Talleyrand, prophète de l`entente cordiale

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MAURICE S C H U M A N N
TALLEYRAND
P R O P H E T E DE L ' E N T E N T E C O R D I A L E
A Marie-Thérèse Quiniou, dont les
travaux d'érudition ont éclairé cette
analyse.
L
e 29 septembre 1831, la séance de la Chambre des lords sortit
de l'ordinaire. L a France y fut quelque peu malmenée, ce qui
n'étonna personne ; l'ambassadeur de France y fut pris à partie, ce
que plusieurs gentlemen jugèrent choquant. L'incident ne mériterait pas d'être tiré de l'oubli si le diplomate attaqué n'avait pas été
un illustre dignitaire qui n'avait rien perdu, à soixante-dix-sept ans,
de son habileté légendaire et si son défenseur le plus véhément
n'avait été l'Anglais le plus célèbre de son temps. L a polémique fut
allumée par le marquis de Londonderry, frère de Castlereagh qui
s'était suicidé une dizaine d'années plus tôt après avoir représenté
le gouvernement de Sa Majesté George III au Congrès de Vienne :
« La France — s'écria-t-il — cherche par tous les moyens à faire
plier l'Angleterre. Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans le
monde entier un caractère semblable à celui de l'astucieux personnage qui la représente ici. Quand on voit nos ministres s'empresser
autour d'un tel homme, on ne ressent que du dégoût. »
Le chef de l'opposition (à laquelle appartenait le marquis de
Londonderry) ne voulut pas laisser au gouvernement le soin de relever le défi. Ce fut ainsi que le duc de Wellington prononça le panégyrique du prince de Talleyrand : « Tout en défendant son pays
avec autant d'art que de fermeté, dit-il, il a su se comporter envers
les autres avec honneur et droiture ; en conscience, je vous déclare
qu'aucun homme, public ou privé, n'a jamais été dépeint sous des
couleurs plus fausses. »
Presque au même moment, l'ambassadeur Talleyrand recevait
deux visiteurs français, grands écrivains l'un et l'autre, qui portèrent sur leur hôte des jugements aussi contradictoires que ceux de
Wellington et de Londonderry. Le premier — Jules Michelet — fut
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TALLEYRAND
et resta scandalisé : « L'Angleterre, fulmina-t-il, est pour lui l'idéal
du monde ; il est anglais au point de nous faire frémir. » L'autre
— Alphonse de Lamartine — composa, trente ans plus tard, un
portrait de Talleyrand auquel ne manquent ni les nuances ni la
sérénité : « Il y a une lumière qui vient de l'esprit et une lumière qui
vient de la conscience. Il n'avait que l'une des deux, et ce n'était pas
la meilleure. » L a lucidité de Lamartine ne le porte donc pas à la
complaisance. Elle ne l'empêche pas, cependant, de décrire son
interlocuteur de 1831 comme « le diplomate de la paix, le pondérateur de l'équilibre, le conservateur économe de la vie des peuples ».
N
ous voyons ainsi, des deux côtés de la Manche, ceux qui
considèrent la réconciliation de l'Angleterre et de la France
comme une dangereuse chimère prendre Talleyrand pour cible et
ceux qui croient, au contraire, non seulement possible mais souhaitable d'enterrer la hache de guerre le louer ou le défendre. Parmi
ceux qui appartiennent à la seconde catégorie, Lamartine est digne
à plusieurs égards d'une attention particulière. Né en 1790, i l eut,
en premier lieu, le mérite précurseur de connaître l'Angleterre et de
chercher à la comprendre : i l apprit l'anglais pour lire dans le texte
original Wordsworth, Shelley et Keats qui exercèrent sur lui une
heureuse et visible influence ; i l épousa une Anglaise, Miss Birch ;
la mort de Byron lui inspira le Dernier Chant du Pèlerinage d'Harold, poème digne selon moi de celui auquel i l est dédié. E n second
lieu, Lamartine fut diplomate de carrière jusqu'à l'âge de quarante
ans avant de devenir homme politique et, pour quelques mois,
ministre des Affaires étrangères. Enfin et surtout, son jugement a
l'avantage d'être fondé sur un témoignage précis, et non sur des
idées préconçues. « Ce n'est pas à Paris, mais à Londres qu'on a
besoin de moi », avait dit Talleyrand en s'ouvrant une nouvelle et
dernière carrière aussitôt après avoir aidé Louis-Philippe à monter
sur le trône de roi des Français. Quelques mois plus tard, quand
Lamartine — son cadet de trente-six ans — lui demande audience, i l
l'accueille à la fois comme un jeune collègue et comme un écrivain
consacré qui vient d'entrer à l'Académie française. Il sait fort bien
que l'homme de lettres auquel il parle livrera un jour à la postérité
cette confidence capitale : « Voyez combien je suis heureux dans ma
vieillesse. En 1792, j'ai tenté ici de réconcilier Mirabeau et Pitt, et
de former entre l'Angleterre libérale et la France révolutionnaire
une alliance qui aurait tenu la tige de la balance du monde. Eh
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bien, en 1830, la fortune me réservait pour dernière œuvre de venir
à Londres avec la même mission et d'y défendre les mêmes principes
que je défendais alors. »
Un historien scrupuleux est obligé de relever dans cette déclaration deux erreurs de fait, tout en soulignant qu'elles n'en altèrent
pas la signification profonde. Tout d'abord, en 1792, Mirabeau ne
pouvait pas se réconcilier avec Pitt, puisqu'il était mort le 2 avril
1791. Cependant Talleyrand était bien excusable — surtout après
tant d'années — d'utiliser son nom comme un symbole. E n effet,
Mirabeau, peu de temps-avant de mourir, s'était écrié à l'Assemblée
constituante en présence de son collègue Talleyrand : « Jeter dès à
présent les grandes bases d'une éternelle fraternité entre l'Angleterre et la France serait un acte profond d'une politique vertueuse
et rare. » Ensuite (seconde erreur de fait), en 1792, juste avant la
chute de Louis X V I , Talleyrand, chargé d'une mission officieuse
auprès de William Pitt, n'écrit pas au ministre français des Affaires
étrangères pour lui recommander « de former entre l'Angleterre
libérale et la France révolutionnaire une alliance » qui tiendrait
« la tige de la balance du monde ». Son propos est plus modeste : i l
préconise un accord économique et — le mot figure textuellement
dans son rapport — « une bonne entente » ; car — ajoute-t-il
prudemment — « un rapprochement avec l'Angleterre n'est pas une
chimère ». Mais — et c'est bien l'essentiel — le vocabulaire et la
pensée du vieil ambassadeur de 1831 sont analogues à ceux du
jeune chargé de mission de 1792.
Cette continuité est sans doute un premier sujet d'étonnement.
Presque tous les contemporains — notamment Victor Hugo et
Chateaubriand, qui fut lui aussi ambassadeur à Londres — et la
plupart des historiens ont présenté Talleyrand comme un pur et
simple opportuniste. Certains le tiennent pour un opportuniste de
talent, d'autres pour un opportuniste de génie. Tous s'accordent à
dire que — comme les scrupules — les idées générales lui étaient
étrangères. Cependant une opinion différente fut professée pour la
première fois, sur un territoire britannique, par un personnage dont
nous avons trois bonnes raisons de ne pas mépriser le jugement :.
d'abord, il avait été en relations étroites avec Talleyrand pendant
près de dix ans ; ensuite, il n'avait aucun motif d'être indulgent,
bien au contraire, envers un homme qui l'avait trahi ; enfin, il avait
du génie. Ce territoire britannique, c'est l'île de Sainte-Hélène ; ce
personnage, c'est Napoléon. On lit, en effet, dans le Mémorial de
Sainte-Hélène : « Talleyrand est un philosophe, mais dont la philo-
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sophie sait s'arrêter à propos ». Nous verrons à quel point cette
définition est juste. Comme Napoléon fut le premier à le comprendre parce qu'il l'avait constaté, Talleyrand avait une doctrine
immuable. Jamais i l ne l'a infléchie, jamais i l ne s'en est éloigné.
Lorsque les circonstances l'y contraignirent, il renonça provisoirement à la servir, mais sans la renier ni l'oublier. Sa philosophie fut
souvent à l'arrêt, mais i l ne changea jamais de philosophie. Quatre
textes concourent à en fournir la preuve. Entre le premier et le
dernier, il y a près de quarante ans. Or ils sont presque interchangeables.
1° Le 25 novembre 1792, Talleyrand est encore à Londres d'où
il sera expulsé au début de 1794 (heureuse mésaventure, grâce à
laquelle i l découvrira l'Amérique et y passera deux ans). Depuis
deux mois, la France est une république. L'ancien chargé de
mission n'a plus aucun caractère officiel. Mais déjà i l se soucie
moins de savoir par qui la France est gouvernée que de continuer à
servir les mêmes idées, quel que soit le régime. Il adresse donc au
premier gouvernement de la Première République un étonnant
mémoire qui est le prolongement, la suite logique, de son rapport au
dernier gouvernement de la monarchie. Son but est simple :
convaincre les nouveaux gouvernants d'arrêter le plus vite possible
la guerre qui a commencé il y a sept mois et — pour y parvenir — de
renoncer à toute annexion, en particulier à l'annexion de la Belgique ; telle est, en effet, la condition de la neutralité anglaise, donc
de la paix. « Tous les agrandissements de territoire — écrit Talleyrand — ne sont que des jeux cruels de la déraison politique. » Cet
avertissement fut bientôt noyé dans la tourmente. Mais, en 1815,
vingt-trois ans après, la guerre, commencée en Belgique, se terminera en Belgique par l'amoindrissement du territoire français.
Jamais la France ne retrouvera ni le sang ni le rang qu'elle a
perdus.
2° En août 1797, Talleyrand, revenu de son exil aux EtatsUnis, est ministre des Affaires extérieures. Le traité de CampoFormio vient de donner la Belgique à la France. L'ivresse de la
victoire règne à Paris. Or Talleyrand refuse de céder à cette ivresse.
Ecoutons-le : « La querelle momentanément
assoupie par la
consternation du vaincu n'est point de nature à être définitivement
terminée par les armes, tandis que la haine subsiste... Qu'est-ce
qu'un traité de paix ? C'est celui qui, en réglant l'universalité des
objets en contestation, fait succéder non seulement l'état de paix à
l'état de guerre, mais l'amitié à la haine. » Les mots les plus impor-
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tants de cette mise en garde sont peut-être ceux-ci : i l faut régler
« l'universalité des objets en contestation ». Ce qui signifie : tant
que vous n'avez pas fait la paix aussi avec l'Angleterre, vous n'avez
rien réglé du tout.
3° Huit ans après, le 17 octobre 1805, Napoléon semble plus
que jamais invincible. L'Autriche vient de capituler à U l m . L a
griserie est la même qu'au lendemain du traité de Campo-Formio,
mais elle est encore plus forte. Cependant Talleyrand ne cède pas
plus à l'ivresse en 1805 qu'en 1797. Il adresse à Napoléon d'abord
un mémoire, puis une lettre pour l'inciter à « tendre la main au
vaincu », pour le supplier de sauver la monarchie autrichienne. Car
— ajoute-t-il — si la monarchie autrichienne est irrémédiablement
affaiblie, les Russes « maîtres de la Hongrie » deviendront « toutpuissants en Europe ».
L a pensée prophétique de Talleyrand est exactement celle qu'il
dévoilera complètement au Congrès de Vienne : l'équilibre de l'Europe ne peut reposer que sur l'accord de l'Autriche, de l'Angleterre
et de la France. Pour écrire cela en 1805, pour l'écrire deux fois,
pour l'écrire à Napoléon, i l fallait posséder deux qualités : une
clairvoyance que personne d'autre n'a montrée ; une fermeté que
personne d'autre n'a déployée.
4° Un quart de siècle plus tard, le 27 novembre 1830, Talleyrand vient d'arriver à Londres, comme ambassadeur d'un roi dont
la légitimité est encore contestée. Sa première dépêche n'est pas
l'analyse d'une situation ou le récit d'une conversation. C'est l'exposé d'une doctrine, toujours la même, exactement la même : <r La
France, dit-il, doit être bien avec tout le monde et seulement mieux
avec quelques puissances... Ce sont les progrès de la civilisation qui
formeront désormais nos liens de parenté... Ceci conduit naturellement à regarder l'Angleterre comme la puissance avec laquelle il
nous convient d'entretenir le plus de relations... L'Angleterre est la
seule puissance qui, comme nous, veuille franchement la paix...
C'est avec l'Angleterre que la France doit chercher à agir. »
Cette dépêche est antérieure de quelques mois à la conversation que nous rapporte Lamartine. A u cours de cet entretien,
Talleyrand n'a pas menti. E n revanche, il est impossible de se tromper plus lourdement que Chateaubriand, qui écrit à la fin des
Mémoires d'outre-tombe : « L'autorité de Talleyrand n'avait
aucune valeur en matière d'avenir ; il ne voyait point en avant, il
ne voyait qu'en arrière. »
Nous savons maintenant que Talleyrand avait une philosophie
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TALLEYRAND
— comme dit Napoléon — et nous savons quelle était sa philosophie.
Le moment est donc venu de poser deux questions et de tenter d'y
répondre. D'abord, pourquoi Talleyrand fut-il constamment obsédé
par la nécessité d'une « bonne entente » entre l'Angleterre et la
France ? Ensuite, pourquoi n'a-t-il réussi à établir cette entente
qu'au bout de quarante ans, après avoir échoué pendant vingt-cinq
ans, puis être resté pendant quinze ans éloigné des affaires ?
L
a première question n'est pas la moins passionnante. E n effet,
la volonté de réconcilier l'Angleterre et la France qui anime et
guide Talleyrand procède de deux idées qui, l'une et l'autre, sont en
avance sur son temps et annoncent le nôtre : la première est d'ordre
économique, la deuxième d'ordre idéologique.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la pensée économique n'est pas la plus originale. E n 1786, donc trois ans après la
paix de Versailles qui avait mis fin à la guerre franco-anglaise (pas
la dernière, hélas !), Louis XVI avait signé, dans la même capitale,
un traité de commerce avec l'Angleterre. Ce traité avait été inspiré
par les fondateurs d'une science nouvelle, l'économie politique. Les
plus célèbres de ces précurseurs sont le docteur Quesnay et Dupont
de Nemours. Comme le jeune Mirabeau, le jeune Talleyrand est
leur disciple. Dans son rapport du 25 novembre 1792 — sa dernière
œuvre avant l'exil aux Etats-Unis — il développera longuement la
thèse qu'il n'a pas inventée mais que personne avant lui n'a exposée
aussi clairement. Une grande révolution industrielle vient de
commencer. L'Angleterre et la France y jouent le premier et le
second rôle. E n France, le mouvement sera accéléré par la Révolution qui a fait disparaître les douanes intérieures et les corporations, donc favorisé la liberté du travail et du commerce. Il ne reste,
dès lors, qu'une alternative : ou bien la France et l'Angleterre
deviendront rivales et chercheront à s'assurer la maîtrise du
commerce mondial ; ou bien elles s'uniront par ce que Talleyrand
appelle « des rapports d'industrie et de commerce » pour poursuivre
ensemble leur expansion.
Talleyrand a bien des raisons de choisir la seconde branche de
l'alternative. L a principale est la plus simple : si la rivalité l'emporte sur la coopération, c'est l'Angleterre qui gagnera, parce
qu'elle est une île et parce qu'elle a une marine puissante. Détail
remarquable : Talleyrand ne fuit pas la vraie difficulté. Il se
demande si l'Angleterre n'a pas pris sur la France une trop grande
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avance industrielle et — comme nous dirions — technologique pour
que l'abolition des frontières économiques ne soit pas dangereuse.
L'argument auquel il répond est rigoureusement analogue à celui
des adversaires du traité de Rome qui, en 1957, disaient : « Le
Marché commun est une folie ; l'industrie allemande est beaucoup
trop puissante par rapport à l'industrie française ; elle nous dévorera. » Mieux : la réponse de Talleyrand ressemble comme une sœur
à celle que les partisans du Marché commun rétorquaient à ses
détracteurs i l y a vingt ans. D'abord — explique-t-il — l'industrie
française n'est pas négligeable ; il y a des hauts fourneaux au Creusot depuis 1785 ; s'il est vrai que nous importons des lainages et des
cotonnades d'Angleterre, i l ne faut pas oublier que les Anglais nous
achètent des toiles et notamment des toiles de lin. Ensuite et
surtout, la paix et la suppression des entraves auront pour effet de
stimuler l'expansion et nous donneront une chance de combler
l'écart. Il importe de souligner que Talleyrand n'a pas attendu son
séjour aux Etats-Unis pour croire aux bienfaits d'un vaste marché.
Mais, quand il sera en Amérique, il tirera profit de sa lucidité (un
professeur américain a intitulé l'ouvrage qu'il a consacré à cette
période de sa vie : Talleyrand as afinancialpromoter).Il complétera plus tard sa démonstration par un raisonnement qui, lui aussi,
nous rappelle des souvenirs récents : la France, pays agricole, peut
et doit devenir exportatrice de denrées alimentaires. Il n'y avait pas
de conseiller commercial dans les ambassades en 1830. Mais Talleyrand fut lui-même son propre conseiller commercial. Il considère
comme un de ses succès d'avoir réussi, par ses efforts personnels, à
doubler le nombre des bouteilles de vin de Bordeaux achetées par
les consommateurs britanniques. Avec le recul des années, i l nous
est facile de voir pourquoi ce système était fragile et fut très longtemps inapplicable : Talleyrand raisonne comme si Londres était la
capitale d'un royaume et non la métropole d'un empire, en d'autres
termes comme si les intérêts économiques que la Grande-Bretagne
devait protéger n'étaient pas disséminés sur toutes les mers du
monde. A vrai dire, i l a flairé l'obstacle ; mais comment aurait-il pu
le surmonter ? Tantôt i l affirme que la convention entre la France
et l'Angleterre dont il rêve doit « avoir pour objet l'indépendance de
leurs colonies respectives... grande mesure que réclament les vrais
intérêts du commerce » ; mais ce généreux appel peut difficilement
passer pour désintéressé à une époque où la France a perdu son
empire colonial du x v m siècle au profit de l'Angleterre et n'a pas
encore acquis son empire colonial du x i x siècle. Tantôt au contraire
e
e
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Talleyrand rêve d'une sorte de partage du monde en zones d'influence : à l'Angleterre, « les avantages dans l'Océan » ; à la France,
<r les avantages dans la Méditerranée ». Telle est, en effet, l'idée
directrice d'une communication fameuse qu'il fit, après son retour
d'Amérique, à l'Académie des sciences morales et politiques. Lorsqu'il deviendra ministre, il cessera de se faire des illusions sur la
possibilité d'exécuter ce dessein. Mais, près de deux siècles plus
tard, quand il n'y aura plus ni empire colonial britannique ni
empire colonial français, la pensée économique de Talleyrand sera
soudain parée d'une étonnante jeunesse. E n le relisant, nous nous
sentons assurés qu'il aurait accueilli l'entrée du Royaume-Uni dans
le Marché commun non seulement sans réserve, mais encore sans
surprise.
/ ^ V u e cette affirmation puisse être posée sans risque d'erreur,
V ^ ^ n o u s avons un second motif de le croire. Le Marché commun
ne repose pas seulement sur une philosophie économique ; i l procède aussi d'une philosophie politique. Tous les membres de la
Communauté doivent avoir et ont, en fait, la même conception de
la démocratie, bien que leurs régimes ne soient pas identiques.
L'élection des membres de l'Assemblée parlementaire européenne
au suffrage universel serait inimaginable si, dans les neuf pays,
l'origine du pouvoir n'était pas le libre choix des citoyens. Cependant un point capital mérite d'être mis en lumière : cette conception
de la démocratie est la loi de la Communauté, mais ne gouverne pas
les relations des Etats membres avec le reste du monde. U n dictateur militaire ou le chef d'un parti unique ne pourraient pas siéger
au Conseil européen à côté de M . Callaghan ou de M . Giscard d'Estaing. Mais M . Callaghan ou M . Giscard d'Estaing n'ont ni la
possibilité ni le désir de propager par l'intimidation ou par la force
les principes sur lesquels la Communauté repose. Leur but est, au
contraire, de favoriser partout la détente, l'entente et la coopération, indépendamment des systèmes politiques. C'est à cette règle
qu'obéit la diplomatie commune aux Neuf, dans la faible mesure où
elle existe. E n bref, la Communauté économique européenne est
une entreprise idéologique. Mais l'idéologie est pour elle un ciment,
et non un article d'exportation. Or cette attitude intellectuelle est
exactement celle que Talleyrand adopta dès le début de la Révolution et maintint jusqu'à la fin de sa longue carrière à travers les
bouleversements dont il fut le témoin. D'une part, il ne se contente
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pas de considérer — ainsi que nous l'avons vu — « tous les agrandissements de territoire » comme des « jeux de la déraison ». Il va
jusqu'à considérer que les limites de 1789 sont acceptables, en tout
cas que la volonté de les étendre ne justifie pas une guerre. Nous en
possédons une preuve irréfutable : en 1790, Robespierre — qui, en
1792, devait s'opposer jusqu'au dernier moment aux partisans de la
guerre révolutionnaire — demanda à l'Assemblée constituante de
déclarer « éternelles » les frontières du pays et de proclamer la
« renonciation aux conquêtes ». Il n'obtint qu'un petit nombre de
suffrages parmi lesquels celui du député Talleyrand. Son ami Mirabeau figurait dans la majorité : il lui paraissait inconcevable,
comme à la quasi-totalité de ses contemporains, que la France pût
se considérer comme achevée avant d'avoir atteint le Rhin, les
Alpes et l'Escaut.
Mais, d'autre part, nous avons entendu le même Talleyrand
dire à Lamartine qu'il avait toujours voulu « réconcilier Mirabeau
et Pitt, former une alliance entre l'Angleterre libérale et la France
révolutionnaire ». Il n'a jamais manqué de souligner que « des
principes communs » qu'il définit comme « des principes sagement
libéraux » « resserrent plus étroitement les liens des deux pays ». Le
rôle que Talleyrand attribue à l'idéologie dans la politique interna"
tionale nous paraît aujourd'hui normal. C'est justement pourquoi i l
le distingue des hommes de son temps qui oscillaient entre deux
conceptions toutes différentes. Les rois et les grands ministres de la
monarchie avaient banni l'idéologie, c'est-à-dire la religion, de la
diplomatie : tous les écoliers français savent que — pour empêcher
les Habsbourg d'encercler le royaume — ils recherchaient l'alliance
du sultan de Constantinople ou des princes protestants d'Allemagne. Mazarin — le cardinal Mazarin — était tout dévoué à une reine
et à un roi qui étaient l'une la belle-sœur, l'autre le neveu de Charles I ; cela ne l'empêcha pas de nouer une négociation exemplaire
avec Cromwell pour obliger Sa Majesté Très Catholique le roi d'Espagne à conclure la paix avec le jeune Louis XIV. Quand ils s'éloignaient de cette tradition, les hommes qui gouvernèrent la France
entre 1792 et 1814 versaient dans l'excès contraire ; pour justifier
les conquêtes et les annexions, ils affirmaient que leur but était de
« libérer » les peuples en leur apportant la Déclaration des droits de
l'homme ou le code civil à la pointe des baïonnettes. L a philosophie
de Talleyrand s'oppose également à l'un et à l'autre de ces deux
systèmes. Il l'a maintes fois énoncée mais l'exprime avec une force
particulière dans une lettre datée du 2 juillet 1799. « Il est de la
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TALLEYRAND
nature d'un Etat libre — dit-il d'abord— de désirer que les autres
peuples soient appelés à la jouissance d'un bien qui, une fois répandu, promet à l'Europe et au monde l'extinction d'une grande part
des querelles qui la ravagent. » Mais i l ajoute aussitôt que vouloir
porter la liberté « à force ouverte » chez les autres nations est le
moyen le plus propre à « la faire haïr et à empêcher son triomphe ».
Pour assurer son rayonnement, i l faut au contraire l'établir solidement chez soi et conduire la France à un « état de prospérité et de
satisfaction intérieure » qui rende son régime attrayant. Cette
modération idéologique semble banale en 1976. Elle ne l'était pas
quand la France inachevée restait, en superficie comme en population, le pays le plus puissant d'Europe.
Mais nous ne pouvons pas ne pas reconnaître comme un
précurseur l'homme né sous le règne de George II et mort un an
après l'avènement de la reine Victoria qui non seulement accorda
une place privilégiée à l'entente franco-britannique, mais encore
justifia ce privilège par la comparaison des stades de développement
économique et par la similitude des principes de gouvernement.
T J o u r t a n t , si Talleyrand était mort à soixante ans, l'historien
XT aurait constaté que sa ligne de conduite ne l'avait mené nulle
part ou même ne l'avait pas empêché de suivre parfois une
direction contraire à celle qui lui était indiquée par ses préférences
et sa réflexion. L a cause en est fort simple, et c'est peut-être pour
cela qu'on n'y prête guère attention : Talleyrand fut souvent et
longtemps ministre, mais i l ne fut jamais le maître du jeu ; i l pesa
sur les décisions, mais n'eut pas le pouvoir de les prendre. Les textes
que nous avons cités démontrent, non seulement qu'il savait parler
franc au Directoire ou à l'empereur, mais encore qu'il était fondamentalement en désaccord avec ses chefs. Même quand i l représentera la France au Congrès de Vienne, la méfiance très compréhensible que Louis XVIII et surtout l'entourage du roi éprouvent
envers lui le contraindront à multiplier les précautions et parfois à
ne pas aller au bout de ses intentions. Il ne se sentira totalement
libre que lorsqu'il sera l'ambassadeur de Louis-Philippe, mais seulement dans la mesure où i l trouvera le moyen de correspondre directement avec le roi, dont les idées sont identiques aux siennes, pardessus la tête des ministres des Affaires étrangères qui sont beaucoup moins enclins à le comprendre ou à le suivre. Il résume
presque toute sa carrière — telle qu'il la juge lui-même — lorsqu'il
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écrit : « On voit bien que ce n'est pas toujours par calcul personnel
que les hommes acceptent des emplois, et je pourrais dire qu'en fait
de sacrifice, on en fait un bien grand lorsqu'on consent à être l'éditeur responsable des œuvres d'autrui. » Talleyrand savait fort bien
que le « calcul personnel » et l'appât du gain l'avaient souvent
poussé vers les « emplois » ou détourné de les quitter, quoiqu'il ait
aussi pratiqué l'art difficile de partir à temps. Cependant, quand i l
se définissait comme « l'éditeur responsable des œuvres d'autrui »,
il ne travestissait pas les faits. A vrai dire, i l arriva maintes fois que
l'éditeur rejetât sur autrui la responsabilité de certaines œuvres au
moment où i l les éditait. E n revanche, il ne cessa pas de préparer ou
de poursuivre la composition de son propre ouvrage, même quand il
fit semblant de signer un livre tout différent. On n'a pas lieu d'être
surpris qu'il soit l'auteur de cette maxime : « La parole a été
donnée à l'homme pour déguiser sa pensée. » Mais, quand il s'agissait de l'avenir des relations franco-anglaises, aucun déguisement
ne parvint jamais à dissimuler sa vraie pensée.
Le point de départ est l'échec de sa première mission diplomatique. Il arrive à Londres au moment où la guerre entre l'Autriche
et la France vient de commencer. Dix jours après le début des hostilités, le 1 mai 1792, la politique anglaise est définie par cette
réponse du représentant de William Pitt au roi de Prusse : <r La
Grande-Bretagne gardera la neutralité à moins qu'on ne porte
atteinte à la Constitution des Pays-Bas. » E n effet, le cabinet de
Londres a déjà (ce qu'on ignore généralement) un engagement sur
le continent : le 10 décembre 1790, donc un an et demi après le
début de la Révolution, i l a signé — avec la Prusse et la Hollande
— le traité de La Haye qui garantit la souveraineté autrichienne sur
les provinces belges et confirme la Triple-Alliance de 1788. Mais la
déclaration du 1 mai signifie clairement : « Nous ne considérons
pas que la guerre austro-française soit par elle-même une atteinte à
la souveraineté autrichienne ; la garantie du traité de La Haye ne
jouerait que si la France prétendait chasser l'empereur des provinces belges pour prendre sa place ». De fait, le 25 mai, l'Angleterre
proclame sa neutralité. Aussitôt — les 28 mai, 5 juin et 18 juin
— Talleyrand adresse à Paris trois mises en garde : le système de
neutralité embrassé par le Royaume-Uni est très fragile ; si la
France donne l'impression de vouloir exciter des soulèvements
contre les gouvernements établis, la nation anglaise approuvera
l'entrée en guerre qu'elle réprouve aujourd'hui ; la nonintervention est la contrepartie nécessaire de la neutralité britannier
er
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TALLEYRAND
que. Non seulement il ne sera pas entendu, mais encore — le 19
novembre — la Convention décrète : « Nous ne traiterons jamais
qu'avec les peuples qui auront un gouvernement en concordance
avec nos principes. » Cependant Talleyrand s'acharne : « N'ayons
pas — écrit-il à Danton — la ridicule prétention d'être maîtres chez
les autres. » Mais les dés sont jetés : le 21 janvier 1793, Louis X V I
est décapité ; le 1 février, la guerre est étendue à l'Angleterre.
Alors Danton se souvient des avertissements de Talleyrand. Le
13 avril, effrayé par les progrès de la coalition, il fait abroger le
décret du 19 novembre : « Irions-nous, dit-il, secourir des patriotes
qui voudraient faire une révolution en Chine ? Donnons l'exemple
de la raison : décrétons que nous ne nous immiscerons point dans ce
qui se passe chez nos voisins. »
L a Convention l'approuve, mais en vain. Il est trop tard.
Cependant la leçon n'est pas perdue. Toute sa vie, Talleyrand ne
pensera qu'à reprendre, sur les mêmes bases, la négociation de 1792
au point où elle aurait pu réussir. Nous allons en trouver les preuves sous tous les régimes qu'il servira. Cinq régimes, donc cinq
preuves.
er
Première preuve : mars 1798.
L
e ministre de Prusse à Paris, Sandoz-Rollin, rapporte une
violente dispute entre le ministre des Relations extérieures et
l'un des cinq Directeurs. « Que parlez-vous de faire la paix avec
l'Angleterre ?, s'écrie le Directeur Rewbell, vous êtes le seul qui
puissiez avancer une telle absurdité. Je ne sais qu'un moyen de lui
procurer la paix, c'est de l'humilier et de la subjuguer. » A quoi
Talleyrand répond : « Tandis que le Directoire crie guerre contre
l'Angleterre, moi je crie paix... La guerre réveille le patriotisme de
cette nation et, grâce aux mesures contre les neutres, on a mis tout
le commerce de l'Europe dans la possession de l'Angleterre. L'on se
fâche quand je parle de la sorte et on ne veut pas être éclairé. »
Il réussit à amorcer une négociation mais se convainc aussitôt
que le cabinet de Londres, lui non plus, « ne veut pas être éclairé ».
Alors il s'incline et fait mine de hurler avec les loups ou, comme i l
dit lui-même, « édite les œuvres d'autrui ». Pas pour longtemps.
Deuxième preuve : février 1800.
B
onaparte a conquis le pouvoir depuis trois mois à peine. Pour
Talleyrand, le Dix-Huit Brumaire est avant tout l'occasion de
recommencer la tentative qui vient d'échouer. En quelques semai-
TALLEYRAND
553
nés, il obtient du Premier consul qu'il signe une lettre au roi d'Angleterre : a La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties
du monde doit-elle être éternelle ? N'est-il aucun moyen de s'entendre ?... Votre Majesté ne verra dans cette ouverture que mon désir
sincère de contribuer efficacement, pour la seconde fois, à la pacification générale... Le sort de toutes les nations civilisées est attaché
à la fin d'une guerre qui embrase le monde. »
Les destinataires de cette lettre — c'est-à-dire les ministres
anglais — croient y reconnaître le style de Talleyrand. Il nous est
permis de partager leur opinion. Chacun sait que « l'ouverture »
conseillée à Bonaparte par son ministre conduisit à la paix
d'Amiens et que cette paix fut à peine une trêve. Le Premier consul
ne porte peut-être pas seul la responsabilité de la rupture. Dès le
lendemain d'Amiens, Pitt avait dit à Malmesbury (négociateur de la
Triple-Alliance de 1788) : « On a bien fait de traiter. L'Angleterre
avait besoin d'un repos, si court fût-il. » Mais l'historien de Talleyrand retiendra surtout que, dans les dernières années de sa vie, le
prince situait à ce moment précis la fin d'un chapitre : «Jusqu'à la
paix d'Amiens — lit-on dans ses Mémoires — on pouvait n'être pas
d'accord avec lui sur les moyens, mais l'utilité du but ne pouvait
être contestée » ; cette paix à peine conclue, « la modération
commença à abandonner Bonaparte ». Ainsi furent jetées les
semences de nouvelles guerres « qui devaient, après avoir accablé
l'Europe et la France, le conduire lui-même à sa ruine ». Quand il
porte un jugement d'ensemble, c'est donc la qualité de l'effort
déployé pour se réconcilier avec l'Angleterre que Talleyrand choisit
comme critère.
Troisième preuve : 4 février 1805.
T
alleyrand révèle au Sénat que l'empereur vient d'adresser une
nouvelle lettre au roi d'Angleterre. On y relève cette phrase
qui porte la marque de son inspirateur : « les colonies sont pour la
France un objet secondaire ». Sur le moment, l'échec est total.
Mais, après Austerlitz, quand Pitt meurt et est remplacé par Fox au
début de 1806, Talleyrand reprend espoir. Nous possédons ici deux
témoignages précieux et concordants. Celui de l'ambassadeur d'Autriche : « M. de Talleyrand veut quitter les affaires, mais se fait un
point d'honneur de parvenir auparavant à la conclusion de la paix
avec l'Angleterre. » Celui de Savary, ministre de la Police, qui
savait tendre l'oreille : « Rien ne lui eût coûté pour faire conclure lapaix avec l'Angleterre. Il le disait à qui voulait l'entendre » ; quand
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TALLEYRAND
ses efforts étaient contrariés, « il entrait en fureur ». L a mort de
Fox rendra vaine cette obsession. Dès lors, tous les observateurs
confirment l'opinion d'un diplomate autrichien : « M. de Talleyrand désire ardemment se retirer de son poste. » Le 9 août 1807, i l
quittera le ministère des Relations extérieures où, comme l'a bien
vu Metternich, son influence avait été « puissante dans les moyens
journaliers d'exécution », mais « subalterne quant au point de vue
politique ».
Quatrième preuve : 17 octobre 1814.
D
e Vienne, Talleyrand adresse à Louis XVIII la première d'une
série de lettres dont le but est de faire comprendre au roi pourquoi la France ne peut rétablir son rang qu'en se rapprochant de
l'Angleterre. Son raisonnement est simple : l'Angleterre veuf
conserver sa prépondérance maritime, mais n'a ni l'intention ni
l'ambition de s'agrandir sur le continent ; hors de l'Europe, elle est
animée par l'esprit de conquête ; dans les affaires de l'Europe, elle
obéit à l'esprit de conservation. Son intérêt est donc de limiter les
convoitises des deux puissances les plus gourmandes, la Russie et la
Prusse, en s'appuyant sur les deux pays que cette gourmandise
menace, l'Autriche et la France. Dès le 3 janvier 1813, la sagesse
d'un tel dessein était démontrée par la conclusion — entre Londres,
Vienne et Paris — de la fameuse alliance secrète que Talleyrand
avait conçue et que Napoléon ruina en revenant de l'île d'Elbe. Pas
plus en 1814 qu'avant 1807, le prince n'a été guidé par l'amour de
l'Angleterre : « Son peu de zèle pour les principes ne doit pas
surprendre, écrit-il ; ses principes sont son intérêt ». Mais il croit et
démontre que cet intérêt est — malgré les apparences — compatible
avec celui de la France, qui suppose aujourd'hui l'équilibre européen comme i l exigeait hier la conclusion de la paix.
Cinquième et dernière preuve : 16 décembre 1833.
T
alleyrand est sur le point d'avoir quatre-vingts ans. Il est
ambassadeur à Londres depuis trois ans et pour un an encore.
C'est à ce moment que le duc de Broglie, ministre des Affaires
étrangères, lui adresse une instruction qu'il a lui-même sollicitée et
inspirée. L'idée qui la gouverne est ambitieuse et précise : i l faut
conclure une alliance défensive entre la France et la GrandeBretagne. L'argumentation est d'une telle modernité qu'on ne résiste
pas à l'envie de citer textuellement le passage essentiel : « L'intérêt de l'Angleterre, c'est le maintien du statu quo ; l'Angleterre
TALLEYRAND
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s'est fait sa part en 1815 ; elle l'a faite large, ce n'était que justice.
Tous les pays de l'Europe avaient passé sous le joug de Napoléon :
elle seule avait résisté. Sa résistance avait préservé l'Europe du
fléau de la monarchie universelle et de la tyrannie. Mais enfin, je le
répète, l'Angleterre s'est fait largement sa part ; la position qu'elle
s'est créée en Europe est relativement grande et forte. Tous les
changements de quelque importance qui pourraient désormais
survenir en Europe, surtout s'ils s'opéraient sans son concours, lui
seraient très désavantageux et tourneraient désormais contre elle. »
De ces prémisses, le duc de Broglie, c'est-à-dire Talleyrand, tire une
conclusion très nette : «Je pose en fait qu'involontairement, par
instinct, si la France devenait l'objet d'une agression gratuite et
non provoquée, l'Angleterre défendrait la France et prendrait fait
et cause pour elle. » Mieux : cet engagement d'assistance mutuelle
ferait réfléchir les autres puissances si elles songeaient à détruire où
que ce fût l'équilibre européen et « retiendrait toute velléité
d'agrandissement ».
Pourquoi Talleyrand pouvait-il reprendre et préciser en 1833,
mais cette fois pour en faire une directive et non plus un avis, les
principes qu'il avait énoncés en 1792? Parce qu'il était revenu à
Londres en 1830, comme ambassadeur, avec des convictions identiques à celles qui l'animaient quarante et un ans avant quand i l était
un émissaire semi-clandestin et semi-fugitif. E n 1830, comme en
1792, Talleyrand croit — presque contre tout le monde — que le
nouveau régime a besoin de la paix. E n 1830, comme en 1792,
Talleyrand croit que la clef de la paix est à Londres et que la clef de
la paix avec Londres est en Belgique. Mais, en 1830, i l est l'ambassadeur d'un roi qui a pris comme lui le chemin de l'exil en 1792 et
qui a les mêmes raisons que lui de vouloir « conjurer le malheur le
plus redoutable : une guerre révolutionnaire et universelle ». LouisPhilippe et Talleyrand furent donc d'accord pour réunir, grâce à
des trésors de patience et de discernement, les trois conditions de la
paix.
Première condition : rassurer l'Angleterre en écartant l'intervention armée dé la France en faveur de? Belges soulevés.
Deuxième condition : s'appuyer sur l'Angleterre pour éviter
que les puissances continentales ne prétendent contraindre par la
force la Belgique à rester sous l'autorité des Pays-Bas.
Troisième condition : associer l'Angleterre à la garantie de
l'inviolabilité et de la neutralité belges.
Résultat : quand — moins d'un an après l'arrivée de l'ambassa-
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TALLEYRAND
deur Talleyrand à Londres — le roi de Hollande essaya de reconquérir la Belgique (ce que le roi des Français n'aurait pas pu laisser
faire sans perdre son trône), une armée française franchit immédiatement la frontière. Mais, loin d'en blâmer la France, l'Angleterre
envoya une escadre devant les côtes belges pour obliger les Hollandais à quitter Anvers. Vingt ans avant la mort de Wellington, la
coopération militaire franco-anglaise commençait à quelques lieues
de Waterloo. Talleyrand s'était emparé de la question belge, facteur
de division et brandon de discorde par excellence, pour en faire
l'instrument de la réconciliation.
C'était pour rendre cette réconciliation définitive que le vieil
ambassadeur aurait voulu terminer sa carrière par la conclusion
d'une alliance défensive. Il n'y parvint pas. Palmerston s'empara de
l'idée, mais pour en modifier complètement le caractère : i l y avait
alors deux guerres civiles, liées l'une à l'autre, au Portugal et en
Espagne, où deux princes partisans de l'absolutisme, Miguel et
Carlos, menaçaient deux trônes qui s'appuyaient contre eux sur les
libéraux. Le Premier ministre obtint de celui qu'il appelait « old
Talley » que la France se joignît à l'Angleterre, à l'Espagne et au
Portugal, pour conclure, en avril 1834, un traité dont l'objet était
de soutenir les deux souverains légitimes contre les infants Don
Carlos et Don Miguel. Toutefois, après la signature de ce traité,
Palmerston écrivait à son frère Sir William Temple : « Ce qui est
d'une importance permanente et générale, c'est que cela établit
entre les Etats constitutionnels de l'Occident une QuadrupleAlliance qui servira de grand contrepoids à la Sainte-Alliance de
l'Orient. »
L a Quadruple-Alliance n'eut pas la vie longue et ne méritait
guère le nom pompeux dont l'affubla Palmerston. Cependant,
depuis qu'elle fut signée, i l n'y eut plus ni guerre franco-espagnole
ni guerre franco-anglaise. L'Espagne ne redevint jamais l'ennemie
de la France ; mais surtout l'Angleterre devint progressivement son
alliée. Talleyrand fut sans doute le seul à prévoir, parce qu'il s'était
acharné à le vouloir, ce renversement « d'une importance permanente et générale ».
J'ai mieux compris comment i l avait fondé l'Entente cordiale
quand j'ai constaté que — sur ses carnets intimes — i l écrivait le mot
Temps avec un T majuscule.
MAURICE SCHUMANN
de l'Académie française
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