Souveraineté démocratique ou gouvernance globale ?
PAR JOHN FONTE *
Le Figaro [09 août 2004]
A la rentrée de septembre, la France devra appliquer la loi interdisant le port du voile islamique et de tous autres
insignes religieux à l'école publique. Mon pays, les Etats-Unis, s'est plaint du caractère discriminatoire d'une telle
loi. La notion française de «laïcité» peut ne pas être compatible avec la notion américaine de pluralisme religieux,
mais elle fait partie intégrante de la tradition démocratique et nationale française, et est appliquée à l'intérieur du
contexte d'un Etat-nation démocratique. Le principe de la souveraineté démocratique implique que les Etats-Unis
ne doivent pas s'opposer gratuitement aux politiques intérieures des Etats-nations. Ainsi, le gouvernement
américain ne devrait pas condamner la loi française sur la laïcité. Et, de la même manière, le gouvernement
français devrait observer le silence sur la question de la peine de mort aux Etats-Unis.
Ce débat pose la question de la souveraineté démocratique. En effet, le grand conflit idéologique du XXIe siècle sera
entre la souveraineté démocratique et la gouvernance globale. La notion de souveraineté démocratique implique
que le pouvoir réside dans des états nations libéraux et démocratiques où les citoyens élisent des représentants
responsables devant les électeurs. Les citoyens des Etats-nations démocratiques sont égaux en droit et exercent
une pleine liberté d'expression.
La notion de gouvernance globale implique que le pouvoir réside dans des institutions transnationales non élues et
dans des tribunaux qui échappent au contrôle des gouvernements nationaux élus. L'égalité des individus est
remplacée par l'appartenance à un groupe racial, ethnique, linguistique ou religieux d'origine subnationale et/ou
transnational dans lequel des groupes appelés «victimes» (groupe racial, ethnique, linguistique, minorités
sexuelles, femmes, immigrants...) se voient dotés de privilèges spéciaux qui se moquent du principe d'égalité. Sous
la pression transnationale, les lois antiracistes interdisant les «discours de haine» affaiblissent la liberté
d'expression.
Malheureusement le XXIe siècle pourrait très bien s'avérer un siècle «postdémocratique», un siècle au cours duquel
la démocratie libérale serait de manière lente, presque imperceptible, remplacée par une nouvelle forme de
gouvernance globale. L'idéologie et les institutions de la gouvernance globale existent déjà et se développent
rapidement. Le fondement philosophique de la gouvernance globale repose sur le fait que tous les individus sur la
planète sont protégés par les droits de l'homme. La loi internationale est l'autorité suprême qui détermine ces
droits alors que des accords internationaux établissent et développent de nouveaux droits et normes.
Les institutions internationales (l'ONU et la Banque mondiale, par exemple) surveillent, négocient et dirigent, à
différents niveaux, les lois et accords internationaux. Les organisations internationales non gouvernementales
(ONG) prétendent représenter «la société civile globale» ou les «peuples» de la planète. Le régime de gouvernance
globale est promu et dirigé par des réseaux interconnectés d'élites transnationales composées d'avocats et de juges
internationaux, de militants d'ONG et de l'ONU, d'autres fonctionnaires appartenants à des organisations
internationales, de dirigeants d'entreprises internationales et de quelques supporters issus des gouvernements des
Etats-nations. Les «progressistes transnationaux», ex-soixant-huitards de gauche et les entreprises multinationales
de droite font également partie de ces élites.
Contrairement à la souveraineté démocratique, la gouvernance globale ne peut pas apporter de réponses directes
aux questions primordiales de la science politique : Qui gouverne ? Où réside l'autorité ? Qui rend applicable la
législation ? Les ONG, qui participent à la rédaction de traités globaux avec les gouvernements démocratiques, sont
essentiellement des groupes de pression, non élus et responsables uniquement devant eux-mêmes. La force de la
postdémocratie réside en grande partie dans son incohérence. En cachant les causes et la manière dont les
décisions politiques sont prises, ces décisions deviennent irréversibles. Par exemple, la gouvernance globale ne met
à disposition des «gouvernés» aucun moyen démocratique sérieux de rejeter les décisions auxquelles ils
s'opposent, mais que leurs nouveaux «dirigeants» leur ont néanmoins imposés sans leur consentement. Et
comment ces «dirigeants» peuvent-ils être remplacés ? La gouvernance globale ne fournit aucune réponse
démocratique à ces questions.
La gouvernance globale est implicitement un grand projet idéologique (et un projet utopique avec des aspirations
universelles). Ce projet est postdémocratique dans la mesure où il provient de la démocratie mais il la transcende,
de la même manière que le «postmodernisme» provient de la modernité mais la transcende.
L'Union européenne est le modèle de gouvernance postdémocratique. S'il y a un point sur lequel les amis et les
ennemis de l'Union européenne s'entendent, c'est au sujet de son «déficit de démocratie». Beaucoup admettent
qu'à l'intérieur de l'Union, une grande partie du pouvoir est exercée par des bureaucrates transnationaux non élus
et ce, souvent, à l'encontre des préférences des majorités nationales.
Néanmoins, la démocratie peut vaincre la postdémocratie. La première étape est de reconnaître la réalité de la
menace postdémocratique. Les Etats-Unis, la France et d'autres Etats-nations démocratiques devraient se préparer
à promouvoir le principe de souveraineté démocratique à l'intérieur des institutions de l'Etat-nation démocratique et
libéral.
La souveraineté démocratique est compatible avec la moralité des Lumières et des révolutions du XVIIIe siècle en
France et aux Etats-Unis. Elle est compatible avec l'idée du «gouvernement par le consentement des gouvernés» :
le pouvoir de l'Etat est défini et circonscrit par une Constitution, qui est la source ultime de légitimité démocratique.
Renoncer à la souveraineté démocratique sans le consentement du peuple n'est pas compatible avec une vraie
démocratie. Au final, toute personne sérieusement intéressée par la démocratie et les droits de l'homme devrait
avoir comme valeur centrale la souveraineté démocratique.
* Historien, John Fonte est actuellement directeur du Centre pour la culture commune américaine et chercheur à
l'Hudson Institute à Washington DC. Il a travaillé au ministère américain de l'Education sur le développement des
normes de l'histoire nationale. Cet article est un extrait de l'essai Democracy's Trojan Horse paru dans le National
Interest de l'été 2004. (Traduit de l'américain par Dan Gorlin.)
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