NATION BUILDING AFRIQUE Voir aussi « Partition », « Intangibilité des Frontières », « Berlin 1885 » C'est enfoncer une porte ouverte que de constater combien les frontières africaines sont absurdes. On pourrait d'ailleurs le dire de toutes les frontières. Les colonisateurs ont divisé le continent d'après leurs intérêts et leurs rapports de forces, en ne tenant aucun compte des habitants, de leur histoire et de leurs intérêts. Beaucoup de frontières sont des lignes droites à travers la brousse. D'autres correspondent à des cours d'eau qui sont pourtant plutôt des traits d'union que des lignes de partage. Il est remarquable que la majorité des Etats qui ont laissé un souvenir dans l'histoire ont été partagés par les frontières coloniales. Les Kongo sont divisés entre l'Angola, le Congo B. et le Congo K., les Lunda entre le Congo K. et l'Angola, les Azande entre le Centrafrique, le Soudan et le Congo K.. Les Mandingues sont écartelés entre la Gambie, la Guinée Bissau, la Guinée Conakry et le Sénégal... Les peuples qui ne sont pas divisés se retrouvent au sein d'amalgames où ils ne représentent que des minorités. Les Luba et les Mongo sont noyés dans le Congo K., les Ndebele dans le Zimbabwe a majorité Shona, les Ganda dans un amalgame Ougandais et les Mossi dans le reste des Burkinabés... On peut cependant invoquer certains arguments raisonnables en faveur des amalgames coloniaux . Ainsi, le Congo belge était une mosaïque ethnique, mais rassemblait dans une seule unité socio- économique et monétaire la plus grande partie du bassin du Congo. Un peu comme le rôle joué autrefois par l'Empire austro-hongrois dans les pays du Danube Il n'y a que quelques exceptions: des états qui en général ont conservé à peu près leurs frontières précoloniales parce qu'ils ont connu un statut de Protectorat: c'est le cas du Botswana, dans une certaine mesure du Rwanda et du Burundi... C'était le cas aussi des bantoustans SudAfricains, dont le territoire était arbitraire, mais la population fatalement homogène, puisque regroupée sur une base ethnique. De façon générale, en situation coloniale, sauf en plein centre d'entités de grande étendue, un Africain se trouvait confronté avec une double absurdité: une (ou des) frontière(s) le séparaient dorénavant de gens qui, pour la tradition etaient des frères ou des cousins, cependant qu'il était obligé de côtoyer, voire de fréquenter intimement des gens qui, traditionnellement‚ étaient pour lui des étrangers pour ne pas dire des extra-terrestres, quand il ne s'agissait pas de ses ennemis héréditaires ! Durant toute la période coloniale, la "partition"(*) de certains peuples fut une source de soucis, voire de conflits constants pour les autorités coutumières et pour les administrateurs coloniaux. Néanmoins, les Etats africains ont accédé à l'indépendance à l'intérieur des frontières coloniales et, à l'exception notable de Kwame N'Krumah, sans guère de références au passé pré-colonial. Il n'y eut que de rares projets de regroupements ou de division. Presque tous échouèrent : - - La Somalie est le seul regroupement post-colonial à base ethnique, rassemblant dans un seul ‚état les ressortissants d'ex-colonies italiennes et anglaises. Le regroupement n'est que partiel puisqu'il manque les populations de Djibouti et des TOM français, celles de l'Ogaden éthiopien et des districts Nord du Kenya. - Zanzibar et le Tanganyika se sont unis dans la Tanzanie. Compte tenu de leur histoire commune, c'était plutôt leur séparation qui était absurde. Le projet de Barthélemy Boganda, de garder rassemblées les ex-colonies françaises de l'AEF est mort avec lui. - La tentative d'inspiration française de garder unie au moins une partie de l'AOF, soit le Sénégal et le Mali a fait long feu du fait de divergences excessives entre le réformisme mou de Senghor et le socialisme de Modibo Keita. - Le projet franco-britannique de diviser le Cameroun a échoué. - Même au prix de guerres parfois longues et pénibles, aucune tentative de sécession à base ethnico-régionale (Erythrée, Katanga, Kasaï, Biafra, Sud Soudan) n'a encore réussi. On n'a donc pas mis fin à des situations coloniales dont on s'est plaint tout au long de la colonisation. Pourquoi? 1. Les colonisateurs sont intervenus. A l'approche de l'indépendance, ils avaient toujours le contrôle de la situation et ne se sont pas fait faute d'influencer le processus dans le sens de leurs intérêts. Après l'indépendance, ils avaient toujours de l'argent et des canons... Ils tenaient en général à défendre des positions économiques (parfois aussi stratégiques) qu'ils avaient bâties dans le contexte territorial de la colonie et qui, estimaient-ils, seraient mieux défendues en conservant ce contexte tel qu'il était. 2. Ce sont avant tout les milieux coutumiers qui accordaient de l'importance aux problèmes de partition et d'amalgame. Or, ce ne sont pas eux, au premier chef, qui sont le moteur de l'indépendance, mais bien la bourgeoisie des villes, qui tend à pousser vers les oubliettes les détenteurs du pouvoir appartenant à la période précédente et à mettre en place les institutions correspondant à son accession au pouvoir. C'est le refus des Chefs ... sauf les chefs d'entreprises. Le rejet du leadership traditionnel est motivé par le fait qu'il se basait sur des inégalités autres que la valeur individuelle (censée adéquatement exprimée par la capacité à acquérir des grades dans la bourgeoisie d'Etat). Et si on reproche à la Tradition ses inégalités, on en rejette aussi, sous le nom de "parasitisme", tous les aspects collectivistes ou solidaires. Le Blanc parti et le Chef mis au rancart, ils espèrent procéder à l'africanisation qui les intéresse le " transfert aux autochtones des passe-droits hérités de la colonisation " (F.FANON; « Les Damnés de la Terre ». p. 115). Cela suppose le maintien des structures coloniales, y compris les frontières et l'organisation du territoire. 3. Il est un fait que, durant le petit siècle que dura la dernière phase de la colonisation, les entités coloniales ont acquis une notoriété et un statut juridique. Certains accords internationaux avaient été passés entre colonies. Ex.: le Congo belge avait des accords avec le Tanganyika anglais pour la traversée de ce territoire par la voie ferrée, de Dar Es-Salaam à Kigoma, sous statut extraterritorial. Belges, Français et Portugais avaient des accords pour l'entretien et le dragage de l'estuaire du fleuve Congo, etc... Il était évidemment plus simple que les mêmes entités en héritent sous leur nouveau statut d'Etats souverains que de devoir en répartir les obligations entre de nouveaux ‚états. 4. L'ONU, principal support diplomatiques des revendications d'indépendance, avait de plus tranché après débat, dans le sens d'une limite - assortie de recommandations sur le statut des minorités - au droit des Peuples à disposer d'eux-mêmes, qui n'est d'ailleurs qu'une application particulière au cas des colonies d'un principe plus général. Le droit d'autodétermination s'appliquait bien au peuple des entités coloniales, mais non aux peuples de fractions de celles-ci, tout comme il s'applique, par exemple, à la France mais pas à la Bretagne. 5. Il faut bien reconnaître que les précédents incitent à la prudence. Les sécessions et les - problèmes de frontières, même dans des contextes où ils étaient bien plus limités, ont avant tout entraîné des guerres, bien plus souvent que des réaménagements satisfaisants et pacifiques. Or, dans le contexte africain, ce sont toutes les frontières qui sont contestables sur toute leur longueur. Potentiellement, tout Etat africain pouvait se trouver dans la situation peu emballante d'avoir sur son territoire une province jouant les Etats du Sud en 1860, l'Alsace et la Lorraine sur une de ses frontières, le corridor de Dantzig sur une autre, et la troisième dans les Balkans à la veille de Sarajevo ! On comprend que le status quo aie semblé préférable. Dés l'origine, l'OUA proclama l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation et, compte tenu du nombre d'absurdités frontalières qui couvrent le territoire africain, il faut bien constater que ce principe a globalement été bien respecté. Or, l'Afrique a aussi hérité de force d'un corpus juridique qui est, lui, l'héritage naturel de l'histoire occidentale, et d'après lequel il y a une certaine concordance entre les Etats et les Nations. C'est particulièrement vrai pour ceux qui furent colonisés par les Français, parce que, dans cet héritage occidental global, une influente école de pensée française, le jacobinisme, représente la tendance extrémiste, celle qui pose l'identité‚ Etat = Nation et considère très vite la moindre tendance au particularisme comme une conspiration contre l'intérêt de l'Etat, voire comme de la Haute Trahison. Les Etats africains ont, par la force des choses et la volonté‚ de leurs colonisateurs, une certaine unité‚économique et juridique. Ils n'ont aucune homogénéité biologique. Leur unité linguistique se réduit à la langue héritée du colonisateur. certains ont une certaine homogénéité religieuse, mais elle n'est le plus souvent que relative. Tous connaissent de graves disproportions de développement entre les villes et les campagnes, aggravées par le fait que les villes, capitales comprises, sont en général situées aux frontières, portes de sorties de pays extravertis plutôt que cœur de territoires autocentrés. Les Etats africains ont donc une identité nationale à construire plutôt qu'une identité préexistante à affirmer. Leur situation s'apparente plus à celle de pays comme les USA et l'Australie, voire dans une certaine mesure la Belgique, qu'à de "vieilles nations" comme la France. Si les obstacles qui peuvent gêner ce "nation building" sont évidents, ils ont tout de même aussi quelques atouts pour réussir le processus : 1. la plupart du temps, le particularisme ethnique n'est pas "fermé". Certes, il a fallu découvrir, à l'intérieur du même ensemble colonial, des peuples dont on ne savait mme pas qu'ils existaient. (Pour un habitant de Sakanya, un Zande de l'extrême Nord du Congo est, sinon un Martien, du moins l'équivalent géographique d'un Lapon pour un Napolitain). Mais, avec les ethnies voisines, on ne faisait pas que la guerre. Il y avait le commerce, les mariages,... 2. ces populations n'avaient pas que des souvenirs tribaux particularistes. Il y a aussi le souvenir des résistances à la colonisation et des luttes pour l'indépendance. Cet acquis est ‚évidemment d'autant plus important que cette lutte a été longue et difficile. 3. les "lingua franca"(*) offraient une possibilité naturelle de dépasser la multiplicité‚ linguistique sans recourir à la langue du colonisateur qui, non seulement est chargée de souvenirs humiliants, mais est de plus difficile … apprendre, vu son exotisme. Là où comme en Tanzanie, on a d'emblée fait de l'utilisation d'une langue nationale (le swahili) à tous les niveaux, un point important de la construction nationale, les résultats ont été remarquables. 4. le décalage ville / campagne peut être dépassé‚ si on le veut vraiment. La Tanzanie a été jusqu'à changer de capitale. 5. la possibilité théorique de garder les frontières coloniales, mais d'y construire des états qui auraient pris des formes fédérales ou confédérales a été peu utilisée, et sans résultats durables. Sans doute a-t-on eu peur de mettre le doigt dans un engrenage menant à l'émiettement. @ Guy De Boeck, 1995