Kayes : une de régions les plus touchées par le VIH/Sida

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Projet « Cultures et formations »
La lutte contre le VIH/Sida au Mali.
L’arrivée des antirétroviraux (ARV) à Kayes : entre espoirs et doutes.
Barbara Bertini
GRDR
Mai 2004
Une situation épidémiologique préoccupante1
Au Mali, selon l’Onusida le taux de séroprévalence serait de 1,7 % dans la population générale, dont
2,5 % à Bamako, 2 % à Ségou et 1,9 % à Kayes. Sur une population de 11,6 millions, 180000
personnes seraient infectées par le VIH. Le nombre de cas de VIH recensés semble augmenter d’année
en année2. La séroprévalence est plus élevée chez les femmes que chez les hommes : 2 % contre 1,3
%3. Le groupe d’âge le plus affecté est celui de 30-34 ans touchés à 3,4 %, suivi par les 25-29 ans à
2,3 %. Actuellement près de 1000 personnes, dont plus d’une centaine d’enfants, seraient sous
traitement ARV. Au Mali, la lutte contre le VIH/Sida s’organise à partir du Haut Conseil National de
Lutte contre le Sida (HCNLS4) et le Programme National de Lutte contre le Sida (PNLS5).
Depuis plusieurs années, dans le cadre de l’IMAARV (Initiative Malienne pour l’accès aux ARV)
trois programmes thérapeutiques concentrés dans la capitale, Bamako, se repartissent difficilement la
prise en charge des patients6. Des activités de prévention de la transmission du VIH de la mère à
l’enfant (PTME) sont prévues à partir des sites pilotes de Bamako, mais, au dire des acteurs de terrain,
le programme, bien bâti dans sa théorie, a du mal à être fonctionnel7. L’IMAARV n’est pas encore
décentralisée. Les malades de la Région de Kayes, ayant les moyens physiques et économiques, sont
obligés de se rendre à Bamako pour espérer avoir accès aux ARV. Selon cette politique sanitaire, il est
prévu d’élargir l’IMAARV aux régions qui seraient prêtes sur le plan technique (laboratoire équipé,
personnel formé, etc.). La décentralisation de la prise en charge a démarré dans la Région de Ségou.
Elle devrait être effective à Kayes dans les prochains mois, grâce à l’appui fourni par ESTHER 8 dans
le cadre du jumelage entre l’hôpital Régional de Kayes Fousseyni Daou et l’Hôpital Delafontaine de
Saint-Denis en France dans le cadre d’un programme plus global, coordonné par le GRDR, qui
implique aussi un jumelage entre les associations, les communes, etc.
1
Voir pour une analyse comparative la fiche de documentation réalisée par Marie-Agnès Leplaideur (SYFIA) :
« La lutte contre le SIDA au Burkina Faso » (mai 2004).
2
1 cas en 1986, 106 en 1989, 187 en 1993 et 5069 en 1999.
3
Cette prévalence est davantage élevée dans les groupes « à risque » : 29,3 % chez les « travailleuse du sexe »,
6,7 % chez les vendeuses ambulantes et 4,1 % chez les camionneurs.
4
Il s’agit d’un organe d’orientation et de coordination technique et multisectorielle du programme, présidé par le
Président de la République et dont le Secrétariat Général est assuré par le Ministre de la santé.
5
Le PNLS assure la coordination du programme et impulse les activités de lutte contre le sida. Il est décentralisé
au niveau régional à travers la Direction Régionale de la Santé.
6
300 personnes sont traitées à l’hôpital du Point G, 200 à Gabriel Touré et 300 au CESAC, le seul site qui
héberge une association des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) et qui assure aussi un suivi psychosocial.
7
Les difficultés concernent notamment les programmes d’allaitement artificiel et les coûts qu’ils impliquent.
8
Ensemble Pour une Solidarité Thérapeutique Hospitalière en Réseau. www.esther.fr
1
Kayes : une de régions les plus touchées par le VIH/Sida
Le cercle de Kayes9, principalement connu pour son important flux d’émigration vers l’étranger, et
notamment l’Ile-de-France, est aussi une région carrefour d’immigration. Étalée sur trois frontières
(Sénégal, Mauritanie et Guinée), elle est marquée par un important mouvement humain. Ses mines
d’or principalement concentrées dans la commune de Sadiola et Yatela attirent de la main d’oeuvre
non spécialisée en provenance des pays limitrophes ainsi que la prostitution. Il existe aussi des placers
d’orpaillage à Kéniéba où s’effectue l’exploitation traditionnelle d’or et une usine d’égrainage du
coton à Kita. Lieu d’attractions économiques et de concentration humaine, plaque tournante des
échanges démographiques, économiques et routiers entre les pays du Bassin du Fleuve Sénégal, la
Région de Kayes fait face actuellement à un nombre croissant de nouveaux cas de VIH10.
Faute de centralisation des données épidémiologiques, les chiffres de l’Hôpital Régional de Kayes ne
sont pas exhaustifs, mais ils restent néanmoins représentatifs de l’évolution de l’épidémie.
À l’Hôpital Régional Fousseyni Daou, le nombre de cas est passé de 8 en 1996 à 139 cas en 1999.
Actuellement, la file active est de 526 patients, dont plusieurs enfants. Depuis quelques mois, cinq
patients de Kayes sont suivis à Bamako. Pour la grande majorité des malades, se rendre à la capitale
une fois par mois est impossible. Affaiblis par la maladie ils doivent, en plus, supporter des voyages
pénibles et coûteux et des frais pour les examens biologiques élevés. Il faut aussi avoir de la famille
sur place pour être hébergé, mais cela oblige à l’informer de la raison de ces déplacements : autant de
facteurs qui limitent ce recours thérapeutique, par ailleurs difficile à obtenir, vu l’offre limitée.
Le nombre de décès est équivalent à 10 % des personnes suivies (la file active) annuellement. Ces
chiffres ne représentent pas l’ensemble de la population, car l’accès au dépistage a été complexe. C’est
encore le cas au niveau hospitalier, notamment à cause de la pénurie de réactifs et de la défaillance du
plateau technique du laboratoire. A partir des tests effectués à l’hôpital, le taux de séropositivité était
de 13 % en 2002. Il faut noter que ces tests sont effectués essentiellement à titre de diagnostic chez les
personnes présentant des signes cliniques évocateurs ou compatibles au VIH.
Les femmes : davantage infectées et vulnérables
À Kayes, le taux d’infection chez les femmes est supérieur à celui des hommes (2,3 % contre 1,3 %) et
la classe d’âge la plus touchée est celle des 30-39 ans11. Si la morphologie et les situations
socioéconomiques de vulnérabilité apportent des explications notamment chez des « catégories » telles
que les « travailleuses du sexe », les vendeuses ambulantes et les jeunes « bonnes », il ne faut pas
oublier le biais méthodologique qui fait de chaque femme enceinte une personne « dépistable » en
puissance. Dans la file active de l’Hôpital Régional de Kayes, nombreuses sont les femmes qui ont
appris leur séropositivité lors d’une grossesse, sans que le mari soit forcément dépisté par la même
occasion. Si les femmes sont plus facilement dépistables et donc mieux suivies, ce biais
méthodologique peut renforcer la vulnérabilité et les rapports de pouvoirs asymétriques entre genres.
Cette fragilité « statutaire », qui dans certains cas peut être accrue par des facteurs socioculturels
(précarité, dépendance économique, statut juridique, religion et normes sexuelles régissant les rapports
9
La Région de Kayes est la première région administrative du Mali. Située à l’extrême Sud-Ouest du pays, elle
couvre une superficie de 120760 km2, limitée au Nord par la Mauritanie, à l’Ouest par le Sénégal, au Sud par la
Guinée et à l’Est par la deuxième région malienne (Koulikoro). Sa population est de 1.403.575 habitants, avec un
accroissement annuel de 2,3 %, un taux de mortalité égal à 11,4 % et un taux de natalité de 49,04 %. La
population est majoritairement musulmane. Région très enclavée, la liaison avec la capitale, distante environ de
300 km, se fait difficilement. Depuis la privatisation de la voie ferroviaire, les trajets sont devenus plus chers et
aléatoires. Une route, dont les derniers 200 km restent à achever, permet le transport routier depuis peu de temps.
Une liaison par voie aérienne est possible depuis plusieurs années, mais son coût (environ 500 euros) reste
prohibitif pour la grande majorité de Maliens.
10
Les zones frontalières représentent des « lieux à haut risque » pour le VIH, la tuberculose et le paludisme
partout dans le monde.
11
242 cas avérés sur un total de 681 cas.
2
hommes femmes) se renforce face à la maladie. Si les femmes savent que l’utilisation du préservatif
s’avère efficace dans la prévention du VIH et des IST, leur utilisation reste l’affaire du partenaire
masculin, ce qui rend plus difficile pour les femmes la négociation de rapports sexuels à moindre
risque. De nombreuses femmes, en situation de fragilité socioéconomique, sont incapables de négocier
des relations basées sur l’abstinence, la fidélité et le recours aux préservatifs. Des pratiques comme la
sodomie, pour préserver la virginité ou les mutilations sexuelles, couplées à la précarité, aggravent
leur vulnérabilité. Parallèlement, la crainte du rejet familial et de la violence qui pourrait suivre
l’annonce de la séropositivité empêche certaines femmes d’accéder à l’information sur le VIH/Sida, au
dépistage, de dévoiler leur statut sérologique et donc de recevoir traitements et conseils, même
lorsqu’elles se savent infectées. La primauté de la fécondité et/ou l’influence de la communauté
familiale et sociale sur la gestion des rapports de genres, si elle n’est pas prête à changer, est
néanmoins interrogée. Vraie ou « mythologie urbaine » au Mali, tout le monde semble connaître cette
histoire où une femme refusant d’avoir des rapports sexuels avec son mari de retour d’Afrique du Sud,
a été forcée par sa famille à obéir à ses devoirs conjugaux. Et dans la catharsis du drame, le mari l’a
contaminée ainsi que les coépouses et les enfants, « condamnant toute la famille à une mort
foudroyante » !
Signe perceptible d’un changement, cela interroge les rapports entre genres et libère la parole autour
d’un sujet qui n’est plus tabou.
Le silence est brisé : le sida n’est plus une maladie taboue
Malgré l’existence de comportements à risques qui persistent et de situations particulièrement
« explosives » comme dans les environs des mines d’or, il faut tenir compte de deux nouvelles
variables qui peuvent, en partie, expliquer une plus grande visibilité du phénomène : le résultat du
travail de prévention effectué depuis plusieurs années et l’accès au dépistage anonyme.
Longtemps maladie taboue, mal connue, déniée, cachée, le VIH/Sida connaît aujourd’hui une
résonance médiatique épaulée par la volonté politique malienne. Tant à Bamako qu’à Kayes, la télé, la
radio, les panneaux publicitaires, les discours publics diffusent des messages de prévention et de
solidarité vis-à-vis des personnes infectées. Le Président A. T. Touré montrant un préservatif lors
d’une émission télévisée12 a marqué un véritable tournant dans la libération de la parole autour de ce
sujet.
Ces messages peuvent être améliorés, néanmoins ils ont le mérite d’exister et de commencer à faire
partie de l’environnement quotidien au moins au niveau des grandes et moyennes villes. Si ce n’est
pas le cas pour l’ensemble des villages environnants de Kayes, l’impact de la radio rurale (seul
véritable moyen de communication de la région) qui consacre une mission hebdomadaire sur le sujet
en langue locale, est un relais important d’information et de débat sur le sujet.
De nombreuses associations locales et/ou ONG internationales travaillent depuis des années sur la
prévention tant au niveau urbain que rural.
Malgré un démarrage inégal et désordonné, impulsé par les médecins et conditionné davantage par
l’obtention de financements que par la qualité des acteurs associatifs, on assiste aujourd’hui à une
réelle volonté de coordination et de travail en concertation au niveau local.
Le rôle des associations des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) est par ailleurs la clé de voûte
d’un édifice qui commence à poser des fondations stables. À Kayes, la volonté et l’engagement de
l’ancien directeur de l’Hôpital et d’un médecin hospitalier ont permis la naissance en 2001 de
l’association « Nous VIH/Sida et nos amis ». Hébergée au sein de l’Hôpital, cette association ne cesse
de voir le nombre de ses adhérents s’accroître. Après des débuts discrets et balbutiants, et une
adhésion de ses membres dictée plus par l’occasion d’avoir accès gratuitement aux soins pour les
maladies opportunistes que par une réelle volonté d’engagement, cette association, fortement soutenue
par la Direction Régionale de la Santé, l’Assemblé Régionale, et des bailleurs internationaux, devient
actuellement un acteur incontournable du panorama kayesien et un véritable plaidoyer vivant.… Les
12
Il s’agit d’une émission télé dans le cadre de la journée mondiale de lutte contre le sida en décembre 2003.
3
membres de l’association assurent des séances de prévention dans les villages alentours, multiplient
les témoignages radios et les témoignages « à visage découvert », rendent visite aux malades isolés et
assurent la médiation après l’annonce de la séropositivité.
Impulsée aussi par l’ancien directeur, l’ouverture récente d’un centre de dépistage volontaire et
anonyme au sein de l’hôpital crée un atout majeur et un nouveau partenaire pour les praticiens. Le
centre de dépistage de Kayes13 conjugue à un accueil remarquable un personnel formé, à un prix
accessible (500 CFA) des résultats rapides (30 minutes) assurant ainsi la continuité du processus (pré
test – test – post test - orientation) et réduisant presque totalement le taux des « perdus de vue ».
L’accès aux médicaments : un rêve qui devient réalité
L’IMAARV subventionne actuellement 90 % du coût des traitements ARV (soit 4500 CFA par patient
et par mois). Si ce coût peut rester prohibitif pour des revenus modestes (le salaire moyen est de
30.000 CFA), une enquête sociale est, en théorie, effectuée au préalable pour adapter le prix de la
thérapie aux revenus du patient. Par ailleurs, la gratuité est appliquée pour les enfants, les bénéficiaires
de la PTME, le personnel médical et les militants associatifs.
Cette année, le Mali, aura accès au Fond Mondial. Les financements pour la lutte contre le VIH/Sida
par le programme de réduction de la dette, devraient être largement soutenus par le PTTE14, la
fondation GSK et la Banque Mondiale (MAP2), permettant ainsi au Mali d’agir dans la mise en place
d’une politique sanitaire à la hauteur de ses ambitions. On déplore actuellement un accès aux ARV
limité à la seule capitale et insuffisant face à la demande. Le programme ESTHER qui appuie la
décentralisation au niveau de Kayes, devrait dans les prochains mois, permettre la prise en charge de
100 patients sur une file active de 500, impulsant et soutenant ainsi la volonté politique de
décentralisation sanitaire.
Stigmatisation et discrimination : les obstacles principaux à la prévention et à la prise en charge.
Malgré cette évolution prometteuse, le chemin est semé d’obstacles. La peur de la stigmatisation et de
la discrimination reste l’obstacle majeur à franchir. De la méfiance à la critique, de l’ostracisme à la
discrimination, du rejet à l’abandon, de la stigmatisation à la spoliation, l’existence d’attitudes hostiles
envers les personnes contaminées, semble être un invariant dans les récits des membres de
l’association de PVVIH. Lors de leurs réunions hebdomadaires, les membres associatifs relatent des
histoires identiques. Des femmes séropositives rejetées par leurs maris et contraintes de rentrer dans
leurs familles d’origine, une mise à l’écart au moment des repas, dans les tâches ménagères et dans la
prise en charge des enfants. Des personnes affaiblies par la maladie délaissées car la solidarité
familiale se heurte à la peur de la contagion. Le poids du regard de l’autre, voire le jugement. Des
orphelins du Sida, dont seuls les grands-parents assurent la prise en charge, impuissants devant la mise
à l’écart de ces enfants qui souvent sont les seuls à ignorer leur pathologie. Des hommes qui ont
transmis le virus à plusieurs épouses et enfants et qui ne peuvent plus faire face aux besoins de leurs
familles, atteints par la maladie dans leur corps autant que dans l’estime de soi.
Des jeunes hommes et des jeunes femmes pour qui l’annonce de la maladie signifie la fin de toute
possibilité de rentrer dans un cadre « normal » et « normatif » socialement valorisé : le mariage, la
filiation, etc.
Si pour certains, l’annonce de la séropositivité et le besoin d’être suivi médicalement les ont « obligé »
à une rupture radicale ou partielle avec leur « vie d’avant », on peut imaginer qu’ils ne représentent
que « l’arbre qui cache la forêt ». Une maladie considérée comme mortelle et sans recours
thérapeutique, empêche toute volonté de connaître leur statut sérologique, limite le recours au
dépistage et favorise le déni de la maladie. Malgré la déontologie du centre du dépistage de Kayes, ses
prix abordables, ses relais associatifs qui promeuvent le dépistage et sa garantie d’anonymat, le centre
13
Le Centre de Dépistage anonyme « L’Eveil » a ouvert ses portes en mars 2003. Il est le troisième centre de
dépistage ouvert par le PSI Mali (Marketing Social et Communications pour la Santé) et soutenu par des
bailleurs américains. Deux autres centres similaires existent à Ségou et Bamako.
14
Mécanisme de financement à travers la remise de la dette.
4
n’effectue qu’une vingtaine de tests par mois, dont la plupart sont orientés par des professionnels de
santé, alertés par des signes évocateurs de la maladie.
Aujourd’hui, être séropositif à Kayes équivaut, pour beaucoup, à être dans un no man’s land : entre la
survie et la condamnation à mort. Celle biologique qui est à inscrire dans une éventualité future et
celle sociale qui, pour certains, est déjà réelle. Force est de constater que les efforts de programmes de
prévention n’ont pas été forcement intégrés dans l’imaginaire collectif. Nombreux sont ceux qui
croient toujours que le Sida est une maladie contagieuse, et se tiennent à l’écart des personnes atteintes
pour éviter la transmission par contact direct ou indirect. Les personnes atteintes participent souvent
de cette crainte et s’auto-excluent pensant ainsi protéger leurs proches. Cette logique d’exclusion peut
être modifiée par l’information sur les modes de transmission et sur les précautions nécessaires.
Encore faut-il qu’elle soit en mesure de répondre aux interrogations issues du quotidien de ces
personnes15.
Les personnes infectées ont beaucoup de mal à parler de leur maladie particulièrement au sein du
couple. Les différents programmes de soutien psychosocial impulsent au « partage du secret » pour
promouvoir des systèmes de solidarités internes aux réseaux familiaux mais le partenaire sexuel est
souvent le dernier candidat choisi par le malade16. Le choix du partage du secret se porte sur les grands
frères et les grandes sœurs, plus rarement vers des amis. Les parents et les conjoints ne sont qu’un
« choix par défaut ». Les premiers sont maintenus dans l’ignorance par une volonté de leur épargner
un chagrin, les deuxièmes de peur d’être rejetés ou accusés de comportements irresponsables.
Les représentations du VIH : Une maladie venue d’ailleurs
L’attribution de l’origine de la maladie à « l’étranger17 », qui signifie de manière prosaïque que la
maladie est venue d’ailleurs, considérant implicitement l’altérité comme dangereuse, est une constante
commune à toute société. L’histoire des maladies et en particulier celle des épidémies, est aussi une
histoire de méfiance envers les malades, d’évitements, de mise à distance. Chaque société et chaque
culture associent aux pathologies un ensemble de représentations dont découlent les attitudes face à la
maladie et ses victimes. Devant un danger sournois et sans visage, « sans frontières et sans famille18 »,
l’appartenance à un groupe ou à une catégorie sociale, en s’appuyant sur des mécanismes qui
renforcent la cohésion sociale, semble pouvoir limiter l’extension de la maladie et son impact. Ainsi,
la méfiance envers des migrants originaires d’Afrique Centrale, d’Afrique du Sud, ou envers des
Maliens émigrés en France19 ou dans d’autres pays d’Europe, fait consensus. La méfiance envers
l’Autre devient la monnaie d’échange de la médiation sociale. L’idée d’une infection d’origine
étrangère compromet les trajectoires individuelles et renforce la cohésion sociale, mais elle empêche
d’évoquer le risque du VIH de manière personnalisée, réduisant ainsi les possibilités de négociation
des mesures préventives.
15
Si la transmission par voie sexuelle, sanguine et materno-infantile est connue, il reste des doutes quant aux
risques liés à l’usage d’outils tels que lames, peignes et autres objets quotidiennement partagés. Il en va ainsi sur
les risques de contagion associés aux modes de contamination de certaines maladies opportunistes. « Si une
personne séropositive à la tuberculose et la tuberculose se transmet à un autre membre de la famille, cette
personne sera contaminée par le sida ? » m’a demandé un responsable associatif censé faire de la prévention.
« Une femme malade qui a ses règles et qui se baigne dans la même eau qu’une autre femme, peut-elle lui
transmettre le sida ? », ou alors le grand classique « Les moustiques peuvent transmettre le sida ? » sont autant
de questions récurrentes.
16
Ce constat est partagé par le CESAC de Bamako, l’USAC à Kayes, le Centre de Dépistage l’Eveil de Kayes,
l’association des PVVIH de Kayes, les professionnels de santé qui font du conseil pré et post-test.
17
Renée Sabatier, « Sida, l’épidémie raciste » L’Harmattan, Paris, 1989.
18
Dans le cadre de notre travail de prévention et de sensibilisation avec et pour les migrants d’origine
subsaharienne vivant en France, cette définition est systématiquement utilisée lors des débats par les migrants
mêmes.
19
Dans le film réalisé par le GRDR « Trajectoires santé ici et là bas » GRDR  2004, les migrants évoquent le
problème de la méfiance réciproque : quand ils rentrent au pays, ils se méfient de leurs compatriotes qu’ils
considèrent naïfs en connaissances et attitudes préventives. Sur place ils sont regardés avec méfiance car ils
vivent dans un pays étranger aux mœurs sexuelles considérées comme dangereuses.
5
La théorie de l’origine africaine du sida reste une blessure ouverte dans l’imaginaire collectif. La
théorie d’un virus créé en laboratoire par les Américains et diffusé en Afrique ou la rumeur du virus du
sida dans les préservatifs, sont de moins en moins prises au sérieux. Le déni et l’incrédulité, par
contre, ont encore des beaux jours devant eux. Ainsi, malgré un travail de prévention d’information,
nombreux sont ceux qui déclarent n’avoir jamais entendu parler du Sida et ignorent les moyens de
l’éviter. Dans une étude réalisée en 2001 par le PNLS, 44 % de femmes ayant entendu parler du Sida
disaient ignorer l’existence d’un moyen de l’éviter. Ce taux est plus élevé en milieu rural. La logique
de survie (comment se préoccuper d’une maladie qui tue à long terme, quand les risques mortels sont
quotidiens ?) et l’absence d’éducation formelle, surtout chez les femmes, peuvent en partie expliquer
le faible impact des campagnes d’informations. Par ailleurs, l’absence de signes évocateurs et le temps
de latence du virus dans le sang, remettent en cause la nosologie du mal et de la maladie et rendent
davantage difficile l’appropriation personnalisée de la notion du risque.
Les limites de la prévention face au « sens 20» du mal
La prévention se doit d’adapter les messages en fonction du contexte dans lequel elle intervient et
évolue. Trop souvent, des modèles importés et plaqués du Nord au Sud sans relecture critique et sans
implication des personnes concernées ont montré leurs limites. Les professionnels socio-sanitaires
locaux doivent réadapter et recontextualiser les messages de prévention. L’approche communautaire,
l’éducation par les pairs, la création de supports didactiques sont autant de réponses possibles. Mais la
prévention, si pertinente qu’elle soit, ne pourra pas donner de réponses au questionnement induit par
l’apparition du mal et de la maladie : « Pourquoi moi ? », « Pourquoi maintenant ? », « Pourquoi
ainsi ? » mais aussi « Pourquoi lui ? ». Cette philosophie de la causalité évolue sur le plan d’une
rationalité qui repose sur la logique symbolique, et répond aux questions qui planent sur tout sujet qui
souffre.
Par les différentes réponses qu’elle donne à ces questions, la société s’assure globalement une
confiance qui permet de dépasser l’angoisse d’UN mal ou d’UNE mort, autrement inexplicable. En
vertu de cette causalité, la société réalise la possibilité logique, cognitive et psychologique de se
défendre contre les maux futurs et, plus généralement, contre le « mal en soi » et la conscience de la
précarité existentielle.
L’origine des maladies ne regarde ni un savoir scientifique, ni un ordre des choses d’origine naturelle
qui puisse être accepté avec résignation. La maladie est en elle-même un « signe » à déchiffrer. C’est
un signifiant dont le sens doit être reconstruit et identifié par rapport à un axe référentiel déterminé
constitué par le système des valeurs sur lesquelles, consciemment et inconsciemment, repose la
communauté. Il s’agit de valeurs dont la communauté, le groupe, tire force et modèle. Mais puisque la
somme de telles valeurs21 donne une expression et une consistance à l’identité culturelle du groupe,
c’est dans le respect individuel de celles-ci que chacun trouve la source et la justification rassurante
d’une vie, pour lui-même et pour le groupe dont il se réfère.
Ainsi, la maladie, a posteriori, se présente comme le signe dont on déduira que quelque chose de non
conforme aux usages, aux interdits, aux devoirs a été commis.
Évidemment, chaque cas de maladie devient automatiquement un « paradigme » pédagogique de la
communauté entière. Et comme tel, chaque cas de maladie prend la signification d’un fait social
global. L’interprétation de la maladie comme sanction rend les personnes responsables de leur
contamination. Du fait de son lien avec des comportements relatifs à la sexualité et au sang, porteurs
d’une forte charge symbolique, l’infection par le VIH est particulièrement soumise à cette logique de
20
Voir Marc Augé « Le sens des autres » 1989, Fayard, Paris et Vittorio Lanternani « Médecine, magie,
religion, valeurs », l’Harmattan, 1996.
21
Il faut entendre « valeurs » différemment qu’en se referant à la morale judéo-chrétienne ethnocentrique. Les
valeurs, dans les sociétés traditionnelles, se ressoudent, en dernière instance, à l’expérience et à la conscience
d’une « identité socioculturelle » à travers le respect du code ethico-social, rituel, et dans la tradition culturelle.
Dans ces sociétés, l’intérêt suprême, au-delà de la simple survie, est de préserver la tradition, la valeur-identité.
6
causalité qui peut être fondatrice de discours de rejet et de condamnation qui contribuent au
renforcement du déni.
Le rôle de l’auto-support
L’histoire du sida, telle que nous pouvons la concevoir par notre regard ethnocentriste, montre que les
principales forces contre la discrimination ont été impulsées par les personnes atteintes sur la base de
l’auto-support. À un autre niveau, le plaidoyer permet aux associations de PVVIH d’informer la
population générale afin de prévenir les réactions de discrimination et de renforcer la cohésion sociale
face à l’épidémie.
L’importance grandissante que prennent les associations de PVVIH est un atout indéniable. Le rôle et
l’engagement de ses membres sont remarquables mais non sans souffrance. Les membres de
l’association « Nous VIH/Sida et nos amis » de Kayes, sont majoritairement dépourvus d’éducation
formelle. Lors des actions de sensibilisation et d’information qu’ils organisent, ils sont confrontés à
des attitudes hostiles, voire agressives. Le fait qu’ils soient porteurs du virus ne suffit pas à les
légitimer, vis-à-vis de la société, pour parler d’une maladie dont ils ne connaissent que les symptômes,
mais pas grand-chose de la pathologie. Les témoignages à visage découvert, auxquels ils sont
fortement poussés pour convaincre de la réalité de la maladie, préjugent toute possibilité de se forger
une identité autre que celle de malade. Participer aux activités associatives constitue pour eux un
soutien psychologique mais leur engagement n’est pas rémunéré. La grande majorité de ces personnes
ne sont plus en mesure de travailler. Ils dépendent de leurs familles pour survivre avec la conscience
de participer au processus de paupérisation de leurs proches. Dans une logique de rationalisation des
ressources restreintes les malades considérés sans espoir de guérison ne sont pas prioritaires. Les
activités génératrices de revenus auxquelles ils participent suffisent à peine à financer les activités de
l’association.
Le soutien et la valorisation des compétences, l’aide au montage de projets, la recherche des
financements, la mise en place de systèmes de solidarité (mutuelles, etc.), la professionnalisation de
leur statut de « médiateurs » peuvent être des réponses pertinentes pour les accompagner dans
l’évolution de leur implication22. Mais cette réponse sera partielle, voire génératrice de nouvelles
stigmatisations si elle n’est pas intégrée dans une approche globale. Si leur rôle n’est pas transversal
dans la mise en place d’une véritable politique sanitaire capable d’élargir le débat sur le VIH/Sida au
niveau politique, institutionnel, social et médical, ils risquent de combler des vides étatiques et
participer à l’immobilisme des institutions et au désengagement des professionnels de santé.
Des professionnels de santé qui, aux différents niveaux de la pyramide sanitaire, n’ont pas eu de
formations sur le VIH/Sida23. Face à des signes évocateurs ils orientent le malade vers les centres de
référence ou l’hôpital régional pour un bilan de santé, sans jamais évoquer avec le patient la possibilité
d’une infection au VIH. Des professionnels qui ignorent les résultats sérologiques et continuent à
s’occuper des patients dans des conditions propices aux accidents d’exposition au sang. Des
professionnels de santé qui, surtout en milieu rural, ne sont pas associés aux activités de prévention
que mènent les associations. Débordés de travail, souvent mal rémunérés, éloignés de leurs familles,
ils vivent dans une proximité avec les villageois qui les empêche d’évoquer une maladie qui touche à
l’intimité des patients et les infrastructures dans lesquelles ils les reçoivent, ne se prêtent pas à cet
exercice de confidentialité.
La médicalisation du VIH peut apporter des réponses, mais seront-t-elles suffisantes ?
22
Dans le cadre du « Programme Solidarité Santé Kayes » coordonné par le GRDR, une des actions mises en
place est l’accompagnement de l’association des PVVIH. Tous les objectifs ici décrits sont actuellement en cours
d’élaboration.
23
Une étude menée par le GRDR en 2004 auprès de l’ensemble des professionnels de santé dans les CSCOM
des communes de Sadiola, Koussané et Maréna confirme le fait que seuls les plus jeunes, ayant quitté l’école
depuis peu de temps, ont reçu une « information » sur le VIH/Sida. L’ensemble des professionnels interrogés dit
ne pas maîtriser le sujet et ne se sent pas capable de jouer un rôle d’acteur de prévention et/ou information auprès
des patients suivis.
7
La relation thérapeutique
Au-delà de la crainte de contagion, certaines attitudes d’évitement, perceptibles notamment chez les
professionnels de santé semblent trouver leur origine dans un sentiment d’impuissance que donne la
prise en charge d’un malade du Sida lorsque les traitements ne sont pas disponibles. Il ne s’agit alors
ni de crainte de contagion, ni de condamnation morale, mais d’éviter de se confronter à leur propre
défaillance et à la perspective de la mort de l’autre. Là, seule la mise en place de l’accès aux ARV peut
permettre de réintroduire un espoir indispensable à une véritable relation thérapeutique.
« Un traitement efficace existe, la question de son utilisation dans les pays du Sud est une question
politique, voire une question éthique de justice internationale, inscrite dans les rapports inégalitaires
Nord-Sud ». (Conférence de Vancouver, 1997). Si la question politique et économique de l’accès aux
traitements ARV au plan international reste d’actualité, leur disponibilité sur le terrain soulève un
nouveau défi : celui de l’organisation de leur prescription, de leur distribution et de leur intégration
dans les stratégies nationales. Rendre disponible ces traitements nécessite une « mise à niveau » qui
concerne toutes les étapes, du dépistage VIH à la prévention et à la prise en charge des affections
opportunistes. L’accès aux soins et aux traitements est désormais une question de santé publique et de
politique de santé.
Les différents programmes (nationaux et internationaux) se proposent de renforcer les infrastructures
hospitalières, les moyens techniques, d’apporter la formation et les équipements nécessaires pour créer
ainsi un environnement favorable et performant à la prise en charge et au suivi des patients sur le plan
médical. Indirectement, ils opèrent aussi pour conforter le corps médical dans la logique du « toutpuissant » triptyque « maladie, diagnostic, soin ». Le risque est d’importer, une fois de plus, un modèle
dominant dans une société qui ne peut que de s’y plier pour réduire son tribut en vies humaines. Si le
discours médical « occidental » est le seul discours « politiquement correct » et si les rapports
hiérarchiques entre médecins et patients ne sont pas interrogés par les personnes concernées et inscrits
dans les contextes sociétaux, l’arrivée des ARV pourra sauver la vie de quelques centaines de malades,
mais ne fera pas évoluer le débat sur des sujets tels que la confidentialité, le consentement éclairé, les
droits des personnes atteintes, le droit à des soins de qualité et de proximité, la lutte contre
l’exclusion… Le risque est aussi d’imposer une médicalisation du « corps malade » en contournant
« le sens du mal » et ne donnant pas la possibilité de s’ouvrir vers un « social » en tant que lieu
d’expression de stratégies collectives à inventer.
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Sources :
Rapport ONUSida
Programme Solidarité Santé Kayes, GRDR
Programme ESTHER
Donnés épidémiologiques de l’Hôpital Régional de Kayes
Donnés épidémiologiques du Centre de dépistage « L’Eveil », Kayes
Compte rendu des réunions de l’association des PVVIH, Kayes
PNLS Mali
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