1/5 LES PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE En souvenir de celui qui fut « votre » professeur de philosophie en cette année 2009-2010. Fin. Pierre Trotignon La philosophie, ce fut « un éblouissement total » : « J'étais en classe de seconde, j'avais donc 15 ans... Dans une salle de classe, il y avait une immense armoire fermée à clef, bourrée en désordre de livres abandonnés... Des réserves sans doute... Avec un camarade de classe, fanatique de lecture comme moi, on a fracturé la serrure de la bibliothèque... On était naïf ! C'était pas pour les voler, c'était pour les lire. J'ai lu ainsi des choses invraisemblables : un dictionnaire complet de littérature extrême-orientale, de la géographie... Dans un coin se trouvaient deux volumes, deux tomes de la traduction de Platon et une édition en français de Spinoza que j'ai lus dans la foulée... Ca a été un éblouissement total. Philosophe : je serai cela, je ferai cela ou rien ! » Raymond Aron Quand je suis entré en classe de philosophie, tout a basculé d'un coup ; tout a été différent. Au bout de trois mois, j'avais pris la décision de faire de la philosophie toute ma vie ! J’étais - comment dire ? - transfiguré par la classe de philosophie comparée à toutes les autres. Raymond ARON, Le Spectateur engagé, Julliard, 1981, p. 26. Le professeur Hegel Il dictait des paragraphes et les expliquait de façon incisive et pénétrante, mais sans grande vivacité extérieure. Certes, il ne lisait pas ce qu'il disait mais, ses papiers étalés devant lui, il regardait au loin, dispersant abondamment du tabac à droite et à gauche. Les élèves devaient retranscrire au propre ce qu'il dictait. Ils devaient également s'efforcer de prendre par écrit les explications orales. De temps en temps, Hegel faisait venir tel ou tel élève en lui demandant de lire ce qu'il avait pris en note, d'une part pour maintenir en alerte l'attention au cours, d'autre part pour contrôler les notes prises. De temps en temps, il faisait aussi retranscrire ces notes au propre. Au début de chaque classe, il demandait à un élève de résumer brièvement le cours de la dernière classe. Chacun pouvait lui poser des questions quand il n'avait pas bien compris quelque chose. En sa bonhomie, Hegel permettait qu'on l'interrompît même pendant son exposé et, souvent, une grande partie de l'heure était employée par lui à répondre à de telles demandes, bien qu'il eût l'art de ramener les questions, à des points de vue généraux qui les liaient à l'objet principal du cours. K. ROSENKRANZ, Hegel's Leben, Berlin, Duncker u. Humblot, 1844, p. 249 (cité par Bernard Bourgeois, in Hegel, textes pédagogiques, Vrin, 1978, p. 18) Alain Au milieu du mur, en face de nous, il y avait un grand tableau noir devant lequel Alain passait en arrivant. Les élèves y inscrivaient ordinairement, avant le cours, quelques pensées trouvées chez les auteurs qu'ils avaient lus, des pensées qui leur avaient paru belles et que, pour 2/5 cette raison, ils souhaitaient entendre commenter par Alain. Celui-ci s'arrêtait pour lire ce qui était écrit et l'admirait souvent mais non toujours. Ainsi le cours commençait souvent par un commentaire de quelque parole d'un auteur. Ensuite Alain rendait les dissertations ou les topos qu'on lui avait remis au cours précédent. Nous appelions topos les essais que nous écrivions pour lui à notre gré, sur des sujets librement choisis par nous. Il nous engageait en effet à écrire le plus possible, persuadé qu’apprendre à bien écrire, c'est apprendre à bien penser. Simone PETREMENT, La vie de Simone Weil, t. I, Fayard, 1973, p. 78. Alain ou La joie de l'enseignement Après tant de professeurs qui avaient soufflé sur mes méninges leurs petits mots secs, pareils aux grains de sable du désert sous les pieds du voyageur assoiffé, il est vrai que les classes d'Alain furent mes oasis. J'y ai deviné, ignorante de l'angoisse chrétienne, ce que dut être la pensée grecque, harmonieuse, équilibrée, joie profonde et presque physique. Le sourire d'Alain fut mon sourire de Socrate, dont on ne sait dire s'il est ironique au moment où on le croit heureux, ou sceptique lorsqu'on l'attend satisfait. Cette joie d'Alain et de son enseignement se manifeste dans l'attitude du maître, l'adhésion des élèves, l'atmosphère sereine de la classe, mais aussi s'enrichit, s'illustre d'une imagerie foisonnante - qu'on appellerait aujourd'hui « documentation » - même en la jugeant futile ou désuète : exemples, symboles, citations, traits, récits, mythes poétiques, personnages historiques ou littéraires apparaissent, disparaissent comme sur un théâtre. Bientôt nous les connaissons et reconnaissons à leur seul nom. On les prend pour ce qu'ils valent et représentent. Leur rappel comporte une part de jeu. Ils nous permettent d'échapper à l'inconsistante et facile abstraction dont Alain, philosophe pourtant, se méfie parce qu'il en connaît les tentations et les vanités. Roger GOUZE, Les Miroirs parallèles, Calmann-Lévy, 1982, p. 124 L'enseignement d'Alain se moquait de l'enseignement tout en étant l'enseignement même. Aucun apostolat : il pratiquait ce métier parce qu'il était le sien, comme le paysan laboure. Du « métier », il avait ce qu'il faut pour atteindre cette aisance qui rend le travail efficace et plaisant. Entre le professeur-apôtre, d'une autre essence que l'élève, et l'amuseur qui veut séduire jusqu'à faire le clown, Alain traitait ses élèves avec le sérieux, la fraternité bienveillante du maître pour l'apprenti. Nos relations restaient professionnelles. Il ne montrait jamais, selon ses propres termes, « qu'une indifférence d'ailleurs naturelle » Roger GOUZE, Les Miroirs parallèles, Calmann-Lévy, 1982, p. 120 Les « contre-élèves » Le romancier et scénariste de cinéma Pierre Bost est (l'élève d'Alain) vers cette époque (1920) et observe qu'il y eut des « contre-élèves » comme Jean-Paul Sartre, décidé selon Bost à le refuser avant de le connaître, ou tel autre khâgneux de nos amis qui le considérait comme un sophiste et presque comme un fumiste ou cet autre qui, sans se cacher, nous dit Pierre 3/5 Bost lui-même, lisait un livre pendant son cours et répliquait avec insolence à Alain mécontent : « Excusez-moi, je lisais Platon. » André SERNIN, Alain, Édit. Robert Laffont, 1985, p. 207. Nous n'assistions pas à un exposé des idées de Platon et de Descartes ; nous étions en présence de Platon et de Descartes ; sans intermédiaires, car les commentaires et les ouvrages de seconde main étaient volatilisés... Nous n'étions plus de pauvres enfants, voués à la compassion dédaigneuse et à la mauvaise note. Nous étions de petits hommes, des hommes tout court, des égaux, dont la libre appréciation était non seulement admise, mais sollicitée. « Je dis ce que je pense, et qui m'écoute est mon juge... » Je n'ai jamais vu penser aussi fortement à la fois l'égalité absolue de tous et l'originalité radicale de chacun. André BRIDOUX, in Hommage d Alain. N.RF., 1952. Le professeur Brunschvicg Le plus souvent son cours ne consistait qu'en exercices pratiques qu'il nous faisait faire, c'est-àdire en exposés faits par les élèves et il lui arrivait rarement d'enseigner lui-même. Quand par hasard il le faisait, c'était sous une forme si subtile, si obscure, si indirecte, qu'il donnait peu de prise aux objections. Sa méthode d'enseignement consistait surtout à raconter des anecdotes dont souvent le rapport avec la question à débattre était difficile à saisir. Simone PETREMENT, La vie de Simone Weil, t. I, Fayard, 1973, p. 78. Jules Lagneau ou un enseignement à la hauteur. L'enseignement de Lagneau était difficile, de cette difficulté propre à la philosophie, dont on n'atteint la clarté, comme il le disait, qu'en passant par l'obscurcissement de la clarté première du donné immédiat et de ce qu'on croit le mieux savoir, de l'exposé et du développement desquels on ne peut tirer le plus petit commencement de la philosophie... L'ensemble des leçons de Lagneau finit, comme on sait, par se fondre en un cours unique, le célèbre Cours sur Dieu. Sans doute ses élèves ne le suivaient-ils pas tous jusqu'à la hauteur où Lagneau voulait les conduire, certains même ne le comprenaient-ils pas. Mais tous, sauf quelques-uns comme Barrès, trop dominé par la passion, trop méprisant au fond des professeurs pour être ouvert à la philosophie, conservèrent ineffaçable le souvenir de ce que peut la pensée désintéressée d'un homme juste. C'est là une réponse suffisante à l'objection toujours renouvelée de ceux qui voudraient abaisser l'enseignement pour le mettre à la portée des élèves. Jean LECHAT, Jules Lagneau, professeur de philosophie, in Cahiers philosophiques, n° 13, C.N.D.P., décembre 1982, p. 109. Le professeur Jaurès et ses élèves Il est professeur au lycée d'Albi. Il n'a que cinq élèves attentifs et admiratifs. Il ne donne que onze heures de cours par semaine, dont cinq le vendredi, ce qui lui laisse trois jours d'entière liberté... 4/5 Les élèves sont subjugués par ce jeune professeur, ce « type épatant », dit l'un d'eux, qui parle sans notes, sans une hésitation, reprenant son cours, d'un jour à l'autre, au mot précis où il l'avait interrompu. Il marche à pas lents dans la salle de classe ; parfois, avec la paume de la main un peu fermée, il semble couper l'espace de haut en bas. Puis, librement, il bavarde comme un aîné à peine plus vieux. Point besoin de discipline, non pas seulement parce que les élèves sont peu nombreux, mais surtout parce que l'autorité morale, le prestige et l'imperium intellectuel de Jaurès sont absolus. Max GALLO, Le grand Jaurès, Robert Laffont, pp. 47-51. Simone Weil La rentrée des classes eut lieu le vendredi 2 octobre. Il parut à Mme Weil que Simone était un peu soucieuse à l'idée de faire ses débuts ; elle n'avait pas beaucoup dormi. Elle mit ce jour-là un chapeau, ce qui ne lui arrivait guère et qui peut-être ne lui arriva plus... C'est presque dès le début que ses élèves sentirent dans son enseignement une pensée forte, solidement liée, rigoureuse. Elles l'admiraient profondément. En même temps, la sentant comme désarmée dans la vie pratique, elles cherchaient à la protéger. Même les plus petites, ses élèves de grec, la protégeaient maternellement. Une fois, elle arriva en classe ayant mis son chandail à l'envers (ou le devant derrière). Les petites le lui dirent et s'arrangèrent pour qu'elle pût se mettre derrière le tableau, enlever son chandail et le remettre. L'une d'elles faisait le guet pour prévenir si la directrice s'était montrée. Simone PÉTREMENT, La vie de Simone Weil, t. 1, Fayard, 1973, pp. 186-187. De tous les grands philosophes, c'était assurément Descartes que Simone préférait alors et qu'elle préférera longtemps. Pendant sa première année d'enseignement, au Puy, les grands volumes de l'édition Adam-Tannery étaient toujours ouverts sur le plancher de sa chambre. Elle se mettait à genoux pour pouvoir les lire sans les déplacer et rampait de l'un à l'autre quand elle préparait ses cours. Simone PETREMENT, La vie de Simone Weil, t. 1, Fayard, 1973, p. 91. Nietzsche professeur de lycée Dès la première leçon, nous eûmes l'impression qu'une heureuse fortune nous avait amené un maître d'une qualité exceptionnelle, et de leçon en leçon, notre respect et notre admiration ne firent que croître. Un profond silence, une admiration générale régnaient dans la classe dès son entrée. Nous nous réjouissions d'avance en pensant à la lecture des classiques et des philosophes, aux leçons du maître sur la tragédie ou sur la philosophie grecques, où il nous introduisait de façon passionnante... En dépit de son caractère calme, timide et modeste, Nietzsche pouvait, en parlant, se laisser entraîner par la beauté de son sujet, au point d'oublier tout le reste. Une après-midi où nous lisions Sophocle de trois à quatre, Nietzsche nous fit une magnifique leçon sur la tragédie grecque, et son ardeur l’empêcha de s'arrêter. À quatre heures vingt, il parlait encore et nous l'écoutions, muets d'enthousiasme. Un élève qui avait, à quatre 5/5 heures, une leçon de musique, regarda plusieurs fois sa montre. Nietzsche s'en aperçut, regarda lui aussi sa montre et quitta la classe tout effaré, en s'excusant mille fois. Nous aurions aimé l'écouter encore... Tout dans la personne de Nietzsche incitait à rechercher son approbation. Il était avare de ses paroles, mais sa joie était visible quand un élève médiocre parvenait à un bon résultat. Que l'on était heureux d'obtenir de lui, pour un exposé oral, ces mots : « Très bien » Sa cordialité, sa bienveillance excitaient au travail. Il tâchait d'inciter les élèves à parler librement, sans notes. Il témoignait à tous la même amitié et la même politesse. Il ne marquait aucun mépris à la masse des indifférents, ni aux élèves plus faibles ou moins doués. Nous nous sentions fiers qu'il eût tant de confiance dans notre intelligence, et avec la fine intuition de la jeunesse nous devinions la contrainte que s'imposait à cause de nous cet esprit de haut vol. in Friedrich NIETZSCHE, Briefe and Zeugnisse (Lettres et témoignages), Historische-kritische Ausgabe, t. Il, pp. 393-397. Sartre Les autres professeurs nous avaient parlé comme on parlait à des « morpions », Sartre nous parlait comme à des hommes, d'égal à égal, nous obligeant à une réflexion personnelle, à un esprit critique permanent, une remise en question constante des idées reçues, une honnêteté intellectuelle exemplaire. Dans les classes de Sartre (au lycée du Havre, en 1935), une énorme majorité de fils de bourgeois; certains racontent à leurs parents l'atmosphère des classes, le style du prof de philo et certains parents, outrés, viennent se plaindre au proviseur : ses méthodes, son « style bohémien » sont fort mal vus et l'on murmure même que les trous dans ses chaussettes sont si énormes qu'ils débordent de ses chaussures ! Certains élèves, d'ailleurs, trouveront quand même le moyen de retomber dans le cycle de la provocation, comme dérangés par ce nouveau système. Tel celui qui, tous les lundis matin, arrivait systématiquement avec dix minutes de retard et, enlevant son chapeau mou, interrompait le cours par un : « Bonjour, Monsieur Sartre » qui se voulait drôle. Témoignage de Jean Giustiniani, recueilli par Annie COHEN-SOLAL, Sartre, 1985, p. 127. - Martine LUCCHESI : - C'est peut-être en Terminale, vu l'ignorance des élèves et leur totale indifférence à l'égard de l'histoire des notions, qu'on peut faire de la véritable philosophie ? - Jean-Paul SARTRE : Oui, il me semble. C'est-à-dire : on peut les amener à faire eux-mêmes de la philosophie... d'ailleurs, j'emploie cette expression « faire de la philosophie », on ne fait pas de la philosophie comme on fait une copie, une dissertation, il faudrait plutôt dire : « on fait le philosophe. » Sur l'enseignement de la philosophie, in Cahiers philosophiques, n° 6, avril 1981, propos recueillis par Martine Lucchesi.