normes absolues telles que la vérité, la bonté et la moralité. On pourrait définir à juste titre l’existentialisme comme
l’abandon de l’objectivité. L’existentialisme est fondamentalement anti-intellectuel, opposé à la raison et irration-
nel.
Le philosophe danois Søren Kierkegaard fut le premier à utiliser le terme d’“ existentialisme ”. La vie et la
philosophie de Kierkegaard furent centrées sur ses expériences avec le christianisme. Les concepts chrétiens et la
terminologie biblique se retrouvent dans nombre de ses écrits. Il écrivit beaucoup à propos de la foi et se considérait
certainement chrétien. Un grand nombre de ses idées germèrent en réaction légitime contre le formalisme pesant de
l’Église luthérienne officielle de son pays. Il était choqué à juste titre par le ritualisme stérile de l’Église, et vérita-
blement outré de voir que des gens qui n’avaient aucun amour pour Dieu se disaient chrétiens tout simplement sous
prétexte qu’il leur était arrivé de naître dans un pays “ chrétien ”.
Cependant, dans sa réaction contre l’absence de vie qui caractérisait l’Église officielle, Kierkegaard avança
une antithèse erronée. Il partit du postulat que l’objectivité et la vérité étaient incompatibles. Pour s’opposer au ri-
tualisme sans passion et aux formules doctrinales dénuées de vie qu’il voyait dans le luthéranisme danois, Kierke-
gaard élabora une approche de la religion qui était de la passion pure, une passion complètement subjective. Selon
sa théorie, la foi signifiait le rejet de la raison et l’exaltation des sentiments et de l’expérience personnelle. C’est
Kierkegaard qui inventa l’expression “ saut de la foi ”. Pour lui, la foi était une expérience irrationnelle, avant tout
un choix personnel. Il consigna cette réflexion dans son journal le 1er août 1835 : “ Il s’agit de trouver une vérité qui
soit vraie pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je puisse vivre et mourir ”.
De toute évidence, Kierkegaard avait déjà rejeté comme étant en soi sans valeur la croyance selon laquelle
la vérité est objective. Son journal se poursuit par ces pensées :
A quoi servirait-il de découvrir la prétendue vérité objective ? [...] Que m’apporterait le fait que la vérité se
tienne devant moi, froide et nue, sans se soucier de savoir si je la reconnais ou non, et provoquant en moi un
frisson de crainte plutôt qu’une confiante dévotion ? [...] Je me retrouve tel un homme qui a loué une
maison et rassemblé tout le mobilier et l’équipement ménager, mais qui n’a pas encore trouvé la bien-aimée
avec qui partager les joies et les peines de sa vie. [...] C’est ce côté divin de l’homme, son action vers
l’intérieur, qui veut tout dire — et non une masse d’informations [objectives].
Ayant rejeté l’objectivité de la vérité, Kierkegaard en était réduit à aspirer à une expérience existentielle,
laquelle, croyait-il, lui procurerait un sentiment de contentement personnel. Il se tenait au bord du précipice et se
préparait à faire son saut de la foi. En définitive, l’idée pour laquelle il choisit de vivre et de mourir fut le christia-
nisme, mais c’est une forme particulièrement subjective de christianisme qu’il embrassa.
Bien que Kierkegaard ait été quasiment inconnu de son vivant, ses écrits ont subsisté et ont, depuis lors,
profondément influencé toute la philosophie. Son concept de “ vérité qui est vraie pour moi ” s’est insinué dans la
pensée populaire et a ouvert la voie au rejet radical de toutes les normes objectives auquel s’est livrée notre géné-
ration.
Kierkegaard sut comment donner à l’irrationalisme une apparence de profondeur. “ Dieu n’existe pas; Il est
éternel ”, écrivit-il. Il était d’avis que le christianisme était plein de “ paradoxes existentiels ”, qu’il considérait
comme de véritables contradictions, preuve que la vérité était irrationnelle.
Se servant de l’exemple d’Abraham, qui avait été prêt à sacrifier Isaac (cf. Ge 22.1-19), Kierkegaard insi-
nua que Dieu avait appelé Abraham à violer la loi morale en faisant périr son fils. Pour Kierkegaard, le fait
qu’Abraham ait été disposé à “ suspendre ” ses convictions éthiques symbolisait le saut de la foi qui est demandé à
tout homme. Kierkegaard croyait que cet incident était la preuve que “ l’Individu [Abraham] est au-dessus du gé-
néral [la loi morale] ”. Sur la base de cette conclusion, le philosophe danois tint ce raisonnement : “ Abraham re-
présente la foi [...]. Il agit en vertu de l’absurde ; car l’absurde c’est justement qu’il soit comme Individu au-dessus
du général ”. Et Kierkegaard de conclure : “ Aussi bien puis-je comprendre [le héros tragique], mais non Abraham,
bien qu’avec une certaine déraison je lui porte plus d’admiration qu’à tout autre homme ”.
On n’a pas de mal à se rendre compte à quel point un tel raisonnement relègue toute vérité dans le domaine
de la subjectivité pure — au point même de rejoindre l’absurdité ou la démence. Tout devient relatif. Les absolus
sont dématérialisés. La différence entre la vérité et le non-sens devient sans importance. Tout ce qui compte, c’est
l’expérience personnelle.
Qui plus est, l’expérience de l’un est aussi valable que celle de l’autre — même si les expériences de cha-
cun conduisent à des conceptions contradictoires de la vérité. La “ vérité qui est vraie pour moi ” peut être différente
de la vérité d’un autre. En fait, nos croyances peuvent être en contradiction flagrante, il n’en demeure pas moins que