Une croissance sans développement dans les pays

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Les enjeux de la croissance face au
développement DOSSIER SCIENCES HUMAINES
Jusqu’à peu, la croissance était vue comme ce qui permettait l’amélioration continue
et infinie des conditions de vie. Mais face aux problèmes environnementaux, elle est
désormais remise en question. Certains proposent d’en revenir à des modes de vie
plus simples. D’autres préfèrent évoquer une croissance soutenable. Entre
décroissance et développement modéré, quelle est la solution la plus adaptée à nos
sociétés ultra-modernisées pour sauver l’environnement ?
Article de la rubrique « Repenser le developpement »
Mensuel N° 206 - juillet 2009
Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme
Le temps de l'humilité Xavier de la Vega
Le consensus de Washington fut pendant deux décennies le credo des experts du
développement. Entré en crise à la fin des années 1990, il cède peu à peu la place à une
nouvelle constellation intellectuelle, plus humble et aussi plus curieuse de la diversité du
monde, dans l’adversité comme dans la prospérité.
On le sait déjà, les pays les plus pauvres de la planète seront aussi les plus touchés par la crise
financière. Si elle estime que 300 millions de personnes avaient pu sortir de la pauvreté depuis la
crise des économies asiatiques, en 1997-1998, la Commission du développement social des
Nations Unies prévoit que 60 % d’entre elles vont y retourner aussi sec suite au krach de 20082009 (1). De son côté, un économiste de la Banque mondiale assène : « Nous avons calculé à
partir des précédentes crises que la récession contribuera à faire mourir au cours de leur
première année 700 000 enfants africains par an (2) ». Le sort de nombreuses populations du
globe ressemble à s’y méprendre à celui de Sisyphe. À peine sont-elles parvenues à s’extraire un
tant soit peu de la pauvreté, qu’une nouvelle crise les y précipite à nouveau. Cette vulnérabilité
ne concerne pas l’ensemble du monde en développement, où l’image d’une pauvreté endémique
coexiste avec celle de réussites économiques indéniables. Elle n’en sonne pas moins comme un
constat d’échec pour ceux qui ont mené la danse des politiques de développement au cours du
dernier quart de siècle. Car là où elles ont été appliquées, ces politiques ont souvent été le
synonyme d’une croissance faible et instable.
Au début des années 1980, alors qu’une bonne partie des pays du Sud sombrait dans la crise de
la dette extérieure, les bailleurs de fonds internationaux, Fonds monétaire international (FMI) et
Banque mondiale à leur tête, voulurent leur donner du baume au cœur. Il y aurait une lumière au
bout du tunnel. Mais il fallait pour cela tourner le dos aux politiques suivies jusqu’alors. Mettre fin
d’abord à ces politiques « populistes » qui achetaient la paix sociale en ouvrant les vannes de la
dépense publique. Réduire ensuite le périmètre de ces États qui, par le biais d’entreprises
publiques, interféraient directement dans la production. Supprimer enfin toutes les mesures qui
faussaient les prix de marché, depuis les prix garantis pour les produits agricoles jusqu’aux
diverses taxes et droits de douanes destinés à protéger les industries nationales. Les clés de la
réussite tenaient désormais en trois mots : « stabiliser » (la monnaie), « privatiser » (les
entreprises d’État) et « ouvrir » (les frontières nationales aux marchandises et aux capitaux). Au
début des années 1990, John Williamson, économiste de son état, connut son heure de gloire en
rassemblant ces nouvelles orientations sous une appellation qui attirerait bientôt les foudres de la
critique : le « consensus de Washington » .
Consensus de Washington : des résultats en trompe-l’œil
Ce dernier s’appuyait sur un diagnostic : le « retard » des économies en développement était dû à
leur carence en capital et aux distorsions que leurs États introduisaient dans le jeu du marché (3).
Les recettes du consensus de Washington étaient supposées corriger le tir. Le capital affluerait
vers les pays où il était rare et stimulerait une croissance désormais sans entraves. La richesse
ainsi obtenue ruissellerait tôt ou tard vers le bas de la pyramide économique, amorçant la décrue
de la pauvreté.
De fait, les estimations de la Banque mondiale semblent indiquer que cette prophétie est en voie
de se réaliser. Selon les derniers calculs, un demi-milliard de personnes est sorti de l’extrême
pauvreté (personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour) entre 1981 et 2005 (4). C’est
considérable. À y regarder de plus près, il apparaît pourtant que l’essentiel de cette décrue est à
mettre au crédit des performances spectaculaires de l’Inde, de la Chine et de quelques dragons
d’Asie du Sud-Est. Or ces pays sont ceux qui ont le moins suivi les recommandations du
consensus de Washington. L’économiste américain Dani Rodrik observe ainsi : « La Chine et
l’Inde ont certes accru leur recours aux forces du marché, mais leurs politiques sont demeurées
très conventionnelles. Avec leurs niveaux élevés de protectionnisme, leurs privatisations plus que
modérées, leurs politiques industrielles ambitieuses et leurs politiques fiscales et financières
laxistes, ces deux économies faisaient difficilement figure d’exemples du consensus de
Washington (5) » .
Si l’on tourne le regard vers l’Afrique et l’Amérique latine, deux contrées qui, bon gré mal gré, ont
suivi les recommandations de Washington, le bilan est nettement moins encourageant (6).
Depuis les années 1990, l’Amérique latine a crû à un rythme inférieur à la période 1950-1980.
Quant à l’Afrique, si elle a pu enregistrer des taux de croissance de 5 % annuels, ce rythme est
insuffisant pour résorber la pauvreté. Autre trait commun, la vulnérabilité des économies et de
leurs habitants aux à-coups du marché. Le sort de nombre d’Africains est à la merci des
fluctuations des prix des matières premières, menacé tantôt par le renchérissement soudain des
denrées alimentaires, tantôt par la chute des cours des produits d’exportation. L’Amérique latine
a quant à elle connu la folie des marchés financiers et les yoyos des taux de change : la
croissance des années 1990 s’est heurtée à la crise du peso mexicain en 1994, puis à celle du
real brésilien en 1998, avant que l’Argentine connaisse une véritable débâcle monétaire et
financière en 2001-2002. Pour les pauvres, la figure de Sisyphe est toujours prompte à resurgir.
L’intervention de l’État réhabilitée
Ces résultats décevants ne sont pas pour surprendre les opposants traditionnels des politiques
impulsées par le FMI et la Banque mondiale (7). La nouveauté est que les critiques émanent
désormais de personnalités en vue à Washington. Les positions de l’ex-économiste en chef de la
Banque mondiale et prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et de D. Rodrik, deux pourfendeurs
notoires du consensus de Washington, sont prises on ne peut plus au sérieux par l’institution. De
fait, la Banque mondiale a initié, certes encore timidement, un véritable aggiornamento de ses
positions (8). Ce n’est pas encore le cas du Fonds monétaire international qui a récemment
réaffirmé son credo : si les réformes ont échoué, c’est qu’elles n’ont pas été mises en œuvre
comme il le fallait (9). Le mouvement est néanmoins solidement amorcé : on assiste à la montée
en puissance d’une nouvelle constellation d’idées relatives au développement.
La première composante de cette constellation est théorique. Emmené notamment par J. Stiglitz,
le courant néokeynésien insiste sur les blocages spécifiques des économies en développement,
blocages qu’il attribue à des « échecs du marché » (10). Si d’aventure le capital affluait
massivement vers les pays pauvres, ceux-ci croîtraient-ils nécessairement plus vite ? Non,
répondent les théoriciens néokeynésiens. Car les économies ne sont pas seulement entravées
par la carence de ressources. L’existence d’une « trappe à pauvreté » peut aussi s’expliquer par
le fait que les entreprises n’ont pas intérêt à investir ou à innover, les travailleurs à se former,
alors même que tout ce petit monde se porterait mieux si chacun le faisait. On comprend
intuitivement qu’un comportement innovateur est d’autant plus rémunérateur que l’innovation est
répandue dans l’économie (c’est ce qui se passe dans la Silicon Valley, où chaque entrepreneur
bénéficie de l’activité des autres, grâce à la circulation d’informations, de personnels compétents,
etc.) et, inversement, qu’elle est d’autant moins rentable que les innovateurs sont rares.
L’économie peut alors tout aussi bien s’établir durablement dans un état de forte innovation et de
forte croissance, que dans un état de faible innovation et de faible croissance. Autre cas de
figure, divers travaux néokeynésiens ont montré que le marché du crédit peut fonctionner de
façon telle que des activités économiquement viables ne trouvent pas de financement, alors
même que les ressources existent. Dans un registre analogue, des chercheurs ont mis en
évidence que, dans une économie où les pauvres ne peuvent pas emprunter, de fortes inégalités
de revenu peuvent maintenir durablement une situation de faible croissance, de bas salaires et
de pauvreté élevée. De tels travaux apportent une justification à un large éventail d’interventions
de l’État, depuis de simples incitations jusqu’à d’ambitieuses politiques de redistribution du
revenu, en passant par le développement du microcrédit . Plus généralement, les néokeynésiens
invitent les experts du développement à imaginer des remèdes appropriés aux singularités des
économies, plutôt que d’appliquer des recettes qui seraient valables en tout temps et en tout lieu.
La nouvelle vision du développement accorde ensuite une importance décisive aux institutions.
Faisant écho aux travaux de Douglas North, prix Nobel d’économie 1993, Hernando de Soto
avance par exemple que, dans de nombreux pays, la persistance de la pauvreté est due au fait
que les pauvres ne peuvent faire reconnaître leurs droits de propriété (sur un bout de terrain par
exemple) et du coup ne peuvent en faire un capital productif (11). Sur le plan politique,
l’économiste indien Amartya Sen insiste de son côté sur le rôle de la démocratie dans le
développement économique : la participation des populations à l’espace public oblige les
autorités à mieux prendre en compte les besoins spécifiques des pauvres dans la conception des
politiques publiques . De tels travaux ont pu induire le FMI notamment à considérer la mise en
œuvre de « bonnes gouvernances » ou de « bonnes » institutions comme un préalable nécessaire
à la prospérité. Au risque de prolonger le travers déjà énoncé : considérer qu’il existe une seule
voie vers le développement. La perspective institutionnaliste a néanmoins permis une
compréhension plus profonde du développement et de ses blocages spécifiques. Ainsi lorsque
les échanges demeurent cantonnés à la sphère villageoise, les réseaux sociaux existants
suffisent à sécuriser les transactions. Lorsque celles-ci prennent leur essor à l’échelle nationale,
ces réseaux sociaux n’opèrent plus, alors que la loi ne suffit pas à protéger effectivement les
négociants : voilà qui peut entraver l’expansion des échanges. On le voit, l’analyse
institutionnaliste invite elle aussi à prendre en compte l’histoire propre, la singularité de chaque
économie.
La voie de l’expérimentation
« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » : la devise socratique convient à merveille à une
source plus inattendue de renouvellement de l’économie du développement. Un courant
d’économistes emmenés par Abhijit Banerjee et Esther Duflo a fait de l’expérimentation de terrain
le nec plus ultra de la discipline, adaptant des méthodes en vigueur en médecine pour évaluer les
projets de promotion de l’éducation, de la santé ou du développement rural. Une méthode qui
permet parfois de découvrir, de manière fortuite, des remèdes inédits aux problèmes du jour,
comme la distribution de médicaments contre les vers intestinaux ou la mise en place de
caméras dans les écoles pour améliorer les résultats scolaires (12). D. Rodrik suggère cependant
que la méthode expérimentale n’a aucune raison de demeurer cantonnée aux microprojets
étudiés par E. Duflo et ses collaborateurs, mais qu’elle peut être mobilisée pour concevoir des
politiques macroéconomiques (13). C’est même, selon lui, la clé du succès de la Chine. Dès les
années 1980, les autorités chinoises ont commencé à tester des politiques de développement
rural et d’industrialisation, au moyen de projets pilotes et même de zones géographiques dédiées
à l’expérimentation. Cela leur a par exemple appris que pour augmenter la production agricole (et
réduire la pauvreté rurale), il était bon d’accorder aux paysans le droit de vendre une partie de
leur récolte, sans qu’il soit nécessaire de privatiser les terres. L’expérimentation permet à chaque
nation de se frayer sa propre voie vers le développement. Autant de raisons qui invitent
aujourd’hui les économistes à la curiosité, à l’humilité et à l’imagination.
NOTES :
(1) Adrien de Tricornot, « La crise frappe encore plus violemment les pays pauvres »,Le Monde, 28 avril 2009.
(2) Alain Faujas, « La récession fera mourir 700 000 enfants africains par an », entretien avec Shantayanan
Devarajan, Le Monde, 6 mai 2009.
(3) Karla Hoff et Joseph Stiglitz, « Modern economic theory and development », inGerald Meier and Joseph
Stiglitz, Frontiers of Development Economics : The future in perspective, Oxford University Press, 2001.
(4) Shaohua Chen et Martin Ravallion, « The developing world is poorer than we thought, but no less successful
in the fight against poverty », Banque mondiale, août 2008.
(5) Dani Rodrik « Goodbye Washington Consensus, hello Washington confusion ? »,Journal of Economic
Literature, vol. XLIV, n° 4, 2006.
(6) Cepii, « Économies émergentes et en développement » in L’Économie mondiale 2007, La Découverte, 2006.
(7) Voir par exemple Hector Guillen Romo, « De la pensée de la CEPAL au néolibéralisme, du néolibéralisme au
néostructuralisme », Tiers-Monde, vol. XXXV, n° 140, octobre-décembre 1994.
(8) En témoigne le rapport « Economic growth in the 1990s : Learning from a decade of reform », Banque
mondiale, 2005.
(9) Voir D. Rodrik, op.cit.
(10) Voir K. Hoff et J. Stiglitz, op.cit.
(11) Hector de Soto, Le Mystère du capital. Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout
ailleurs, Flammarion, 2005.
(12) Abhijit Banerjee, Making Aid Work, Boston Review Books, 2007.
(13) D. Rodrik, « The New Development Economics : We shall experiment, but how shall we learn ? », Harvard
University, 2008.
Article de la rubrique « Classiques Walt Whitman Rostow »
Mensuel N° 90 - Janvier 1999
L'imaginaire contemporain
Les étapes de la croissance économique
SYLVAIN ALLEMAND
Selon la théorie des étapes de la croissance économique, une société devrait passer par
différentes phases, toujours les mêmes. Dans la réalité, les choses sont beaucoup plus
complexes. Ce que Rostow lui-même était le premier à reconnaître.
Pour faire voler son avion, un pilote doit passer par plusieurs étapes : faire tourner le moteur puis
prendre de la vitesse ; une fois le décollage effectué, il prendra de l'altitude. Mais pour y parvenir,
encore a-t-il fallu que les hommes se soient joué des lois de la gravitation universelle.
Et s'il en allait de même pour qu'une économie atteigne un rythme soutenu de croissance ? A
moins qu'elle ne doive évoluer, à l'image d'un être humain devant passer successivement par
plusieurs stades : enfance, préadolescence, maturité, force de l'âge... Sans doute est-ce dans
cette double analogie, jamais explicitée mais toujours présente, qu'il faut chercher l'une des clés
du rapide succès que rencontra la théorie des étapes de la croissance, bien au-delà de la
communauté des historiens et des économistes.
D'après cette théorie, élaborée dans les années 50, le développement des sociétés s'effectue en
effet selon différentes étapes, toujours les mêmes, qui évoquent peu ou prou le décollage d'un
avion ou les stades d'évolution d'un être humain : une période de transition, le démarrage
proprement dit, la marche vers la maturité, enfin, la société de consommation de masse, étant
entendu que le stade initial correspond à ce que Rostow désigne par sociétés traditionnelles (1).
Non que celles-ci soient totalement immuables. Comme le reconnaît Rostow, leur histoire est
jalonnée de transformations et d'innovations techniques. Mais l'accroissement de production
rendu possible par ces dernières reste marginal.
La phase de transition voit apparaître les conditions préalables au démarrage : les prémices de la
science moderne se diffusent, l'Etat s'édifie peu à peu, de nouveaux hommes animés de l'« esprit
d'entreprise » apparaissent, le commerce intérieur et international s'élargit. Historiquement, les
premiers pays à avoir connu cette phase sont situés en Europe occidentale. Sur le plan des
connaissances, cette phase de transition coïncide avec la révolution newtonienne.
L'étape suivante correspond au décollage proprement dit (take-off) et non à un simple
démarrage, comme le suggère la traduction française. L'économie tire pleinement profit de
l'application de la physique newtonienne et de la diffusion des sciences modernes. « Les facteurs
de progrès économique qui, jusqu'ici, n'ont agi que sporadiquement et avec une efficacité
restreinte, élargissent leur action et en viennent à dominer la société. » Les chemins de fer jouent
un rôle déterminant. Historiquement, cette phase est atteinte dès le xixe siècle par la GrandeBretagne, à l'occasion de la Révolution industrielle.
Une fois le décollage effectué, l'économie poursuit sa « marche vers la maturité », soit une
longue période de progrès soutenu. Les premières industries (charbonnages, sidérurgie,
industries mécaniques lourdes) sont relayées par de nouveaux secteurs industriels (chimie,
électricité...). Cette phase de maturité est atteinte par la Grande-Bretagne, l'Allemagne et les
Etats-Unis dès la fin du xixe siècle, soit environ une soixantaine d'années après le début du
décollage.
La société de consommation de masse marque une nouvelle ère. Peu à peu, les productions de
biens durables et de services deviennent les principaux secteurs de l'économie. Les Etats-Unis
sont les premiers à y accéder à partir de l'entre-deux-guerres. Dès les années 40-50, une large
majorité de ménages américains sont équipés en Frigidaire (69 % en 1946), en automobile (54 %
en 1948), en télévision (86 % en 1956). Des taux d'équipement que la Grande-Bretagne et les
autres pays industrialisés n'atteindront que quelques décennies plus tard.
Rostow versus Marx
En admettant qu'une telle théorie ne soit pas une lecture par trop réductrice de l'histoire des pays
développés, ne condamne-t-elle pas les pays en développement, récemment décolonisés, à un
destin préétabli ? Indéniablement, la théorie des étapes de la croissance est... « une conception
arbitraire et limitée de l'histoire moderne ; et on ne peut dire non plus qu'elle soit exacte dans
l'absolu ». L'auteur de ces propos peu amènes ? Rostow lui-même, qui prit soin de prévenir le
lecteur dès l'introduction de son ouvrage du caractère délibérément simplificateur de sa
théorie (2).
Les étapes de la croissance sont imaginées à partir de l'observation minutieuse de l'évolution
historique des premiers pays industrialisés : les Etats d'Europe occidentale, les Etats-Unis et le
Japon. Rien n'indique que les pays alors en développement au moment où Rostow écrit son livre
connaissent une évolution selon des étapes identiques. Et ce pour une raison aisée à
comprendre : à la différence des pays développés, ils peuvent brûler des étapes en accédant
directement aux innovations techniques. Ce qui ne procure pas que des avantages. Pour eux,
tout se passe comme s'il s'agissait toujours de faire décoller un avion mais avec une piste de
décollage qui ne cesse de rétrécir.
Pour bien comprendre les véritables intentions de Rostow, sans doute convient-il de replacer
ses Etapes de la croissanceéconomique dans leur contexte. Paru en 1960, l'ouvrage reprend
pour l'essentiel ses conférences données au cours de l'automne 1958 à l'université de
Cambridge. Si le mur de Berlin n'est pas encore érigé (il le sera l'année suivante), la guerre
froide, elle, est bien installée. La course à l'armement vient d'ailleurs de franchir une étape
nouvelle avec le lancement réussi par l'URSS de Spoutnik, le premier satellite jamais lancé par
les hommes dans l'espace. Plus fort encore que le décollage d'un avion... Par ce succès, l'URSS
ne vient-elle pas d'administrer la preuve de sa supériorité technologique et sa capacité à
dépasser les vieilles sociétés capitalistes ?
L'objectif que s'assigne Rostow est de prouver le contraire. Le titre de l'édition anglaise indique
d'ailleurs clairement qu'il s'agit d'un « non-communist manifesto » (un manifeste non
communiste).
Dans la perspective de la théorie des étapes de la croissance, la situation de la Russie soviétique
s'apparente ni plus ni moins à une marche vers la maturité. Avec une certaine prémonition,
Rostow souligne l'inéluctable aspiration de la société russe à la société de consommation et y
voit un motif d'espoir.
Sur le plan théorique, Les Etapes de la croissance économique se veulent un démenti au
matérialisme historique et à l'interprétation déterministe de l'histoire qu'il sous-tendrait.
A la différence de la théorie marxiste, la théorie des étapes de la croissance est, précise encore
dès l'introduction Rostow, « destinée, en fait, à illustrer non seulement les caractéristiques
uniformes de la modernisation des sociétés, mais aussi, et au même degré, ce que l'évolution de
chaque nation a d'unique ».
De fait, Rostow n'a de cesse de souligner les spécificités des trajectoires nationales. Plutôt qu'un
passage obligé, chaque étape correspond à un champ de possibles. La poursuite du
développement comme ses modalités dépendent des conditions matérielles, mais aussi de la
volonté des individus qui composent une société. En insistant sur ce point, Rostow entend
souligner le primat du politique sur l'économique.
Si, par ailleurs, le processus de développement présente des traits communs, il présente aussi
des différences dues au décalage dans le temps des phases de décollage. Comme le suggère
Rostow, rien n'empêche les pays sous-développés de connaître ces étapes, mais dans un
contexte sensiblement différent. Toute la question est de savoir si les élites qui ont contribué à
l'accession à l'indépendance de leur pays sauront relever les défis liés à la marche vers la
maturité, et non être tentées de se détourner de cette tâche en engageant leur pays dans des
conflits. Une interrogation qui reste d'actualité... Pas plus que Rostow ne croit en un processus
irréversible, identique à toutes les sociétés, il ne considère la société de consommation comme
l'aboutissement ultime du développement d'une société et donc, à une fin de l'histoire. Rien
n'empêche le processus de croissance de se poursuivre vers une autre étape. Mais au moment
où paraît l'ouvrage, il est encore trop tôt pour en dessiner les contours. C'est pourquoi Rostow se
borne à quelques conjectures, pas toujours heureuses... Observant une remontée de la natalité
outre-Atlantique, il avance l'hypothèse de l'avènement d'une nouvelle étape caractérisée par le
regain durable de la natalité.
Critiques et postérité
Ouvertement « non communiste » mais aussi « non marxiste », c'est du courant critique que
l'oeuvre de Rostow recevra les objections les plus radicales, à travers notamment la théorie de la
dépendance. Elaborée dans les années 70, avec les travaux de Samir Amin et André-Gunder
Frank, cette théorie souligne l'existence de rapports de subordination des pays du Sud aux pays
du Nord. Dans cette perspective, le décollage des pays en développement est illusoire (3). Les
changements intervenus au cours des années 80-90, à l'échelle de l'économie mondiale, sont
certes venus altérer la portée des critiques de la théorie de la dépendance. Outre la transition des
pays d'Europe de l'Est vers l'économie de marché, l'émergence des nouveaux pays industrialisés
(NPI) atteste de la capacité de pays anciennement colonisés de bénéficier du processus que les
pays occidentaux ont connu quelques siècles plus tôt.
Mais ce changement de contexte ne signifie pas pour autant une réhabilitation pleine et entière
de Rostow et de sa théorie. Car depuis la théorie de la dépendance, les théories relatives au
développement ont connu d'autres... développements. Lesquels mettent en évidence la vision
partielle de Rostow.
Si ce dernier ne manque pas d'évoquer les disparités régionales au sein d'un même pays, c'est
en référence au cadre national qu'il raisonne pour l'essentiel. Les étapes de la croissances qu'il
décrit sont celles de pays et non de régions ou de territoires locaux. Or, maints travaux ont mis
en évidence les possibilités d'un développement régional ou local. Dans cette perspective, la
question n'est plus tant de savoir comment un pays décolle, mais pourquoi telle région « gagne »
tandis que telle autre perd ou régresse au sein d'un même territoire national. Elle est aussi de
savoir comment, dans une économie mondialisée, des espaces locaux ou métropolitains
s'insèrent dans des réseaux se jouant des frontières nationales.
Pas plus qu'il ne s'attarde sur les disparités territoriales, Rostow n'envisage sérieusement un
accroissement des inégalités au sein d'un même pays ni les phénomènes d'exclusion qui
peuvent se manifester à un stade avancé de développement. Tout au plus annonçait-il, dix ans
avant un célèbre éditorialiste français, les risques pour les peuples des sociétés de
consommation de masse d'être gagnés progressivement par l'ennui...
Quiconque souhaite saisir les ressorts du développement et de la croissance dans toute leur
complexité tire pourtant un indéniable profit de la lecture de cette théorie professée il y a
quarante ans. A la condition peut-être de la considérer pour ce qu'elle est dans la déjà longue
histoire des théories du développement : une étape.
Walt Withman Rostow, théoricien et conseiller
Né en 1916, Walt W. Rostow arborait la double casquette de professeur d'université (à Harvard)
et de conseiller auprès de responsables politiques (à commencer par le président Kennedy).
Parus dans les années 30 et 40, ses premiers travaux relèvent de l'histoire économique : ils
portent sur la grande dépression des années 20, l'histoire de l'économie britannique, le
commerce...
Avant la publication de sa célèbre théorie, Rostow est par ailleurs déjà reconnu comme un
spécialiste des processus de la croissance économique (il fait paraître des analyses sur ce sujet
dès le début des années 50). C'est à ce titre qu'il est convié par l'université de Cambridge à
donner une série de conférences durant l'automne 58. Mais c'est la théorie des étapes de la
croissance qui lui vaut une célébrité immédiate. Les propositions qu'il y formule en matière de
désarmement retiennent particulièrement l'attention du gouvernement. En 1961, il entre au
département d'Etat avant d'être nommé conseiller pour les Affaires étrangères. Il fut un partisan
de la coexistence pacifique avec l'URSS.
NOTES
1 Cette idée de scander l'histoire en grandes étapes n'est pas nouvelle. On la trouve déjà présente
chez Colin Clark, qui distingue les âges préindustriel, industriel et postindustriel. A la suite de Rostow,
R. Vernon introduira le cycle de vie pour décrire le destin d'un produit. L'ensemble de ces trois visions
constitue ce qu'il est convenu d'appeler le paradigme Clark-Rostow-Vernon.
2 Des propos que les détracteurs de Rostow rappellent en note de bas de page, quand ils n'omettent
pas tout simplement de les signaler.
3 Les critiques adressées par les tenants de la théorie de la dépendance ont été exposées par AndréGunder Frank dans Le Développement du sous-développement. L'Amérique latine, Maspero, 1970.
Article de la rubrique « Entretien Rencontre avec Daniel Cohen »
Mensuel N° 151 - Juillet 2004
Aux origines des civilisations
Les ressorts de la croissance
Rencontre avec Daniel Cohen
Avec le recul, la croissance des trente glorieuses se révèle plus exceptionnelle qu'on ne le
pense. C'est ce qu'explique Daniel Cohen dont l'analyse de l'actuelle mondialisation va
également à rebours d'idées reçues.
Septembre 1973 : le gouvernement Allende est renversé par le général Pinochet. Le mois
suivant éclate la guerre du Kippour à l'origine du premier choc pétrolier. Quelques mois plus tard,
en avril 1974, le président Pompidou décède... C'est dans ce contexte que Daniel Cohen entre à
l'Ecole normale supérieure (ENS), section mathématiques. « Nous avions l'impression que le
monde changeait. Comme quelques-uns, je n'avais pas trop l'esprit aux études. » De l'ENS, il
sortira cependant avec une agrégation de mathématiques. Mais aussi en ayant fait la découverte
d'une discipline : l'économie. A l'ENS, l'enseignement de cette dernière était plutôt « artisanal
» mais des plus stimulants car assumé par des personnalités de différents horizons théoriques et
idéologiques. « Nous disposions d'une pluralité de points de vue pour mener un raisonnement
intellectuel ouvert. »
De cet éclectisme, D. Cohen conservera l'idée qu'il n'y a nul besoin de choisir un courant plutôt
qu'un autre. Ce n'est cependant que plus tard que s'affirmera sa vocation d'économiste. Outre
l'agrégation, il passera un DEA de mathématiques à Dauphine. Aujourd'hui encore, celles-ci
demeurent son principal instrument de travail. Si les ouvrages destinés au grand public en sont
dépourvus, ses articles publiés dans les revues spécialisées en font abondamment usage. Le
premier poste qu'il décroche au sortir de l'ENS est un poste d'assistant en mathématiques à
Nanterre. Il lui permet cependant de côtoyer des économistes marquants comme Carlo Benetti,
théoricien de l'histoire de la pensée économique, Suzanne de Brunhoff, économiste marxiste qui
devait diriger plus tard sa thèse de 3e cycle, et les initiateurs de l'école de la régulation (Robert
Boyer, André Orléan, Michel Aglietta, Jacques Mistral...).
Parallèlement, D. Cohen occupa un poste de chargé de mission à la direction de la prévision du
ministère de l'Economie. « C'était un autre monde qui tranchait avec le brouhaha intellectuel de
l'univers normalien. Les données et les statistiques y dominaient. » Entre-temps, il y eut un autre
tournant, au début des années 80 : une première année sabbatique aux Etats-Unis en 19801981, puis une autre en 1982-1983, passée dans l'un des temples de la science économique
contemporaine, Harvard, et financée grâce à une bourse. L'occasion de découvrir de futurs
grands noms de la science économique made in USA : Paul Krugman, Jeffrey Sachs, Rudiger
Dornbusch, le Français Olivier Blanchard... Mais aussi de prendre la mesure de l'inventivité de la
science économique américaine, de découvrir que l'équation « néoclassique- = libéral » ne se
vérifie pas toujours (tous les représentants de ce courant ne sont pas favorables au retrait de
l'Etat). Même si, en l'occurrence, l'économiste avec lequel il entreprend ses premiers travaux
n'est autre que Jeffrey Sachs, le futur conseiller de Boris Eltsine, partisan de la thérapie de choc,
et donc des privatisations dans la Russie postsoviétique. C'est avec lui qu'il se rend en Bolivie
pour définir un programme de lutte contre l'hyperinflation de l'époque et qu'il se penche sur
l'endettement des pays en développement. Un contrecoup du choc provoqué par le coup d'Etat
de Pinochet ? Une confirmation en tout cas de cette volonté d'ancrer ses recherches dans les
préoccupations de son temps. Fût-ce au prix d'anticipations... Ces travaux, D. Cohen et J. Sachs
les menèrent en effet à partir de septembre 1981, soit quelques mois avant que n'éclate la crise
mexicaine, en août 1982. Cette question de l'endettement des pays en développement devait
l'occuper encore plusieurs années. Elle est au centre de sa thèse soutenue en 1988, soit l'année
précédant l'adoption du plan Brady en 1989, et traduite depuis aux presses du prestigieux MIT
(Massachusetts Institute of Technology).
Aujourd'hui, c'est avec trois casquettes que D. Cohen oeuvre en économiste. En tant que
professeur d'abord : à l'ENS où il enseigne l'économie. « Je m'adresse à un public constitué
essentiellement d'élèves qui ont fait des khâgnes BL, des classes préparatoires à la fois
scientifiques et littéraires. J'ai donc été obligé de constituer un bagage pédagogique en prenant
soin d'éviter un recours excessif à la formalisation mathématique. » C'est de cette expérience
qu'est tiré son premier livre destiné au grand public, Les Infortunes de la prospérité, publié en
1994. Trois autres ont suivi depuis, tous aussi économes en équations, dont Richesse du monde,
pauvretés des nations qui le fit connaître au-delà du cercle des économistes.
Enseignant et pédagogue donc, mais aussi chercheur au sein du pôle macroéconomie du
Céprémap (centre d'études prospectives d'économie mathématique appliquée à la planification)
qu'il a intégré en 1982. Enfin, consultant auprès d'organisations internationales, casquette qu'il
assume pleinement : « Un économiste normalement constitué ne peut pas ne pas rencontrer tôt
ou tard un champ institutionnel qui croise ses préoccupations. Et il est bien qu'il en soit ainsi car
cela le confronte à d'autres formes de savoir. » Pour ce qui le concerne, ce sont ses
préoccupations relatives à la productivité des pays pauvres qui devaient l'amener à répondre à
l'invitation de l'OCDE.
Sciences Humaines : Si vous deviez vous définir, de quel courant de l'économie
contemporaine vous réclameriez-vous ?
Daniel Cohen : A priori, je suis catalogué parmi les économistes dits néoclassiques, héritiers des
théoriciens de l'équilibre général à la Walras. Je me définirais plutôt comme un économiste
pragmatique. Contrairement à la vision courante qu'on en a, l'économie néoclassique, pour aller
vite celle qui est dominante aux Etats-Unis, est résolument ancrée dans les préoccupations
contemporaines. L'usage des modèles mathématiques, qui s'est imposé dans l'après-guerre, ne
doit pas être interprété comme une préférence pour l'abstraction. Ce serait presque le contraire.
C'est parce que l'économie contemporaine se définit davantage par un besoin de quantification
du monde que les mathématiques se sont imposées. Cette obsession sinon de la quantification
du moins du quantifiable est à la fois la force de l'économie - aucune théorie ne résiste longtemps
à l'épreuve des tests empiriques - et sa faiblesse - tout, même pour les phénomènes
économiques, n'est évidemment pas quantifiable. Mais c'est une erreur de croire que cet effort de
quantification ou, si vous voulez, de mathématisation, est une fin en soi. L'économiste Paul
Romer l'a bien dit : les modèles c'est, pour les économistes, l'équivalent des expériences de
laboratoire. Lorsque l'on s'interroge sur, disons, l'impact du progrès technique sur l'économie, il
faut articuler croissance, salaires, chômage et, pour ce faire, saisir l'enjeu de certains paramètres
essentiels : le degré de substitution entre machines et personnels, entre créations et destructions
d'emplois... La modélisation est plus qu'un pis-aller, elle est essentielle pour saisir les paramètres
clés dont l'analyse va finalement dépendre.
Ne trouve-t-elle pas ses limites en l'absence d'aller-retour permanent entre le modèle et la
réalité pour ajuster le premier en conséquence ?
Cette absence d'aller-retour est le reproche qu'on adresse régulièrement aux économistes.
Seulement, il n'est pas fondé. Les économistes ne sont pas des théoriciens déconnectés de la
réalité, enfermés dans leur tour d'ivoire. Alors pourquoi ce préjugé tenace, en France notamment
? Peut-être cela tient-il à cette tendance des économistes français à importer des modèles en
n'en retenant que l'aspect formel, autrement dit en escamotant le contexte où ces modèles ont
été élaborés, les problèmes concrets auxquels ils ont tenté d'apporter une solution sinon une
explication. Vu de France, ces modèles semblent souvent n'être destinés qu'à satisfaire un goût
pour la formalisation. « Ces modèles ne sont pas généralisables », entendait-on (et entend-on
encore) dire, donc ils ne sont pas valides. Mais c'est bien souvent le dernier des soucis des
économistes qui les ont construits !
Ce sentiment d'une discipline déconnectée du réel ne provient-il pas aussi de la
représentation encore dominante du modèle de concurrence pure et parfaite- ?
Dans l'esprit de beaucoup, la science économique se résume pour l'essentiel à ce modèle. Or,
cela fait des années qu'il a été abandonné par les économistes dits, encore, néoclassiques.
Depuis Joseph Schumpeter, on sait que la concurrence doit toujours être imparfaite, sans quoi il
n'y aurait pas d'innovation. Une firme qui n'aurait pas de rente de situation n'investirait pas dans
la conception de nouveaux produits. D'autres modèles ont été conçus depuis. Le modèle de
concurrence imparfaite est en fait devenu le modèle dominant : les théories de la croissance, du
commerce international, de la firme sont toutes désormais inscrites dans ce cadre.
Dans le livre qu'il avait consacré à la critique de l'économisme, Pierre Bourdieu prenait l'exemple
du marché des maisons individuelles pour illustrer les facteurs sociologiques qui intervenaient
dans le choix des consommateurs en faveur de telle ou telle marque de bâtisseurs. Il voulait
situer au sein de l'économie l'analyse des rapports de force. C'est une intuition brillante, les
articles inspirant le livre avaient été écrits au début des années 90. Mais c'est précisément ce
dont les économistes avaient déjà pris acte en transformant en conséquence leur modèle.
Vos propres travaux s'inscrivent eux-mêmes dans des préoccupations contemporaines...
Mes premières recherches académiques viennent en effet d'un questionnement sur les
problèmes de dette des pays en voie de développement. Les premiers travaux de recherche que
j'ai entamés aux Etats-Unis portaient sur les crises financières internationales. Je les ai menés
avec J. Sachs, à partir de septembre 1981, soit juste avant l'éclatement de la crise mexicaine en
août 1982. Notre modèle fut ainsi le premier disponible sur le marché ! Faut-il un tribunal de
faillite des pays ? Quelle est la responsabilité du FMI ? Toutes ces questions étaient déjà au
centre de notre réflexion.
Mes travaux ont pris ensuite plusieurs directions : avec Philippe Michel, par exemple, j'ai travaillé
sur les problèmes de crédibilité des politiques économiques, un sujet lié aux problèmes de dette
mais pas seulement ; j'ai également étudié (avec Charles Wyplosz) ce que produirait l'Union
monétaire européenne et plus récemment, avec Olivier Loisel, j'essaie de comprendre les
fluctuations de l'euro. Je me suis également intéressé à la question de savoir ce qui faisait qu'un
pays croît plus ou moins vite qu'un autre. Puis, avec Pascaline Dupas, nous avons étudié le
fonctionnement comparé des marchés du travail en France et aux Etats-Unis. Aujourd'hui,
j'essaie, avec Marcelo Soto et Orsetta Causa, d'analyser les différences de productivité entre
pays riches et pauvres.
Venons-en à votre premier livre, Les Infortunes de la prospérité, qui porte précisément sur
la croissance non sans bousculer une idée largement admise...
Depuis la fin des trente glorieuses, la croissance, dit-on, s'est ralentie et c'est son ralentissement
qui serait la cause de nos problèmes. En fait, la croissance annuelle enregistrée depuis le milieu
des années 70 n'a pas été aussi lente que cela. Ce sont les niveaux de croissance des trente
glorieuses qui étaient exceptionnels. Or, c'est dans le contexte de forte croissance qu'a été mis
en place notre système de redistribution, de retraite, en un mot l'Etat-providence. D'où les défis
actuels.
« Ce n'est pas l'Etat-providence qui a permis la croissance des trente glorieuses,y
écriviez-vous, mais l'inverse, la croissance qui a permis son développement. »Pourriezvous expliciter cette idée ?
L'Etat-providence a joué un rôle indéniable comme je le dis d'ailleurs dans le livre mais il n'a pas
été le facteur le plus important du strict point de vue de la croissance. Dans le contexte de
reconstruction qui fut celui de la France de l'après-guerre, il était normal que le niveau de
croissance atteigne des niveaux exceptionnels. La forte croissance des trente glorieuses a traduit
un phénomène de rattrapage de la productivité qui était faible en France, comparativement au
niveau atteint aux Etats-Unis. C'est, toute proportion gardée, ce qui se passe actuellement en
Chine où le niveau de croissance très élevé part d'un niveau très bas. Pas plus qu'en France, ce
rythme ne pourra y être maintenu éternellement.
Quel a été le moteur du rattrapage si ce n'est l'Etat ?
La France a bénéficié d'effets externes positifs, partagés par la plupart des pays européens, au
lendemain de la guerre, à commencer par le plan Marshall. L'effet le plus fort est à mon avis
l'écart à combler avec les Etats-Unis. La France avait, après la guerre, un revenu par habitant
valant 40 % du niveau américain; en 1975, il est passé à 75 %. Elle a crû à 5 % l'an pour y
parvenir. Une fois le gros du rattrapage accompli, la croissance devait ralentir.
Et les politiques de relance d'inspiration keynésienne- ?
Plus que les politiques publiques, le moteur keynésien le plus fort a été l'indexation des salaires
sur les gains de productivité. Cette politique salariale introduit une vraie rupture avec l'économie
du xixe siècle marquée par des crises récurrentes de surproductivité. C'est le point sur lequel
l'école de la régulation attire l'attention. En indexant les salaires sur la productivité, on a surmonté
le principal obstacle auquel se heurtaient les gains de productivité depuis le xixe siècle, à savoir
le manque de débouchés et, ainsi, créé les conditions d'une progression régulière de la
croissance.
Quelle peut donc être la fonction de l'Etat ?
On voit tout d'abord, là où il est absent, en Afrique notamment, à quel point son rôle est
indispensable. Sa fonction première, même si je ne néglige pas par ailleurs son rôle dans la
conduite de la politique économique, est la production de biens publics. C'est une idée qui paraît
triviale, mais je pense qu'elle redevient centrale. Par biens publics, je n'entends pas seulement
les fonctions régaliennes (la sécurité du territoire, la justice et le droit de battre monnaie, NDLR),
mais l'éducation, le territoire, la santé, etc., tout ce qui concourt non seulement à l'égalité entre
les citoyens et à une juste répartition des richesses, mais qui contribue à doter un territoire
d'infrastructures sociales et économiques qui permettent d'y fixer la richesse.
Passons à Richesse du monde, pauvreté des nations, votre livre suivant. « Ce n'est pas, y
écrivez-vous, [la mondialisation] qui est la cause de la précarisation du monde du travail mais
bien le contraire : c'est notre propre propension à transformer la nature du travail qui ouvre à la
"mondialisation" l'espace où elle se loge. » Pourriez-vous expliciter cette opinion ?
En effet, nous sommes passés d'un monde fordiste à un monde postfordiste (ou postindustriel)
marqué par davantage de précarité et de flexibilité. Le monde fordiste était caractérisé
schématiquement par une autorégulation des rapports sociaux, entre, d'une part, le mouvement
ouvrier et sa représentation syndicale, et, d'autre part, un capitalisme managérial qui pouvait
servir d'interlocuteur au mouvement syndical, parce qu'il en partageait fondamentalement les
mêmes aspirations : protéger la firme des aléas économiques, qu'ils soient dus à la concurrence
ou aux cycles des affaires. D'un point de vue social, le travail à la chaîne peut se comprendre
comme une manière de rendre productifs les travailleurs a priori les plus démunis. On parcellisait
les tâches de façon à les rendre réalisables par une main-d'oeuvre non qualifiée. Mais cette
intégration s'effectuait aussi à travers les plans de carrière qui protégeaient contre les aléas de
l'existence. En bref, le fordisme reposait sur un contrat tacite : l'obéissance (pour ne pas dire
l'aliénation) en échange d'une protection contre les aléas de l'existence. C'est ce processus
d'intégration qui a été remis en cause au cours de ces dernières décennies. Désormais, il n'y a
plus de carrière à vie assurée ; on fait reposer sur l'individu l'effort de l'intégration dans
l'entreprise alors qu'auparavant c'était l'inverse. Ce changement est le contrecoup paradoxal de
la contestation qui a été adressée au modèle fordiste. En cela, je rejoins, dans mon livre Nos
temps modernes, la thèse défendue par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du
capitalisme, à savoir : le capitalisme contemporain a récupéré les valeurs de mai 68 manifestées
en réaction contre la hiérarchie, l'aliénation, etc., on a envie de dire pour les retourner contre
leurs auteurs. L'autonomie, de revendication, est devenue une injonction. Ce n'est donc pas la
mondialisation qui a provoqué ce changement mais l'inverse. La transformation du monde
productif est d'ailleurs antérieure au processus de déréglementation sur lequel repose l'actuelle
mondialisation.
En relativisant la responsabilité de la mondialisation dans la crise du fordisme, rejoindriezvous ceux qui en vantent les vertus ?
Non, je ne pense pas. Je crois qu'il y a un immense malentendu sur les ratés de la
mondialisation. Comme j'essaie de l'expliquer dans La Mondialisation et ses ennemis, le
problème de la mondialisation est qu'elle diffuse beaucoup moins vite la prospérité que les
images de la prospérité. C'est un changement majeur qui oblige les économistes à repenser les
modèles explicatifs classiques auxquels ils se réfèrent pour penser l'économie mondiale.
Rappelons ces modèles. Il y a le modèle de la division internationale du travail qui pose
l'existence d'un lien organique entre les nations, une vision assez proche de la manière dont
Emile Durkheim parle de solidarité organique entre les membres d'une société. Dans cette
perspective, l'enjeu de la mondialisation actuelle serait ainsi de reproduire à l'échelle mondiale le
type de solidarité auquel on était parvenu dans le cadre des économies nationales. Ce modèle
explicatif a montré ses limites (il n'explique pas le succès des pays émergents) et d'ailleurs peu
d'économistes y souscrivent. L'autre modèle repose sur l'idée d'économie-monde due à Fernand
Braudel. A l'image des économies-monde qui ont jalonné l'histoire, la mondialisation crée des
pôles d'agglomération et de richesse, avec des périphéries qui, dans un mouvement décroissant
de prospérité, s'organisent autour de ces pôles. La principale différence avec le modèle de la
division du travail réside dans le fait que le centre lui-même n'est pas spécialisé : il concentre une
grande variété de compétences et de savoir-faire. C'est la périphérie qui est spécialisée et
subordonnée à des donneurs d'ordre extérieurs, dans une fonction de sous-traitance.
Pour être toujours d'actualité, ce modèle présente à son tour des limites. Chez F. Braudel, la
périphérie traduit un éloignement dans l'espace mais aussi dans le temps. La périphérie, dit-il en
substance, ce sont les sociétés à rythme lent. Or, aujourd'hui, la périphérie, bien qu'éloignée
géographiquement , n'en vit pas moins, par bien des aspects, au même rythme que les foyers de
richesse. Les moyens de télécommunication aidant, elle jouit des images de la prospérité mais
pas de la prospérité elle-même. La transition démographique illustre ce décalage : contre toute
attente, les populations des pays pauvres se comportent déjà comme si elles étaient riches. Il y a
une conscience planétaire qui, de manière inédite, est en avance sur les conditions matérielles
de vie des populations.
PROFIL : Daniel Cohen
Un économiste pragmatique
Né en 1953, Daniel Cohen est professeur d'économie à l'Ecole normale supérieure et à
l'université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne) et chercheur au Céprémap (Centre d'études
prospectives d'économie mathématique appliquée à la planification). Il est également consultant
auprès d'organisations internationales et chroniqueur au Monde. Mathématicien de formation, il
s'efforce dans ses analyses de combiner les outils de la microéconomie avec l'apport des autres
sciences sociales et humaines.
Outre un premier ouvrage théorique
paru en 1987 ( Monnaie, richesse et dette des nations , éditions du CNRS) et plusieurs
publications en collaboration (dont un rapport sur « La nouvelle économie », avec Michèle
Debonneuil, pour le Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2000), il est
l'auteur de quatre essais destinés au grand public (les trois premiers traduits au MIT Press et
dans plusieurs pays) :
Signalons également la traduction en anglais d'une adaptation de sa thèse :
Fordisme
Modèle de développement fondé sur un modèle d'organisation du travail (le taylorisme), un
régime d'accumulation (consommation et production de masse, conglomérat industriel, politiques
keynésiennes) et un mode de régulation (conventions et négociations collectives). Il a caractérisé
le développement au cours des trente glorieuses. Sa remise en cause nourrit un débat autour
des caractéristiques d'un post- ou néofordisme.
Néoclassique
Nom donné aux économistes issus de la « révolution marginaliste » des années 1870 qui
consistait à interpréter l'économie à partir des choix individuels. Parmi les principaux
représentants de ce courant : Léon Walras et son modèle de l'équilibre général.
Modèle de concurrence pure et parfaite
Modèle de marché directement inspiré de certains marchés comme celui de la Bourse, mais
reformalisé à partir d'hypothèses, comme l'atomicité du marché, l'information parfaite des agents
économiques, la libre circulation et l'entrée des concurrents. Plusieurs modèles sophistiqués lui
ont été depuis opposés, rassemblés sous l'appellation de concurrence imparfaite car ils excluent
l'une au moins de ces hypothèses.
Politique keynésienne de relance
Politique de relance de l'économie par un accroissement des dépenses budgétaires, fondée sur
l'hypothèse d'un effet multiplicateur de ces dépenses (un milliard d'euros supplémentaires de
l'Etat correspond pour les entreprises et les ménages à un supplément de revenu qui peut à son
tour être consacré à l'investissement et la consommation).
Article de la rubrique « Le point sur... »
Mensuel N° 173 - Juillet 2006
Art rupestre. Une nouvelle hypothèse
La croissance mondiale : mesure et démesure
DOROTHÉE PICON
L'émergence de la Chine et de l'Inde modifie l'équilibre économique mondial. Désormais,
la production totale des pays émergents égale celle des pays développés. Si la « richesse
des nations » continue de croître à grande vitesse, le bien-être des populations ne marche
pas forcément au même pas. D'où l'apparition de nouveaux indicateurs de richesse.
Quels sont les pays émergents ?
Il n'existe pas une liste des pays émergents établie à partir d'une définition claire et faisant l'objet
d'un consensus. Mais les pays dits émergents peuvent toutefois se caractériser par deux
éléments essentiels. Supposés être dans une phase de transition entre pays pauvres et pays
riches, leur niveau de richesse (PIB par habitant) reste faible. En revanche, leur taux de
croissance est supérieur à celui des pays développés. Ils connaissent en outre, depuis les
années 1970-1980 pour la plupart, une insertion croissante dans le commerce mondial, et ont
encore des potentiels de développement importants.
Selon ces critères, les pays émergents sont constitués par l'Asie hors Japon (Inde, Chine, Corée
du Sud, Taïwan, Thaïlande, Philippines, Indonésie, Malaisie), l'Europe de l'Est ou, de manière
plus restrictive, les pays d'Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République tchèque,
Roumanie), l'Amérique latine (Brésil, Argentine, Chili, Pérou, Colombie, Mexique, Venezuela),
mais aussi la Russie, Israël, le Pakistan, la Jordanie, l'Égypte, le Maroc, la Turquie et, seul pays
d'Afrique subsaharienne généralement considéré comme émergent, l'Afrique du Sud. Cet
ensemble de pays représentait 15 % de la richesse mondiale en 1997 (7,5 % en 1967).
Parmi ces pays, la Chine et l'Inde fascinent et effraient. Ces deux « monstres » démographiques
connaissent depuis plusieurs années des taux de croissance élevés qui en font, aux yeux des
pays développés, à la fois des marchés prometteurs et des concurrents dangereux, menaçant les
industries et les emplois. En 2006, la Chine (1,3 milliard d'habitants, 20 % de la population
mondiale) est la troisième puissance économique mondiale en termes de PIB mesuré au taux de
change courant. Depuis 1978, la politique d'ouverture menée par le gouvernement chinois,
marquée notamment par son adhésion à l'OMC en 2001, a favorisé un développement très
rapide des échanges extérieurs et du PIB. Le taux de croissance annuel moyen de son PIB était
de 8,2 % entre 1975 et 2001 (1,7 % pour la France). Si elle contribue donc à la croissance
mondiale de manière significative, représentant une source de changements importants dans
l'équilibre économique mondial (voir l'entretien p. 10), elle ne représente encore que 4 % du PIB
mondial en 2004 (au taux de change courant).
Avec son PIB de 667 milliards de dollars (taux de change courant) en 2004 (1,7 % du PIB
mondial), l'Inde, plus grande démocratie du monde, se classe au dixième rang des puissances
économiques. La croissance annuelle de son PIB (parité de pouvoir d'achat-, PPA), qui a été en
moyenne de 6,1 % entre 1995 et 2004, repose notamment sur le développement des services et
les technologies de l'information, domaine dont le pays est devenu l'un des leaders mondiaux. La
pauvreté a nettement reculé au cours des années 1990, améliorant ainsi l'ensemble des
indicateurs sociaux. Elle reste cependant élevée, puisque, d'après la Banque mondiale, 25 % de
la population vit toujours sous le seuil de pauvreté (50 % au début des années 1950).
Le Sud sort-il du sous-développement ?
Si certains pays du Sud « émergent » et réussissent par la croissance économique à réduire
globalement leur niveau de pauvreté et à améliorer des indicateurs de développement comme le
taux d'alphabétisation ou l'espérance de vie, d'autres semblent stagner irrémédiablement dans le
sous-développement. Ainsi l'Afrique subsaharienne. L'Afrique connaît pourtant une croissance
relativement bonne depuis le début des années 2000, due en partie à la montée des cours des
matières premières. Mais la part de l'Afrique dans les exportations mondiales de marchandises
n'est que de 2,6 % en 2004 (voir l'encadré p. 12). L'augmentation récente de la valeur des
exportations africaines est due davantage à l'envolée des cours des matières premières qu'au
développement de sa production industrielle. Et « la croissance reste sensiblement inférieure au
seuil de 7 %, considéré par le document fondateur du Nepad (1) comme nécessaire pour faire
durablement et nettement reculer la pauvreté(2) ». En 2002, 44 % de la population africaine vivait
sous le seuil de pauvreté-, pourcentage identique à celui de 1990. D'après les projections de la
Banque mondiale, ce taux devrait être de 38 % en 2015, ce qui reste sensiblement inférieur aux
objectifs que s'est fixés l'institution internationale.
L'Afrique subsaharienne est la seule région au monde dans laquelle l'indice de développement
humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) se soit dégradé
entre 1995 et 2005, en raison de la diminution de l'espérance de vie due à l'épidémie de sida. Si,
d'après les travaux du Pnud, la croissance économique reste le meilleur moyen de réduire la
pauvreté, le développement des échanges économiques et le dynamisme asiatique n'empêche
pas le creusement des inégalités de richesse, dont l'Afrique est la première à souffrir.
Quelle est la place de l'Europe ?
Entre les deux pôles de croissance mondiaux que sont l'Amérique du Nord et l'Asie émergente,
l'Europe présente des indicateurs économiques qui peuvent inquiéter : taux de croissance du PIB
aussi faible que le taux de natalité, entraînant par conséquent un vieillissement de la population
et un chômage de masse persistant. En revanche, les délocalisations, qui cristallisent tant de
peurs, ne semblent pas avoir été très coûteuses en emplois jusqu'à présent (3). En effet, la
concurrence asiatique ne s'exerce pas sur les mêmes produits que ceux fabriqués en Europe.
L'Union européenne reste la première puissance économique du monde.
En fait, le développement du commerce mondial depuis les années 1980 n'a que peu entamé le
leadership des pays riches. En 2003, les exportations de l'Union européenne représentent
encore 39,3 % des échanges commerciaux mondiaux en 2003 (40,2 % en 1993). Plus de la
moitié de ces exportations se font à l'intérieur de l'Union. Les importations européennes en
provenance de Chine représentent 1,5 % des échanges mondiaux (0,8 % en 1993) (4).
De la même manière, les investissements directs étrangers- profitent principalement aux pays
développés : près de la moitié d'entre eux concernent l'Union européenne et les Etats-Unis,
contre 9 % pour la Chine. Ainsi, malgré la mollesse relative de la croissance européenne, le
dynamisme de pays comme la Chine est encore loin de remettre en cause les niveaux de
richesse des Européens. D'après la Banque mondiale, d'ici 2015, les revenus élevés ne
concerneront que 13 % de la population totale de la planète.
Le PIB est-il une bonne mesure de la richesse ?
Le moyen le plus simple de mesurer la richesse d'un pays et de ses habitants est le PIB. Si la
croissance du PIB diminue généralement la pauvreté et favorise le développement, le lien est loin
d'être mécanique. Par ailleurs, la croissance économique peut avoir des effets néfastes sur le
bien-être, sur l'état des ressources naturelles, sur la dégradation de l'environnement. Ces
phénomènes sont à l'origine d'une remise en cause de la mesure de la richesse par le PIB.
Le PIB mesure la production de biens et de services, marchands et non marchands, d'un pays. Il
permet d'en mesurer l'accroissement et de la comparer avec celle d'autres pays. Issu de la
comptabilité nationale, il reste aujourd'hui la référence dominante lorsqu'il s'agit d'apprécier la
croissance et la santé économiques d'un pays. Mais c'est dans les années 1970, puis dans les
années 1990, que s'est fait sentir le besoin d'indicateurs permettant d'apprécier l'état de
développement, de bien-être ou de santé sociale, et pouvant servir de guide à l'action publique.
De nombreuses raisons empêchent le PIB de remplir cette fonction : il ne tient pas compte
d'innombrables éléments qui contribuent positivement ou négativement au bien-être - comme les
services domestiques et le bénévolat -, sous-estime généralement les services, ignore les
inégalités de revenu, la dégradation du capital écologique ou humain (niveau d'éducation, par
exemple).
Comment corriger les mesures monétaires de la richesse ?
Il existe deux grandes catégories d'indicateurs de richesse alternatifs : les indicateurs évalués
monétairement et les indicateurs non monétaires. La logique des premiers repose sur la prise en
compte des nuisances et coûts cachés de la croissance, que représente la dégradation des
patrimoines productif, écologique et humain. La première tentative marquante de ce type est celle
des Américains James Tobin et William Nordhaus, qui proposaient en 1973 une mesure du bienêtre économique durable (Ibed), fondée sur le calcul des variations de stocks de richesses
publiques ou privées : le capital reproductif net (équipements, infrastructures), le capital non
reproductible (terre et actifs nets étrangers), le capital d'éducation et le capital de santé. Mais
c'est seulement au milieu des années 1990 que de nombreux « indices de bien-être économique
durable » sont proposés et discutés, par une pluralité d'acteurs, universitaires, militants,
responsables d'ONG ou de fondations. Ces indicateurs intègrent des facteurs de bien-être
durable
de
nature
économique
(niveau
de
vie),
sociale
(inégalités
par
exemple),
environnementales, ainsi que les contributions d'activités non monétaires (bénévolat, activités
domestiques) au bien-être individuel.
Dans cette veine, le GPI (genuine progress indicator, indicateur de progrès véritable - IPV - en
français) a été mis au point par l'organisme de recherche américain Redefining Progress : à un
niveau de consommation corrigé par un indicateur d'inégalité sont ajoutés le travail domestique et
le bénévolat, le service des biens durables, publics et privés, l'investissement net en capital
physique. Sont comptabilisés négativement les coûts de la pollution, des destructions de
patrimoine naturel (forêts, terres cultivées, zones humides, couche d'ozone, etc.), des délits, du
chômage, des accidents, des fractures familiales, la dette extérieure et la diminution du temps de
loisir. Il est frappant de constater que le GPI aux Etats-Unis et l'Ibed au Royaume-Uni, en Suède
et en Allemagne cessent de progresser au milieu des années 1970 et diminuent à partir du début
des années 1980, alors que le PNB par habitant progresse de manière quasi continue sur la
période.
Quelles perspectives pour ces nouveaux indicateurs ?
Les nombreuses propositions d'indicateurs de bien-être, considérés comme des alternatives au
PIB, se heurtent à de sérieuses critiques. Outre des problèmes techniques parfois redoutables, le
choix des éléments entrant dans le calcul d'un indicateur est toujours normatif et se prête à ce
titre à toute sorte de contestation. Comment justifier, par exemple, que le bien-être d'une
multitude d'individus dépend pour un tiers de son état de santé et pour un tiers de son niveau de
consommation ? Pourquoi privilégier le bien-être durable (donc des générations futures) par
rapport au bien-être actuel ? La critique des indicateurs est une critique politique plus que
technique, car élaborer un indice de bien-être revient à construire la norme qui déterminera
l'action publique. Le succès d'un indicateur dépend du degré de consensus qui peut s'établir à
son propos dans l'opinion. C'est pourquoi les défenseurs des nouveaux indicateurs de richesse
encouragent les débats autour de la définition d'une norme de bien-être, seule susceptible de
faire émerger un tel consensus et de leur donner l'efficacité politique qui leur fait encore défaut.
Peut-on mesurer autrement le bien-être ?
S'éloignant plus radicalement de la logique de la comptabilité nationale et laissant de côté toute
mesure monétaire, certains indicateurs s'attachent à mesurer directement le développement
humain ou la santé sociale : le plus connu d'entre eux est l'indice de développement humain
(IDH) que publie chaque année le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).
L'IDH est la moyenne simple de trois indicateurs, le PIB par habitant en PPA, l'espérance de vie
et le niveau d'instruction. Le classement des pays développés issu de l'application de l'IDH diffère
sensiblement de celui issu de l'application du PIB par habitant. L'indice de santé sociale a été mis
au point au milieu des années 1980 par deux Américains, Marc et Marque-Luisa Miringoff. A la
différence de tous les indices précédents, l'indice de santé sociale ne tient aucun compte du
niveau de consommation ou de production. Il tient compte d'indicateurs comme la mortalité
infantile, l'usage de drogues, le taux de suicide, l'espérance de vie des plus de 65 ans, l'accès au
logement, etc. Là encore, le calcul de cet indice pour les Etats-Unis entre 1960 et 1995 fait
apparaître un spectaculaire décrochage à partir de 1973 entre les évolutions du PIB par habitant
et de la santé sociale ainsi mesurée.
Enfin, l'indice de bien-être économique (Ibee) des Canadiens Lars Osberg et Andrew Sharpe
mêle données monétaires et non monétaires portant sur la consommation courante,
l'accumulation nette de stocks de ressources productives, la pauvreté et les inégalités de
revenus, et enfin le degré de sécurité économique, c'est-à-dire la qualité de l'assurance contre le
chômage, la maladie, la vieillesse, etc.
NOTES
1 New Partnership for Africa's Development.
2 CEPII, L'Économie mondiale 2006, La Découverte, coll. « Repères », 2005.
3 G. Daudin et S. Levasseur, « Délocalisations, concurrence des pays émergents et emploi en France », Revue
de l'OFCE, n° 94, juillet 2005.
4 CEPII, base de données Chelem.
Article de la rubrique « Actualité de la recherche »
Mensuel N° 175 - Octobre 2006
Agir par soi-même
Une croissance sans développement dans les pays
pauvres
Sébastien Farcis
Cela aurait pu être une bonne nouvelle pour les pays les plus pauvres de la planète. Les 50
pays les moins avancés (PMA), dont les deux tiers se situent en Afrique subsaharienne, ont
connu en 2004 la plus forte croissance de leur PIB depuis vingt ans : 5,9 % en moyenne. Mais
dans ces pays plus qu’ailleurs, la croissance n’est pas synonyme de développement. C’est ce
que vient rappeler la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
(Cnuced), dans un rapport publié le 20 juillet.
Cet organisme de l’Onu montre tout d’abord qu’il y a de grandes inégalités entre les pays du
groupe derrière ce boom économique. Les principales augmentations en croissance et en
exportations (multipliées par cinq en un an dans les PMA) se concentrent sur les quatre pays
producteurs de pétrole du groupe, qui ont profité de la hausse vertigineuse des cours du brut :
l’Angola, la Guinée équatoriale, le Yémen et le Soudan. Ces quatre pays, plus la Mauritanie et le
Tchad, ont aussi concentré 70 % des investissements directs étrangers du groupe. Les
gisements sont cependant exploités par des entreprises étrangères, et contribuent donc peu au
développement des infrastructures et des économies locales.
L’aide publique au développement, autre source importante de croissance de ces pays, a elle
aussi été distribuée de manière inégalitaire : les principaux efforts des bailleurs se sont
concentrés sur l’Afghanistan et la République démocratique du Congo.
Cet argent investi, que ce soit par l’aide ou les compagnies pétrolières, les PMA peinent à le
convertir en emplois qualifiés et productifs car il manque un acteur stratégique dans leur
économie : la petite et moyenne entreprise (PME). « Le secteur marchand dans les PMA est
caractérisé par la juxtaposition de micro-entreprises, qui ne créent pas d’emplois et n’absorbent
pas de technologies étrangères et de filiales de grandes entreprises étrangères, en nombre réduit
», explique Habib Ouane, directeur du programme sur les PMA à la Cnuced. Il y a donc un
chaînon manquant : un réseau dense de petites et moyennes entreprises, seules susceptibles
d’importer des technologies et de créer des emplois.
Le rapport préconise ainsi que l’aide au développement soit réorientée vers les secteurs bancaire
et financier, car ils sont les seuls à pouvoir financer la création de ces PME. Cette aide envers les
secteurs productifs a baissé de 40 % en dix ans, alors que la plupart des PMA connaissent une
période de transition économique marquée par un fort exode rural et une croissance des
demandes d’emplois non agricoles. Contribuer à la création de PME et à la baisse du chômage
dans les villes aurait également un effet positif indirect pour les bailleurs de fonds occidentaux :
cela freinerait certainement des vagues d’immigration vers leurs pays de moins en moins
contrôlables, et sources croissantes de conflit entre le Nord et le Sud.
REFERENCES
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), « Rapport 2006
sur les pays les moins avancés », juillet 2006. Disponible sur www.unctad.org/Tem
plates/Page.asp?intItemID=3073& lang=2
Article de la rubrique « Sauver la planète. Les enjeux sociaux de l'environnement »
Hors-série N° 49 - Juillet - Août 2005
Sauver la planète ?
Croissance soutenable ou croissance zéro ?
Franck-Dominique Vivien
Qu'est-ce que le développement soutenable ? Une croissance qui trouve le moyen de se
perpétuer, ou un développement qui met la biosphère au centre de ses préoccupations et
non plus l'homme ? Répondre à ces questions revient à s'interroger sur les fondements
du capitalisme et les valeurs des sociétés contemporaines.
Alors que le développement soutenable est souvent présenté comme la solution permettant
de réconcilier les dynamiques économiques, sociales et écologiques, il convient, avant tout, de le
considérer comme un problème. Le rapport Brundtland (1987) le définit comme « un type de
développement qui permet de satisfaire les besoins du présent sans compromettre la possibilité
pour les générations futures de satisfaire les leurs ». Pour Jacques Theys (1), il s'agit là d'un «
principe normatif sans norme » : comment doit-on s'y prendre, en effet, selon quelles modalités,
quelles politiques, quels instruments, pour accroître le bien-être de la population mondiale, lutter
contre les inégalités sociales et sauvegarder la biosphère ? Les avis divergent et la concurrence
est rude pour donner un contenu normatif au développement soutenable.
Capital humain contre capital naturel
La discipline économique se présente, précisément, comme un discours normatif sur la façon
dont on opère les choix en société. Pour autant, il n'y a pas unanimité parmi les économistes sur
le sens à donner à la problématique du développement soutenable. Pour la théorie économique
dominante, les problèmes d'environnement et de pauvreté ne pourront se résoudre qu'avec plus
de croissance. Conçu au milieu des années 50 pour répondre aux propositions keynésiennes qui
légitimaient une intervention de l'Etat dans le champ de l'économie, le modèle de Solow,
légèrement amendé, constitue l'élément central de la réponse de la théorie néoclassique à la
problématique du développement soutenable.
Dans la perspective néoclassique, la soutenabilité signifie la « non-décroissance » dans le temps
du bien-être individuel, lequel peut être mesuré par le niveau d'utilité, le revenu ou la
consommation. Pour que le bien-être économique des générations futures soit équivalent au
minimum à celui des générations présentes, il faut leur transmettre une capacité de production de
biens et de services, et donc un stock de capital intact. Si la quantité totale de capital doit rester
constante, il est possible, selon les néoclassiques, d'envisager des substitutions entre les
différentes formes de capital : une quantité accrue de « capital créé par les hommes »
(équipements, connaissances et compétences) doit pouvoir prendre le relais de quantités
moindres de « capital naturel » (ressources naturelles et services environnementaux). Ainsi,
selon Robert Solow (2), un échange s'opère dans le temps : la génération présente consomme
du capital naturel et, en contrepartie, lègue aux suivantes plus de capacités de production sous
forme d'équipements, de connaissances et de compétences.
Plusieurs hypothèses sont nécessaires pour accréditer ce modèle de « soutenabilité faible ».
D'abord, l'innovation technique doit fournir les solutions autorisant la substitution entre les
différentes formes de capital. Ensuite, un régime d'investissement particulier doit être défini : la
règle d'Hartwick stipule que les rentes procurées par l'exploitation des ressources naturelles
épuisables doivent être réinvesties en capital technique, via un système de taxation ou un fonds
d'investissement spécifique. Enfin, bien que les prix soient absents du modèle de Solow ? celui-ci
figure une économie planifiée, un agent unique décidant seul de l'affectation des ressources ?,
les néoclassiques partent de l'hypothèse que l'allocation des ressources est réalisée par le «
marché ». Les valeurs des différentes formes de capital doivent être déterminées par des prix.
D'où la nécessité d'intégrer à la sphère marchande les ressources naturelles et les pollutions qui,
au départ, lui sont extérieures.
Le dernier avatar de la croissance économique
A côté de ces modèles très abstraits, les néoclassiques entendent montrer que la poursuite de la
croissance va effectivement dans le sens de la protection de l'environnement. Gene Grossman et
Alan Krueger (3) ont ainsi cherché à établir une corrélation entre le revenu par habitant et
certains indicateurs de pollution de l'air et de l'eau dans plusieurs pays. Leurs résultats montrent
que les émissions polluantes croissent en fonction du revenu moyen jusqu'à une certaine limite
puis décroissent, traçant ainsi une courbe en U inversé, que l'on désigne parfois comme une
courbe de Kuznets environnementale, du nom de l'économiste qui, dans les années 50, avait
tenté d'établir une relation similaire entre la croissance du revenu par tête et les inégalités
sociales. L'explication fournie par les auteurs est que, dans les prémices du développement, il y a
peu d'émissions polluantes du fait de la faiblesse de la production. Puis, les débuts mal maîtrisés
de l'industrialisation provoquent un surcroît de pollution. Enfin, les moyens financiers dégagés, le
poids croissant des services et la préférence croissante des individus pour la qualité de la vie à
mesure que leur revenu augmente permettent de réduire les pollutions. Ainsi, l'enrichissement
apporté par la croissance contribuerait à ménager l'environnement.
On retrouve dans cette thèse la théorie développée en son temps par Walt W. Rostow(4) qui
résume l'histoire des sociétés humaines à cinq stades de développement. Une fois le « décollage
» effectué, celles-ci connaissent une croissance autoentretenue (self-sustaining growth) qui
modifie la structure de l'économie. A mesure que le progrès technique se diffuse, des industries
nouvelles prennent le relais des anciennes et fournissent aux capitaux de nouveaux débouchés.
La démonstration de G. Grossman et A. Krueger est novatrice dans le fait que, contrairement à
W.W. Rostow qui, guerre froide oblige, doutait de l'avenir des sociétés avancées de son temps,
elle leur confère un destin plus enthousiasmant. Le développement soutenable ne désignerait-il
pas, en paraphrasant W.W. Rostow, la sixième étape de la croissance ? C'est bien ce que
semblent croire la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour l'environnement
(PNUE) qui ont repris cet argument dans leurs rapports publiés en 1992.
Le problème, comme en conviennent G. Grossman et A. Krueger, est que cette relation en U
inversé ne peut être généralisée. Elle ne vaut que pour certains polluants qui ont des impacts
locaux à court terme et non, par exemple, pour les rejets de CO2 ou la production des déchets
ménagers qui croissent avec le revenu par tête. De plus, quand elle est établie, cette relation
n'est pas mécanique. C'est parce que des politiques publiques sont menées que l'on peut
enregistrer des résultats encourageants dans la lutte contre les pollutions. Enfin, il ne faut pas
oublier que les réductions d'émissions observées peuvent être compensées par d'autres
augmentations, les industries les plus polluantes pouvant être transférées sous des latitudes où
la réglementation est moins contraignante.
Le point de vue de l'économie écologique
Un deuxième ensemble de travaux met l'accent sur les dommages écologiques induits par la
dynamique cumulative. La volonté de prendre en compte la spécificité de phénomènes
irréductibles à la logique marchande commande cette perspective de recherche qui, depuis une
vingtaine d'années, s'est institutionnalisée sous le terme d'« économie écologique (5) ». Celle-ci
s'est traduite par un appel, régulièrement réitéré depuis le XIXe siècle, à l'ouverture de
l'économie aux sciences de la nature afin de déterminer des limites écologiques à l'activité
économique.
Du fait de leur caractère potentiellement épuisable, la soutenabilité a toujours été un élément
central de l'économie des ressources naturelles renouvelables. Une des sources de l'idée de
développement soutenable se trouve ainsi dans les modèles de foresterie, élaborés à partir du
XVIIIe siècle, et de gestion des pêches, qui ont connu leur essor depuis les années 60. La
ressource biologique y est considérée comme une sorte de capital naturel dont il importe
d'optimiser la gestion dans le long terme. L'objectif à atteindre dans ces modèles
bioéconomiques est le « rendement soutenable maximal », c'est-à-dire la consommation
maximale de ressources qui peut être indéfiniment réalisée à partir du stock de ressources
existant. Le problème est que la rationalité économique individuelle, qui vise la recherche du
profit maximal dans le temps le plus court, entre en contradiction avec la logique écologique et le
rythme de reproduction des ressources naturelles. Ce point avancé de longue date par les
économistes, même libéraux, légitime une intervention de l'Etat et des règles de gestion
particulières.
Depuis vingt ans, cette réflexion sur la gestion des ressources naturelles a pris un tour nouveau
avec la reconnaissance des problèmes globaux d'environnement. Mais, en l'état des
connaissances, on est encore loin de donner un contenu opérationnel à une bioéconomie
globale. Tout au plus peut-on édicter des principes entendus, selon Herman Daly (6), comme des
règles minimales de prudence. Primo, les taux d'exploitation des ressources naturelles
renouvelables ne doivent pas dépasser leurs taux de régénération. Secundo, les taux d'émission
des déchets doivent être égaux aux capacités d'assimilation et de recyclage des milieux dans
lesquels ces déchets sont rejetés. Tertio, l'exploitation des ressources naturelles non
renouvelables doit se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des ressources
renouvelables. A l'opposé de la position défendue par les économistes néoclassiques, on trouve
là l'idée d'une complémentarité entre le capital naturel et les autres facteurs de production. Ce
modèle de soutenabilité forte repose sur la nécessité de maintenir, dans le temps, un stock de
capital naturel critique dont les générations futures ne sauraient se passer.
Si ce principe est simple, sa traduction concrète est loin de l'être. La première difficulté consiste à
identifier et mesurer les différentes composantes de ce capital naturel critique. Nous avons affaire
à de nombreux éléments, différents par leurs caractéristiques écologiques, les jeux d'acteurs qui
les concernent et les modalités de régulation existantes. Qu'est-ce qui est essentiel et pertinent
pour les générations futures dans cet ensemble ? Une seconde difficulté est d'appliquer à chacun
de ces éléments une « gestion normative sous contrainte (7) », en instituant trois niveaux de
normes encadrant l'activité économique. Cela revient à déterminer d'abord des limites
quantitatives à l'exploitation des ressources naturelles ou aux rejets polluants, à définir ensuite
les modalités de répartition de cette contrainte qui soient les plus équitables possible et, enfin, à
mettre sur pied les institutions permettant aux acteurs économiques de prendre des décisions
optimales en fonction de ces différentes contraintes. Or les problèmes environnementaux sont
souvent l'objet de controverses. Si l'on dispose de bases scientifiques suffisantes pour apporter
des réponses, des interrogations majeures demeurent sur les causes des dégradations et leurs
conséquences, les responsabilités à invoquer, les instruments à adopter... Cette situation, qui
conduit à un apprentissage collectif entre la production de connaissances et la prise de décision,
complique grandement l'élaboration d'une politique. Néanmoins, malgré les difficultés de mise en
œuvre, l'exemple de la lutte internationale contre le changement climatique est à méditer. Le
protocole de Kyôto (1997) a réussi à arrêter une norme écologique sous la forme d'une quantité
globale maximale de CO2 à rejeter dans l'atmosphère. Même si, à l'évidence, cela ne va pas de
soi, l'élaboration d'un ensemble de normes encadrant un ensemble d'activités économiques ne
relève pas de l'impossible mais bien de la détermination politique.
La modernisation écologique du capitalisme
L'écologie industrielle est un autre courant de réflexion qui dit s'inspirer de la science écologique
afin de repenser les processus de production et de consommation. La nouveauté de cette
approche ne réside pas tant dans les principes invoqués, connus depuis fort longtemps, que
dans ceux qui l'émettent. L'article de référence de l'écologie industrielle a été écrit par Robert
Frosch et Nicholas Gallopoulos (8), ingénieurs de l'industrie automobile. Ces auteurs s'inspirent
aussi de réflexions issues d'institutions internationales, le PNUE notamment, dont R. Frosch a
été le premier secrétaire adjoint en 1973.
La méthodologie employée consiste à étudier le « métabolisme industriel » des systèmes
socioéconomiques, c'est-à-dire à mesurer les flux de matières et d'énergie qui traversent les
systèmes productifs. Les écologues industriels s'efforcent ensuite d'optimiser et de diminuer ces
flux en les bouclant sur eux-mêmes, en instituant des processus de dématérialisation des biens
et des services fournis aux consommateurs et en recyclant les sous-produits et les déchets
associés à leur fabrication. Un appareillage de normes techniques et managériales (normes Iso
ou règlement Emas) vient certifier ces pratiques « éco-efficientes » et permet d'envoyer des
signaux de qualité en direction des consommateurs et des pouvoirs publics. Ces informations
biophysiques doivent être reliées à celles utilisées traditionnellement dans la prise de décision
économique, à savoir les prix et les profits réalisés. L'écologie industrielle se place ainsi dans une
tradition libérale qui, pour prendre en compte l'environnement, préfère les calculs du marché à
l'autorité de l'Etat jugée coercitive par nature. De plus en plus présentes dans les forums de
négociation, les entreprises entendent ainsi reprendre la main en matière de développement
soutenable et contrôler la modernisation écologique du capitalisme.
Autre développement ou fin du développement ?
Un troisième ensemble de travaux met l'accent sur les questions sociales soulevées par la
problématique du développement soutenable. Rompant avec la vision qui fait de l'avènement du
développement le déroulement normal de l'histoire économique et sociale, les auteurs de ces
analyses s'interrogent sur la spécificité du non-développement que connaissent certains pays et
sur les possibilités d'un autre développement que celui tracé par les pays occidentaux. Si
certains veulent conserver l'objectif du développement, d'autres appellent à le rejeter et à instituer
d'autres perspectives de progrès social.
Le terme « écodéveloppement » est lancé par les organisateurs de la conférence de Stockholm
(1972) après que celle-ci a vu une opposition frontale entre pays du Nord et du Sud. Il reçoit le
soutien du Pnue dans les années 80 avant que la notion de développement soutenable
n'apparaisse dans les sphères internationales. L'économiste Ignacy Sachs (9) a attaché son nom
à cette doctrine. Conçue pour répondre à la dynamique particulière des économies rurales du
tiers-monde, elle s'est peu à peu élargie pour devenir une philosophie générale du
développement. La croissance en tant que telle n'est pas rejetée par I. Sachs, mais doit être mise
au service du progrès social et de la gestion raisonnable des ressources et des milieux naturels.
Dans la perspective du développement endogène, il importe que chaque communauté définisse
par elle-même son propre « style de développement », en particulier par le choix de « techniques
appropriées », compatibles avec son contexte culturel, institutionnel et écologique. La nécessité
du développement est réaffirmée mais cet objectif doit se décliner en une pluralité de trajectoires
et de modèles d'économie mixte. Il convient notamment de mettre en œuvre une « planification
participative » permettant un juste équilibre entre le marché, l'Etat et la société civile.
Les travaux de Joan Martinez-Alier (10) s'inscrivent aussi dans cette doctrine qui entend montrer
que développement et non-développement sont les deux faces d'une même dynamique
capitaliste. Les économies périphériques des pays du Sud sont extraverties car liées aux
débouchés qu'offre le « centre » et aux décisions des multinationales et des gouvernements du
Nord. Bon nombre de pays du Sud s'appauvrissent en exportant à bas prix leurs ressources vers
le Nord, sans que soient pris en compte les coûts sociaux et environnementaux induits. Pour
sortir de cet « échange écologiquement inégal », J. Martinez-Alier propose d'en modifier les
termes, voire de rompre avec la spécialisation du commerce international.
Plus largement, cet auteur replace la question de la pauvreté au cœur de l'enjeu de la
soutenabilité ? un thème qui est revenu avec force lors du sommet de Johannesburg (2002)
? mais d'une manière moins convenue. En s'appuyant sur les exemples des mouvements
sociaux des pays du tiers-monde, comme celui mené par Chico Mendès au Brésil ou celui de la «
justice environnementale » aux Etats-Unis, il entend montrer, d'une part, que la pauvreté n'est
pas seulement à considérer comme une menace pour l'environnement ? ce que sous-entendent
le rapport Brundtland et les tenants d'une courbe environnementale de Kuznets ? et d'autre part,
que la protection de l'environnement n'est pas qu'un « luxe de riches ». Il existe un « écologisme
des pauvres » qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs droits. Cette perspective
est d'autant plus sérieuse que nombre de politiques environnementales tendent les rapports
entre Nord et Sud, que ce soit par l'instauration d'un système de permis négociables pour
prévenir le changement climatique ou d'un commerce international de gènes pour lutter contre
l'érosion de la biodiversité. On peut en attendre de puissants effets redistributifs. Ces politiques
s'appuient en effet sur la reconnaissance de nouveaux droits de propriété en matière
d'environnement, « droits à polluer » dans le premier cas, droits de propriété intellectuelle dans le
second. De plus, les prix auxquels s'échangeront ces droits dépendront largement de la
distribution initiale de la richesse et des revenus. Il y a fort à parier, écrit J. Martinez-Alier, que les
pauvres vendront leurs droits à bas prix. D'où la nécessité pour les mouvements sociaux de
peser sur les négociations environnementales si l'on ne veut pas qu'elles induisent de nouvelles
exclusions et inégalités sociales.
Décroissance conviviale et austérité joyeuse
Radicalisant plus encore le débat, certains économistes appellent au rejet de l'idée même de
développement soutenable, accusée de masquer l'occidentalisation du monde et la
marchandisation des rapports sociaux. Pour réinventer un imaginaire en matière de changement
social, ils assignent, selon l'expression de Serge Latouche(11), un objectif de « décroissance
conviviale ».
La décroissance est attachée à l'oeuvre de Nicholas Georgescu-Roegen (12). Cet économiste
propose un « programme bioéconomique minimal » destiné à faire durer le plus longtemps
possible le stock d'énergie et de matière disponible pour l'humanité. Celui-ci repose sur l'idée
d'agir sur la demande de biens et de services plutôt que sur l'offre, tout en restant conscient de la
nécessité pour les populations pauvres de voir leurs conditions matérielles s'améliorer. Ces
propositions rejoignent celles de certains penseurs de l'écologie politique en matière
d'autolimitation des besoins et d'élaboration d'une norme du « suffisant ». Ivan Illich (13) prônait
ainsi une « austéritéjoyeuse », soit un modèle de société où les besoins sont réduits mais où la
vie sociale est plus riche parce que plus conviviale. Cette recherche de l'autonomie des individus
? qui s'oppose à la dépendance vis-à-vis du mode de régulation marchand ? oblige aussi à
considérer de manière critique les liens qui unissent le productivisme et le consumérisme. Si l'on
veut se défaire de la compensation existentielle que constitue la consommation de bon nombre
de biens et de services, il importe de partager autrement les gains de productivité et de réduire le
temps de travail. En d'autres termes, il s'agit de redéfinir les frontières de la rationalité
économique et des rapports marchands et d'œuvrer ni plus ni moins qu'à un « après-capitalisme
».
La problématique du développement soutenable nous oblige à nous interroger sur l'orientation
souhaitable du changement social, mais aussi sur les forces sociales porteuses d'avenir et sur
les moyens d'action qu'on leur prête. Si certains économistes affichent leur confiance dans la
régulation marchande pour parer aux problèmes environnementaux et sociaux, d'autres
considèrent qu'il faut fixer des contraintes quantitatives et des normes non marchandes. Le débat
porte alors sur les acteurs les mieux à même de fixer et de faire respecter ces normes : les
pouvoirs publics, les acteurs privés, les firmes ou les partenariats avec des ONG ? Les
économistes les plus critiques mettent l'accent sur les luttes politiques à mener contre le
capitalisme et nous convient à une réflexion sur les valeurs dominantes de nos sociétés
d'abondance. C'est donc aussi la façon de construire le discours économique qui est en débat.
Franck-Dominique Vivien
Maître de conférences en sciences économiques à l'université de Reims-Champagne-Ardenne,
spécialiste d'économie de l'environnement, il est l'auteur de « Histoire d'un mot, histoire d'une
idée : le développement durable à l'épreuve du temps », in Marcel Jollivet (dir.), Le
Développement durable, de l'utopie au concept, Elsevier, 2001. Il termine Le Développement
durable, à paraître à La découverte à la fin de l'année.
En Allemagne, Freibourg invente le foot écologique
Cas pratique d'instruments financiers du développement durable : en Allemagne, la loi
fédérale sur l'alimentation d'électricité dans le réseau ? Energie Einspeise Gesetz (EEG) ? oblige
les fournisseurs et distributeurs d'énergie à acheter le courant produit par toute source d'énergies
renouvelables. Chaque kilowatt produit par des énergies alternatives rapporte de l'argent à son
producteur (par exemple 57,4 cents par kWh pour une installation de panneaux solaires en
2004). Les prix de remboursement sont garantis pendant vingt ans, ce qui permet de calculer le
retour sur investissement. Le prix de remboursement de l'énergie photovoltaïque, environ trois
fois plus important en Allemagne qu'en France, a incité de nombreux ménages à équiper leur
maison de panneaux solaires et devenir ainsi producteurs d'énergie.
Les personnes non propriétaires de leur logement ont, elles, la possibilité de financer des
installations collectives. « Une des premières de ce genre se trouve sur le toit du stade de foot du
club SC Freiburg. Sur la tribune sud, 200 citoyens ont acheté chacun 5 m2 de panneaux.
L'installation de 1 000 m2 est donc entièrement financée par des citoyens engagés », déclare
Jürgen Hartwig, ingénieur chargé de la promotion des énergies renouvelables par la municipalité.
Pour inciter à des projets similaires, la ville de Freibourg fournit gratuitement quelques toitures
des bâtiments municipaux. Un investissement comme celui sur le toit du stade de foot s'amortit
en huit à douze ans. Les gens ont également la possibilité d'investir dans des installations
éoliennes : celle de Freibourg garantit un retour sur investissement de 6,5 % par an pendant vingt
ans. C'est mieux que bien des produits financiers.
Outre-Rhin, la finance et le marketing écologiques font donc partie du paysage. Le marché de
l'électricité est libre depuis quelques années. Chacun peut choisir son fournisseur. La
concurrence pousse les distributeurs à déployer des efforts d'imagination en termes
de marketing envers leurs clients et prospects. A Freibourg, le fournisseur régional, Badenova,
permet à ses clients de choisir entre deux produits : courant ordinaire (prix ordinaire) et courant
régional Regio-strom (1,8 cent plus cher par kWh). 10 % de la population freibourgeoise paie
volontairement ce prix plus élevé. Cette surtaxe sert à financer uniquement des projets
d'énergies renouvelables dans la région fribourgeoise. Badenova subventionne en effet les
clients qui veulent devenir producteurs d'énergies renouvelables. L'entreprise publie chaque
année un rapport détaillant les nouveaux projets réalisés grâce à la tarification Regio-strom.
La caisse d'épargne régionale offre quant à elle des prêts bonifiés pour le financement
d'installations d'énergies renouvelables. De tels produits financiers verts se développent
également en Alsace depuis une quinzaine d'années.
Benoît Richard
Comment construire des indicateurs de développement durable ?
Une politique de développement durable ne peut se passer d'indicateurs. Or, pour les
rédacteurs de l'agenda 21 ? le programme issu de la conférence de Rio de 1992 ?, les
indicateurs existants (PNB, PIB, etc.) étaient impuissants à évaluer la durabilité d'une politique de
développement. Dans la ligne des indicateurs sociaux qui firent irruption dans le domaine des
politiques publiques au milieu des années 60, la recherche d'indicateurs de développement est
donc revenue sur le devant de la scène dans les années 90. Parmi les tentatives visant, sinon à
supplanter, du moins à compléter le PIB, une seule a réellement été couronnée de succès :
l'indice de développement humain (IDH) proposé par le Programme des Nations unies pour le
développement (Pnud). Les autres sont restées confidentielles et n'ont pas trouvé la légitimité
indispensable à une éventuelle institutionnalisation. « L'exception que constitue l'IDH
est (...) éclairante à cet égard : sans la caution du prix Nobel d'économie Amartya Sen, il y a fort
à parier qu'il n'aurait pas passé la rampe, lui non plus », relate Paul-Marie Boulanger, chercheur
à l'Institut pour un développement durable (Belgique).
Quels sont ces différents indicateurs et indices (1) et comment sont-ils bâtis ?
- L'IDH combine trois indicateurs de base : l'espérance de vie à la naissance, le revenu et le
niveau d'éducation.
- L'indice de bien-être économique soutenable (index of sustainable economic welfare, Isew)
est un indice monétaire. Il corrige le PIB en tenant compte de contributions négatives (coûts
sociaux et environnementaux liés aux inégalités de revenus, à la pollution, aux nuisances
sonores, à la perte d'écosystèmes naturels, à la diminution des ressources non renouvelables, à
l'érosion de la couche d'ozone, etc.) et positives (travail domestique et dépenses publiques
d'éducation et de santé).
- L'indicateur de progrès réel (genuine progress indicator, GPI) est dérivé de l'Isew auquel il
ajoute la contribution positive du bénévolat, des biens de consommation durable et des
infrastructures de transports et soustrait des coûts supplémentaires comme celui des fractures
familiales, du chômage, de la perte de loisirs, etc.
- L'indicateur de bien-être économique et social de Lars Osberg et Andrew Sharpe consiste
en une moyenne pondérée de quatre indicateurs synthétiques portant sur les flux de
consommation, les richesses (économique, humaine et environnementale), les inégalités et
l'insécurité économique.
- L'indice de bien-être humain (human well-being index, HWI) ? un de ceux proposés par
l'économiste Robert Prescott-Allen ? est composé d'indicateurs relatifs à la santé et à la vie
familiale (stabilité de la famille), au revenu et au degré de satisfaction des besoins de base, à
l'économie, au niveau d'éducation et aux moyens de communication, aux droits politiques et
civiques, à l'état de paix ou de conflit armé, à la criminalité et à l'égalité.
Chacun de ces indicateurs ou indices combine quatre types d'approche : le premier consiste à
accorder une part variable aux trois piliers du développement durable : l'économique, le social et
l'environnemental. Le deuxième s'attache aux ressources et à leur durabilité. Le troisième, centré
sur l'humain, raisonne en termes de bien-être. Enfin, un quatrième définit des normes et des
procédures permettant d'évaluer toute action sociale au regard du développement durable. «
Dans les faits, les différentes approches s'entremêlent, conclut P.-M. Boulanger. Et de ce point
de vue, la combinaison du bien-être et des ressources semble le meilleur compromis pour guider
un processus de construction d'un système d'information sur le développement durable. »
NOTES
1 [1] Un indicateur est une variable qui sert à rendre compte d'une réalité. Un indice fait la
synthèse entre plusieurs indicateurs.
NOTES
1 [1] J. Theys, « À la recherche du développement durable : un détour par les indicateurs », in M. Jollivet (dir.), Le
Développement durable, de l'utopie au concept. De nouveaux chantiers pour la recherche, Elsevier, 2002.
2 [2] R.M. Solow, « An almost practical step toward sustainability », in W.E. Oates (dir.),The RFF Reader in
Environmental and Resource Management, Resources for the Future, 1999.
3 [3] G. Grossman et A.B. Krueger, « Economic growth and the environment », Quarterly Journal of Economics,
vol. CX, n° 2, février 1995.
4 [4] W.W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste, 1960, rééd.
Économica, 1997.
5 [5] R. Costanza, C. Perrings et C. Cleveland, The Development of Ecological Economics, Elgar Pub. Co., 1997.
6 [6] H.E. Daly, « Toward some operational principles of sustainable development »,Ecological Economics, vol. II,
1990.
7 [7] R. Passet, L'Économique et le Vivant, 2e éd. Économica, 1996.
8 [8] R. Frosch et N. Gallopoulos, « Des stratégies industrielles viables », Pour la science, n° 145, novembre
1989.
9 [9] I. Sachs, L'Écodéveloppement. Stratégies pour le XXIe siècle, Syros, 1998.
10 [10] J. Martinez-Alier, The Environmentalism of the Poor: A study of ecological conflicts and valuation, Elgar
Pub. Co., 2002.
11 [11] S. Latouche, « À bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! », in M. Bernard
(dir.), Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse, Parangon, 2003.
12 [12] N. Georgescu-Roegen, La Décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la Terre, 1995.
13 [13] I. Illich, La Convivialité, 1973, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 2003.
Article de la rubrique « Enjeux »
Mensuel N° 92 - Mars 1999
Les ressorts de la motivation
Développement durable et sciences sociales
SYLVAIN ALLEMAND
Forgée dans le cadre de grandes organisations internationales, la notion de développement
durable s'est rapidement diffusée dans les sciences sociales. Ce faisant, elle a relancé d'intenses
débats sur les rapports entre société, économie et environnement.
Comment renouer avec la croissance de façon à faire reculer les inégalités et la pauvreté sans
détériorer l'environnement légué aux générations futures ? Telle est, en substance, la question
en forme de dilemme que l'Assemblée générale des Nations unies a soumise en 1983 à Gro
Harlem Brundtland, alors Premier ministre norvégien, en lui confiant la présidence d'une
Commission mondiale sur l'environnement et le développement composée de spécialistes et
d'anciens hauts fonctionnaires de l'ONU.
Remise quatre ans plus tard, au terme d'une succession d'audiences à travers le monde et d'un
inventaire des problèmes susceptibles de menacer la planète, la réponse (1) tint en deux mots
: sustainable development (soit développement durable ou, selon les traductions : soutenable, ou
encore viable...)
Depuis, la formule a connu un succès sans précédent, reléguant au second plan la notion d'écodéveloppement apparue dans les années 70. Les organisations internationales (l'OCDE,
l'Unesco...) l'adoptèrent sur le champ, de même que les consultants et les développeurs en quête
de financements internationaux... Parallèlement, de nombreux Etats se dotèrent de commissions
ou de forums destinés à dégager des solutions concrètes et à faciliter la coopération entre les
pays. Une Commission française du développement durable vit ainsi le jour en 1996, sous l'égide
du ministère de l'Environnement. Déclinée, cette notion a inspiré les thèmes de la « politique
urbaine durable », d'« habitat durable », de « tourisme durable », etc.
Pourquoi un tel succès ?
Du rapport à la conférence de Rio
Les experts des organisations internationales n'avaient pas attendu le rapport Brundtland pour
user de la notion de développement durable. Dès 1980, une étude menée sous les auspices de
l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) se penche sur la « conservation
des ressources vivantes en vue d'un développement durable ».
L'idée même de soutenabilité est encore plus ancienne. Dans son Essai sur le principe de la
population (1798), Malthus s'inquiète déjà de la « soutenabilité » de l'environnement au regard du
renouvellement des espèces. De fait, la référence à Malthus n'est pas totalement absente dans le
rapport Brundtland, qui considère que «le développement soutenable n'est possible que si
l'évolution démographique s'accorde avec le potentiel productif de l'écosystème ».
Quoi qu'il en soit, c'est le rapport Brundtland et ses prolongements immédiats (le Sommet de la
terre en 1992 à Rio) qui contribuèrent à populariser la notion de développement durable aussi
bien auprès des grandes organisations internationales, des ONG, des développeurs, qu'au sein
de la communauté scientifique.
Victime de son succès, la formule n'a pas manqué de susciter d'innombrables tentatives de
définition. Dès 1989, on en recensait une soixantaine (2). Au sens du rapport Brundtland, « le
développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans
compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
L'idée d'envisager ensemble le développement et l'environnement n'est pas nouvelle non plus.
Elle est formulée pour la première fois dans le célèbre rapport de Dennis Meadows (The Limits to
Growth) publié par le Club de Rome, en 72, à travers la notion d'éco-développement.
La rupture introduite par la rapport Brundtland est ailleurs : dans la tentative de concilier
croissance et environnement. Selon le rapport Meadows, la solution à l'utilisation intensive des
ressources épuisables réside dans la limitation de la croissance quelle qu'elle soit :
démographique ou économique (thème de la croissance zéro).
Si le rapport Brundtland s'inquiète de la croissance démographique, il n'exclut pas la poursuite de
la croissance économique. Même si, dans l'esprit de ses auteurs, c'est une croissance qualitative
plus que quantitative qu'il s'agit de privilégier. Aussi parle-t-on parfois de croissance durable ou
soutenable : c'est le cas de rapports de l'OCDE, de l'Union européenne, du Commissariat
général du plan français ou encore du traité de Maastricht...
Il est vrai que le contexte social et économique des pays développés a changé : nombre de pays
développés sont désormais confrontés à un chômage de masse combiné à un ralentissement de
ladite croissance. Dans le même temps, l'idée que les pays en développement ont également
droit à la croissance a fait son chemin.
La notion de développement soutenable implique certes des limites en matière de croissance.
Mais, précise le rapport, « il ne s'agit (pas) de limites absolues mais celles qu'impose l'état actuel
de nos techniques et de l'organisation sociale, ainsi que de la capacité de la biosphère de
supporter les effets de l'activité humaine ». Rien n'empêche, poursuit le rapport, « d'améliorer
nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de
croissance économique ».
Organisé à Rio, en 1992, soit vingt ans après la première conférence internationale sur
l'environnement (conférence de Stockholm), le Sommet de la terre officialisa en quelque sorte
l'usage de la notion. Jusqu'à la tenue du second sommet de la terre (New York, 1997), une
succession de conférences internationales (sur le développement social, les changements
climatiques, la ville...) contribuèrent à sa diffusion.
L'apport des sciences sociales
Bien qu'elle ait été élaborée dans le cadre de grandes organisations internationales, la notion de
développement durable n'a pas laissé indifférente la communauté scientifique. Faut-il le rappeler
? De nombreux chercheurs et universitaires ont participé et continuent de participer aux
programmes lancés par les organisations internationales ainsi qu'aux conférences organisées à
la suite du premier Sommet de la terre. Ce faisant, ils contribuent à la diffusion de cette notion
dans leur discipline respective en même temps qu'à la promotion d'une démarche
interdisciplinaire, jugée plus adaptée à l'approche globale sous-tendue par le projet de
développement durable.
Cette diffusion ne se fait pas sans quelque réticence. Au sein de la littérature scientifique,
relativement abondante, consacrée au développement durable, on peut d'ailleurs distinguer
schématiquement les commentaires critiques, d'une part, et les travaux qui se proposent de
donner un contenu concret au développement durable, d'autre part.
Plusieurs auteurs n'ont pas manqué d'exprimer leurs doutes quant à la pertinence de la notion de
développement durable.
Dans un ouvrage consacré à l'histoire du développement, l'anthropologue Gilbert Rist en souligne
l'ambiguïté. « D'un côté, elle revient à préconiser un volume de production qui soit supportable
pour l'écosystème et qui, de ce fait, puisse être envisagé dans la longue durée. De l'autre, elle
est une invitation à faire durer le développement, c'est-à-dire la croissance : développement
durable signifie alors que le développement doit avancer à un rythme plus soutenu, jusqu'à
devenir irréversible car, ce dont souffrent les pays du Sud, c'est d'un "développement non
durable" ou encore à éclipses, constamment remis en question par des politiques
éphémères » (3).
De fait, selon qu'on qualifie le développement de soutenable ou de durable, on ne privilégie pas
le même objectif. Parler de développement soutenable, c'est souligner d'abord la nécessité d'un
niveau de production « supportable » pour l'environnement. Parler de développement durable,
c'est mettre davantage l'accent sur la durée et la nécessité de réunir les conditions pour rendre la
croissance pérenne, étant entendu que le retard des pays en développement est imputable au
caractère irrégulier de la croissance. Comme le développement tout court, le développement
durable participe, toujours selon G. Rist, d'une croyance. La définition qu'en donne le rapport
«présuppose l'existence d'un sujet collectif (le "genre humain") doué de réflexion et de volonté,
mais qu'il est impossible d'identifier clairement ». Même constat pour la notion de besoin. « On
prétend que "le présent" a des "besoins" auxquels il faut répondre sans empêcher les
générations suivantes de satisfaire les leurs. Mais comment identifier ces fameux "besoins" ? »
Les problèmes rencontrés par les pays développés et les pays en développement ne sont pas de
même nature. Les premiers sont davantage concernés par des risques d'épuisement des
ressources tandis que les seconds par les problèmes de surexploitation des ressources.
Dans Les Limites de la planète, le démographe Hervé Le Bras voit quant à lui dans le
développement durable l'expression d'une « biologisation de l'économie politique » (4). Dérivée
des sciences naturelles et plus précisément des débats sur la notion de population limite, le
principe de soutenabilité induit en effet une analogie implicite entre la nature et la société avec
toutes les implications idéologiques qu'il peut en résulter. En l'occurrence : une tendance à placer
les espèces animales sur un même pied d'égalité que l'espèce humaine.
D'autres auteurs ont contesté l'idée sous-jacente au développement durable : à savoir la
possibilité même d'une croissance illimitée. A une conception quantitative du développement, ils
opposent une conception qualitative. C'est le cas par exemple de l'économiste Michel Beaud qui
considère que le développement soutenable doit être un « développement humain sans
croissance » (5).
D'autres encore opposent au développement durable, des conceptions de développement plus
proches des réalités humaines, sociales, économiques et mettent en avant le développement
local (ou régional). Le niveau local leur paraît le niveau le plus pertinent pour mobiliser l'ensemble
des acteurs, qu'il s'agisse des collectivités locales, des entreprises et des citoyens et atteindre un
objectif global. Au regard de ce développement local, le développement durable apparaît à leurs
yeux comme un concept à la mode, et donc... jetable (6).
Donner sens au développement durable
Malgré ces objections, d'autres chercheurs et universitaires s'efforcent de donner corps au
développement durable en appliquant le principe de soutenabilité à des domaines précis. Deux
champs d'application ont été jusqu'à présent privilégiés : la ville, d'une part, le tourisme, d'autre
part.
Aujourd'hui, plus de la moitié de la population mondiale vit dans les villes. Dans les pays du Sud,
l'afflux vers les métropoles se poursuit à un rythme rapide, en accélérant la dégradation des
conditions de vie et l'accroissement des inégalités. Ces constats ont très tôt conduit à envisager
la mise en oeuvre d'un développement durable à l'échelle des villes et principalement des
grandes métropoles des pays du Sud.
En quelques années, une abondante littérature a déjà été consacrée au thème du «
développement social urbain durable » ou du « management urbain durable ». Citons les travaux
d'Ignacy Sachs sur la valorisation culturelle des villes, ou de Mario Polese et Richard Stren sur le
management urbain durable (7).
De nombreux autres spécialistes de la ville ou des politiques urbaines participent aux côtés
d'architectes et d'urbanistes à des programmes visant à améliorer les conditions de la gestion
des grandes villes. Créé en 1985, le réseau international et interdisciplinaire d'universitaires et de
chercheurs, Prelude
(programme
de
recherche
et de
liaison
universitaires
pour le
développement), poursuit à l'échelle des villes des recherches-actions en « codéveloppement
urbain durable et viable », fondées sur la mobilisation de l'ensemble des acteurs sociaux.
Parmi les programmes lancés à l'initiative des grandes organisations internationales, on peut
signaler le programme Most (Management of social transformations). Initié par l'Unesco, il réunit
des spécialistes de différents horizons disciplinaires. A partir d'une étude comparative de villes
partenaires (Montréal, Toronto ; Le Cap, Genève...), cette équipe de recherche a dégagé les
axes à privilégier pour « satisfaire aux besoins des populations urbaines actuelles sans
compromettre la qualité de vie des générations futures » et définir ainsi « un développement
urbain social durable pour les villes du xxie siècle ». Ces axes consistent à définir une nouvelle
gestion territoriale mobilisant davantage les différents acteurs de la ville (thème de la
gouvernance), à développer les services publics ainsi que des transports de qualité, à mener des
politiques d'emploi tenant compte du potentiel des systèmes de production.
L'originalité d'une telle approche réside dans la volonté de dépasser la distinction classique entre
villes du Nord (pays développés) et celles du Sud. « Que ce soit dans les pays de vieille
urbanisation, avec leurs quartiers bourgeois et leurs ghettos, ou dans les villes du tiers-monde,
avec leurs bidonvilles de misère et leurs centres de prestige, la même question se pose, explique
le géographe Antoine Bailly : comment rendre ces villes plus humaines tout en conservant leur
diversité culturelle ? ».
Parallèlement, d'autres auteurs, à l'image du géographe Jean-Paul Ferrier, poursuivent une
réflexion sur les possibilités d'une « habitation durable » (8).
Vers un tourisme durable ?
En dehors de la ville, des politiques urbaines ou de l'habitat, le tourisme est très vite apparu
comme un autre domaine d'application du principe de soutenabilité.
Dès 1992, l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) fit sienne la notion de tourisme durable.
Outre la mise en place d'un réseau d'experts en tourisme durable (Ecotrans), l'Union européenne
a de son côté initié de nombreux projets pilotes auxquels participent des chercheurs aux côtés
d'autres acteurs : consultants, industrie touristique, collectivités locales. Citons la création de
chaînes d'hôtels écologiques, la publication de manuels de formation à la gestion
environnementale...
De leur côté, chercheurs et universitaires ont reconnu « officiellement (le tourisme durable)
comme un objet scientifique » (9). Dès 1994, le groupe de travail réunissant les géographes du
tourisme au sein de l'Union géographique internationale choisit le thème de la « géographie du
développement durable ».
L'idée d'articuler de nouvelles pratiques touristiques à la protection de l'environnement est certes
antérieure au rapport Brundtland. Elle s'exprime dès les années 80 à travers l'émergence de
l'écotourisme. En France, la loi dite Loi Montagne, adoptée en 1985, tente déjà de concilier le
développement touristique et la protection de l'environnement.
En outre, dès cette époque, différents travaux théoriques appliquent le concept de capacité de
charge ou de cycle de vie au lieu touristique. Le guide de développement touristique durable
publié en 1993 par l'OMT à l'attention des aménageurs locaux se réfère d'ailleurs à ces travaux.
Le tourisme durable n'en marque pas moins un tournant, d'une part, en élargissant la réflexion à
l'ensemble des pays (qu'ils soient développés ou en développement) et des milieux (qu'ils soient
naturels, ruraux ou urbains), d'autre part, en prenant en compte les acteurs de l'industrie
touristique, comme les chaînes hôtelières par exemple.
Bien d'autres enjeux ont été revisités à l'aune des principes du développement durable. C'est
ainsi qu'est apparu le thème de l'agriculture durable tandis que des débats s'organisent sur le
thème « Emploi et développement durable ».
A ces différentes tentatives de donner un sens concret au développement durable, il faut encore
ajouter celles visant à élaborer un « indicateur de revenu national soutenable », une sorte de PIB
vert, même si ces tentatives se heurtent à la difficulté d'évaluer monétairement les dommages
causés à l'environnement.
Un nouveau paradigme ?
Parallèlement à ces débats sur les moyens d'inscrire le développement durable dans la réalité,
l'introduction de la problématique du développement durable dans les sciences sociales a donné
lieu à de nombreuses tentatives de modélisation. Lesquelles ont contribué à promouvoir au sein
des sciences sociales d'autres approches à commencer par l'approche systémique. En
soulignant l'interdépendance des dimensions économique, sociale et environnementale, le projet
de développement durable amène en effet à considérer les activités humaines en relation avec
l'écosystème ou la biosphère. A ce chapitre, on peut mentionner les contributions du physicien
Nicholas Georgescu-Roegen, considéré à tort ou à raison comme l'un des pionniers dans la
modélisation du développement durable (10). Ses modèles écologico-économiques conçoivent
l'activité humaine en rapport avec les grands cycles naturels. Ils établissent que l'activité
économique est « un sous-système du système terrestre ». A ce titre, elle serait vouée, en vertu
de la seconde loi de la thermodynamique (loi de l'entropie) (11), à une tendance à la dégradation
continue.
A la suite de N. Georgescu-Roegen, d'autres auteurs ont insisté sur cette dimension systémique
pour mieux souligner le caractère non soutenable de la croissance économique ou, au contraire,
envisager des perspectives de rechange. Quelle que soit la position adoptée, les projets de
développement durable paraissent indissociables d'une approche systémique des enjeux
économiques, sociaux et environnementaux. Si une telle approche n'a pas attendu le rapport
Brundtland pour être mise en pratique dans les sciences sociales, la thématique du
développement durable concourt à sa banalisation.
En soulignant la nécessité d'articuler les dimensions sociales, environnementales, sociales et
économiques, le développement durable incline également à une approche pluridisciplinaire.
Cette pluridisciplinarité est inscrite de fait dans la composition des équipes de recherches qui
participent aux programmes des organisations internationales. La nécessité d'une telle approche
est régulièrement soulignée, même si elle n'est pas dénuée d'excès. Dans Les Limites de la
planète, déjà cité, H. Le Bras met en garde contre les risques que fait encourir la diffusion des
concepts des sciences naturelles dans les sciences sociales.
Reste que sur le plan disciplinaire, les débats autour du développement durable ont eu aussi
pour résultat de susciter de nouveaux courants de recherche ou à tout le moins de leur donner un
regain d'actualité.
C'est le cas par exemple pour l'écologie industrielle, un courant de recherche apparu dans les
années 1970-80 et qui connaît déjà des applications concrètes. L'objectif de ces dernières n'est
pas de contraindre les industries à limiter leurs déchets mais de les convaincre de travailler
ensemble pour exploiter au mieux de leurs intérêts leurs déchets ou de les mettre à disposition
des autres industries ou de la collectivité. Un premier bilan exhaustif des expériences menées et
des acquis théoriques en a été proposé dans un livre récent par le journaliste, biologiste et
philosophe suisse Suren Erkman (12). Comme l'indique le sous-titre, il y voit un moyen de «
mettre en pratique le développement durable dans une société hyperindustrielle ».
De toutes les sciences sociales, sans doute est-ce la science économique qui a été la plus
sollicitée pour répondre aux défis théoriques soulevés par le développement durable. Pour
l'auteur de L'Economie et le Vivant(13), René Passet, le développement durable pose en effet au
moins trois défis aux économistes : le défi de la « multidimensionnalité » (l'activité économique
qu'ils étudient ne peut être envisagée indépendamment des autres composantes de la biosphère,
la sphère socioculturelle et la sphère naturelle) ; le défi de la longue durée (l'activité a des
conséquences sur le long terme qu'il convient de prendre en compte) ; enfin, le défi de l'éthique
(il ne s'agit plus de se demander « comment produire plus ? », mais « pourquoi ? »).
Les économistes n'ont certes pas attendu l'émergence du développement durable pour se
pencher sur les questions relatives aux coûts de la pollution et de la dépollution. Mais,
indéniablement, les préoccupations autour du développement durable ont contribué à relancer et
à renouveler les débats théoriques (voir l'encadré p. 15) en donnant un regain d'actualité à des
courants en émergence comme l'économie de l'environnement (14) ou, en opposition à celle-ci, à
l'économie écologique (15).
On le voit : par-delà leurs enjeux proprement sociaux et politiques, les débats autour du
développement durable ont des prolongements dans le champ des sciences sociales. De là à
parler de nouveau paradigme, il n'y a qu'un pas qu'il faut, de l'avis de maints experts, se garder
de franchir. Quand bien même il ne serait qu'un effet de mode, les développements théoriques
auxquels il a donné lieu ont, eux, quelque chance d'être durables.
Le développement durable est-il soluble dans l'économie de marché ?
Pour les économistes habitués à raisonner à partir de la théorie de l'équilibre général, la prise en
compte des effets de l'activité économique sur l'environnement se heurte à plusieurs difficultés.
D'abord, les éléments qui constituent l'environnement ne sont pas des biens comme les autres.
Ils ne sont pas toujours renouvelables ni l'objet d'un rapport marchand. Si l'eau que l'on
consomme a un prix, il n'en va pas de même pour l'eau des océans ou de l'air. Or, dans la
théorie de l'équilibre général, c'est par l'intermédiaire des prix que s'effectue l'équilibre entre les
marchés.
Ensuite, la lutte contre la pollution oblige à prendre en compte les effets d'une activité
économique sur le reste de la collectivité (externalités négatives). Or, les tenants de la théorie de
l'équilibre général ont l'habitude de considérer les préférences des individus sans se soucier de
leurs incidences sur la collectivité. C'est pour surmonter ces difficultés que deux solutions en
forme d'hypothèse ont été avancées : le principe du pollueur payeur, d'une part, des droits de
polluer, d'autre part.
- Inspiré des travaux d'Arthur Pigou, dans les années 20, le principe du pollueur payeur consiste
tout simplement à taxer les activités polluantes et à encourager par des subventions les activités
non polluantes. Pour les tenants de la théorie générale, l'introduction d'un système de taxation
permet d'envisager une nouvelle affectation des ressources à partir des arbitrages individuels
entre coûts/avantages. Les agents ont en effet intérêt à réduire les atteintes à l'environnement
tant que le coût de leur effort est inférieur au montant des taxes.
- Formulée dès les années 60 par le prix Nobel Ronald Coase, l'autre hypothèse consiste à
instituer des droits de propriété transférables sur les ressources environnementales.
Concrètement, les agents économiques négocient des titres émis par l'Etat, donnant droit à une
quantité de pollution. Sur le plan théorique, cette hypothèse offre l'intérêt d'assimiler les activités
polluantes à des biens marchands, donc soumis au principe de la concurrence par les prix et de
satisfaire ainsi au fonctionnement du modèle de l'équilibre général.
Ces solutions ont été débattues lors de la Conférence de Rio, certains y voyant des instruments
pour le développement durable. C'est oublier qu'il s'agit d'abord d'hypothèses dont le caractère
opératoire reste à vérifier.
Sylvain Allemand
Le développement durable, programme d'action collective
Objet de nombreux débats scientifiques, le développement durable fut d'abord au centre de
débats politiques, comme l'illustre cette manifestation d'Organisations non gouvernementales
organisée en juin 1992 en marge de la Conférence officielle de Rio. Le slogan figurant sur la
banderolle dit en substance : « Un globe, un coeur. Travaillons ensemble pour créer un
monde meilleur. »
Les ONG entendent mettre l'ensemble des Etats, à commencer par les plus riches, devant leurs
responsabilités. Au total, environ 20 000 personnes participèrent au « forum global » organisé
sous les auspices des ONG. Ce forum déboucha sur la rédaction de plusieurs textes dont la
Charte de la terre, énonçant des principes sur des sujets aussi différents que l'économie
alternative, le respect de la biodiversité, une agriculture durable, le racisme, etc. Le
développement durable est conçu à la fois comme un programme d'action pour la défense de la
terre, et un projet de société planétaire.
Vers l'éco-socio-économie ?
Sciences Humaines : Dans les années 70, on parlait d'éco-développement. Aujourd'hui, on
parle de développement durable. Que traduit ce changement de terme ?
Ignacy Sachs : Ce qu'on appelle développement durable s'inscrit dans la continuation des
débats autour de l'éco-développement. Ceux qui opposent ces deux concepts s'attachent à des
nuances qui n'ont guère d'intérêt. Ce qui importe, c'est de s'accorder sur le contenu, en
l'occurrence l'harmonisation des objectifs sociaux, écologiques, économiques mais aussi
éthiques. Qu'on appelle ce projet éco-développement ou développement durable, soutenable ou
viable, importe peu.
SH : Que dites-vous à ceux qui n'y voient qu'un voeu pieux ?
I.S. : Quand on observe les modifications intervenues dans les institutions internationales et les
politiques suivies par les gouvernements, depuis la conférence des Nations unies à Stockholm en
1972, il est difficile de prétendre que rien n'a été fait. Depuis 1992, il est vrai que les avancées
ont été plus lentes. Certains ont même considéré que la conférence d'étape de 1997 n'aurait pas
dû s'appeler « Rio + 5 » (autrement dit cinq ans après le premier sommet de la terre) mais « Rio5 ». L'éco-développement subit le contrecoup de la détérioration récente des rapports Nord-Sud.
SH : Parmi les expériences qui sont actuellement menées dans cette optique, pouvez-vous
en citer une qui vous paraisse exemplaire ?
I.S. : De nombreuses expériences sont menées à travers le monde et depuis plusieurs années
dans l'esprit de l'éco-développement. Ces expériences sont variées : elles vont du recyclage et
de la gestion des déchets à l'économie d'énergie, de l'eau... en passant par la définition d'une
nouvelle gestion urbaine, la mise en place de moyens de transports. On peut citer l'exemple du
programme de réaménagement des transports en commun de la ville de Curitiba, la capitale de
l'Etat de Parana au Brésil. Beaucoup y ont vu une solution aux problèmes de transport d'une ville
comme New York.
Cela dit, l'éco-développement n'est pas un modèle de développement, c'est une méthode qui
consiste à formuler dans des contextes concrets des propositions concrètes. Elle s'applique au
développement aussi bien local et régional que national et planétaire. Elle vise à dégager les
questions qu'il convient de se poser en tenant compte du contexte social, culturel, institutionnel...
Aussi n'est-il pas concevable d'ériger une expérience en cours en modèle universel.
SH : Quel a été l'impact des débats autour du développement durable sur les sciences
sociales ?
.S. : Ils ont permis de réintroduire la problématique du rapport entre les phénomènes étudiés par
les sciences sociales d'une part, et les phénomènes physiques et biologiques, d'autre part. En
cela, l'éco-développement marque une rupture par rapport aux courants de pensée économique
fondés sur une vision mécaniciste de la réalité. Cette articulation entre société et environnement
s'est traduite par une plus grande interdisciplinarité, non seulement à l'intérieur des sciences
sociales, mais aussi entre celles-ci et les sciences de la nature. C'est pourquoi j'encourage, pour
ma part, l'émergence d'une éco-socio-économie comme champ de recherches.
SH : De quoi s'agit-il ?
I.S. : Comme son nom l'indique, l'éco-socio-économie entend faire converger l'écologie et la
socio- économie. Ce concept est dû à un économiste suisse d'origine allemande, William Kapp,
un pionnier dans la réflexion sur les coûts sociaux et écologiques de la croissance économique.
Avec l'éco-socio-économie, il s'agit d'aller bien au-delà du projet de l'économie écologique, qui
tente d'intégrer les préoccupations environnementales dans l'économie néoclassique.
Propos recueillis par SYLVAIN ALLEMAND
Ignacy Sachs
Actuellement directeur d'études à l'EHESS, Ignacy Sachs a été fondateur du CIRED en 1973,
puis du CRBC en 1985. Il est un des artisans de la Conférence de Stockholm de 1972 et du
concept d'éco-développement. Il vient de publier L'Eco-développement(Syros, 1998).
NOTES
1 Notre avenir à tous(Our Common Future), Commission mondiale sur l'environnement et le
développement, Montréal, Editions du Fleuve, 1989 (2e édition).
2 D'après J. Pezzey cité par J.-M. Harribey, Le Développement soutenable, Economica, 1998.
3 G. Rist, Le Développement. Histoire d'une croyance occidentale, Presses de sciences po, 1996.
4 H. Le Bras, Les Limites de la planète, Flammarion, 1996.
5 Revue Tiers Monde, janvier-mars 1994.
6 Georges Benko, La Science régionale, Puf, 1998.
7 I. Sachs, Transition Strategies towards the 21st Century, 1993, Interest Publications ; M. Polese et
R. Stren, Understanding the New Socio-cultural Dynamic of Cities, colloque Most-Unesco, 1995.
8 J.-P. Ferrier, Contrat géographique ou l'habitation durable des territoires, Editions Payot, Lausanne,
1998.
9 F. Desprest, Enquête sur le tourisme de masse. L'écologie face au territoire, Belin, 1997.
10 N. Georgescu-Roegen, La Décroissance : entropie-écologie-économie, Sang de la terre, 1995.
11 Selon cette loi, l'énergie disponible dans un système clos tend à se transformer en chaleur non
réutilisable.
12 S. Erkman, Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable
dans une société hyperindustrielle, Editions Charles-Léopold Mayer, 1998.
13 R. Passet, L'Economie et le Vivant, Economica, 1996 (2e édition).
14 Pour une synthèse, voir P. Bontems et G. Rotillon, Economie de l'environnement, Découverte, «
Repères », 1998.
15 Pour un aperçu : J.-M. Harribey, Le Développement soutenable, op. cit.
Article de la rubrique « Repenser le developpement »
Mensuel N° 206 - juillet 2009
Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme
Les chemins multiples de la croissance
Dani Rodrik
L’observation des stratégies de croissance des pays en développement montre que celles
qui ont réussi ont obéi à un certain nombre de principes communs. Mais également que
les façons de les mettre en œuvre sont très diverses et liées à leur contexte.
Dans le monde développé, le revenu réel par habitant a crû de 2,3 % par an entre 1960 et 2000
(1). Rares furent les pays en développement qui réussirent durablement à réduire le fossé qui les
séparait de ce monde. Les pays de l’Asie de l’Est et du Sud-Est font figure d’exception. En
dehors de la Chine, la région a connu, pendant cette même période, une croissance annuelle du
PIB par habitant de 4,4 %. Malgré la crise financière asiatique de 1997-1998, les pays comme la
Corée du Sud, la Thaïlande et la Malaisie ont terminé le siècle avec des taux de productivité très
proches de ceux des pays avancés.
Ailleurs, la croissance économique a subi de profondes fluctuations au fil du temps. La Chine
connaît une remarquable réussite depuis la fin des années 1970, avec un taux de croissance
annuel de 8 %. L’Inde, moins spectaculairement, a pratiquement doublé son taux de croissance
depuis le début des années 1980. L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne, en revanche, ont
connu jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980 une forte croissance –
respectivement 2,9 % et 2,3 % – avant de perdre profondément pied.
Quelles leçons pouvons-nous tirer des diverses stratégies de croissance, c’est-à-dire des
politiques économiques et des dispositifs institutionnels adoptés pendant cette période pour
parvenir à une convergence de niveau de vie avec les pays avancés ? Ma conclusion
fondamentale est que les politiques de croissance sont étroitement liées au contexte. En fait,
l’analyse économique néoclassique est beaucoup plus souple que le croient ses praticiens. Les
principes économiques de premier ordre – protection du droit de propriété, respect des contrats,
concurrence par le marché, monnaie saine, viabilité de la dette –, en particulier, peuvent inspirer
différentes sortes de politique économique. Les bonnes institutions sont celles qui assurent avec
efficacité le respect de ces principes fondamentaux. Mais il n’y a pas de lien unique entre les
fonctions assurées par ces institutions et la forme que celles-ci peuvent prendre.
À la fin des années 1980, on a vu se former une remarquable convergence de vues autour des
principes de politique économique auxquels John Williamson donna le nom quelque peu
malheureux de « consensus de Washington » (2). Ces principes sont aujourd’hui la base de ce
que l’on croit généralement être favorable à la croissance économique, même s’ils ont été
largement étendus et embellis depuis.
La perplexité du Martien
Imaginons que nous montrions ce tableau à un Martien intelligent et que nous lui demandions de
le mettre en rapport avec les niveaux de croissance des différentes régions du monde sur la
période 1960-2000. Réussirait-il à dire quelles sont celles qui ont adopté la bonne politique
économique ?
L’Asie de l’Est étant la seule région qui ait progressé constamment depuis 1960, le Martien
devrait logiquement estimer qu’il doit y avoir une correspondance étroite entre les politiques qui y
furent adoptées et la liste du tableau. Mais il n’aurait au mieux qu’à moitié raison. Ni la Corée du
Sud ni Taiwan, par exemple, n’ont entrepris de déréglementer ou de libéraliser les échanges et le
système financier avant la fin des années 1980. Loin de privatiser, ils se sont appuyés fortement
sur des entreprises publiques. La Corée du Sud n’a même pas fait bon accueil à l’investissement
étranger. Et les deux pays ont adopté un ensemble de politiques industrielles tournant le dos aux
« bons » principes : système de crédit dirigé, protectionnisme commercial, subvention à l’export,
incitations fiscales et autres formes d’interventionnisme.
Le Martien serait par ailleurs plus que perplexe face au boom économique que connaît la Chine
depuis la fin des années 1970, et au rattrapage moindre mais considérable de l’Inde depuis le
début des années 1980. En Inde, la déréglementation a été très lente et les privatisations rares.
Le régime des échanges a continué de faire l’objet de lourdes restrictions jusqu’à la fin des
années 1990. Quant à la Chine, elle n’a même pas adopté un régime adéquat de protection de la
propriété privée, et n’a fait que juxtaposer un système de marché à une économie planifiée.
Le Martien ne comprendrait pas non plus pourquoi la région qui a fait le plus d’efforts pour se
conformer aux principes du tableau, à savoir l’Amérique latine, en a tiré si peu de bénéfices. Le
Mexique, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, la Bolivie et le Pérou ont plus déréglementé,
libéralisé et privatisé en quelques années que tous les pays d’Asie de l’Est réunis en quatre
décennies. L’Afrique, dans une moindre mesure, suscitera la même perplexité : le déclin
économique y persiste en dépit d’une « amélioration » générale (mais moins prononcée) de
l’environnement politique (3).
Institutions originales, résultats orthodoxes
Notre Martien reconnaîtrait que les résultats en matière de croissance correspondent tout de
même à certains des principes économiques de premier ordre, qui sont le socle du consensus.
Un semblant de droits de propriété, une monnaie saine, la solvabilité budgétaire, des incitations
tournées vers le marché : ce sont là des éléments que l’on retrouve dans toutes les stratégies de
croissance gagnantes. Le consensus de Washington est donc loin d’être insensé : ce programme
de réformes est une manière logique d’arriver aux fins qu’il préconise. Mais on peut procéder
autrement.
La Chine, par exemple, a engagé une réforme reposant sur une série d’innovations
institutionnelles qui s’éloignent considérablement des standards occidentaux. Ainsi, l’agriculture
n’a-t-elle été libéralisée qu’à la marge, sans remettre en cause la planification. Les agriculteurs se
sont vu reconnaître le droit de vendre librement leurs excédents au prix du marché, mais
seulement après avoir rempli leurs obligations vis-à-vis de l’État. L’exemple des droits de
propriété peut aussi illustrer notre propos. Plutôt que de privatiser les terres et les actifs
industriels, le gouvernement chinois a créé de nouveaux dispositifs institutionnels, tels que le
système de responsabilité des ménages (selon lequel des terres sont « assignées » à des
ménages en fonction de leur taille) et les entreprises de bourg et de village (EBV). Les droits de
propriété des EBV n’ont pas été attachés à une personne physique ni au gouvernement central,
mais à des collectivités locales (les bourgs et les villages), qui se sont efforcées d’assurer leur
prospérité, générant ainsi des revenus pour elles-mêmes. La Chine s’est ainsi appuyée sur des
institutions originales et non orthodoxes, qui doivent leur succès au fait qu’elles ont produit des
résultats orthodoxes : incitations au marché, droits de propriété, stabilité macroéconomique, etc.
Et il serait difficile de dire, au vu du remarquable essor de ce pays, qu’un ensemble de dispositifs
institutionnels plus conformes à la norme et aux « meilleures pratiques » aurait nécessairement
fait mieux.
Cette expérience, loin d’être isolée, semble être davantage la règle que l’exception. Elle souligne
en tout cas la « plasticité » des structures institutionnelles que l’économie néoclassique est en
mesure de supporter. Toutes les anomalies institutionnelles que nous avons mentionnées sont
compatibles avec le raisonnement économique néoclassique (la « bonne économie ») et peuvent
être comprises dans ce cadre. En réalité, les « bons » principes – incitations appropriées, droits
de propriété, monnaie saine, solvabilité budgétaire – ne préjugent aucunement de la forme des
institutions. Ils ne deviennent opérationnels qu’à travers un ensemble de politiques. Or
l’expérience montre qu’il existe plusieurs moyens de traduire ces principes en institutions. Le
rapport coût et bénéfice de chaque dispositif dépend des contraintes politiques existantes, du
niveau de compétence de l’administration, des imperfections du marché. Il y a donc une assez
faible correspondance entre les principes supérieurs de l’économie néoclassique et les
recommandations standard en matière de politique.
Les deux temps de la croissance
L’un des aspects les plus encourageants des éléments comparés dont nous disposons en
matière de croissance économique est qu’il faut souvent peu de chose pour que la croissance
démarre. On recense 83 cas d’accélération de croissance (augmentation de la croissance du
PNB par tête d’au moins 2 points de pourcentage – par rapport aux cinq années précédentes –
durant au moins huit ans) depuis le milieu des années 1950. Dans l’immense majorité des cas,
les « chocs » (résultant d’une politique mise en œuvre ou d’autre chose) qui ont produit ces
poussées étaient apparemment assez limités. Cela montre qu’il est beaucoup plus facile de créer
de la croissance que ne le disent les recettes classiques, avec leurs longues listes de mesures.
Quand un pays est très en dessous de son niveau potentiel de revenu durable, un léger
mouvement dans la bonne direction peut se traduire par des résultats spectaculaires.
Aucun pays n’a connu de croissance rapide sans adopter un minimum de principes dits d’« ordre
supérieur », c’est-à-dire relevant d’une bonne gouvernance économique : droits de propriété,
encouragement des marchés, monnaie saine, solvabilité budgétaire. Mais dans tous ces cas, les
desiderata standard, telles la libéralisation du marché et l’ouverture vers l’extérieur, se combinent
ainsi à l’intervention publique et à une forme ou une autre de sélectivité. Seul contre-exemple :
Hong Kong, qui a adopté une politique de non-intervention vis-à-vis de la plupart des secteurs de
l’économie. Cependant, les institutions créées par les Britanniques, les fuites de capitaux en
provenance de Chine et le statut d’entrepôt commercial assumé par la ville-État avaient déjà fait
de celle-ci, à la fin des années 1950, une économie fortement tournée vers l’entreprise et
l’investissement. Là encore, le rôle du contexte est primordial.
La croissance à court et moyen termes ne garantit cependant aucunement le succès à long
terme. Les réformes initiales doivent être approfondies au fil du temps par des mesures
renforçant les soubassements institutionnels des économies de marché, permettant d’alimenter
le dynamisme de la production et de mieux résister aux chocs extérieurs. L’un des aspects les
plus décourageants des faits tels qu’ils peuvent être synthétisés est que les politiques associées
aux accélérations de croissance – en particulier les mesures non standard – varient
considérablement d’un pays à un autre. On peut néanmoins en tirer quelques leçons.
Il faut commencer par reconnaître que le marché ne peut pas se créer, se réguler, se stabiliser et
se légitimer soi-même. L’existence même d’échanges marchands suppose l’existence de droits
de propriété, ainsi qu’une forme ou une autre de sanction du respect des contrats.
Pour faire face à ces défis, les choix institutionnels doivent souvent trouver un équilibre entre des
objectifs concurrents. Le régime permettant de réguler les relations de travail doit mettre en
balance les gains issus de la « flexibilité » et les bénéfices liés à la stabilité et à la prévisibilité. Le
régime de gouvernance d’entreprise doit définir les prérogatives et les intérêts des actionnaires et
des acteurs de l’entreprise (stakeholders).
La bonne régulation
Le système financier doit être libre de prendre des risques, mais pas au point qu’il devienne un
fardeau public. Enfin, il doit y avoir assez de concurrence pour assurer une allocation statique
efficiente, mais aussi des perspectives adaptées de profit pour stimuler l’innovation.
On peut voir dans les deux siècles d’histoire économique des pays riches un processus
permanent d’apprentissage pour rendre le capitalisme plus productif au moyen d’éléments
institutionnels nécessaires à une économie de marché durable : systèmes judiciaires
indépendants, administrations méritocratiques, banques centrales, stabilisateurs budgétaires,
réglementation et lois antitrust, supervision financière, protection sociale, démocratie politique.
De même qu’il serait erroné de croire qu’il s’agit là de prérequis à la croissance économique des
pays pauvres, il serait tout aussi erroné de ne pas vouloir reconnaître que ces institutions sont
aujourd’hui devenues nécessaires pour permettre une pleine et entière convergence
économique. De ce point de vue, il faut mettre particulièrement l’accent sur les institutions
démocratiques et les libertés publiques, non seulement parce qu’elles sont importantes en soi,
mais aussi parce qu’elles peuvent être considérées comme des méta-institutions, permettant à la
société d’opérer une sélection pertinente parmi l’ensemble des institutions économiques
possibles. Encore ne faut-il pas confondre, nous l’avons dit, la fonction et la forme des
institutions.
Un
système
adapté
de
régulation
et
d’assurance
sociale,
la
stabilité
macroéconomique, etc., peuvent être obtenus à travers divers dispositifs institutionnels. Avinash
Dixit résume la leçon que peuvent tirer de tout cela les pays en développement : « Il n’est pas
toujours nécessaire de créer ex nihilo des répliques des institutions juridiques occidentales ; mais
il est possible de travailler en se fondant sur les institutions alternatives existantes (4) ».
La fin des « grandes idées » ?
Au milieu des années 1980, les économistes s’étaient mis d’accord sur un nouveau consensus
concernant le cadre politique nécessaire à la croissance. Nous pensions savoir ce que les
gouvernements devaient faire. Mais, comme l’ont montré les expériences de notre Martien, la
réalité n’a pas eu la politesse de répondre à nos attentes. Si l’Amérique latine connaissait
aujourd’hui une forte croissance et que la Chine et l’Inde étaient engluées dans la stagnation, il
nous serait plus facile de faire rentrer la réalité dans notre cadre de pensée. Au lieu de cela, nous
nous
efforçons
avec
une
grande
difficulté
d’expliquer
pourquoi
des
réformes
non
conventionnelles ont mieux réussi que l’adoption pure et simple de nos recettes standard.
Peut-être la bonne approche consisterait-elle, comme le pensent certains (5), à cesser de
s’accrocher à de « grandes idées ». Mais ce serait aller trop loin. Ce qui importe, c’est de
comprendre que ces principes ne peuvent être traduits directement en recommandations
concrètes. Cette traduction exige de l’analyste qu’il apporte de nombreux autres éléments, qui
dépendent du contexte économique et politique, et ne sont pas donnés a priori. Ce n’est pas
parce que les principes économiques changent d’un pays à un autre que les conditions locales
importent, mais parce que ces principes sont déterminés en dehors de tout contexte
institutionnel, et qu’il faut, pour leur donner corps, les alimenter de connaissances locales.
Ainsi, ce que doivent retenir les architectes en herbe des stratégies de croissance, c’est qu’il faut
prendre l’économie encore davantage au sérieux. Et l’économie sérieuse est celle de la salle de
séminaire, qui refuse les généralisations inconditionnelles et analyse avec prudence les relations
contingentes entre l’environnement économique et les implications politiques. L’économie fondée
sur de grandes généralisations, qui a longtemps dominé la pensée sur les politiques de
croissance, peut être écartée sans danger.
NOTES :
(1) Ce chiffre se réfère au taux de croissance exponentiel du PIB par tête (en dollars constants de
1995) pour le groupe des pays à bas et moyen revenus. Les données sont issues des World
Development
Indicators
2002
de
la
Banque
mondiale.
(2) John Williamson, « What Washington means by policy reform », in John Williamson (dir.), Latin
American Adjustment: How much has happened ?, Insitute for International Economics, 1990.
(3) Pour une expérience proche des réflexions de notre Martien, voir aussi Branko Milanovic, « The
two faces of globalization: Against globalization as we know it », World Bank, 2003. B. Milanovic
souligne que la croissance économique, en dépit de la mondialisation, a décliné dans la plupart des
pays.
(4) Avinash Dixit, Lawlessness and Economics: Alternative modes of economic governance, Princeton
University
Press,
2004.
(5) Voir David Lindauer et Lant Pritchett, « What’s the big idea ? The third generation of policies for
economic growth », Economia, vol. III, n° 1, 2002, et William Easterly, The Elusive Quest for
Growth, MIT Press, 2002.
Ce texte est une version abrégée de l’article « Stratégies de croissance », publié in Dani
Rodrik, Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un
monde globalisé, La Découverte, 2008. Les coupes ont été effectuées par la rédaction de
Sciences Humaines avec l’accord de l’auteur.
__________________________________________________________________
Consensus de Washington : les grands principes
La partie gauche du tableau donne la liste des principes telle que la dresse J. Williamson. Pour
Paul Krugman (1), ces principes constituent l’essentiel de ce qu’il appelle la « vertu victorienne de
toute politique économique », à savoir « des marchés libres et une monnaie saine ». À la fin des
années 1990, les agences multilatérales et certains économistes complétèrent cette liste par un
ensemble de réformes dites « de seconde génération », plus institutionnelles, visant une « bonne
gouvernance ». Ces réformes de seconde génération semblèrent nécessaires pour plusieurs
raisons. Il est tout d’abord apparu que les politiques tournées vers le marché se révélaient
inadaptées si elles ne s’accompagnaient pas d’une transformation institutionnelle plus profonde,
allant de la bureaucratie au marché du travail. Ainsi, la libéralisation des échanges ne peut suffire
à garantir une bonne réallocation des ressources de l’économie si les marchés du travail restent
« rigides » ou insuffisamment « flexibles ». Par ailleurs, pour répondre à la critique selon laquelle
le consensus de Washington n’abordait la pauvreté que sous l’angle de l’effet de diffusion ou de
percolation (trickle-down effect) (2), le cadre de la politique économique s’est enrichi de politiques
sociales et de programmes de lutte contre la pauvreté.
notes :
(1) Paul Krugman, « Dutch Tulips and emerging markets », Foreign Affairs, juillet-août 1995.
(2) Trickle-down effect : théories selon lesquelles inciter les plus riches à investir, en taxant
modérément leurs revenus par exemple, bénéficie au final à l’ensemble de la population par
ruissellement : création d’emplois, biens produits à moindre coût, etc.
Dani Rodrik
Professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de
l’université de Harvard, il a publié notamment One Economics, Many Recipes. Globalization,
institutions, and economic growth (Princeton University Press, 2007) et Nations et mondialisation.
Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé (La Découverte, 2008).
Article de la rubrique « Repenser le developpement »
Mensuel N° 206 - juillet 2009
Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme
Amartya Sen. Ce que peuvent les pauvres
Jean Copans
Peut-on mesurer la pauvreté par la quantité de monnaie que l’on a en poche ? Non, répond
Amartya Sen. À partir d’une réflexion sur la liberté (de se mouvoir, de s’exprimer, de
participer, etc.), cet économiste et philosophe indien invite à redéfinir nos conceptions du
développement et de la richesse.
Depuis plus d’un quart de siècle, Amartya Sen, économiste et philosophe d’origine indienne, veut
Repenser l’inégalité (Seuil, 2000). Pour mettre fin à la pauvreté, il faut, selon A. Sen, un
développement qui reconnaisse les capacités (capabilities) des individus, définies comme la
liberté d’utiliser leurs biens matériels et immatériels afin de choisir leur mode de vie. Par exemple,
les individus disposent d’un droit potentiel de vote, mais pour que ce droit soit effectif, et que les
citoyens aient la capacité de voter, ils doivent disposer de modes de fonctionnement adéquats :
accès à l’éducation pour comprendre les enjeux, modes de transport pour accéder au bureau de
vote… (1)
C’est au milieu des années 1970 qu’il s’intéresse aux famines et notamment à celle du Bengale
des années 1942-1943, qui avait coûté la vie à 3,5 millions de personnes (2). Il constate que la
famine a eu lieu alors que la région disposait de ressources globales suffisantes pour nourrir
toute la population. Il généralise dès 1980 l’ensemble de ces études par l’examen des
conceptions d’égalité ce qui le conduit à formuler la notion de capability (capacité ou capabilité)
qui deviendra le pivot analytique de ses écrits. En 1985, il publie Commodities and Capabilities,
où il expose l’ensemble de sa construction théorique.
Tout individu dispose d’un certain nombre de dotations initiales qui peuvent être utilisées ou
échangées en lui permettant d’accéder à des disponibilités alternatives. Ces dotations sont
définies de manière relative selon les conditions et opportunités sociales et individuelles. Mais il
faut distinguer ce qu’un individu réalise effectivement, à partir d’une combinaison de ce qu’il
nomme les fonctionnements (se nourrir, aller à bicyclette, etc.), de l’ensemble des opportunités
que ses capabilités lui permettraient de réaliser. Ainsi, une famille peut-elle décider de faire des
sacrifices pour marier l’un de ses enfants afin de conforter l’image d’un rang social et espérer des
retours de la part des membres de ce nouvel espace social, mais ce faisant elle s’endette et se
trouve incapable de mobiliser suffisamment de nouvelles ressources pour les autres enfants
comme l’accès à la scolarisation élémentaire, la prise en charge d’une maladie ou encore un
voyage vers la ville afin de se procurer des ressources supplémentaires. La capabilité à choisir
entre ces divers fonctionnements et à les combiner de manière différente explique la nécessité
de prendre en compte aussi bien la conversion de relations sociales que celle des conditions
situationnelles (nombre et genre des enfants, localisation géographique) ou encore de la nature
des ressources disponibles (force de travail humaine, bétail, terres, métier artisanal, etc.).
L’échange marchand est évidemment l’un des moyens de réaliser ces fonctionnements. Le
développement consiste alors à faciliter ou à renforcer les capabilités des individus afin
d’accroître leurs libertés de choix. Inversement l’impossibilité à réaliser ses capabilités produit
des situations de privation. C’est pourquoi la démocratie constitue la meilleure des démarches
pour mettre en adéquation préférences individuelles et décisions collectives.
De l’IDH à la mobilisation mondiale contre la pauvreté
En 1989, un ancien condisciple pakistanais, l’économiste Mahbub ul Haq, le contacte car le
Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) l’a chargé d’élaborer des
indicateurs plus nuancés et plus « humains » que le fameux PIB qui se contente de classer les
pays en développement selon leurs seuls niveaux de production et de croissance. Est ainsi
élaboré en 1990 l’indicateur de développement humain (IDH) qui comprend trois éléments, et
dont il est une moyenne arithmétique : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et
le niveau de vie (le PIB en termes réels exprimé en dollars, pondéré des parités de pouvoir
d’achat). Dans les années 1990, l’IDH sera même affiné et donnera naissance à toute une série
d’autres indices y compris à des indices propres aux pays développés. À partir de cette date, la
lutte contre la pauvreté devient le mot d’ordre mobilisateur des organisations internationales de
développement. L’analyse par les capabilités, initiée par le Pnud, est même progressivement
reprise et reformulée par la Banque mondiale.
« Un seuil de pauvreté qui ignore totalement les caractéristiques individuelles ne saurait rendre
justice à notre vrai souci face à la pauvreté » car « l’adéquation des moyens économiques ne
saurait être estimée indépendamment des possibilités concrètes de “conversion” des revenus et
des ressources… » (Repenser l’inégalité). Selon A. Sen, la liste des fonctionnements est illimitée
mais un débat l’a opposé à la philosophe américaine Martha Nussbaum, qui a préféré établir une
liste des dix fonctionnements de base qui pourraient ainsi servir à définir des revendications
élémentaires dans le champ social et politique. Dans la mesure où la pauvreté est « une privation
de capabilités », « le développement devient le processus d’expansion dont jouissent les individus
(3) ». A. Sen en vient d’ailleurs à expliquer que la démocratie est à la fois participative et
délibérative et qu’elle « n’est pas une invention de l’Occident (4) ».
La pensée d’A. Sen est toutefois marquée par un certain flou, ce qui explique que la plupart des
commentateurs, qui s’inspirent de lui, en contestent parfois certaines des conclusions (5). A. Sen
s’en tient en effet à une conception de l’économie libérale standard où, au-delà des contextes et
des diversités culturelles, c’est toujours l’individu économique qui reste le point de départ… et
d’arrivée de la réflexion et de la politique, fût-elle démocratique. Mais l’économiste a du mal à
transcender sa discipline et malgré l’importance de sa contribution à la définition d’indicateurs du
développement, l’utilisation empirique de sa démarche reste problématique tant au niveau des
enquêtes de recueil de données que de la définition de stratégies voir de programmes plus
concrets.
De l’économie à l’éthique
Son engagement pour un développement qui tienne compte de la voix des pauvres est
aujourd’hui partagé par la Banque mondiale. Mais valoriser la démocratie sans analyser les
diverses formes d’États en place dans les pays du Sud, dont un grand nombre sont fort peu
démocratiques, ou sans suggérer les chemins collectifs de la liberté qui pourraient permettre aux
individus de s’en sortir, peut sembler insuffisant. Il est certain qu’A. Sen, en insistant de manière
inlassable sur la nécessité du respect des capabilités des individus à choisir leur destin, se
transforme en un philosophe de l’éthique : malheureusement, il laisse ses lecteurs, et surtout ses
non-lecteurs, quelque peu démunis face aux nécessités d’un développement qui soit plus durable
aux plans aussi bien collectifs qu’institutionnels.
NOTES :
(1) Voir par exemple Jean-Michel Bonvin et Nicolas Farvaque, Amartya Sen. Une politique de la
liberté,
Michalon,
2008.
(2) Voir Amartya Sen, Poverty and Famines. An essay on entitlement and deprivation, Oxford
University
Press,
1981.
(3) Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob,
2000.
(4) Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la démocratie n’est pas une invention de
l’Occident, Payot,
2005.
(5) Emmanuelle Bénicourt, par sa critique assez radicale, a suscité un débat utile (voir « Contre
Amartya Sen », L’Économie politique, n° 23, 2004, et le dossier « Faut-il lire Amartya Sen ? », n° 27,
2005.
Jean Copans
Professeur émérite à l’université Paris-V, il est l’auteur de La Longue Marche de la modernité
africaine,
Karthala,
1990,
de Développement
mondial
et
mutations
des
sociétés
contemporaines, Armand Colin, 2006 et a dirigé le dossier « Itinéraires de chercheurs », Tiersmonde,
n°
191,
2007.
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