4. Être et temps
Cela revient à remettre en question la manière traditionnelle de concevoir le rapport entre la vérité
et le temps. A première vue, la vérité est étrangère au temps. Ces deux termes, en effet, on toujours
paru inconciliables, car la vérité se place spontanément hors du temps : toute proposition semble à
première vue intemporelle. Que l’on dise « le ciel est bleu » ou « aujourd’hui à midi, il fait beau »,
dans les deux cas la vérité que l’on énonce se donne comme une vérité éternelle, intemporelle. C’est
pourquoi l’éternité avait toujours compté au nombre des propriétés de l’être. Tout ce qui était soumis
au changement ne semblait pas être véritablement ; d’où l’idéalisme platonicien.
Cette image d’une vérité pure, objective et éternelle n’est pas fausse à proprement parler, mais cela
ne correspond qu’à un idéal qui reste abstrait. Concrètement, dans son existence effective, la « vérité »
est analogue à la pensée : enchâssée dans les affects, toujours perspective, elle est étroitement liée à
l’action et à la projection, donc au temps. L’être se fonde dans le temps, il naît du temps comme un
idéal intemporel. On pourrait renverser la formule de Platon et dire que la vérité est le rêve immobile
du temps mobile
.
En nous montrant que l’être ne peut être compris que s’il est projeté dans le temps, Heidegger nous
donne également une piste pour comprendre la métaphore platonicienne du soleil dans l’allégorie de la
caverne. Ce soleil est le symbole de « l’idée de Bien », qui est selon Platon la condition de toute
connaissance (l’idée de Bien est aux choses intelligibles ce que le soleil est aux choses visibles). Peut-
être faut-il penser que la condition de toute compréhension est l’idée de Bien, c’est-à-dire l’idéal ou le
projet qui, en tant qu’horizon de toute action, constitue le fondement de toute pensée.
C. La valeur de la vérité
1. Remettre en question la valeur de la vérité
La question des rapports entre la pensée et la vie peut être envisagée, outre sur le mode génétique,
du point de vue de l’évaluation : que vaut la vérité ? Favorise-t-elle toujours la vie ? Cette question est
la grande question de Nietzsche, qui remet en question la valeur de la vérité qu’on avait toujours
supposé jusqu’à présent :
La volonté du vrai, qui nous entraînera encore dans nombre d’entreprises périlleuses, cette
célèbre véracité dont jusqu’ici tous les philosophes ont parlé avec vénération, que de
problèmes nous a-t-elle déjà posés ! Quels étranges et graves problèmes, pleins
d’équivoques ! C’est déjà une longue histoire – et pourtant, semble-t-il, elle vient tout juste de
commencer. Quoi d’étonnant que finalement nous devenions méfiants, perdions patience et
nous détournions, excédés ? Ce sphinx ne nous apprendra-t-il pas, à nous aussi, de notre côté,
l’art d’interroger ? Qui est-ce, proprement, qui nous pose ici des questions ? Qu’est-ce qui
proprement en nous aspire à la « vérité » ? – De fait, nous nous sommes longuement attardés à
nous interroger sur la cause de ce vouloir, – jusqu’à ce que finalement nous nous trouvions
tout à fait en plan devant une question encore plus fondamentale. Nous nous interrogions sur
la valeur de ce vouloir. Etant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-
vrai ? Et l’incertitude ? Voire l’ignorance ? Le problème de la valeur de la vérité s’est dressé
devant nous, – ou est-ce nous qui l’avons rencontré sur notre chemin ? Qui de nous est Œdipe,
ici ? Qui est le sphinx ? C’est là, semble-t-il, un nœud de questions et de points
d’interrogation ; Et, le croira-t-on ?, nous finissons par penser que le problème n’a jamais été
posé jusqu’à présent, que nous sommes les premiers à le voir, à le tenir sous notre regard, à
l’oser. Car il comporte un risque, et peut-être n’en est-il pas de plus grand.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 1
Remettre ainsi en question la valeur de la vérité, c’est être prêt à préférer le faux au vrai, par
exemple au nom de la vie : il se pourrait tout à fait que le faux soit plus utile que le vrai. Rien ne
garantit a priori la valeur de la vérité :
Nous ne voyons pas dans la fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ;
c’est là, peut-être, que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de
savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à
conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les
jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus
Platon disait : « le temps, image mobile de l’éternité immobile ».