Traian SANDU
Docteur en histoire, Professeur agrégé à l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle
La longue marche vers le traité franco-roumain de 1926 :
Alliance d’un système de revers, réassurance à Locarno ou texte de circonstance ?
Les synthèses d’histoire des relations internationales peinent à expliquer la signature
des traités entre la France d’une part, la Roumanie puis la Yougoslavie de l’autre après les
accords multilatéraux de Locarno d’octobre 1925. Cette dernière solution de sécurité
comprenait le repli sur le Rhin en échange de la garantie britannique -et accessoirement
italienne. Dans cette configuration, l’alliance polonaise et les accords tchécoslovaques -assez
modestes du fait de Prague- sont revus à la baisse et soumis aux règles d’engagement de la
SDN, perdant ainsi leur automaticité. Alors pourquoi la France contracte-t-elle avec des pays
qui intéressent moins sa sécurité que la Pologne ou la Tchécoslovaquie et qui risquent de
tendre ses relations avec l’Union Soviétique et avec l’Italie ?
Trois interprétations, partiellement exclusives l’une de l’autre, ont été avancées. La
première, officielle, souligne la volonté de compléter le cycle de traités avec les pays
d’Europe centre-orientale ; l’insertion de Locarno entre les deux phases (1921-1924 et 1926-
1927) est escamotée et cette interprétation ignore la baisse d’intérêt pour les alliances de
revers au cours de la seconde phase. La deuxième interprétation, utilisée notamment par
l’historiographie actuelle
1
, privilégie la théorie des « deux fers au feu » : si Locarno échouait,
il restait l’alternative des alliances de revers. Une analyse minutieuse des documents du Quai
d’Orsay ont amené récemment plusieurs chercheurs, dont moi, à abandonner cette théorie.
2
Une troisième interprétation semble se vérifier, tant Briand a privilégié Locarno jusqu’à la fin
de son activité et de sa vie : celle d’un événement aléatoire, très circonstanciel, soumis à une
conjoncture particulière et éphémère.
La solution de la problématique historique et historiographique portant sur la nature du
traité passe d’abord par le crédit que j’accorderai provisoirement à la première interprétation,
systémique. Pour en montrer les limites, j’en insérerai ensuite la conclusion dans la
1
FRANK, Robert et GIRAULT, René, Turbulente Europe et nouveaux mondes, 1914-1941, Masson, coll.
Relations internationales contemporaines, 1988, p.147.
2
Voir le résumé de ma thèse, dont je reprends ici certaines des conclusions : SANDU, Traian, Le Système de
sécurité français en Europe centre-orientale, l’exemple roumain (1919-1933), Paris, L’Harmattan, coll.
Aujourd’hui l’Europe, 1999, 495pp.
chronologie événementielle, afin de prendre la mesure de la rupture introduite par la
proposition de pacte rhénan (qui aboutit à Locarno) en février 1925. Enfin, le texte du traité et
des accords -notamment militaire- qui l’accompagnent méritent analyse, sans jamais perdre de
vue leur contexte post-locarnien.
I - Un système français aux articulations paralysées
La conception formelle d’un système de sécurité français en Europe centrale,
fournissant à la France l’allié de revers contre l’Allemagne qui lui faisait défaut depuis la
Révolution d’Octobre, se cristallise avec l’arrivée de Philippe Berthelot au secrétariat général
du Quai d’Orsay en septembre 1920 :
« Monsieur Berthelot a exprimé avec la plus grande énergie le point de vue français qui est de soutenir
la Petite Entente et d’en obtenir le maximum de rendement et pour les Etats eux-mêmes, et pour la France qui
veut avant tout assurer un bloc fort tenant en respect l’Allemagne dans ses velléités vers le Sud ou l’Est. ... Le
ministre des Affaires étrangères polonais ayant fourni des détails sur l’accord militaire polono-roumain « signé
ou presque » impliquant la garantie et l’aide de l’armée réciproque pour la frontière orientale, Berthelot a
exprimé la satisfaction profonde de la France pour cette entente ».
3
Berthelot favorise le regroupement le plus cohérent possible des petits vainqueurs
centre-européens, afin de constituer une aile marchante contre l’Allemagne -comprenant la
Pologne et la Tchécoslovaquie-, un flanc défensif face à l’Union Soviétique -avec l’alliance
polono-roumaine éventuellement prolongée auprès des Baltes- et secondairement des sous-
systèmes pour observer ou maîtriser les autres mécontents -la Yougoslavie face à l’Italie, la
Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie face à la Hongrie et à la Bulgarie, appuyée
dans ce dernier cas par la Grèce. Ce tableau théorique aboutit, à la veille de Locarno, à la
configuration suivante de traités défensifs accompagnés de conventions militaires secrètes :
Paris a signé des accords avec Varsovie (février 1921) et avec Prague (janvier 1924), qui
visent l’Allemagne, et dans une bien moindre mesure un appui matériel contre une attaque
soviétique -pour la Pologne- et contre l’Anschluss ou une restauration habsbourgeoise -pour
la Tchécoslovaquie. Les petits vainqueurs contractèrent aussi des assurances entre eux contre
les petits vaincus -la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Roumanie signèrent des traités
bilatéraux entre août 1920 et juin 1921 afin de contrer les irrédentismes hongrois et bulgare.
3
Télégramme n°1635 du prince Ghica, ministre plénipotentiaire de Roumanie à Paris, à Take Ionescu, ministre
des Affaires étrangères, du 4 février 1921, Archives du ministère des Affaires étrangères de Roumanie
(AMAER), fond Paris 46, publié dans le volume d’annexes de ma thèse, SANDU, Traian, La Grande Roumanie
alliée de la France, une péripétie diplomatique des Années Folles ? (1919-1933), Paris, L’Harmattan, coll.
Aujourd’hui l’Europe, 1999, 283pp., doc. n°38, pp.100-102.
Enfin, l’alliance polono-roumaine de mars 1921 achevait, avec l’Union Soviétique, la
composition d’un tableau tous les foyers d’instabilité issus des règlements de 1919-1920
semblaient maîtrisés. Tous les fils reliant l’ensemble paraissaient de même conduire à Paris,
en tant que principale puissance garante de la nouvelle configuration européenne.
Des faiblesses de quatre ordres minaient ce système. Bien que ces faiblesses aient
elles-mêmes formé un contre-système cohérent, nous pouvons les distinguer par ordre de
gravité pour la France. La première recouvre les divergences d’intérêt géostratégique entre ses
membres : la Pologne n’a de conflit ni avec la Hongrie -dont elle souhaiterait au contraire se
rapprocher pour étoffer le glacis anti-soviétique-, ni avec la Bulgarie ; de même, la
Tchécoslovaquie ne connaît pas de tension avec la Bulgarie. Plus grave encore, le système est
miné par des querelles intestines : une des plus bénignes fut celle qui opposait Bucarest à
Belgrade dans le Banat occidental, que l’Entente avait également promis à la Roumanie ;
Vilnius divisait Polonais et Lituaniens ; surtout, le conflit polono-tchécoslovaque de la région
sidérurgique de la Silésie de Teschen -mal réglé en 1920 et prolongé par la tension autour de
l’insignifiante Javorzina- resta une plaie ouverte fichée entre les deux éléments du supposé
volet anti-allemand du système français. Ces faiblesses internes occupaient suffisamment les
petits vainqueurs pour les détourner du principal danger qui les menaçait, c’est-à-dire les
grandes puissances hostiles et déjà -ou bientôt- mues par les messianismes communiste et
fasciste, et que les défaites ou les frustrations de 1918-1920 n’avaient mis que
momentanément hors-jeu : la Roumanie était menacée par l’Union Soviétique en Bessarabie,
la Yougoslavie par lItalie en Dalmatie, bientôt la Tchécoslovaquie par l’Allemagne dans les
Sudètes et la Pologne par l’Allemagne et l’Union Soviétique à la fois. Enfin, la France et ses
alliés n’avaient pas les mêmes intérêts, ni dans la zone, ni hors-zone : Paris ne comptait aucun
contentieux direct avec Budapest et avec Sofia ; selon les périodes, elle tenta même de
s’entendre avec l’Italie, la Russie et l’Allemagne sur des points de difficulté limités avant
1925 ; ces tentatives s’élargirent à partir de 1924, aboutissant à la reconnaissance de l’Union
Soviétique, à la participation de l’Italie à la garantie rhénane et à la réconciliation franco-
allemande sur le Rhin.
Ces forces et faiblesses du « système » centre-européen de la France se répercutent sur
la Roumanie, qui était supposée servir de pivot à l’ensemble. En effet, participant à la fois à la
Petite Entente aux côtés de la Tchécoslovaquie et à l’alliance avec la Pologne, la Roumanie
devait rapprocher les deux frères ennemis slaves pour former le front anti-allemand attendu à
Paris. Mais des intérêts périphériques face à la Hongrie et à l’Union Soviétique pouvaient-ils
faire de la Roumanie l’articulation de l’ensemble ?
Un survol (très) cavalier des relations franco-roumaines de sécurité entre 1918 et 1925
nous permettra de mieux saisir la préférence que la diplomatie de Briand, annoncée en cela
par celles de Herriot et même de Poincaré, finit par accorder à la garantie britannique limitée
au Rhin plutôt qu’à une garantie centre-européenne qui avait plus que prouvé sa déficience
entre 1919 et 1924.
II Une alliance franco-roumaine soluble dans la chronologie
Le caractère incertain, laborieux et chaotique de la mise en place d'un après-guerre qui
se prolonge en Europe centrale jusqu'à la fin de 1921, avec le risque d'embrasement de la
seconde tentative de restauration habsbourgeoise, est bien illustré par les relations franco-
roumaines, dont elles constituent un élément par moments essentiel. En effet, la présence
militaire française dans la zone jusqu'en 1920, l'implication des experts français dans
l'élaboration des nouvelles frontières et l'amorce d'un système de revers dirigé contre les
vaincus centre-européens pouvaient faire espérer une activité intense de la diplomatie
française auprès de Bucarest. Le désir de préserver la Pologne, qui devint l'élément principal
de ce dispositif de revers, de son autre adversaire, la Russie bolchevique, accrut la nécessité
d'intégrer la Roumanie à la sphère d'influence française; la paix séparée que la Roumanie
avait signée avec l'ennemi en mai 1918 fut donc partiellement oubliée. Mais les priorités de la
politique roumaine, qui la portaient vers la consolidation de la Transylvanie, étaient-elles
compatibles avec l'appui anti-bolchevik que les responsables français espérèrent d'abord ? La
Conférence des Alliés avait-elle assez d'autorité pour imposer un règlement pacifique aux
Hongrois, afin de dégager le plus possible de troupes roumaines à l'est ? La Roumanie pouvait
être tentée de couvrir en priorité la possession de la Transylvanie face à la petite Hongrie par
un rapprochement avec les autres co-partageants. Mais quels droits lui reconnaîtrait alors la
diplomatie française sur la Bessarabie ? Toutes ces questions reçurent leur réponse avant la
fin de l'année 1921, qui mit un terme aux doutes qui pesaient encore sur le rôle que Paris
entendait faire jouer à la Roumanie dans la sécurité européenne.
Dans l'immédiat après-guerre, entre novembre 1918 et mars 1920, la tension verbale qui
caractérise les échanges franco-roumains à propos du statut d'allié de la Roumanie, de
l'occupation de Budapest par l'armée roumaine et du refus de signer les traités en raison des
clauses concernant les minorités, ne doit en effet pas faire illusion. Elle relève de l'éphémère
animosité de Clemenceau envers le Premier roumain Bratianu et est en partie à usage externe :
elle devait rassurer les Anglo-Américains sur le souci de la France d'apaiser les tensions
locales. Sur le plan géo-stratégique, les responsables français s'emploient, au début de 1919, à
doter la Roumanie de frontières orientales aptes à remplir un rôle de glacis face à une Russie
hostile aux nouveaux règlements; surtout, ils lui ménagent des frontières septentrionales et
occidentales créant un contact territorial avec les autres Alliés protégés de la France, la
Pologne et la Tchécoslovaquie, -la frontière roumano-yougoslave étant plus délicate à définir-
et incluant les voies de communication capables d'acheminer le matériel stratégique français
de Salonique à Varsovie : si la Hongrie n'est pas un adversaire direct pour la France, Paris
pouvait-elle pour autant laisser un des rares axes ferroviaires fiables aux mains d'un ancien
vaincu ? s février 1919, Foch pensa recueillir les fruits de cette Grande Roumanie, en
essayant en vain de l'utiliser contre la Russie : les responsables roumains maintinrent leurs
priorités, qui les amenèrent à occuper Budapest en août. A partir de cette date et jusqu'en mars
1920, les efforts des Alliés pour faire évacuer le territoire hongrois aboutirent au repli définitif
des troupes roumaines dans les limites des nouvelles frontières : l'état de fait correspondit
enfin à l'état de droit.
La période de mars à septembre 1920 constitue le premier test de fiabilité du pont
roumain vers la Pologne et de capacité d'intégration à l'ensemble centre-européen sous égide
française. Cette expérience se déroula sous d'assez mauvais augures. A l'est, la Roumanie
pouvait-elle participer à une "aventure" polonaise sans incitation de Paris et sans engagement
de troupes françaises ? Aiderait-elle le Russe blanc Wrangel, soutenu par Millerand, mais
soupçonné de convoiter la Bessarabie ? Du moins, le francophile Take Ionescu, qui dirigea la
diplomatie roumaine après juin, facilita le passage des armes françaises vers la Pologne et
amorça ses efforts de reconciliation entre la Pologne et la Tchécoslovaquie avec l'aide de la
France, pour renforcer la cohérence d'un système français exclusivement fondé sur les
vainqueurs centre-européens. Durant la crise polonaise, la France refusa de signer la
convention accordant la Bessarabie à la Roumanie, se réservant ainsi un levier de pression sur
cette dernière pour la faire participer au sauvetage de la Pologne. A l'ouest de la Roumanie, la
France s'était engagée dans un processus de rapprochement économique avec la Hongrie que
les Etats co-partageants de l'Empire austro-hongrois craignirent à tort de voir glisser vers une
révision des clauses militaires, voire territoriales, du traité de paix de Trianon; la Roumanie,
entraînée par la Tchécoslovaquie et, à un moindre titre, par la Yougoslavie, accepta de se
rallier de façon encore informelle à une "Petite Entente" contre d'éventuelles revendications
territoriales hongroises.
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