
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Charles Maurice de Talleyrand de Périgord est avant tout un noble. De son éducation sous l’Ancien
Régime, il gardera la certitude de la prééminence de son rang et un orgueil tout aristocratique. Mais les doutes de
l’origine de sa famille ainsi que les difficultés financières de ses parents marqueront cet enfant humilié. Malgré
sa position d’aîné, il est destiné à rentrer dans les ordres et éloigné d‘une carrière militaire en raison d‘une
maladie aux pieds qui le rang boiteux. Il sera plus tard ordonné prêtre à Reims. Il vit cette vocation imposée très
mal, se repliant sur sa jalousie, sa frustration et son humiliation. De cette époque date son art de l’absence qu’il
élèvera au rang de science en diplomatie et ses capacités exceptionnelles de patience et de dissimulation.
Résigné, il suit des études au grand séminaire, à St Sulpice, et espère faire carrière dans le clergé, l’attrait de la
fortune et l’ambition en sont sûrement la cause. De cette période, il fait sienne cette maxime, le « bon maintien »,
une façon discrète, bienveillante et courtoise d’être en société, à laquelle il sera fidèle toute sa vie. De la date du
sacre de Louis XVI datent ses premières liaisons amoureuses ou ses intimes amitiés avec la gente féminine, une
constante habitude tout au long de sa vie, qui lui vaudra la légende du prêtre dépravé ou d’évêque défroqué. Sa
paresse, son indolence, qu’il développera comme art diplomatique, cachent un travailleur acharné capable de
passer des nuits sans dormir. Il commence à servir le clergé en travaillant à l’Agence générale afin de faciliter sa
promotion à l’épiscopat. A ce poste, il est à l’origine de la plupart des grandes réformes de l’Église des dix
dernières années de la monarchie, pratiquant la politique du céder pour subsister, empreinte de la modération
comme arme de négociation, l‘abbé se révèle diplomate. Cette position fait de lui l’homme le mieux informer
des affaires du clergé, expérience précieuse à l’aube de la Révolution…
Cet homme mondain ne négligeant ni le monde, ni les salons, où l’on flatte les grâces de son esprit. Il
est un hôte régulier au Palais-Royal, où il est très proche du duc d’Orléans qui l’aurait initié à la francmaçonnerie. Tout en tissant des relations plus tard fortes utiles, il se découvre une passion pour le jeu. La culture
du whist, auquel il s‘adonne, est avant tout celle de l‘évaluation et de l‘anticipation. Ce goût du risque et le jeu
façonnent son caractère. A cette époque, il espère le poste plus politique d’évêque, mais doit attendre trois ans
avant d’être nommé évêque d’Autun en 1788. Pendant ce temps, il profite de son expérience financière au sein
de l’Église pour s’intéresser à la pratique et à la théorique financière qui allient à merveille plaisir du jeu et
rigueur d’esprit. Il découvre les idées de la liberté de commerce grâce à un anglophile, et commence à s’initier à
la prise de risque en spéculant. Connaître les rumeurs est un moyen sûr pour s’enrichir, chose que n’oubliera
Talleyrand, qui toute sa vie sera placée à la source de l’information, par des espions ou par son intérêt pour les
rumeurs des cercles de pouvoir. Une fois évêque, il inspire largement les cahiers du clergé de Bourgogne,
développant des idées libérales, proposant l’égalité devant l’impôt, le respect des libertés et une monarchie
contrôlée, militant en faveur de la tolérance intellectuelle et religieuse, et de l’élaboration d’une charte ou
constitution pour garantir ces droits.
Il participe aux États généraux de 1789, qui sonne le glas du certain « plaisir de vivre » qu’illustre
l’Ancien Régime à ses yeux. Le 26 juin, il rallie la salle commune où siège le tiers, contre les ordres du roi. Il est
l’un des premiers à avoir compris que l’ère des révolutions et des masses dans lequel il entre est inexorable. Le
digne prélat devient alors le « monstre mitré » de la Révolution, début d’une légende noire que Waresquiel tente
de se défaire et d’éclaircir. C’est lui qui engage le roi à se rendre à l’Assemblée et à retirer ses troupes de Paris.
Toujours la même méthode: désamorcer la crise pour mieux en profiter et se placer. Depuis le 14 juillet, il est
l’un des 8 membres du comité de Constitution avec Sieyès, Le Chapelier, et apportera de son libéralisme sincère
à cette réalisation. Avant tout pragmatique, la politique étant selon lui « l’art du possible », il admet que la
Constitution doit prendre en compte les nécessités du temps, et plaide pour une monarchie conventionnelle.
Face aux problèmes des crédits de l’État, l’ex-agent général fait voter la confiscation des biens de l ’Église, ce
qui lui vaudra pendant toute sa vie les foudres du clergé qui répand la légende noire du traître, de l’apostolat et
du diable boiteux. Mieux encore, il célèbre la messe de la Fédération du 14 juillet 1790. A Lafayette qu’il croise
en gravissant l‘autel, il lance: « ne me faites pas rire. » Pour parachever le tout, il consacre les premiers évêques
constitutionnels. Accusé de parjure et de sacrilèges, il est suspendu de l’ordre épiscopal et menacé par le pape
d’excommunication s’il ne se rétracte. Charles Maurice restera d’une indifférence polie jusqu’à l’ultime
négociation avec Église, quelques jours avant sa mort. Pendant la Révolution, sa richesse, qui s’accroît
considérablement, a le charme du mystère. Il est accusé d’affairisme, ce qui en somme est probable. S’il siège
discrètement en août 1791 au comité de révision de la Constitution, il se fait remarquer par un audacieux
Rapports sur l’instruction publique, réforme de l’éducation révolutionnaire et visionnaire sous certains aspects,
qui marquent l’attachement de l’homme au rationalisme optimiste des Lumières et au libéralisme.
Avec la dissolution de l’Assemblée constituante, le flair du « sphinx » sent le vent tourner, et Talleyrand
se fait secrètement mandater par des financiers français et anglais pour étendre le traité de commerce de 1786. Il
part donc pour Londres où il débutera une riche carrière diplomatique, sans pour autant renoncer à la finance, sa
première passion. Il obtient du gouvernement anglais une déclaration de neutralité quant au problème des
colonies espagnoles, un succès pour la Gironde et ses journaux. Le climat parisien le pousse à rester en
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Angleterre de peur que la situation tourne à son désavantage, depuis la création d’une convention nationale et la
suspension Louis XVI. Sa clairvoyance ne le trompe pas. Ces liens avec la Gironde, qui le sacrifie aux jacobins,
lui valent son élimination politique. Il fréquente à Londres les milieux d’opposition au Parlement. Il rencontre
Fox et Lansdowne. La guerre de l’Angleterre contre la France, contraint l’homme, « profond et dangereux » par
ses réseaux de renseignement, à choisir de s’exiler aux Etats-Unis. Sa curiosité intellectuelle et son goût pour les
affaires n’y sont pas pour rien. Charles-Maurice y rencontre Hamilton, et profite des opportunités économiques
pour se forger une richesse indispensable à son indépendance, lui qui est traqué par les autorités françaises de
leur haine révolutionnaire par delà les océans. Son voyage lui fait penser de l’Amérique qu’ « elle deviendra un
pouvoir colossal », plus que lumineux, c’est prophétique.
Obtenant sa radiation de la liste des émigrés par un habile plaidoyer, il décide de rentrer en France en
1797. Passant par Hambourg, il rejoint le Paris du Directoire et se lance à la conquête du ministère des Relations
extérieures, qu’il obtient grâce au soutien de Barras. Dès son entrée en poste, il prend très vite mesure de son
impuissance face à une coalition étrangère qui refuse de traiter avec la jeune République à laquelle les
monarchies en place vouent haine et crainte. Fin renard, il ne se laissera enfermer dans cet étau et prend soin
d’instaurer pendant son ministère une diplomatie parallèle, un réseau de renseignement et une caisse noire
conséquente, favorables à son pouvoir, car « quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique ». Le côté
machiavélique du personnage est évident. Barras, Bonaparte et Talleyrand récupèrent avec tact le coup d’Etat du
18 Fructidor, an V,à leurs avantages. Bonaparte et Talleyrand commencent à se connaître, au-delà de l’ambition
que partagent les deux hommes de l’intérêt qu’ils ont de s’allier, ils exercent l’un sur l’autre les puissances de
leur charme. Charles Maurice s’impose très vite comme l’intermédiaire obligé entre le Directoire et les
aspirations du jeune général. Le projet égyptien réunit une nouvelle fois les deux hommes. Enthousiaste pour
l’expédition de Bonaparte dans le pays des momies, Talleyrand est soupçonné de détourner Bonaparte des
frontières européennes au profit des anglais et de la paix qu’il tente de négocier avec Londres. Comment
expliquer autrement que Bonaparte ait pu traverser une Méditerranée en évitant les escadres anglaises? Le culte
du secret et l’habileté du diable boiteux sont bien trop importants pour permettre à Waresquiel d’en conclure au
complot de Talleyrand visant à affaiblir le général et la république, la question reste cependant ouverte. Dans ce
climat de suspicions, l’affaire Jorry, qui le mouille dans une affaire de corruption, pousse Talleyrand à une
démission à demi consentie en 1799, car elle lui donne les mains libres au début d‘une des périodes les plus
cruciales de sa vie. C’est à cette époque qu’il rencontre l’envoûtante Catherine Grand qu’il épousera à la fureur
de l’Eglise, faute de pouvoir lui résister, lui qui tint tête aux plus grands hommes du premier XIXème. Lors du
retour de Bonaparte d’Egypte, la position de Talleyrand est délicate, lui qui s’est rapproché d’un Sieyès hostile
au retour du général et qui traficote avec Londres. Le génie politique de Talleyrand est à l’origine d’un coup de
maître, sa position conciliatrice de Talleyrand lui permet le rapprochement du général avec Sieyès, et le diable
boiteux se place au cœur de la conspiration que Bonaparte prépare. Il ne manque ici ni de courage ni d’audace et
devient un acteur à part entière du coup d’Etat du Brumaire, an VIII, qui met fin au régime dictatorial et consacre
le pouvoir à Bonaparte et à deux de ses acolytes.
Le consulat est né. Mais, dans l’euphorie de la victoire, le futur prince reste d’une prudence toute
calculée, il affirme à cette époque qu’ « on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus », percevant
le danger de se lier à un régime qui s’instaure voire se maintient par la force…Logiquement, il retrouve le
ministère des Relations extérieures en novembre 1799. Il y restera cette fois plus de sept ans. D’emblée,
Talleyrand souhaite qu’au régime consulaire qui inquiète l’Europe se substitue un régime héréditaire qui
renouerait avec une forme de légitimité nécessaire au « droit public » qu‘il défend. La paix en Europe en dépend.
Comment y parvenir sans blesser les nouvelles habitudes de la Nation? En évitant de rappeler les Bourbons.
Charles Maurice, en fin stratège, ne cesse de répéter à Bonaparte de renforcer pouvoir par son autorité sur le
Sénat et sa place dans le triumvirat. Cela ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd! Un régime stable et pérenne,
tant pis s’il est fort, afin de stopper les tourments de l’époque révolutionnaire, est nécessaire à la paix en Europe
à laquelle il va travailler jusqu’en 1803 de toute son intelligence. Les années 1800, 1801 et 1802 sont celles de
tous les traités, en témoigne le traité d’Amiens qui réconcilie la France et l’Angleterre. La vision européenne
qu’il défend est la même que celle de 1805 ou du traité de Vienne. Ses idées sont les seules qu’il n’ait jamais
trahies selon Waresquiel, qui tente de se faire l’avocat d’un diable décrié par les historiens biographes dans leur
majorité.
L’époque de la lune de miel des deux hommes est éphémère. L’indépendance de Talleyrand lui rappelle
que la distance et les apparences sont les plus grandes sécurités face à un régime aux allures despotiques.
Impassible, il joue, il feint, comme pour mieux vaincre. Mais, sous cette prudence, l’homme est au centre des
négociations qui conduiront au Concordat de 1801, étonnant pour un évêque excommunié! La fidélité à ses
convictions de 1789 est visible, une approche tolérante favorisant la liberté de conscience…Il a de la suite dans
ses idées. N’oubliant bien sur ses propres intérêts, il réussit par son influence à régulariser sa situation, et
échappe à l’excommunication. Peu de temps après, comme par une insolente désinvolture, l’évêque se marie
avec Catherine Grand. La situation avec l’Angleterre se dégrade et cet échec personnel de Talleyrand conduira à
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la rupture progressive des deux hommes. Le diable boiteux joue de l’image d’un homme sans liberté et soigne en
Angleterre sa réputation d’homme de paix, ne sait-on jamais… Elles serviront en 1830. L’assassinat du duc
d’Enghien, comme tout geste irréversible, est une erreur pour Talleyrand: « ce n’est pas un crime, c’est une
faute ». L’attaque contre l’aile bourbonienne amène Talleyrand à ne songer qu’à l’Empire pour restaurer la
stabilité et la légitimité en France. Comme toute sa vie, le rôle de Talleyrand dans cette affaire est ambigu.
Accusé et chargé par Bonaparte, il aura du mal à effacer cette réputation lors de la Restauration et frôlant le
scandale, il parviendra à l’éviter par un subtil jeu de miroirs et d’artifices, tout en supprimant des traces. Pour le
moment le ministre sauve les pots. La proclamation de l’Empire l’inquiète, bien que posant le principe de
légitimité qui garantirait in fine les acquits révolutionnaires. Grand chambellan de l’Empire, il cherche à
conserver son libre arbitre coûte que coûte. Il sait modeste l’intervention des hommes sur les évènements,
cependant, il veut rester un acteur de l’Histoire et ne veut se priver d‘exercer son influence. La trahison n’est que
probable.
A Presbourg, face aux derniers espoirs paix, Talleyrand mise sur une paix favorable avec l’Autriche. Il
s’agit de monter l’Autriche contre la Russie en dissociant ses intérêts avec l’Angleterre, pays indispensable à
l’équilibre européen, le tout permettant de briser la coalition au plus grand profit de la France. Napoléon préfère
traiter avec la Russie et laisser libre cours à ses ambitions familiales et à ses projets destructeurs. Talleyrand
entrevoit déjà le désastre final, mais signe le traité, résigné et amère. Le divorce est consommé. En 1806,
Napoléon fait de Talleyrand le prince de Bénévent et lui donne le titre d’Altesse Sérénissime. Comme dans sa
demeure de Valençay, le prince se comporte à Bénévent comme un prince éclairé, philanthrope et libéral, en
homme des Lumières. En acceptant ce territoire, Talleyrand entre dans un système qu’il réprouve en silence. Le
« vice radical » de l’Empire en formation en annonce la chute. Sans beaucoup d’illusions, Talleyrand tente de
faire la paix avec l’Angleterre. Désillusion. Talleyrand tente désespérément d’amener la paix à Napoléon par un
jeu de traités et d‘alliances subtiles, rien ni fait, la guerre reprend. Il accepte le blocus continental qu’il juge
désastreux dans la mesure où il a toujours considéré le régime constitutionnel et aristocratique anglais comme le
seul à préserver absolument. De même, il est chargé d’assurer le ravitaillement de l’armée de Russie au cœur de
l’hiver 1807. Il exécute sans sourcilier espérant convaincre l’Empereur d’un plan d’Alliance avec l’Autriche.
Tilsit accentue et entérine le déséquilibre tant redouté de Talleyrand entre l’Autriche et la Prusse.
En juillet 1807, il démissionne suite à l’ultime vexation de Tilsit en se sachant indispensable à
Napoléon, déclarant ne pas vouloir être « le bourreau de l’Europe ». Le diable boiteux se plait ensuite à tirer des
ficelles dans l’affaire de l’Espagne, tout puissant qu’il reste malgré sa démission. Preuve que Talleyrand est
stratège, l’empereur lui demande d’intervenir à Erfurt. Ce diplomate en profite pour construire la grande
coalition européenne qui renversera Napoléon en conseillant Alexandre alors qu’il représente Napoléon. Mettant
la même main des deux côtés, Talleyrand signe une anecdote unique dans l’histoire diplomatique et l’art de
tromper de dissimuler en devient presque subjuguant. Complotant dès son retour à Paris où il prépare
secrètement la succession de Napoléon avec le régicide Fouché, en cas de la mort de l’empereur en Espagne,
Talleyrand s’illustre dans l’art des compromissions. Cela lui vaut un mémorable entretien avec l’empereur
furieux qui lui déclare du fond de sa colère: « vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie ». Le prince
immobile, calme comme jamais, le visage serein lui répond cette phrase glacée, si cruelle et méprisante: « quel
dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé ». Comble de l’ironie, le cynisme et le ton sarcastique est
l’empreinte du personnage. Ses relations avec Metternich et Alexandre se resserrent et le prince pousse le vice
jusqu’à se faire payer ses souverains étrangers pour ses informations et son aide, le financier n’est jamais bien
loin de « l’homme de paix ». La situation de l’Aigle se dégrade peu à peu et le diplomate d’exception manque
cruellement à Napoléon. Pendant ce temps, Talleyrand rumine sa vengeance et prépare son retour au pouvoir.
C’est chose faite avec la déchéance de l’empereur qu’il fait voter par le Sénat.
Il se rapproche des Bourbon et de Louis XVIII, qui, bien que le craignant, savent qu’un retour au
pouvoir passe par le prince, le seul en mesure d‘imposer le régime à l‘Europe. L’art d’être indispensable à tout
instant assure à ce personnage immobile des appuis constants. Le travail qu’il entreprend pour rassurer les élites
impériales et les cours étrangères va dans le sens des Bourbons, qui pourraient être les représentants de cette
légitimité tant recherchée. Rapidement, il cherche à imposer un consensus autour d’une Restauration libérale
autour d’une Charte qui garantit les libertés individuelles. Il parvient à imposer à la France les voies de la paix et
de la raison, en contribuant à renouer avec la chaîne des temps. Du point de vue européen, il parvient à rompre le
cycle infernal des guerres, et, de son nouveau ministère aux Affaires extérieures, malgré sa faiblesse de vaincu
qui lui permettre d‘être un pied dans chaque parti, il œuvre pour faire reconnaître les frontières de la France, la
légitimité de son droit. Il pose le dogme des frontières naturelles et de l‘équilibre des forces. Le « droit public »
et l’esprit de justice y sont aussi consacrés. Les succès du traité de Paris puis de Vienne ne se font attendre.
Talleyrand, fidèle à sa réputation de coureur, ne se désintéresse pas de la gente féminine, de Vienne date sa
relation avec sa nièce Dorothée qui lui restera fidèle jusqu’aux derniers jours. Le « vol de l‘Aigle », véritable
coup de maître, surprend Talleyrand, ce qui est rare, en pleine conférence de Vienne. Waterloo, cette morne
plaine, scelle le destin de l’Empire et garantit la monarchie parlementaire. Ainsi Louis XVIII, s’il se sert dans un
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premier temps de l’homme habile, n’oublie pas le passé peu glorieux de ce révolutionnaire et l’écarte
progressivement du pouvoir une fois le régime en place. Ecarté du pouvoir, la force de Talleyrand est de se
remettre des coups les plus durs. Il sera rappelé grâce à Wellington. Il en profite pour renouer avec la branche
orléaniste, ne sait-on jamais…Plus fort encore, il facilite le retour du régicide Fouché aux affaires qui a pourtant
voté la mort du frère du souverain. Chateaubriand immortalisera la scène du serment, c‘est « le vice appuyé sur
le bras du crime ».
Talleyrand conduit sans grand succès deux ministères brefs et est nommé quatre fois aux Affaires
extérieure. Ecarté ensuite, il est nommé grand chambellan, maigre consolation, qui ne le pousse qu’à s’interposer
au souverain. L’entresol de son hôtel de la rue St Florentin est depuis longtemps un centre politique,
diplomatique et mondain sans égal à Paris. Il est bon ton d’y fronder le gouvernement à cette période. C‘est le
centre de l‘opposition libérale. Les réceptions qu’il organise sont autant d’appuis futurs, et il fait un usage très
politique de son fameux « savoir-vivre ». Il prend un noble soin de cultiver son insouciance, sa paresse, et son
esprit d’homme de lettres. Cet homme de pouvoir se fait apprécier du Palais Royal. Il permet aux Orléans une
captation d’héritage par un jeu de mariage, ce qui scelle le traité avec le futur roi des Français. Et ce tout en
conservant un impact sur l’opinion public assez considérable.
« Je porte malheur à tous ceux qui me négligent » affirme-t-il, la branche des Bourbons en fera les frais
lorsque, suite à la révolution de 1830, le sacré boiteux fait tout son possible pour que la légitimité du duc
d’Orléans soit acquise dans les cours étrangères au grand dam de Charles X. C’est l’ambassade de Londres que
choisit Talleyrand, plutôt que de se compromettre aux Affaires extérieures, lui qui de toute manière est plus
qu’influent que quiconque sur le terrain diplomatique. Cet anglophile suit de près Louis-Philippe, ce souverain
qui enfin partage ses mêmes aspirations libérales. Il s’adonne aux soirées londoniennes et savoure ces temps de
paix et de liberté qu’il sanctifie avec l’indépendance de la Belgique. Il brille par sa culture et subjugue les
Anglais qui le nomme « the uncommon man ». Contribuant à la formation des ministères de Londres, il
remarque le jeune Thiers à cette occasion et devient pour lui une sorte de maître. Il jouit d’une grande renommé
en France, et se retire progressivement de la vie politique. A 84 ans, le diplomate joue sa dernière négociation
avec l’Eglise, qui ne parvient à lui faire prononcer que de vagues rétractations. Il tient tête pratiquement
jusqu’au dernier moment au Saint Siège, puis sentant sa fin approcher, il s’incline faiblement et meurt dignement
en 1838, content de laisser aux hommes le soin de le juger.
Waresquiel fut de ceux qui ne se laissèrent que peu influencer par la légende noire d’un diable boiteux.
Mais les mystères demeurent. Ce personnage aux multiples facettes se retire sans ne s’être jamais dévoilé.
Immobile, il est à l’image de son visage, calme, impénétrable. En plaçant ses attitudes dans une continuité
libérale et pacifiste, le parti pris de l’auteur est osé dans la mesure où l’homme fut longtemps décrit par ses
biographes comme un simple opportuniste, avide de pouvoir, profondément sarcastique. Sans pour autant
négliger le cynisme du personnage, Waresquiel lui donne une cohérence plus humaine, qui le rend plus
compréhensible. Cependant, la mémoire, qui a cette constante de n’être que subjective et vivante se contentera-telle d’une telle approche? Sûrement pas. L’ancre coulera encore beaucoup. Et, le prince exhaussé entend discuter
de lui, triomphant dans l‘art de la prédiction, près de deux siècles après sa mort.
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