La liturgie fonctionne par une mise en vis-à-vis de textes de l’Ancien Testament,
la première lecture et le psaume, avec l’Evangile, dans un rapport
d’accomplissement. La seconde lecture, souvent du saint Paul, est le plus
souvent sans rapport immédiat avec les deux lectures qui l’enchâssent. Ainsi
l’Ancien Testament donne-t-il sa profondeur, pas uniquement historique mais
théologique, celle de la longue préparation à la révélation évangélique. Je parle
de profondeur théologique car c’est le même Verbe qui parle dans l’Ancien
Testament que celui qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth et dont l’Evangile
nous rapporte l’itinéraire et l’enseignement. L’Ancien Testament n’est pas plus
le hors d’œuvre à l’Evangile que la liturgie de la Parole ne serait l’amuse-gueule
au plat de résistance, eucharistique de la messe ! C’est le même Verbe, qui
était auprès du Père, en qui le monde a été créé, qui est présent dans toute la
Bible juive et qui, au sommet de la Révélation s’est fait chair, en Jésus de
Nazareth, qui nous parle et se donne à nous dans son corps et dans son sang,
dont nous sommes les membres, animés par son Esprit, pour que nous
poursuivions son œuvre de guérison, de miséricorde dans le monde, jusqu’à ce
qu’il revienne à la fin des temps.
Si nous prenons au sérieux cette vision grandiose, qui est celle de Paul, et si
nous l’appliquons aux textes d’aujourd’hui, un petit hyatus surgit. Dans la
première lecture, tirée du livre de la Sagesse, le sage d’Israël nous dit : « La
prière des pauvres traverse les nuées », et le psaume 33 dit à peu près la même
chose : « Un pauvre crie, le Seigneur entend » Dans l’Evangile, c’est le Verbe en
personne, Jésus, qui nous dit dans cette parabole que le publicain repart
justifié, c’est-à-dire exaucé alors que le pharisien quitte, semble-t-il, le Temple
sans être justifié. Or les publicains étaient souvent très riches, en raison des
largesses qu’ils s’octroyaient dans l’exercice de leur mission fiscale au service
de l’occupant. On en a plusieurs exemples dans l’Evangile, dont chez saint Luc
celui de Zachée. En revanche, les pharisiens menaient le plus souvent un train
de vie modeste, ils ne faisaient pas partie de l’aristocratie liée au Temple, celle
des sadducéens, et l’étude qui occupait une grande partie de leur vie, n’était
pas, pas plus à l’époque que maintenant, une source de revenus abondants.
Dans l’Evangile, c’est donc le cri du riche et non celui du pauvre que Dieu
entend. Or le Verbe, le même qui parle de manière certes voilée dans l’Ancien
Testament et en chair dans le Nouveau, ne peut se contredire ! J’arrête là, ce
qui, poussé à la limite, pourrait flirter avec le sophisme.
Ce dont il s’agit, et nous le savons bien, c’est d’une attitude intérieure, de ce
qu’on peut appeler la pauvreté du cœur. Le texte de Luc s’insère dans un
enseignement sur la prière dont nous avons eu la première partie dimanche
dernier avec la parabole du juge et de la veuve. Il s’agissait de nous inviter à
prier avec insistance. Aujourd’hui, avec celle du publicain et du pharisien il
s’agit de l’attitude intérieure du priant, puis vient dans la narration l’histoire du
jeune homme riche, ou dimanche prochain celle de Zachée qui invite à mettre
ses actes en cohérence avec sa parole. Il y a donc un triptyque qu’il ne faudrait
pas démembrer et dont l’Evangile de ce dimanche est la pièce centrale : Prier
avec un cœur humble, contrit, un cœur de pauvre avec, en aval prier avec
insistance et en amont, mettre ses actes en conformité avec sa prière !
Evidemment le publicain, même celui de l’Evangile de ce jour, sera concerné,
au premier chef, par le troisième volet de cet enseignement de Jésus.
Mais revenons à ce qui est tout de même la pièce centrale de ce triptyque : la
parabole du publicain et du pharisien. Une fois encore, les pharisiens ne sont
pas ces horribles hypocrites et moins encore ces ennemis jurés de Jésus que
trop souvent on nous a présentés. Ce sont probablement les meilleurs des juifs,
ce sont d’ailleurs eux qui prendront en main la reconstruction du judaïsme
après la catastrophe de 70. Et si Jésus les reprend avec vigueur, c’est
probablement parce qu’il en est proche, qu’il connait leur zèle et qu’en même
temps, connaissant mieux que quiconque le cœur humain, il sait à quels écueils
leur zèle religieux les expose. Le pharisien d’aujourd’hui en est une caricature,
dont les traits sont forcés, rempli de lui-même, il est pleinement satisfait de son
observance des préceptes de la loi ; en lui, il n’y a plus en lui de brèche pour
laisser passer la grâce de Dieu. Alors que le publicain, tout tordu et peut-être
malhonnête fût-il, il sait sa misère et l’expose, comme un mendiant, au
Seigneur. Et c’est lui qui est justifié. Justifié c’est plus qu’exaucé, car finalement
il ne demande rien à Dieu, si ce n’est sa pitié, justifié c’est-à-dire gracié, par
pure grâce, gratuitement, par pure bonté, par pur débordement de la
miséricorde de Dieu. Il s’est exposé, sans rien cacher de ses pauvretés, de ses
vices mêmes et c’est par les brèches de ces fautes que la grâce de Dieu a pu le
rejoindre et pénétrer jusqu’au plus profond de son cœur vicié.
La leçon est évidemment d’importance pour nous. Nous sommes, et vous le
savez bien, des pauvres types, de pauvres femmes. Le reconnaître n’est en rien
une surenchère de mauvaise culpabilité, c’est simplement un exercice de saine
lucidité. Et de lucidité tonifiante car nous sommes certes pécheurs mais
pécheurs pardonnés, graciés, comme un condamné est gracié par le souverain,
par pure grâce. Ste Thérèse d’Avila avait une vive conscience de son état de
pécheresse, qu’elle exprimait avec l’expressionnisme d’une langue jeune, le
beau castillan du Siècle d’Or : elle se définissait comme une ordure, un sac de
boue. Et cela ne l’a en rien enfermé, paralysé dans une culpabilité morbide, car
ce n’est pas au plan psychologique qu’elle se situait mais au plan théologal.
Certes elle se savait pécheresse, et le reconnaissait sans aucun problème, mais
en même temps elle se savait graciée et, mieux, émerveillée que Dieu se serve
d’une pauvre fille comme elle pour mener à bien son œuvre. Et quelle œuvre !
Sa vie de réformatrice a été extraordinaire d’énergie, de tonicité, de créativité,
mais d’une créativité qui s’en remettait entièrement à Dieu et pas à ses
pauvres forces dont elle ne connaissait que trop bien les limites. Et nous ? Nous
sommes plutôt des bons chrétiens, nous venons à la messe, nous prions, un
peu, nous donnons aux pauvres, ou au moins au denier du culte...et nous avons
raison, nous pensons bien, nous avons peut-être manifesté pour la famille
dimanche dernier. Très bien. Mais ce n’est en rien tout cela, aussi bon et
nécessaire soit-il, qui nous justifie. Nous ne sommes justifiés que par la pure
grâce de Dieu, moyennant notre foi, et jamais par nos propres mérites. Nous
serons probablement surpris au ciel, il y en aura des publicains et des
prostituées qui nous précéderont, j’espère, je crois fermement que nous irons
nous aussi, mais nous serons surpris car beaucoup de ceux que nous aurons
combattu, et peut-être méprisés, des libertaires, des homosexuels, des
partisans de la théorie du genre...et même, que sais-je encore, peut-être même
des socialistes, et même des musulmans....nous précéderont dans le Royaume
des Cieux. Ce qui ne veut pas dire évidemment que nous devions les imiter,
mais simplement nous rappeler que nous sommes tous faits de la même pâte,
pécheresse, et peut-être même qu’il nous sera davantage demandés car,
baptisés, confirmés, eucharistiés, nous sommes de ceux à qui il a été beaucoup
donné. Amen !
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