Les enjeux de la croissance face au développement DOSSIER SCIENCES HUMAINES Jusqu’à peu, la croissance était vue comme ce qui permettait l’amélioration continue et infinie des conditions de vie. Mais face aux problèmes environnementaux, elle est désormais remise en question. Certains proposent d’en revenir à des modes de vie plus simples. D’autres préfèrent évoquer une croissance soutenable. Entre décroissance et développement modéré, quelle est la solution la plus adaptée à nos sociétés ultra-modernisées pour sauver l’environnement ? Article de la rubrique « Repenser le developpement » Mensuel N° 206 - juillet 2009 Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme Le temps de l'humilité Xavier de la Vega Le consensus de Washington fut pendant deux décennies le credo des experts du développement. Entré en crise à la fin des années 1990, il cède peu à peu la place à une nouvelle constellation intellectuelle, plus humble et aussi plus curieuse de la diversité du monde, dans l’adversité comme dans la prospérité. On le sait déjà, les pays les plus pauvres de la planète seront aussi les plus touchés par la crise financière. Si elle estime que 300 millions de personnes avaient pu sortir de la pauvreté depuis la crise des économies asiatiques, en 1997-1998, la Commission du développement social des Nations Unies prévoit que 60 % d’entre elles vont y retourner aussi sec suite au krach de 20082009 (1). De son côté, un économiste de la Banque mondiale assène : « Nous avons calculé à partir des précédentes crises que la récession contribuera à faire mourir au cours de leur première année 700 000 enfants africains par an (2) ». Le sort de nombreuses populations du globe ressemble à s’y méprendre à celui de Sisyphe. À peine sont-elles parvenues à s’extraire un tant soit peu de la pauvreté, qu’une nouvelle crise les y précipite à nouveau. Cette vulnérabilité ne concerne pas l’ensemble du monde en développement, où l’image d’une pauvreté endémique coexiste avec celle de réussites économiques indéniables. Elle n’en sonne pas moins comme un constat d’échec pour ceux qui ont mené la danse des politiques de développement au cours du dernier quart de siècle. Car là où elles ont été appliquées, ces politiques ont souvent été le synonyme d’une croissance faible et instable. Au début des années 1980, alors qu’une bonne partie des pays du Sud sombrait dans la crise de la dette extérieure, les bailleurs de fonds internationaux, Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale à leur tête, voulurent leur donner du baume au cœur. Il y aurait une lumière au bout du tunnel. Mais il fallait pour cela tourner le dos aux politiques suivies jusqu’alors. Mettre fin d’abord à ces politiques « populistes » qui achetaient la paix sociale en ouvrant les vannes de la dépense publique. Réduire ensuite le périmètre de ces États qui, par le biais d’entreprises publiques, interféraient directement dans la production. Supprimer enfin toutes les mesures qui faussaient les prix de marché, depuis les prix garantis pour les produits agricoles jusqu’aux diverses taxes et droits de douanes destinés à protéger les industries nationales. Les clés de la réussite tenaient désormais en trois mots : « stabiliser » (la monnaie), « privatiser » (les entreprises d’État) et « ouvrir » (les frontières nationales aux marchandises et aux capitaux). Au début des années 1990, John Williamson, économiste de son état, connut son heure de gloire en rassemblant ces nouvelles orientations sous une appellation qui attirerait bientôt les foudres de la critique : le « consensus de Washington » . Consensus de Washington : des résultats en trompe-l’œil Ce dernier s’appuyait sur un diagnostic : le « retard » des économies en développement était dû à leur carence en capital et aux distorsions que leurs États introduisaient dans le jeu du marché (3). Les recettes du consensus de Washington étaient supposées corriger le tir. Le capital affluerait vers les pays où il était rare et stimulerait une croissance désormais sans entraves. La richesse ainsi obtenue ruissellerait tôt ou tard vers le bas de la pyramide économique, amorçant la décrue de la pauvreté. De fait, les estimations de la Banque mondiale semblent indiquer que cette prophétie est en voie de se réaliser. Selon les derniers calculs, un demi-milliard de personnes est sorti de l’extrême pauvreté (personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour) entre 1981 et 2005 (4). C’est considérable. À y regarder de plus près, il apparaît pourtant que l’essentiel de cette décrue est à mettre au crédit des performances spectaculaires de l’Inde, de la Chine et de quelques dragons d’Asie du Sud-Est. Or ces pays sont ceux qui ont le moins suivi les recommandations du consensus de Washington. L’économiste américain Dani Rodrik observe ainsi : « La Chine et l’Inde ont certes accru leur recours aux forces du marché, mais leurs politiques sont demeurées très conventionnelles. Avec leurs niveaux élevés de protectionnisme, leurs privatisations plus que modérées, leurs politiques industrielles ambitieuses et leurs politiques fiscales et financières laxistes, ces deux économies faisaient difficilement figure d’exemples du consensus de Washington (5) » . Si l’on tourne le regard vers l’Afrique et l’Amérique latine, deux contrées qui, bon gré mal gré, ont suivi les recommandations de Washington, le bilan est nettement moins encourageant (6). Depuis les années 1990, l’Amérique latine a crû à un rythme inférieur à la période 1950-1980. Quant à l’Afrique, si elle a pu enregistrer des taux de croissance de 5 % annuels, ce rythme est insuffisant pour résorber la pauvreté. Autre trait commun, la vulnérabilité des économies et de leurs habitants aux à-coups du marché. Le sort de nombre d’Africains est à la merci des fluctuations des prix des matières premières, menacé tantôt par le renchérissement soudain des denrées alimentaires, tantôt par la chute des cours des produits d’exportation. L’Amérique latine a quant à elle connu la folie des marchés financiers et les yoyos des taux de change : la croissance des années 1990 s’est heurtée à la crise du peso mexicain en 1994, puis à celle du real brésilien en 1998, avant que l’Argentine connaisse une véritable débâcle monétaire et financière en 2001-2002. Pour les pauvres, la figure de Sisyphe est toujours prompte à resurgir. L’intervention de l’État réhabilitée Ces résultats décevants ne sont pas pour surprendre les opposants traditionnels des politiques impulsées par le FMI et la Banque mondiale (7). La nouveauté est que les critiques émanent désormais de personnalités en vue à Washington. Les positions de l’ex-économiste en chef de la Banque mondiale et prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et de D. Rodrik, deux pourfendeurs notoires du consensus de Washington, sont prises on ne peut plus au sérieux par l’institution. De fait, la Banque mondiale a initié, certes encore timidement, un véritable aggiornamento de ses positions (8). Ce n’est pas encore le cas du Fonds monétaire international qui a récemment réaffirmé son credo : si les réformes ont échoué, c’est qu’elles n’ont pas été mises en œuvre comme il le fallait (9). Le mouvement est néanmoins solidement amorcé : on assiste à la montée en puissance d’une nouvelle constellation d’idées relatives au développement. La première composante de cette constellation est théorique. Emmené notamment par J. Stiglitz, le courant néokeynésien insiste sur les blocages spécifiques des économies en développement, blocages qu’il attribue à des « échecs du marché » (10). Si d’aventure le capital affluait massivement vers les pays pauvres, ceux-ci croîtraient-ils nécessairement plus vite ? Non, répondent les théoriciens néokeynésiens. Car les économies ne sont pas seulement entravées par la carence de ressources. L’existence d’une « trappe à pauvreté » peut aussi s’expliquer par le fait que les entreprises n’ont pas intérêt à investir ou à innover, les travailleurs à se former, alors même que tout ce petit monde se porterait mieux si chacun le faisait. On comprend intuitivement qu’un comportement innovateur est d’autant plus rémunérateur que l’innovation est répandue dans l’économie (c’est ce qui se passe dans la Silicon Valley, où chaque entrepreneur bénéficie de l’activité des autres, grâce à la circulation d’informations, de personnels compétents, etc.) et, inversement, qu’elle est d’autant moins rentable que les innovateurs sont rares. L’économie peut alors tout aussi bien s’établir durablement dans un état de forte innovation et de forte croissance, que dans un état de faible innovation et de faible croissance. Autre cas de figure, divers travaux néokeynésiens ont montré que le marché du crédit peut fonctionner de façon telle que des activités économiquement viables ne trouvent pas de financement, alors même que les ressources existent. Dans un registre analogue, des chercheurs ont mis en évidence que, dans une économie où les pauvres ne peuvent pas emprunter, de fortes inégalités de revenu peuvent maintenir durablement une situation de faible croissance, de bas salaires et de pauvreté élevée. De tels travaux apportent une justification à un large éventail d’interventions de l’État, depuis de simples incitations jusqu’à d’ambitieuses politiques de redistribution du revenu, en passant par le développement du microcrédit . Plus généralement, les néokeynésiens invitent les experts du développement à imaginer des remèdes appropriés aux singularités des économies, plutôt que d’appliquer des recettes qui seraient valables en tout temps et en tout lieu. La nouvelle vision du développement accorde ensuite une importance décisive aux institutions. Faisant écho aux travaux de Douglas North, prix Nobel d’économie 1993, Hernando de Soto avance par exemple que, dans de nombreux pays, la persistance de la pauvreté est due au fait que les pauvres ne peuvent faire reconnaître leurs droits de propriété (sur un bout de terrain par exemple) et du coup ne peuvent en faire un capital productif (11). Sur le plan politique, l’économiste indien Amartya Sen insiste de son côté sur le rôle de la démocratie dans le développement économique : la participation des populations à l’espace public oblige les autorités à mieux prendre en compte les besoins spécifiques des pauvres dans la conception des politiques publiques . De tels travaux ont pu induire le FMI notamment à considérer la mise en œuvre de « bonnes gouvernances » ou de « bonnes » institutions comme un préalable nécessaire à la prospérité. Au risque de prolonger le travers déjà énoncé : considérer qu’il existe une seule voie vers le développement. La perspective institutionnaliste a néanmoins permis une compréhension plus profonde du développement et de ses blocages spécifiques. Ainsi lorsque les échanges demeurent cantonnés à la sphère villageoise, les réseaux sociaux existants suffisent à sécuriser les transactions. Lorsque celles-ci prennent leur essor à l’échelle nationale, ces réseaux sociaux n’opèrent plus, alors que la loi ne suffit pas à protéger effectivement les négociants : voilà qui peut entraver l’expansion des échanges. On le voit, l’analyse institutionnaliste invite elle aussi à prendre en compte l’histoire propre, la singularité de chaque économie. La voie de l’expérimentation « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » : la devise socratique convient à merveille à une source plus inattendue de renouvellement de l’économie du développement. Un courant d’économistes emmenés par Abhijit Banerjee et Esther Duflo a fait de l’expérimentation de terrain le nec plus ultra de la discipline, adaptant des méthodes en vigueur en médecine pour évaluer les projets de promotion de l’éducation, de la santé ou du développement rural. Une méthode qui permet parfois de découvrir, de manière fortuite, des remèdes inédits aux problèmes du jour, comme la distribution de médicaments contre les vers intestinaux ou la mise en place de caméras dans les écoles pour améliorer les résultats scolaires (12). D. Rodrik suggère cependant que la méthode expérimentale n’a aucune raison de demeurer cantonnée aux microprojets étudiés par E. Duflo et ses collaborateurs, mais qu’elle peut être mobilisée pour concevoir des politiques macroéconomiques (13). C’est même, selon lui, la clé du succès de la Chine. Dès les années 1980, les autorités chinoises ont commencé à tester des politiques de développement rural et d’industrialisation, au moyen de projets pilotes et même de zones géographiques dédiées à l’expérimentation. Cela leur a par exemple appris que pour augmenter la production agricole (et réduire la pauvreté rurale), il était bon d’accorder aux paysans le droit de vendre une partie de leur récolte, sans qu’il soit nécessaire de privatiser les terres. L’expérimentation permet à chaque nation de se frayer sa propre voie vers le développement. Autant de raisons qui invitent aujourd’hui les économistes à la curiosité, à l’humilité et à l’imagination. NOTES : (1) Adrien de Tricornot, « La crise frappe encore plus violemment les pays pauvres »,Le Monde, 28 avril 2009. (2) Alain Faujas, « La récession fera mourir 700 000 enfants africains par an », entretien avec Shantayanan Devarajan, Le Monde, 6 mai 2009. (3) Karla Hoff et Joseph Stiglitz, « Modern economic theory and development », inGerald Meier and Joseph Stiglitz, Frontiers of Development Economics : The future in perspective, Oxford University Press, 2001. (4) Shaohua Chen et Martin Ravallion, « The developing world is poorer than we thought, but no less successful in the fight against poverty », Banque mondiale, août 2008. (5) Dani Rodrik « Goodbye Washington Consensus, hello Washington confusion ? »,Journal of Economic Literature, vol. XLIV, n° 4, 2006. (6) Cepii, « Économies émergentes et en développement » in L’Économie mondiale 2007, La Découverte, 2006. (7) Voir par exemple Hector Guillen Romo, « De la pensée de la CEPAL au néolibéralisme, du néolibéralisme au néostructuralisme », Tiers-Monde, vol. XXXV, n° 140, octobre-décembre 1994. (8) En témoigne le rapport « Economic growth in the 1990s : Learning from a decade of reform », Banque mondiale, 2005. (9) Voir D. Rodrik, op.cit. (10) Voir K. Hoff et J. Stiglitz, op.cit. (11) Hector de Soto, Le Mystère du capital. Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Flammarion, 2005. (12) Abhijit Banerjee, Making Aid Work, Boston Review Books, 2007. (13) D. Rodrik, « The New Development Economics : We shall experiment, but how shall we learn ? », Harvard University, 2008. Article de la rubrique « Classiques Walt Whitman Rostow » Mensuel N° 90 - Janvier 1999 L'imaginaire contemporain Les étapes de la croissance économique SYLVAIN ALLEMAND Selon la théorie des étapes de la croissance économique, une société devrait passer par différentes phases, toujours les mêmes. Dans la réalité, les choses sont beaucoup plus complexes. Ce que Rostow lui-même était le premier à reconnaître. Pour faire voler son avion, un pilote doit passer par plusieurs étapes : faire tourner le moteur puis prendre de la vitesse ; une fois le décollage effectué, il prendra de l'altitude. Mais pour y parvenir, encore a-t-il fallu que les hommes se soient joué des lois de la gravitation universelle. Et s'il en allait de même pour qu'une économie atteigne un rythme soutenu de croissance ? A moins qu'elle ne doive évoluer, à l'image d'un être humain devant passer successivement par plusieurs stades : enfance, préadolescence, maturité, force de l'âge... Sans doute est-ce dans cette double analogie, jamais explicitée mais toujours présente, qu'il faut chercher l'une des clés du rapide succès que rencontra la théorie des étapes de la croissance, bien au-delà de la communauté des historiens et des économistes. D'après cette théorie, élaborée dans les années 50, le développement des sociétés s'effectue en effet selon différentes étapes, toujours les mêmes, qui évoquent peu ou prou le décollage d'un avion ou les stades d'évolution d'un être humain : une période de transition, le démarrage proprement dit, la marche vers la maturité, enfin, la société de consommation de masse, étant entendu que le stade initial correspond à ce que Rostow désigne par sociétés traditionnelles (1). Non que celles-ci soient totalement immuables. Comme le reconnaît Rostow, leur histoire est jalonnée de transformations et d'innovations techniques. Mais l'accroissement de production rendu possible par ces dernières reste marginal. La phase de transition voit apparaître les conditions préalables au démarrage : les prémices de la science moderne se diffusent, l'Etat s'édifie peu à peu, de nouveaux hommes animés de l'« esprit d'entreprise » apparaissent, le commerce intérieur et international s'élargit. Historiquement, les premiers pays à avoir connu cette phase sont situés en Europe occidentale. Sur le plan des connaissances, cette phase de transition coïncide avec la révolution newtonienne. L'étape suivante correspond au décollage proprement dit (take-off) et non à un simple démarrage, comme le suggère la traduction française. L'économie tire pleinement profit de l'application de la physique newtonienne et de la diffusion des sciences modernes. « Les facteurs de progrès économique qui, jusqu'ici, n'ont agi que sporadiquement et avec une efficacité restreinte, élargissent leur action et en viennent à dominer la société. » Les chemins de fer jouent un rôle déterminant. Historiquement, cette phase est atteinte dès le xixe siècle par la GrandeBretagne, à l'occasion de la Révolution industrielle. Une fois le décollage effectué, l'économie poursuit sa « marche vers la maturité », soit une longue période de progrès soutenu. Les premières industries (charbonnages, sidérurgie, industries mécaniques lourdes) sont relayées par de nouveaux secteurs industriels (chimie, électricité...). Cette phase de maturité est atteinte par la Grande-Bretagne, l'Allemagne et les Etats-Unis dès la fin du xixe siècle, soit environ une soixantaine d'années après le début du décollage. La société de consommation de masse marque une nouvelle ère. Peu à peu, les productions de biens durables et de services deviennent les principaux secteurs de l'économie. Les Etats-Unis sont les premiers à y accéder à partir de l'entre-deux-guerres. Dès les années 40-50, une large majorité de ménages américains sont équipés en Frigidaire (69 % en 1946), en automobile (54 % en 1948), en télévision (86 % en 1956). Des taux d'équipement que la Grande-Bretagne et les autres pays industrialisés n'atteindront que quelques décennies plus tard. Rostow versus Marx En admettant qu'une telle théorie ne soit pas une lecture par trop réductrice de l'histoire des pays développés, ne condamne-t-elle pas les pays en développement, récemment décolonisés, à un destin préétabli ? Indéniablement, la théorie des étapes de la croissance est... « une conception arbitraire et limitée de l'histoire moderne ; et on ne peut dire non plus qu'elle soit exacte dans l'absolu ». L'auteur de ces propos peu amènes ? Rostow lui-même, qui prit soin de prévenir le lecteur dès l'introduction de son ouvrage du caractère délibérément simplificateur de sa théorie (2). Les étapes de la croissance sont imaginées à partir de l'observation minutieuse de l'évolution historique des premiers pays industrialisés : les Etats d'Europe occidentale, les Etats-Unis et le Japon. Rien n'indique que les pays alors en développement au moment où Rostow écrit son livre connaissent une évolution selon des étapes identiques. Et ce pour une raison aisée à comprendre : à la différence des pays développés, ils peuvent brûler des étapes en accédant directement aux innovations techniques. Ce qui ne procure pas que des avantages. Pour eux, tout se passe comme s'il s'agissait toujours de faire décoller un avion mais avec une piste de décollage qui ne cesse de rétrécir. Pour bien comprendre les véritables intentions de Rostow, sans doute convient-il de replacer ses Etapes de la croissanceéconomique dans leur contexte. Paru en 1960, l'ouvrage reprend pour l'essentiel ses conférences données au cours de l'automne 1958 à l'université de Cambridge. Si le mur de Berlin n'est pas encore érigé (il le sera l'année suivante), la guerre froide, elle, est bien installée. La course à l'armement vient d'ailleurs de franchir une étape nouvelle avec le lancement réussi par l'URSS de Spoutnik, le premier satellite jamais lancé par les hommes dans l'espace. Plus fort encore que le décollage d'un avion... Par ce succès, l'URSS ne vient-elle pas d'administrer la preuve de sa supériorité technologique et sa capacité à dépasser les vieilles sociétés capitalistes ? L'objectif que s'assigne Rostow est de prouver le contraire. Le titre de l'édition anglaise indique d'ailleurs clairement qu'il s'agit d'un « non-communist manifesto » (un manifeste non communiste). Dans la perspective de la théorie des étapes de la croissance, la situation de la Russie soviétique s'apparente ni plus ni moins à une marche vers la maturité. Avec une certaine prémonition, Rostow souligne l'inéluctable aspiration de la société russe à la société de consommation et y voit un motif d'espoir. Sur le plan théorique, Les Etapes de la croissance économique se veulent un démenti au matérialisme historique et à l'interprétation déterministe de l'histoire qu'il sous-tendrait. A la différence de la théorie marxiste, la théorie des étapes de la croissance est, précise encore dès l'introduction Rostow, « destinée, en fait, à illustrer non seulement les caractéristiques uniformes de la modernisation des sociétés, mais aussi, et au même degré, ce que l'évolution de chaque nation a d'unique ». De fait, Rostow n'a de cesse de souligner les spécificités des trajectoires nationales. Plutôt qu'un passage obligé, chaque étape correspond à un champ de possibles. La poursuite du développement comme ses modalités dépendent des conditions matérielles, mais aussi de la volonté des individus qui composent une société. En insistant sur ce point, Rostow entend souligner le primat du politique sur l'économique. Si, par ailleurs, le processus de développement présente des traits communs, il présente aussi des différences dues au décalage dans le temps des phases de décollage. Comme le suggère Rostow, rien n'empêche les pays sous-développés de connaître ces étapes, mais dans un contexte sensiblement différent. Toute la question est de savoir si les élites qui ont contribué à l'accession à l'indépendance de leur pays sauront relever les défis liés à la marche vers la maturité, et non être tentées de se détourner de cette tâche en engageant leur pays dans des conflits. Une interrogation qui reste d'actualité... Pas plus que Rostow ne croit en un processus irréversible, identique à toutes les sociétés, il ne considère la société de consommation comme l'aboutissement ultime du développement d'une société et donc, à une fin de l'histoire. Rien n'empêche le processus de croissance de se poursuivre vers une autre étape. Mais au moment où paraît l'ouvrage, il est encore trop tôt pour en dessiner les contours. C'est pourquoi Rostow se borne à quelques conjectures, pas toujours heureuses... Observant une remontée de la natalité outre-Atlantique, il avance l'hypothèse de l'avènement d'une nouvelle étape caractérisée par le regain durable de la natalité. Critiques et postérité Ouvertement « non communiste » mais aussi « non marxiste », c'est du courant critique que l'oeuvre de Rostow recevra les objections les plus radicales, à travers notamment la théorie de la dépendance. Elaborée dans les années 70, avec les travaux de Samir Amin et André-Gunder Frank, cette théorie souligne l'existence de rapports de subordination des pays du Sud aux pays du Nord. Dans cette perspective, le décollage des pays en développement est illusoire (3). Les changements intervenus au cours des années 80-90, à l'échelle de l'économie mondiale, sont certes venus altérer la portée des critiques de la théorie de la dépendance. Outre la transition des pays d'Europe de l'Est vers l'économie de marché, l'émergence des nouveaux pays industrialisés (NPI) atteste de la capacité de pays anciennement colonisés de bénéficier du processus que les pays occidentaux ont connu quelques siècles plus tôt. Mais ce changement de contexte ne signifie pas pour autant une réhabilitation pleine et entière de Rostow et de sa théorie. Car depuis la théorie de la dépendance, les théories relatives au développement ont connu d'autres... développements. Lesquels mettent en évidence la vision partielle de Rostow. Si ce dernier ne manque pas d'évoquer les disparités régionales au sein d'un même pays, c'est en référence au cadre national qu'il raisonne pour l'essentiel. Les étapes de la croissances qu'il décrit sont celles de pays et non de régions ou de territoires locaux. Or, maints travaux ont mis en évidence les possibilités d'un développement régional ou local. Dans cette perspective, la question n'est plus tant de savoir comment un pays décolle, mais pourquoi telle région « gagne » tandis que telle autre perd ou régresse au sein d'un même territoire national. Elle est aussi de savoir comment, dans une économie mondialisée, des espaces locaux ou métropolitains s'insèrent dans des réseaux se jouant des frontières nationales. Pas plus qu'il ne s'attarde sur les disparités territoriales, Rostow n'envisage sérieusement un accroissement des inégalités au sein d'un même pays ni les phénomènes d'exclusion qui peuvent se manifester à un stade avancé de développement. Tout au plus annonçait-il, dix ans avant un célèbre éditorialiste français, les risques pour les peuples des sociétés de consommation de masse d'être gagnés progressivement par l'ennui... Quiconque souhaite saisir les ressorts du développement et de la croissance dans toute leur complexité tire pourtant un indéniable profit de la lecture de cette théorie professée il y a quarante ans. A la condition peut-être de la considérer pour ce qu'elle est dans la déjà longue histoire des théories du développement : une étape. Walt Withman Rostow, théoricien et conseiller Né en 1916, Walt W. Rostow arborait la double casquette de professeur d'université (à Harvard) et de conseiller auprès de responsables politiques (à commencer par le président Kennedy). Parus dans les années 30 et 40, ses premiers travaux relèvent de l'histoire économique : ils portent sur la grande dépression des années 20, l'histoire de l'économie britannique, le commerce... Avant la publication de sa célèbre théorie, Rostow est par ailleurs déjà reconnu comme un spécialiste des processus de la croissance économique (il fait paraître des analyses sur ce sujet dès le début des années 50). C'est à ce titre qu'il est convié par l'université de Cambridge à donner une série de conférences durant l'automne 58. Mais c'est la théorie des étapes de la croissance qui lui vaut une célébrité immédiate. Les propositions qu'il y formule en matière de désarmement retiennent particulièrement l'attention du gouvernement. En 1961, il entre au département d'Etat avant d'être nommé conseiller pour les Affaires étrangères. Il fut un partisan de la coexistence pacifique avec l'URSS. NOTES 1 Cette idée de scander l'histoire en grandes étapes n'est pas nouvelle. On la trouve déjà présente chez Colin Clark, qui distingue les âges préindustriel, industriel et postindustriel. A la suite de Rostow, R. Vernon introduira le cycle de vie pour décrire le destin d'un produit. L'ensemble de ces trois visions constitue ce qu'il est convenu d'appeler le paradigme Clark-Rostow-Vernon. 2 Des propos que les détracteurs de Rostow rappellent en note de bas de page, quand ils n'omettent pas tout simplement de les signaler. 3 Les critiques adressées par les tenants de la théorie de la dépendance ont été exposées par AndréGunder Frank dans Le Développement du sous-développement. L'Amérique latine, Maspero, 1970. Article de la rubrique « Entretien Rencontre avec Daniel Cohen » Mensuel N° 151 - Juillet 2004 Aux origines des civilisations Les ressorts de la croissance Rencontre avec Daniel Cohen Avec le recul, la croissance des trente glorieuses se révèle plus exceptionnelle qu'on ne le pense. C'est ce qu'explique Daniel Cohen dont l'analyse de l'actuelle mondialisation va également à rebours d'idées reçues. Septembre 1973 : le gouvernement Allende est renversé par le général Pinochet. Le mois suivant éclate la guerre du Kippour à l'origine du premier choc pétrolier. Quelques mois plus tard, en avril 1974, le président Pompidou décède... C'est dans ce contexte que Daniel Cohen entre à l'Ecole normale supérieure (ENS), section mathématiques. « Nous avions l'impression que le monde changeait. Comme quelques-uns, je n'avais pas trop l'esprit aux études. » De l'ENS, il sortira cependant avec une agrégation de mathématiques. Mais aussi en ayant fait la découverte d'une discipline : l'économie. A l'ENS, l'enseignement de cette dernière était plutôt « artisanal » mais des plus stimulants car assumé par des personnalités de différents horizons théoriques et idéologiques. « Nous disposions d'une pluralité de points de vue pour mener un raisonnement intellectuel ouvert. » De cet éclectisme, D. Cohen conservera l'idée qu'il n'y a nul besoin de choisir un courant plutôt qu'un autre. Ce n'est cependant que plus tard que s'affirmera sa vocation d'économiste. Outre l'agrégation, il passera un DEA de mathématiques à Dauphine. Aujourd'hui encore, celles-ci demeurent son principal instrument de travail. Si les ouvrages destinés au grand public en sont dépourvus, ses articles publiés dans les revues spécialisées en font abondamment usage. Le premier poste qu'il décroche au sortir de l'ENS est un poste d'assistant en mathématiques à Nanterre. Il lui permet cependant de côtoyer des économistes marquants comme Carlo Benetti, théoricien de l'histoire de la pensée économique, Suzanne de Brunhoff, économiste marxiste qui devait diriger plus tard sa thèse de 3e cycle, et les initiateurs de l'école de la régulation (Robert Boyer, André Orléan, Michel Aglietta, Jacques Mistral...). Parallèlement, D. Cohen occupa un poste de chargé de mission à la direction de la prévision du ministère de l'Economie. « C'était un autre monde qui tranchait avec le brouhaha intellectuel de l'univers normalien. Les données et les statistiques y dominaient. » Entre-temps, il y eut un autre tournant, au début des années 80 : une première année sabbatique aux Etats-Unis en 19801981, puis une autre en 1982-1983, passée dans l'un des temples de la science économique contemporaine, Harvard, et financée grâce à une bourse. L'occasion de découvrir de futurs grands noms de la science économique made in USA : Paul Krugman, Jeffrey Sachs, Rudiger Dornbusch, le Français Olivier Blanchard... Mais aussi de prendre la mesure de l'inventivité de la science économique américaine, de découvrir que l'équation « néoclassique- = libéral » ne se vérifie pas toujours (tous les représentants de ce courant ne sont pas favorables au retrait de l'Etat). Même si, en l'occurrence, l'économiste avec lequel il entreprend ses premiers travaux n'est autre que Jeffrey Sachs, le futur conseiller de Boris Eltsine, partisan de la thérapie de choc, et donc des privatisations dans la Russie postsoviétique. C'est avec lui qu'il se rend en Bolivie pour définir un programme de lutte contre l'hyperinflation de l'époque et qu'il se penche sur l'endettement des pays en développement. Un contrecoup du choc provoqué par le coup d'Etat de Pinochet ? Une confirmation en tout cas de cette volonté d'ancrer ses recherches dans les préoccupations de son temps. Fût-ce au prix d'anticipations... Ces travaux, D. Cohen et J. Sachs les menèrent en effet à partir de septembre 1981, soit quelques mois avant que n'éclate la crise mexicaine, en août 1982. Cette question de l'endettement des pays en développement devait l'occuper encore plusieurs années. Elle est au centre de sa thèse soutenue en 1988, soit l'année précédant l'adoption du plan Brady en 1989, et traduite depuis aux presses du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology). Aujourd'hui, c'est avec trois casquettes que D. Cohen oeuvre en économiste. En tant que professeur d'abord : à l'ENS où il enseigne l'économie. « Je m'adresse à un public constitué essentiellement d'élèves qui ont fait des khâgnes BL, des classes préparatoires à la fois scientifiques et littéraires. J'ai donc été obligé de constituer un bagage pédagogique en prenant soin d'éviter un recours excessif à la formalisation mathématique. » C'est de cette expérience qu'est tiré son premier livre destiné au grand public, Les Infortunes de la prospérité, publié en 1994. Trois autres ont suivi depuis, tous aussi économes en équations, dont Richesse du monde, pauvretés des nations qui le fit connaître au-delà du cercle des économistes. Enseignant et pédagogue donc, mais aussi chercheur au sein du pôle macroéconomie du Céprémap (centre d'études prospectives d'économie mathématique appliquée à la planification) qu'il a intégré en 1982. Enfin, consultant auprès d'organisations internationales, casquette qu'il assume pleinement : « Un économiste normalement constitué ne peut pas ne pas rencontrer tôt ou tard un champ institutionnel qui croise ses préoccupations. Et il est bien qu'il en soit ainsi car cela le confronte à d'autres formes de savoir. » Pour ce qui le concerne, ce sont ses préoccupations relatives à la productivité des pays pauvres qui devaient l'amener à répondre à l'invitation de l'OCDE. Sciences Humaines : Si vous deviez vous définir, de quel courant de l'économie contemporaine vous réclameriez-vous ? Daniel Cohen : A priori, je suis catalogué parmi les économistes dits néoclassiques, héritiers des théoriciens de l'équilibre général à la Walras. Je me définirais plutôt comme un économiste pragmatique. Contrairement à la vision courante qu'on en a, l'économie néoclassique, pour aller vite celle qui est dominante aux Etats-Unis, est résolument ancrée dans les préoccupations contemporaines. L'usage des modèles mathématiques, qui s'est imposé dans l'après-guerre, ne doit pas être interprété comme une préférence pour l'abstraction. Ce serait presque le contraire. C'est parce que l'économie contemporaine se définit davantage par un besoin de quantification du monde que les mathématiques se sont imposées. Cette obsession sinon de la quantification du moins du quantifiable est à la fois la force de l'économie - aucune théorie ne résiste longtemps à l'épreuve des tests empiriques - et sa faiblesse - tout, même pour les phénomènes économiques, n'est évidemment pas quantifiable. Mais c'est une erreur de croire que cet effort de quantification ou, si vous voulez, de mathématisation, est une fin en soi. L'économiste Paul Romer l'a bien dit : les modèles c'est, pour les économistes, l'équivalent des expériences de laboratoire. Lorsque l'on s'interroge sur, disons, l'impact du progrès technique sur l'économie, il faut articuler croissance, salaires, chômage et, pour ce faire, saisir l'enjeu de certains paramètres essentiels : le degré de substitution entre machines et personnels, entre créations et destructions d'emplois... La modélisation est plus qu'un pis-aller, elle est essentielle pour saisir les paramètres clés dont l'analyse va finalement dépendre. Ne trouve-t-elle pas ses limites en l'absence d'aller-retour permanent entre le modèle et la réalité pour ajuster le premier en conséquence ? Cette absence d'aller-retour est le reproche qu'on adresse régulièrement aux économistes. Seulement, il n'est pas fondé. Les économistes ne sont pas des théoriciens déconnectés de la réalité, enfermés dans leur tour d'ivoire. Alors pourquoi ce préjugé tenace, en France notamment ? Peut-être cela tient-il à cette tendance des économistes français à importer des modèles en n'en retenant que l'aspect formel, autrement dit en escamotant le contexte où ces modèles ont été élaborés, les problèmes concrets auxquels ils ont tenté d'apporter une solution sinon une explication. Vu de France, ces modèles semblent souvent n'être destinés qu'à satisfaire un goût pour la formalisation. « Ces modèles ne sont pas généralisables », entendait-on (et entend-on encore) dire, donc ils ne sont pas valides. Mais c'est bien souvent le dernier des soucis des économistes qui les ont construits ! Ce sentiment d'une discipline déconnectée du réel ne provient-il pas aussi de la représentation encore dominante du modèle de concurrence pure et parfaite- ? Dans l'esprit de beaucoup, la science économique se résume pour l'essentiel à ce modèle. Or, cela fait des années qu'il a été abandonné par les économistes dits, encore, néoclassiques. Depuis Joseph Schumpeter, on sait que la concurrence doit toujours être imparfaite, sans quoi il n'y aurait pas d'innovation. Une firme qui n'aurait pas de rente de situation n'investirait pas dans la conception de nouveaux produits. D'autres modèles ont été conçus depuis. Le modèle de concurrence imparfaite est en fait devenu le modèle dominant : les théories de la croissance, du commerce international, de la firme sont toutes désormais inscrites dans ce cadre. Dans le livre qu'il avait consacré à la critique de l'économisme, Pierre Bourdieu prenait l'exemple du marché des maisons individuelles pour illustrer les facteurs sociologiques qui intervenaient dans le choix des consommateurs en faveur de telle ou telle marque de bâtisseurs. Il voulait situer au sein de l'économie l'analyse des rapports de force. C'est une intuition brillante, les articles inspirant le livre avaient été écrits au début des années 90. Mais c'est précisément ce dont les économistes avaient déjà pris acte en transformant en conséquence leur modèle. Vos propres travaux s'inscrivent eux-mêmes dans des préoccupations contemporaines... Mes premières recherches académiques viennent en effet d'un questionnement sur les problèmes de dette des pays en voie de développement. Les premiers travaux de recherche que j'ai entamés aux Etats-Unis portaient sur les crises financières internationales. Je les ai menés avec J. Sachs, à partir de septembre 1981, soit juste avant l'éclatement de la crise mexicaine en août 1982. Notre modèle fut ainsi le premier disponible sur le marché ! Faut-il un tribunal de faillite des pays ? Quelle est la responsabilité du FMI ? Toutes ces questions étaient déjà au centre de notre réflexion. Mes travaux ont pris ensuite plusieurs directions : avec Philippe Michel, par exemple, j'ai travaillé sur les problèmes de crédibilité des politiques économiques, un sujet lié aux problèmes de dette mais pas seulement ; j'ai également étudié (avec Charles Wyplosz) ce que produirait l'Union monétaire européenne et plus récemment, avec Olivier Loisel, j'essaie de comprendre les fluctuations de l'euro. Je me suis également intéressé à la question de savoir ce qui faisait qu'un pays croît plus ou moins vite qu'un autre. Puis, avec Pascaline Dupas, nous avons étudié le fonctionnement comparé des marchés du travail en France et aux Etats-Unis. Aujourd'hui, j'essaie, avec Marcelo Soto et Orsetta Causa, d'analyser les différences de productivité entre pays riches et pauvres. Venons-en à votre premier livre, Les Infortunes de la prospérité, qui porte précisément sur la croissance non sans bousculer une idée largement admise... Depuis la fin des trente glorieuses, la croissance, dit-on, s'est ralentie et c'est son ralentissement qui serait la cause de nos problèmes. En fait, la croissance annuelle enregistrée depuis le milieu des années 70 n'a pas été aussi lente que cela. Ce sont les niveaux de croissance des trente glorieuses qui étaient exceptionnels. Or, c'est dans le contexte de forte croissance qu'a été mis en place notre système de redistribution, de retraite, en un mot l'Etat-providence. D'où les défis actuels. « Ce n'est pas l'Etat-providence qui a permis la croissance des trente glorieuses,y écriviez-vous, mais l'inverse, la croissance qui a permis son développement. »Pourriezvous expliciter cette idée ? L'Etat-providence a joué un rôle indéniable comme je le dis d'ailleurs dans le livre mais il n'a pas été le facteur le plus important du strict point de vue de la croissance. Dans le contexte de reconstruction qui fut celui de la France de l'après-guerre, il était normal que le niveau de croissance atteigne des niveaux exceptionnels. La forte croissance des trente glorieuses a traduit un phénomène de rattrapage de la productivité qui était faible en France, comparativement au niveau atteint aux Etats-Unis. C'est, toute proportion gardée, ce qui se passe actuellement en Chine où le niveau de croissance très élevé part d'un niveau très bas. Pas plus qu'en France, ce rythme ne pourra y être maintenu éternellement. Quel a été le moteur du rattrapage si ce n'est l'Etat ? La France a bénéficié d'effets externes positifs, partagés par la plupart des pays européens, au lendemain de la guerre, à commencer par le plan Marshall. L'effet le plus fort est à mon avis l'écart à combler avec les Etats-Unis. La France avait, après la guerre, un revenu par habitant valant 40 % du niveau américain; en 1975, il est passé à 75 %. Elle a crû à 5 % l'an pour y parvenir. Une fois le gros du rattrapage accompli, la croissance devait ralentir. Et les politiques de relance d'inspiration keynésienne- ? Plus que les politiques publiques, le moteur keynésien le plus fort a été l'indexation des salaires sur les gains de productivité. Cette politique salariale introduit une vraie rupture avec l'économie du xixe siècle marquée par des crises récurrentes de surproductivité. C'est le point sur lequel l'école de la régulation attire l'attention. En indexant les salaires sur la productivité, on a surmonté le principal obstacle auquel se heurtaient les gains de productivité depuis le xixe siècle, à savoir le manque de débouchés et, ainsi, créé les conditions d'une progression régulière de la croissance. Quelle peut donc être la fonction de l'Etat ? On voit tout d'abord, là où il est absent, en Afrique notamment, à quel point son rôle est indispensable. Sa fonction première, même si je ne néglige pas par ailleurs son rôle dans la conduite de la politique économique, est la production de biens publics. C'est une idée qui paraît triviale, mais je pense qu'elle redevient centrale. Par biens publics, je n'entends pas seulement les fonctions régaliennes (la sécurité du territoire, la justice et le droit de battre monnaie, NDLR), mais l'éducation, le territoire, la santé, etc., tout ce qui concourt non seulement à l'égalité entre les citoyens et à une juste répartition des richesses, mais qui contribue à doter un territoire d'infrastructures sociales et économiques qui permettent d'y fixer la richesse. Passons à Richesse du monde, pauvreté des nations, votre livre suivant. « Ce n'est pas, y écrivez-vous, [la mondialisation] qui est la cause de la précarisation du monde du travail mais bien le contraire : c'est notre propre propension à transformer la nature du travail qui ouvre à la "mondialisation" l'espace où elle se loge. » Pourriez-vous expliciter cette opinion ? En effet, nous sommes passés d'un monde fordiste à un monde postfordiste (ou postindustriel) marqué par davantage de précarité et de flexibilité. Le monde fordiste était caractérisé schématiquement par une autorégulation des rapports sociaux, entre, d'une part, le mouvement ouvrier et sa représentation syndicale, et, d'autre part, un capitalisme managérial qui pouvait servir d'interlocuteur au mouvement syndical, parce qu'il en partageait fondamentalement les mêmes aspirations : protéger la firme des aléas économiques, qu'ils soient dus à la concurrence ou aux cycles des affaires. D'un point de vue social, le travail à la chaîne peut se comprendre comme une manière de rendre productifs les travailleurs a priori les plus démunis. On parcellisait les tâches de façon à les rendre réalisables par une main-d'oeuvre non qualifiée. Mais cette intégration s'effectuait aussi à travers les plans de carrière qui protégeaient contre les aléas de l'existence. En bref, le fordisme reposait sur un contrat tacite : l'obéissance (pour ne pas dire l'aliénation) en échange d'une protection contre les aléas de l'existence. C'est ce processus d'intégration qui a été remis en cause au cours de ces dernières décennies. Désormais, il n'y a plus de carrière à vie assurée ; on fait reposer sur l'individu l'effort de l'intégration dans l'entreprise alors qu'auparavant c'était l'inverse. Ce changement est le contrecoup paradoxal de la contestation qui a été adressée au modèle fordiste. En cela, je rejoins, dans mon livre Nos temps modernes, la thèse défendue par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, à savoir : le capitalisme contemporain a récupéré les valeurs de mai 68 manifestées en réaction contre la hiérarchie, l'aliénation, etc., on a envie de dire pour les retourner contre leurs auteurs. L'autonomie, de revendication, est devenue une injonction. Ce n'est donc pas la mondialisation qui a provoqué ce changement mais l'inverse. La transformation du monde productif est d'ailleurs antérieure au processus de déréglementation sur lequel repose l'actuelle mondialisation. En relativisant la responsabilité de la mondialisation dans la crise du fordisme, rejoindriezvous ceux qui en vantent les vertus ? Non, je ne pense pas. Je crois qu'il y a un immense malentendu sur les ratés de la mondialisation. Comme j'essaie de l'expliquer dans La Mondialisation et ses ennemis, le problème de la mondialisation est qu'elle diffuse beaucoup moins vite la prospérité que les images de la prospérité. C'est un changement majeur qui oblige les économistes à repenser les modèles explicatifs classiques auxquels ils se réfèrent pour penser l'économie mondiale. Rappelons ces modèles. Il y a le modèle de la division internationale du travail qui pose l'existence d'un lien organique entre les nations, une vision assez proche de la manière dont Emile Durkheim parle de solidarité organique entre les membres d'une société. Dans cette perspective, l'enjeu de la mondialisation actuelle serait ainsi de reproduire à l'échelle mondiale le type de solidarité auquel on était parvenu dans le cadre des économies nationales. Ce modèle explicatif a montré ses limites (il n'explique pas le succès des pays émergents) et d'ailleurs peu d'économistes y souscrivent. L'autre modèle repose sur l'idée d'économie-monde due à Fernand Braudel. A l'image des économies-monde qui ont jalonné l'histoire, la mondialisation crée des pôles d'agglomération et de richesse, avec des périphéries qui, dans un mouvement décroissant de prospérité, s'organisent autour de ces pôles. La principale différence avec le modèle de la division du travail réside dans le fait que le centre lui-même n'est pas spécialisé : il concentre une grande variété de compétences et de savoir-faire. C'est la périphérie qui est spécialisée et subordonnée à des donneurs d'ordre extérieurs, dans une fonction de sous-traitance. Pour être toujours d'actualité, ce modèle présente à son tour des limites. Chez F. Braudel, la périphérie traduit un éloignement dans l'espace mais aussi dans le temps. La périphérie, dit-il en substance, ce sont les sociétés à rythme lent. Or, aujourd'hui, la périphérie, bien qu'éloignée géographiquement , n'en vit pas moins, par bien des aspects, au même rythme que les foyers de richesse. Les moyens de télécommunication aidant, elle jouit des images de la prospérité mais pas de la prospérité elle-même. La transition démographique illustre ce décalage : contre toute attente, les populations des pays pauvres se comportent déjà comme si elles étaient riches. Il y a une conscience planétaire qui, de manière inédite, est en avance sur les conditions matérielles de vie des populations. PROFIL : Daniel Cohen Un économiste pragmatique Né en 1953, Daniel Cohen est professeur d'économie à l'Ecole normale supérieure et à l'université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne) et chercheur au Céprémap (Centre d'études prospectives d'économie mathématique appliquée à la planification). Il est également consultant auprès d'organisations internationales et chroniqueur au Monde. Mathématicien de formation, il s'efforce dans ses analyses de combiner les outils de la microéconomie avec l'apport des autres sciences sociales et humaines. Outre un premier ouvrage théorique paru en 1987 ( Monnaie, richesse et dette des nations , éditions du CNRS) et plusieurs publications en collaboration (dont un rapport sur « La nouvelle économie », avec Michèle Debonneuil, pour le Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2000), il est l'auteur de quatre essais destinés au grand public (les trois premiers traduits au MIT Press et dans plusieurs pays) : Signalons également la traduction en anglais d'une adaptation de sa thèse : Fordisme Modèle de développement fondé sur un modèle d'organisation du travail (le taylorisme), un régime d'accumulation (consommation et production de masse, conglomérat industriel, politiques keynésiennes) et un mode de régulation (conventions et négociations collectives). Il a caractérisé le développement au cours des trente glorieuses. Sa remise en cause nourrit un débat autour des caractéristiques d'un post- ou néofordisme. Néoclassique Nom donné aux économistes issus de la « révolution marginaliste » des années 1870 qui consistait à interpréter l'économie à partir des choix individuels. Parmi les principaux représentants de ce courant : Léon Walras et son modèle de l'équilibre général. Modèle de concurrence pure et parfaite Modèle de marché directement inspiré de certains marchés comme celui de la Bourse, mais reformalisé à partir d'hypothèses, comme l'atomicité du marché, l'information parfaite des agents économiques, la libre circulation et l'entrée des concurrents. Plusieurs modèles sophistiqués lui ont été depuis opposés, rassemblés sous l'appellation de concurrence imparfaite car ils excluent l'une au moins de ces hypothèses. Politique keynésienne de relance Politique de relance de l'économie par un accroissement des dépenses budgétaires, fondée sur l'hypothèse d'un effet multiplicateur de ces dépenses (un milliard d'euros supplémentaires de l'Etat correspond pour les entreprises et les ménages à un supplément de revenu qui peut à son tour être consacré à l'investissement et la consommation). Article de la rubrique « Le point sur... » Mensuel N° 173 - Juillet 2006 Art rupestre. Une nouvelle hypothèse La croissance mondiale : mesure et démesure DOROTHÉE PICON L'émergence de la Chine et de l'Inde modifie l'équilibre économique mondial. Désormais, la production totale des pays émergents égale celle des pays développés. Si la « richesse des nations » continue de croître à grande vitesse, le bien-être des populations ne marche pas forcément au même pas. D'où l'apparition de nouveaux indicateurs de richesse. Quels sont les pays émergents ? Il n'existe pas une liste des pays émergents établie à partir d'une définition claire et faisant l'objet d'un consensus. Mais les pays dits émergents peuvent toutefois se caractériser par deux éléments essentiels. Supposés être dans une phase de transition entre pays pauvres et pays riches, leur niveau de richesse (PIB par habitant) reste faible. En revanche, leur taux de croissance est supérieur à celui des pays développés. Ils connaissent en outre, depuis les années 1970-1980 pour la plupart, une insertion croissante dans le commerce mondial, et ont encore des potentiels de développement importants. Selon ces critères, les pays émergents sont constitués par l'Asie hors Japon (Inde, Chine, Corée du Sud, Taïwan, Thaïlande, Philippines, Indonésie, Malaisie), l'Europe de l'Est ou, de manière plus restrictive, les pays d'Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République tchèque, Roumanie), l'Amérique latine (Brésil, Argentine, Chili, Pérou, Colombie, Mexique, Venezuela), mais aussi la Russie, Israël, le Pakistan, la Jordanie, l'Égypte, le Maroc, la Turquie et, seul pays d'Afrique subsaharienne généralement considéré comme émergent, l'Afrique du Sud. Cet ensemble de pays représentait 15 % de la richesse mondiale en 1997 (7,5 % en 1967). Parmi ces pays, la Chine et l'Inde fascinent et effraient. Ces deux « monstres » démographiques connaissent depuis plusieurs années des taux de croissance élevés qui en font, aux yeux des pays développés, à la fois des marchés prometteurs et des concurrents dangereux, menaçant les industries et les emplois. En 2006, la Chine (1,3 milliard d'habitants, 20 % de la population mondiale) est la troisième puissance économique mondiale en termes de PIB mesuré au taux de change courant. Depuis 1978, la politique d'ouverture menée par le gouvernement chinois, marquée notamment par son adhésion à l'OMC en 2001, a favorisé un développement très rapide des échanges extérieurs et du PIB. Le taux de croissance annuel moyen de son PIB était de 8,2 % entre 1975 et 2001 (1,7 % pour la France). Si elle contribue donc à la croissance mondiale de manière significative, représentant une source de changements importants dans l'équilibre économique mondial (voir l'entretien p. 10), elle ne représente encore que 4 % du PIB mondial en 2004 (au taux de change courant). Avec son PIB de 667 milliards de dollars (taux de change courant) en 2004 (1,7 % du PIB mondial), l'Inde, plus grande démocratie du monde, se classe au dixième rang des puissances économiques. La croissance annuelle de son PIB (parité de pouvoir d'achat-, PPA), qui a été en moyenne de 6,1 % entre 1995 et 2004, repose notamment sur le développement des services et les technologies de l'information, domaine dont le pays est devenu l'un des leaders mondiaux. La pauvreté a nettement reculé au cours des années 1990, améliorant ainsi l'ensemble des indicateurs sociaux. Elle reste cependant élevée, puisque, d'après la Banque mondiale, 25 % de la population vit toujours sous le seuil de pauvreté (50 % au début des années 1950). Le Sud sort-il du sous-développement ? Si certains pays du Sud « émergent » et réussissent par la croissance économique à réduire globalement leur niveau de pauvreté et à améliorer des indicateurs de développement comme le taux d'alphabétisation ou l'espérance de vie, d'autres semblent stagner irrémédiablement dans le sous-développement. Ainsi l'Afrique subsaharienne. L'Afrique connaît pourtant une croissance relativement bonne depuis le début des années 2000, due en partie à la montée des cours des matières premières. Mais la part de l'Afrique dans les exportations mondiales de marchandises n'est que de 2,6 % en 2004 (voir l'encadré p. 12). L'augmentation récente de la valeur des exportations africaines est due davantage à l'envolée des cours des matières premières qu'au développement de sa production industrielle. Et « la croissance reste sensiblement inférieure au seuil de 7 %, considéré par le document fondateur du Nepad (1) comme nécessaire pour faire durablement et nettement reculer la pauvreté(2) ». En 2002, 44 % de la population africaine vivait sous le seuil de pauvreté-, pourcentage identique à celui de 1990. D'après les projections de la Banque mondiale, ce taux devrait être de 38 % en 2015, ce qui reste sensiblement inférieur aux objectifs que s'est fixés l'institution internationale. L'Afrique subsaharienne est la seule région au monde dans laquelle l'indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) se soit dégradé entre 1995 et 2005, en raison de la diminution de l'espérance de vie due à l'épidémie de sida. Si, d'après les travaux du Pnud, la croissance économique reste le meilleur moyen de réduire la pauvreté, le développement des échanges économiques et le dynamisme asiatique n'empêche pas le creusement des inégalités de richesse, dont l'Afrique est la première à souffrir. Quelle est la place de l'Europe ? Entre les deux pôles de croissance mondiaux que sont l'Amérique du Nord et l'Asie émergente, l'Europe présente des indicateurs économiques qui peuvent inquiéter : taux de croissance du PIB aussi faible que le taux de natalité, entraînant par conséquent un vieillissement de la population et un chômage de masse persistant. En revanche, les délocalisations, qui cristallisent tant de peurs, ne semblent pas avoir été très coûteuses en emplois jusqu'à présent (3). En effet, la concurrence asiatique ne s'exerce pas sur les mêmes produits que ceux fabriqués en Europe. L'Union européenne reste la première puissance économique du monde. En fait, le développement du commerce mondial depuis les années 1980 n'a que peu entamé le leadership des pays riches. En 2003, les exportations de l'Union européenne représentent encore 39,3 % des échanges commerciaux mondiaux en 2003 (40,2 % en 1993). Plus de la moitié de ces exportations se font à l'intérieur de l'Union. Les importations européennes en provenance de Chine représentent 1,5 % des échanges mondiaux (0,8 % en 1993) (4). De la même manière, les investissements directs étrangers- profitent principalement aux pays développés : près de la moitié d'entre eux concernent l'Union européenne et les Etats-Unis, contre 9 % pour la Chine. Ainsi, malgré la mollesse relative de la croissance européenne, le dynamisme de pays comme la Chine est encore loin de remettre en cause les niveaux de richesse des Européens. D'après la Banque mondiale, d'ici 2015, les revenus élevés ne concerneront que 13 % de la population totale de la planète. Le PIB est-il une bonne mesure de la richesse ? Le moyen le plus simple de mesurer la richesse d'un pays et de ses habitants est le PIB. Si la croissance du PIB diminue généralement la pauvreté et favorise le développement, le lien est loin d'être mécanique. Par ailleurs, la croissance économique peut avoir des effets néfastes sur le bien-être, sur l'état des ressources naturelles, sur la dégradation de l'environnement. Ces phénomènes sont à l'origine d'une remise en cause de la mesure de la richesse par le PIB. Le PIB mesure la production de biens et de services, marchands et non marchands, d'un pays. Il permet d'en mesurer l'accroissement et de la comparer avec celle d'autres pays. Issu de la comptabilité nationale, il reste aujourd'hui la référence dominante lorsqu'il s'agit d'apprécier la croissance et la santé économiques d'un pays. Mais c'est dans les années 1970, puis dans les années 1990, que s'est fait sentir le besoin d'indicateurs permettant d'apprécier l'état de développement, de bien-être ou de santé sociale, et pouvant servir de guide à l'action publique. De nombreuses raisons empêchent le PIB de remplir cette fonction : il ne tient pas compte d'innombrables éléments qui contribuent positivement ou négativement au bien-être - comme les services domestiques et le bénévolat -, sous-estime généralement les services, ignore les inégalités de revenu, la dégradation du capital écologique ou humain (niveau d'éducation, par exemple). Comment corriger les mesures monétaires de la richesse ? Il existe deux grandes catégories d'indicateurs de richesse alternatifs : les indicateurs évalués monétairement et les indicateurs non monétaires. La logique des premiers repose sur la prise en compte des nuisances et coûts cachés de la croissance, que représente la dégradation des patrimoines productif, écologique et humain. La première tentative marquante de ce type est celle des Américains James Tobin et William Nordhaus, qui proposaient en 1973 une mesure du bienêtre économique durable (Ibed), fondée sur le calcul des variations de stocks de richesses publiques ou privées : le capital reproductif net (équipements, infrastructures), le capital non reproductible (terre et actifs nets étrangers), le capital d'éducation et le capital de santé. Mais c'est seulement au milieu des années 1990 que de nombreux « indices de bien-être économique durable » sont proposés et discutés, par une pluralité d'acteurs, universitaires, militants, responsables d'ONG ou de fondations. Ces indicateurs intègrent des facteurs de bien-être durable de nature économique (niveau de vie), sociale (inégalités par exemple), environnementales, ainsi que les contributions d'activités non monétaires (bénévolat, activités domestiques) au bien-être individuel. Dans cette veine, le GPI (genuine progress indicator, indicateur de progrès véritable - IPV - en français) a été mis au point par l'organisme de recherche américain Redefining Progress : à un niveau de consommation corrigé par un indicateur d'inégalité sont ajoutés le travail domestique et le bénévolat, le service des biens durables, publics et privés, l'investissement net en capital physique. Sont comptabilisés négativement les coûts de la pollution, des destructions de patrimoine naturel (forêts, terres cultivées, zones humides, couche d'ozone, etc.), des délits, du chômage, des accidents, des fractures familiales, la dette extérieure et la diminution du temps de loisir. Il est frappant de constater que le GPI aux Etats-Unis et l'Ibed au Royaume-Uni, en Suède et en Allemagne cessent de progresser au milieu des années 1970 et diminuent à partir du début des années 1980, alors que le PNB par habitant progresse de manière quasi continue sur la période. Quelles perspectives pour ces nouveaux indicateurs ? Les nombreuses propositions d'indicateurs de bien-être, considérés comme des alternatives au PIB, se heurtent à de sérieuses critiques. Outre des problèmes techniques parfois redoutables, le choix des éléments entrant dans le calcul d'un indicateur est toujours normatif et se prête à ce titre à toute sorte de contestation. Comment justifier, par exemple, que le bien-être d'une multitude d'individus dépend pour un tiers de son état de santé et pour un tiers de son niveau de consommation ? Pourquoi privilégier le bien-être durable (donc des générations futures) par rapport au bien-être actuel ? La critique des indicateurs est une critique politique plus que technique, car élaborer un indice de bien-être revient à construire la norme qui déterminera l'action publique. Le succès d'un indicateur dépend du degré de consensus qui peut s'établir à son propos dans l'opinion. C'est pourquoi les défenseurs des nouveaux indicateurs de richesse encouragent les débats autour de la définition d'une norme de bien-être, seule susceptible de faire émerger un tel consensus et de leur donner l'efficacité politique qui leur fait encore défaut. Peut-on mesurer autrement le bien-être ? S'éloignant plus radicalement de la logique de la comptabilité nationale et laissant de côté toute mesure monétaire, certains indicateurs s'attachent à mesurer directement le développement humain ou la santé sociale : le plus connu d'entre eux est l'indice de développement humain (IDH) que publie chaque année le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). L'IDH est la moyenne simple de trois indicateurs, le PIB par habitant en PPA, l'espérance de vie et le niveau d'instruction. Le classement des pays développés issu de l'application de l'IDH diffère sensiblement de celui issu de l'application du PIB par habitant. L'indice de santé sociale a été mis au point au milieu des années 1980 par deux Américains, Marc et Marque-Luisa Miringoff. A la différence de tous les indices précédents, l'indice de santé sociale ne tient aucun compte du niveau de consommation ou de production. Il tient compte d'indicateurs comme la mortalité infantile, l'usage de drogues, le taux de suicide, l'espérance de vie des plus de 65 ans, l'accès au logement, etc. Là encore, le calcul de cet indice pour les Etats-Unis entre 1960 et 1995 fait apparaître un spectaculaire décrochage à partir de 1973 entre les évolutions du PIB par habitant et de la santé sociale ainsi mesurée. Enfin, l'indice de bien-être économique (Ibee) des Canadiens Lars Osberg et Andrew Sharpe mêle données monétaires et non monétaires portant sur la consommation courante, l'accumulation nette de stocks de ressources productives, la pauvreté et les inégalités de revenus, et enfin le degré de sécurité économique, c'est-à-dire la qualité de l'assurance contre le chômage, la maladie, la vieillesse, etc. NOTES 1 New Partnership for Africa's Development. 2 CEPII, L'Économie mondiale 2006, La Découverte, coll. « Repères », 2005. 3 G. Daudin et S. Levasseur, « Délocalisations, concurrence des pays émergents et emploi en France », Revue de l'OFCE, n° 94, juillet 2005. 4 CEPII, base de données Chelem. Article de la rubrique « Actualité de la recherche » Mensuel N° 175 - Octobre 2006 Agir par soi-même Une croissance sans développement dans les pays pauvres Sébastien Farcis Cela aurait pu être une bonne nouvelle pour les pays les plus pauvres de la planète. Les 50 pays les moins avancés (PMA), dont les deux tiers se situent en Afrique subsaharienne, ont connu en 2004 la plus forte croissance de leur PIB depuis vingt ans : 5,9 % en moyenne. Mais dans ces pays plus qu’ailleurs, la croissance n’est pas synonyme de développement. C’est ce que vient rappeler la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), dans un rapport publié le 20 juillet. Cet organisme de l’Onu montre tout d’abord qu’il y a de grandes inégalités entre les pays du groupe derrière ce boom économique. Les principales augmentations en croissance et en exportations (multipliées par cinq en un an dans les PMA) se concentrent sur les quatre pays producteurs de pétrole du groupe, qui ont profité de la hausse vertigineuse des cours du brut : l’Angola, la Guinée équatoriale, le Yémen et le Soudan. Ces quatre pays, plus la Mauritanie et le Tchad, ont aussi concentré 70 % des investissements directs étrangers du groupe. Les gisements sont cependant exploités par des entreprises étrangères, et contribuent donc peu au développement des infrastructures et des économies locales. L’aide publique au développement, autre source importante de croissance de ces pays, a elle aussi été distribuée de manière inégalitaire : les principaux efforts des bailleurs se sont concentrés sur l’Afghanistan et la République démocratique du Congo. Cet argent investi, que ce soit par l’aide ou les compagnies pétrolières, les PMA peinent à le convertir en emplois qualifiés et productifs car il manque un acteur stratégique dans leur économie : la petite et moyenne entreprise (PME). « Le secteur marchand dans les PMA est caractérisé par la juxtaposition de micro-entreprises, qui ne créent pas d’emplois et n’absorbent pas de technologies étrangères et de filiales de grandes entreprises étrangères, en nombre réduit », explique Habib Ouane, directeur du programme sur les PMA à la Cnuced. Il y a donc un chaînon manquant : un réseau dense de petites et moyennes entreprises, seules susceptibles d’importer des technologies et de créer des emplois. Le rapport préconise ainsi que l’aide au développement soit réorientée vers les secteurs bancaire et financier, car ils sont les seuls à pouvoir financer la création de ces PME. Cette aide envers les secteurs productifs a baissé de 40 % en dix ans, alors que la plupart des PMA connaissent une période de transition économique marquée par un fort exode rural et une croissance des demandes d’emplois non agricoles. Contribuer à la création de PME et à la baisse du chômage dans les villes aurait également un effet positif indirect pour les bailleurs de fonds occidentaux : cela freinerait certainement des vagues d’immigration vers leurs pays de moins en moins contrôlables, et sources croissantes de conflit entre le Nord et le Sud. REFERENCES Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), « Rapport 2006 sur les pays les moins avancés », juillet 2006. Disponible sur www.unctad.org/Tem plates/Page.asp?intItemID=3073& lang=2 Article de la rubrique « Sauver la planète. Les enjeux sociaux de l'environnement » Hors-série N° 49 - Juillet - Août 2005 Sauver la planète ? Croissance soutenable ou croissance zéro ? Franck-Dominique Vivien Qu'est-ce que le développement soutenable ? Une croissance qui trouve le moyen de se perpétuer, ou un développement qui met la biosphère au centre de ses préoccupations et non plus l'homme ? Répondre à ces questions revient à s'interroger sur les fondements du capitalisme et les valeurs des sociétés contemporaines. Alors que le développement soutenable est souvent présenté comme la solution permettant de réconcilier les dynamiques économiques, sociales et écologiques, il convient, avant tout, de le considérer comme un problème. Le rapport Brundtland (1987) le définit comme « un type de développement qui permet de satisfaire les besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs ». Pour Jacques Theys (1), il s'agit là d'un « principe normatif sans norme » : comment doit-on s'y prendre, en effet, selon quelles modalités, quelles politiques, quels instruments, pour accroître le bien-être de la population mondiale, lutter contre les inégalités sociales et sauvegarder la biosphère ? Les avis divergent et la concurrence est rude pour donner un contenu normatif au développement soutenable. Capital humain contre capital naturel La discipline économique se présente, précisément, comme un discours normatif sur la façon dont on opère les choix en société. Pour autant, il n'y a pas unanimité parmi les économistes sur le sens à donner à la problématique du développement soutenable. Pour la théorie économique dominante, les problèmes d'environnement et de pauvreté ne pourront se résoudre qu'avec plus de croissance. Conçu au milieu des années 50 pour répondre aux propositions keynésiennes qui légitimaient une intervention de l'Etat dans le champ de l'économie, le modèle de Solow, légèrement amendé, constitue l'élément central de la réponse de la théorie néoclassique à la problématique du développement soutenable. Dans la perspective néoclassique, la soutenabilité signifie la « non-décroissance » dans le temps du bien-être individuel, lequel peut être mesuré par le niveau d'utilité, le revenu ou la consommation. Pour que le bien-être économique des générations futures soit équivalent au minimum à celui des générations présentes, il faut leur transmettre une capacité de production de biens et de services, et donc un stock de capital intact. Si la quantité totale de capital doit rester constante, il est possible, selon les néoclassiques, d'envisager des substitutions entre les différentes formes de capital : une quantité accrue de « capital créé par les hommes » (équipements, connaissances et compétences) doit pouvoir prendre le relais de quantités moindres de « capital naturel » (ressources naturelles et services environnementaux). Ainsi, selon Robert Solow (2), un échange s'opère dans le temps : la génération présente consomme du capital naturel et, en contrepartie, lègue aux suivantes plus de capacités de production sous forme d'équipements, de connaissances et de compétences. Plusieurs hypothèses sont nécessaires pour accréditer ce modèle de « soutenabilité faible ». D'abord, l'innovation technique doit fournir les solutions autorisant la substitution entre les différentes formes de capital. Ensuite, un régime d'investissement particulier doit être défini : la règle d'Hartwick stipule que les rentes procurées par l'exploitation des ressources naturelles épuisables doivent être réinvesties en capital technique, via un système de taxation ou un fonds d'investissement spécifique. Enfin, bien que les prix soient absents du modèle de Solow ? celui-ci figure une économie planifiée, un agent unique décidant seul de l'affectation des ressources ?, les néoclassiques partent de l'hypothèse que l'allocation des ressources est réalisée par le « marché ». Les valeurs des différentes formes de capital doivent être déterminées par des prix. D'où la nécessité d'intégrer à la sphère marchande les ressources naturelles et les pollutions qui, au départ, lui sont extérieures. Le dernier avatar de la croissance économique A côté de ces modèles très abstraits, les néoclassiques entendent montrer que la poursuite de la croissance va effectivement dans le sens de la protection de l'environnement. Gene Grossman et Alan Krueger (3) ont ainsi cherché à établir une corrélation entre le revenu par habitant et certains indicateurs de pollution de l'air et de l'eau dans plusieurs pays. Leurs résultats montrent que les émissions polluantes croissent en fonction du revenu moyen jusqu'à une certaine limite puis décroissent, traçant ainsi une courbe en U inversé, que l'on désigne parfois comme une courbe de Kuznets environnementale, du nom de l'économiste qui, dans les années 50, avait tenté d'établir une relation similaire entre la croissance du revenu par tête et les inégalités sociales. L'explication fournie par les auteurs est que, dans les prémices du développement, il y a peu d'émissions polluantes du fait de la faiblesse de la production. Puis, les débuts mal maîtrisés de l'industrialisation provoquent un surcroît de pollution. Enfin, les moyens financiers dégagés, le poids croissant des services et la préférence croissante des individus pour la qualité de la vie à mesure que leur revenu augmente permettent de réduire les pollutions. Ainsi, l'enrichissement apporté par la croissance contribuerait à ménager l'environnement. On retrouve dans cette thèse la théorie développée en son temps par Walt W. Rostow(4) qui résume l'histoire des sociétés humaines à cinq stades de développement. Une fois le « décollage » effectué, celles-ci connaissent une croissance autoentretenue (self-sustaining growth) qui modifie la structure de l'économie. A mesure que le progrès technique se diffuse, des industries nouvelles prennent le relais des anciennes et fournissent aux capitaux de nouveaux débouchés. La démonstration de G. Grossman et A. Krueger est novatrice dans le fait que, contrairement à W.W. Rostow qui, guerre froide oblige, doutait de l'avenir des sociétés avancées de son temps, elle leur confère un destin plus enthousiasmant. Le développement soutenable ne désignerait-il pas, en paraphrasant W.W. Rostow, la sixième étape de la croissance ? C'est bien ce que semblent croire la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) qui ont repris cet argument dans leurs rapports publiés en 1992. Le problème, comme en conviennent G. Grossman et A. Krueger, est que cette relation en U inversé ne peut être généralisée. Elle ne vaut que pour certains polluants qui ont des impacts locaux à court terme et non, par exemple, pour les rejets de CO2 ou la production des déchets ménagers qui croissent avec le revenu par tête. De plus, quand elle est établie, cette relation n'est pas mécanique. C'est parce que des politiques publiques sont menées que l'on peut enregistrer des résultats encourageants dans la lutte contre les pollutions. Enfin, il ne faut pas oublier que les réductions d'émissions observées peuvent être compensées par d'autres augmentations, les industries les plus polluantes pouvant être transférées sous des latitudes où la réglementation est moins contraignante. Le point de vue de l'économie écologique Un deuxième ensemble de travaux met l'accent sur les dommages écologiques induits par la dynamique cumulative. La volonté de prendre en compte la spécificité de phénomènes irréductibles à la logique marchande commande cette perspective de recherche qui, depuis une vingtaine d'années, s'est institutionnalisée sous le terme d'« économie écologique (5) ». Celle-ci s'est traduite par un appel, régulièrement réitéré depuis le XIXe siècle, à l'ouverture de l'économie aux sciences de la nature afin de déterminer des limites écologiques à l'activité économique. Du fait de leur caractère potentiellement épuisable, la soutenabilité a toujours été un élément central de l'économie des ressources naturelles renouvelables. Une des sources de l'idée de développement soutenable se trouve ainsi dans les modèles de foresterie, élaborés à partir du XVIIIe siècle, et de gestion des pêches, qui ont connu leur essor depuis les années 60. La ressource biologique y est considérée comme une sorte de capital naturel dont il importe d'optimiser la gestion dans le long terme. L'objectif à atteindre dans ces modèles bioéconomiques est le « rendement soutenable maximal », c'est-à-dire la consommation maximale de ressources qui peut être indéfiniment réalisée à partir du stock de ressources existant. Le problème est que la rationalité économique individuelle, qui vise la recherche du profit maximal dans le temps le plus court, entre en contradiction avec la logique écologique et le rythme de reproduction des ressources naturelles. Ce point avancé de longue date par les économistes, même libéraux, légitime une intervention de l'Etat et des règles de gestion particulières. Depuis vingt ans, cette réflexion sur la gestion des ressources naturelles a pris un tour nouveau avec la reconnaissance des problèmes globaux d'environnement. Mais, en l'état des connaissances, on est encore loin de donner un contenu opérationnel à une bioéconomie globale. Tout au plus peut-on édicter des principes entendus, selon Herman Daly (6), comme des règles minimales de prudence. Primo, les taux d'exploitation des ressources naturelles renouvelables ne doivent pas dépasser leurs taux de régénération. Secundo, les taux d'émission des déchets doivent être égaux aux capacités d'assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ces déchets sont rejetés. Tertio, l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables doit se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des ressources renouvelables. A l'opposé de la position défendue par les économistes néoclassiques, on trouve là l'idée d'une complémentarité entre le capital naturel et les autres facteurs de production. Ce modèle de soutenabilité forte repose sur la nécessité de maintenir, dans le temps, un stock de capital naturel critique dont les générations futures ne sauraient se passer. Si ce principe est simple, sa traduction concrète est loin de l'être. La première difficulté consiste à identifier et mesurer les différentes composantes de ce capital naturel critique. Nous avons affaire à de nombreux éléments, différents par leurs caractéristiques écologiques, les jeux d'acteurs qui les concernent et les modalités de régulation existantes. Qu'est-ce qui est essentiel et pertinent pour les générations futures dans cet ensemble ? Une seconde difficulté est d'appliquer à chacun de ces éléments une « gestion normative sous contrainte (7) », en instituant trois niveaux de normes encadrant l'activité économique. Cela revient à déterminer d'abord des limites quantitatives à l'exploitation des ressources naturelles ou aux rejets polluants, à définir ensuite les modalités de répartition de cette contrainte qui soient les plus équitables possible et, enfin, à mettre sur pied les institutions permettant aux acteurs économiques de prendre des décisions optimales en fonction de ces différentes contraintes. Or les problèmes environnementaux sont souvent l'objet de controverses. Si l'on dispose de bases scientifiques suffisantes pour apporter des réponses, des interrogations majeures demeurent sur les causes des dégradations et leurs conséquences, les responsabilités à invoquer, les instruments à adopter... Cette situation, qui conduit à un apprentissage collectif entre la production de connaissances et la prise de décision, complique grandement l'élaboration d'une politique. Néanmoins, malgré les difficultés de mise en œuvre, l'exemple de la lutte internationale contre le changement climatique est à méditer. Le protocole de Kyôto (1997) a réussi à arrêter une norme écologique sous la forme d'une quantité globale maximale de CO2 à rejeter dans l'atmosphère. Même si, à l'évidence, cela ne va pas de soi, l'élaboration d'un ensemble de normes encadrant un ensemble d'activités économiques ne relève pas de l'impossible mais bien de la détermination politique. La modernisation écologique du capitalisme L'écologie industrielle est un autre courant de réflexion qui dit s'inspirer de la science écologique afin de repenser les processus de production et de consommation. La nouveauté de cette approche ne réside pas tant dans les principes invoqués, connus depuis fort longtemps, que dans ceux qui l'émettent. L'article de référence de l'écologie industrielle a été écrit par Robert Frosch et Nicholas Gallopoulos (8), ingénieurs de l'industrie automobile. Ces auteurs s'inspirent aussi de réflexions issues d'institutions internationales, le PNUE notamment, dont R. Frosch a été le premier secrétaire adjoint en 1973. La méthodologie employée consiste à étudier le « métabolisme industriel » des systèmes socioéconomiques, c'est-à-dire à mesurer les flux de matières et d'énergie qui traversent les systèmes productifs. Les écologues industriels s'efforcent ensuite d'optimiser et de diminuer ces flux en les bouclant sur eux-mêmes, en instituant des processus de dématérialisation des biens et des services fournis aux consommateurs et en recyclant les sous-produits et les déchets associés à leur fabrication. Un appareillage de normes techniques et managériales (normes Iso ou règlement Emas) vient certifier ces pratiques « éco-efficientes » et permet d'envoyer des signaux de qualité en direction des consommateurs et des pouvoirs publics. Ces informations biophysiques doivent être reliées à celles utilisées traditionnellement dans la prise de décision économique, à savoir les prix et les profits réalisés. L'écologie industrielle se place ainsi dans une tradition libérale qui, pour prendre en compte l'environnement, préfère les calculs du marché à l'autorité de l'Etat jugée coercitive par nature. De plus en plus présentes dans les forums de négociation, les entreprises entendent ainsi reprendre la main en matière de développement soutenable et contrôler la modernisation écologique du capitalisme. Autre développement ou fin du développement ? Un troisième ensemble de travaux met l'accent sur les questions sociales soulevées par la problématique du développement soutenable. Rompant avec la vision qui fait de l'avènement du développement le déroulement normal de l'histoire économique et sociale, les auteurs de ces analyses s'interrogent sur la spécificité du non-développement que connaissent certains pays et sur les possibilités d'un autre développement que celui tracé par les pays occidentaux. Si certains veulent conserver l'objectif du développement, d'autres appellent à le rejeter et à instituer d'autres perspectives de progrès social. Le terme « écodéveloppement » est lancé par les organisateurs de la conférence de Stockholm (1972) après que celle-ci a vu une opposition frontale entre pays du Nord et du Sud. Il reçoit le soutien du Pnue dans les années 80 avant que la notion de développement soutenable n'apparaisse dans les sphères internationales. L'économiste Ignacy Sachs (9) a attaché son nom à cette doctrine. Conçue pour répondre à la dynamique particulière des économies rurales du tiers-monde, elle s'est peu à peu élargie pour devenir une philosophie générale du développement. La croissance en tant que telle n'est pas rejetée par I. Sachs, mais doit être mise au service du progrès social et de la gestion raisonnable des ressources et des milieux naturels. Dans la perspective du développement endogène, il importe que chaque communauté définisse par elle-même son propre « style de développement », en particulier par le choix de « techniques appropriées », compatibles avec son contexte culturel, institutionnel et écologique. La nécessité du développement est réaffirmée mais cet objectif doit se décliner en une pluralité de trajectoires et de modèles d'économie mixte. Il convient notamment de mettre en œuvre une « planification participative » permettant un juste équilibre entre le marché, l'Etat et la société civile. Les travaux de Joan Martinez-Alier (10) s'inscrivent aussi dans cette doctrine qui entend montrer que développement et non-développement sont les deux faces d'une même dynamique capitaliste. Les économies périphériques des pays du Sud sont extraverties car liées aux débouchés qu'offre le « centre » et aux décisions des multinationales et des gouvernements du Nord. Bon nombre de pays du Sud s'appauvrissent en exportant à bas prix leurs ressources vers le Nord, sans que soient pris en compte les coûts sociaux et environnementaux induits. Pour sortir de cet « échange écologiquement inégal », J. Martinez-Alier propose d'en modifier les termes, voire de rompre avec la spécialisation du commerce international. Plus largement, cet auteur replace la question de la pauvreté au cœur de l'enjeu de la soutenabilité ? un thème qui est revenu avec force lors du sommet de Johannesburg (2002) ? mais d'une manière moins convenue. En s'appuyant sur les exemples des mouvements sociaux des pays du tiers-monde, comme celui mené par Chico Mendès au Brésil ou celui de la « justice environnementale » aux Etats-Unis, il entend montrer, d'une part, que la pauvreté n'est pas seulement à considérer comme une menace pour l'environnement ? ce que sous-entendent le rapport Brundtland et les tenants d'une courbe environnementale de Kuznets ? et d'autre part, que la protection de l'environnement n'est pas qu'un « luxe de riches ». Il existe un « écologisme des pauvres » qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs droits. Cette perspective est d'autant plus sérieuse que nombre de politiques environnementales tendent les rapports entre Nord et Sud, que ce soit par l'instauration d'un système de permis négociables pour prévenir le changement climatique ou d'un commerce international de gènes pour lutter contre l'érosion de la biodiversité. On peut en attendre de puissants effets redistributifs. Ces politiques s'appuient en effet sur la reconnaissance de nouveaux droits de propriété en matière d'environnement, « droits à polluer » dans le premier cas, droits de propriété intellectuelle dans le second. De plus, les prix auxquels s'échangeront ces droits dépendront largement de la distribution initiale de la richesse et des revenus. Il y a fort à parier, écrit J. Martinez-Alier, que les pauvres vendront leurs droits à bas prix. D'où la nécessité pour les mouvements sociaux de peser sur les négociations environnementales si l'on ne veut pas qu'elles induisent de nouvelles exclusions et inégalités sociales. Décroissance conviviale et austérité joyeuse Radicalisant plus encore le débat, certains économistes appellent au rejet de l'idée même de développement soutenable, accusée de masquer l'occidentalisation du monde et la marchandisation des rapports sociaux. Pour réinventer un imaginaire en matière de changement social, ils assignent, selon l'expression de Serge Latouche(11), un objectif de « décroissance conviviale ». La décroissance est attachée à l'oeuvre de Nicholas Georgescu-Roegen (12). Cet économiste propose un « programme bioéconomique minimal » destiné à faire durer le plus longtemps possible le stock d'énergie et de matière disponible pour l'humanité. Celui-ci repose sur l'idée d'agir sur la demande de biens et de services plutôt que sur l'offre, tout en restant conscient de la nécessité pour les populations pauvres de voir leurs conditions matérielles s'améliorer. Ces propositions rejoignent celles de certains penseurs de l'écologie politique en matière d'autolimitation des besoins et d'élaboration d'une norme du « suffisant ». Ivan Illich (13) prônait ainsi une « austéritéjoyeuse », soit un modèle de société où les besoins sont réduits mais où la vie sociale est plus riche parce que plus conviviale. Cette recherche de l'autonomie des individus ? qui s'oppose à la dépendance vis-à-vis du mode de régulation marchand ? oblige aussi à considérer de manière critique les liens qui unissent le productivisme et le consumérisme. Si l'on veut se défaire de la compensation existentielle que constitue la consommation de bon nombre de biens et de services, il importe de partager autrement les gains de productivité et de réduire le temps de travail. En d'autres termes, il s'agit de redéfinir les frontières de la rationalité économique et des rapports marchands et d'œuvrer ni plus ni moins qu'à un « après-capitalisme ». La problématique du développement soutenable nous oblige à nous interroger sur l'orientation souhaitable du changement social, mais aussi sur les forces sociales porteuses d'avenir et sur les moyens d'action qu'on leur prête. Si certains économistes affichent leur confiance dans la régulation marchande pour parer aux problèmes environnementaux et sociaux, d'autres considèrent qu'il faut fixer des contraintes quantitatives et des normes non marchandes. Le débat porte alors sur les acteurs les mieux à même de fixer et de faire respecter ces normes : les pouvoirs publics, les acteurs privés, les firmes ou les partenariats avec des ONG ? Les économistes les plus critiques mettent l'accent sur les luttes politiques à mener contre le capitalisme et nous convient à une réflexion sur les valeurs dominantes de nos sociétés d'abondance. C'est donc aussi la façon de construire le discours économique qui est en débat. Franck-Dominique Vivien Maître de conférences en sciences économiques à l'université de Reims-Champagne-Ardenne, spécialiste d'économie de l'environnement, il est l'auteur de « Histoire d'un mot, histoire d'une idée : le développement durable à l'épreuve du temps », in Marcel Jollivet (dir.), Le Développement durable, de l'utopie au concept, Elsevier, 2001. Il termine Le Développement durable, à paraître à La découverte à la fin de l'année. En Allemagne, Freibourg invente le foot écologique Cas pratique d'instruments financiers du développement durable : en Allemagne, la loi fédérale sur l'alimentation d'électricité dans le réseau ? Energie Einspeise Gesetz (EEG) ? oblige les fournisseurs et distributeurs d'énergie à acheter le courant produit par toute source d'énergies renouvelables. Chaque kilowatt produit par des énergies alternatives rapporte de l'argent à son producteur (par exemple 57,4 cents par kWh pour une installation de panneaux solaires en 2004). Les prix de remboursement sont garantis pendant vingt ans, ce qui permet de calculer le retour sur investissement. Le prix de remboursement de l'énergie photovoltaïque, environ trois fois plus important en Allemagne qu'en France, a incité de nombreux ménages à équiper leur maison de panneaux solaires et devenir ainsi producteurs d'énergie. Les personnes non propriétaires de leur logement ont, elles, la possibilité de financer des installations collectives. « Une des premières de ce genre se trouve sur le toit du stade de foot du club SC Freiburg. Sur la tribune sud, 200 citoyens ont acheté chacun 5 m2 de panneaux. L'installation de 1 000 m2 est donc entièrement financée par des citoyens engagés », déclare Jürgen Hartwig, ingénieur chargé de la promotion des énergies renouvelables par la municipalité. Pour inciter à des projets similaires, la ville de Freibourg fournit gratuitement quelques toitures des bâtiments municipaux. Un investissement comme celui sur le toit du stade de foot s'amortit en huit à douze ans. Les gens ont également la possibilité d'investir dans des installations éoliennes : celle de Freibourg garantit un retour sur investissement de 6,5 % par an pendant vingt ans. C'est mieux que bien des produits financiers. Outre-Rhin, la finance et le marketing écologiques font donc partie du paysage. Le marché de l'électricité est libre depuis quelques années. Chacun peut choisir son fournisseur. La concurrence pousse les distributeurs à déployer des efforts d'imagination en termes de marketing envers leurs clients et prospects. A Freibourg, le fournisseur régional, Badenova, permet à ses clients de choisir entre deux produits : courant ordinaire (prix ordinaire) et courant régional Regio-strom (1,8 cent plus cher par kWh). 10 % de la population freibourgeoise paie volontairement ce prix plus élevé. Cette surtaxe sert à financer uniquement des projets d'énergies renouvelables dans la région fribourgeoise. Badenova subventionne en effet les clients qui veulent devenir producteurs d'énergies renouvelables. L'entreprise publie chaque année un rapport détaillant les nouveaux projets réalisés grâce à la tarification Regio-strom. La caisse d'épargne régionale offre quant à elle des prêts bonifiés pour le financement d'installations d'énergies renouvelables. De tels produits financiers verts se développent également en Alsace depuis une quinzaine d'années. Benoît Richard Comment construire des indicateurs de développement durable ? Une politique de développement durable ne peut se passer d'indicateurs. Or, pour les rédacteurs de l'agenda 21 ? le programme issu de la conférence de Rio de 1992 ?, les indicateurs existants (PNB, PIB, etc.) étaient impuissants à évaluer la durabilité d'une politique de développement. Dans la ligne des indicateurs sociaux qui firent irruption dans le domaine des politiques publiques au milieu des années 60, la recherche d'indicateurs de développement est donc revenue sur le devant de la scène dans les années 90. Parmi les tentatives visant, sinon à supplanter, du moins à compléter le PIB, une seule a réellement été couronnée de succès : l'indice de développement humain (IDH) proposé par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Les autres sont restées confidentielles et n'ont pas trouvé la légitimité indispensable à une éventuelle institutionnalisation. « L'exception que constitue l'IDH est (...) éclairante à cet égard : sans la caution du prix Nobel d'économie Amartya Sen, il y a fort à parier qu'il n'aurait pas passé la rampe, lui non plus », relate Paul-Marie Boulanger, chercheur à l'Institut pour un développement durable (Belgique). Quels sont ces différents indicateurs et indices (1) et comment sont-ils bâtis ? - L'IDH combine trois indicateurs de base : l'espérance de vie à la naissance, le revenu et le niveau d'éducation. - L'indice de bien-être économique soutenable (index of sustainable economic welfare, Isew) est un indice monétaire. Il corrige le PIB en tenant compte de contributions négatives (coûts sociaux et environnementaux liés aux inégalités de revenus, à la pollution, aux nuisances sonores, à la perte d'écosystèmes naturels, à la diminution des ressources non renouvelables, à l'érosion de la couche d'ozone, etc.) et positives (travail domestique et dépenses publiques d'éducation et de santé). - L'indicateur de progrès réel (genuine progress indicator, GPI) est dérivé de l'Isew auquel il ajoute la contribution positive du bénévolat, des biens de consommation durable et des infrastructures de transports et soustrait des coûts supplémentaires comme celui des fractures familiales, du chômage, de la perte de loisirs, etc. - L'indicateur de bien-être économique et social de Lars Osberg et Andrew Sharpe consiste en une moyenne pondérée de quatre indicateurs synthétiques portant sur les flux de consommation, les richesses (économique, humaine et environnementale), les inégalités et l'insécurité économique. - L'indice de bien-être humain (human well-being index, HWI) ? un de ceux proposés par l'économiste Robert Prescott-Allen ? est composé d'indicateurs relatifs à la santé et à la vie familiale (stabilité de la famille), au revenu et au degré de satisfaction des besoins de base, à l'économie, au niveau d'éducation et aux moyens de communication, aux droits politiques et civiques, à l'état de paix ou de conflit armé, à la criminalité et à l'égalité. Chacun de ces indicateurs ou indices combine quatre types d'approche : le premier consiste à accorder une part variable aux trois piliers du développement durable : l'économique, le social et l'environnemental. Le deuxième s'attache aux ressources et à leur durabilité. Le troisième, centré sur l'humain, raisonne en termes de bien-être. Enfin, un quatrième définit des normes et des procédures permettant d'évaluer toute action sociale au regard du développement durable. « Dans les faits, les différentes approches s'entremêlent, conclut P.-M. Boulanger. Et de ce point de vue, la combinaison du bien-être et des ressources semble le meilleur compromis pour guider un processus de construction d'un système d'information sur le développement durable. » NOTES 1 [1] Un indicateur est une variable qui sert à rendre compte d'une réalité. Un indice fait la synthèse entre plusieurs indicateurs. NOTES 1 [1] J. Theys, « À la recherche du développement durable : un détour par les indicateurs », in M. Jollivet (dir.), Le Développement durable, de l'utopie au concept. De nouveaux chantiers pour la recherche, Elsevier, 2002. 2 [2] R.M. Solow, « An almost practical step toward sustainability », in W.E. Oates (dir.),The RFF Reader in Environmental and Resource Management, Resources for the Future, 1999. 3 [3] G. Grossman et A.B. Krueger, « Economic growth and the environment », Quarterly Journal of Economics, vol. CX, n° 2, février 1995. 4 [4] W.W. Rostow, Les Étapes de la croissance économique. Un manifeste non communiste, 1960, rééd. Économica, 1997. 5 [5] R. Costanza, C. Perrings et C. Cleveland, The Development of Ecological Economics, Elgar Pub. Co., 1997. 6 [6] H.E. Daly, « Toward some operational principles of sustainable development »,Ecological Economics, vol. II, 1990. 7 [7] R. Passet, L'Économique et le Vivant, 2e éd. Économica, 1996. 8 [8] R. Frosch et N. Gallopoulos, « Des stratégies industrielles viables », Pour la science, n° 145, novembre 1989. 9 [9] I. Sachs, L'Écodéveloppement. Stratégies pour le XXIe siècle, Syros, 1998. 10 [10] J. Martinez-Alier, The Environmentalism of the Poor: A study of ecological conflicts and valuation, Elgar Pub. Co., 2002. 11 [11] S. Latouche, « À bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale ! », in M. Bernard (dir.), Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse, Parangon, 2003. 12 [12] N. Georgescu-Roegen, La Décroissance. Entropie, écologie, économie, Sang de la Terre, 1995. 13 [13] I. Illich, La Convivialité, 1973, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 2003. Article de la rubrique « Enjeux » Mensuel N° 92 - Mars 1999 Les ressorts de la motivation Développement durable et sciences sociales SYLVAIN ALLEMAND Forgée dans le cadre de grandes organisations internationales, la notion de développement durable s'est rapidement diffusée dans les sciences sociales. Ce faisant, elle a relancé d'intenses débats sur les rapports entre société, économie et environnement. Comment renouer avec la croissance de façon à faire reculer les inégalités et la pauvreté sans détériorer l'environnement légué aux générations futures ? Telle est, en substance, la question en forme de dilemme que l'Assemblée générale des Nations unies a soumise en 1983 à Gro Harlem Brundtland, alors Premier ministre norvégien, en lui confiant la présidence d'une Commission mondiale sur l'environnement et le développement composée de spécialistes et d'anciens hauts fonctionnaires de l'ONU. Remise quatre ans plus tard, au terme d'une succession d'audiences à travers le monde et d'un inventaire des problèmes susceptibles de menacer la planète, la réponse (1) tint en deux mots : sustainable development (soit développement durable ou, selon les traductions : soutenable, ou encore viable...) Depuis, la formule a connu un succès sans précédent, reléguant au second plan la notion d'écodéveloppement apparue dans les années 70. Les organisations internationales (l'OCDE, l'Unesco...) l'adoptèrent sur le champ, de même que les consultants et les développeurs en quête de financements internationaux... Parallèlement, de nombreux Etats se dotèrent de commissions ou de forums destinés à dégager des solutions concrètes et à faciliter la coopération entre les pays. Une Commission française du développement durable vit ainsi le jour en 1996, sous l'égide du ministère de l'Environnement. Déclinée, cette notion a inspiré les thèmes de la « politique urbaine durable », d'« habitat durable », de « tourisme durable », etc. Pourquoi un tel succès ? Du rapport à la conférence de Rio Les experts des organisations internationales n'avaient pas attendu le rapport Brundtland pour user de la notion de développement durable. Dès 1980, une étude menée sous les auspices de l'UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) se penche sur la « conservation des ressources vivantes en vue d'un développement durable ». L'idée même de soutenabilité est encore plus ancienne. Dans son Essai sur le principe de la population (1798), Malthus s'inquiète déjà de la « soutenabilité » de l'environnement au regard du renouvellement des espèces. De fait, la référence à Malthus n'est pas totalement absente dans le rapport Brundtland, qui considère que «le développement soutenable n'est possible que si l'évolution démographique s'accorde avec le potentiel productif de l'écosystème ». Quoi qu'il en soit, c'est le rapport Brundtland et ses prolongements immédiats (le Sommet de la terre en 1992 à Rio) qui contribuèrent à populariser la notion de développement durable aussi bien auprès des grandes organisations internationales, des ONG, des développeurs, qu'au sein de la communauté scientifique. Victime de son succès, la formule n'a pas manqué de susciter d'innombrables tentatives de définition. Dès 1989, on en recensait une soixantaine (2). Au sens du rapport Brundtland, « le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». L'idée d'envisager ensemble le développement et l'environnement n'est pas nouvelle non plus. Elle est formulée pour la première fois dans le célèbre rapport de Dennis Meadows (The Limits to Growth) publié par le Club de Rome, en 72, à travers la notion d'éco-développement. La rupture introduite par la rapport Brundtland est ailleurs : dans la tentative de concilier croissance et environnement. Selon le rapport Meadows, la solution à l'utilisation intensive des ressources épuisables réside dans la limitation de la croissance quelle qu'elle soit : démographique ou économique (thème de la croissance zéro). Si le rapport Brundtland s'inquiète de la croissance démographique, il n'exclut pas la poursuite de la croissance économique. Même si, dans l'esprit de ses auteurs, c'est une croissance qualitative plus que quantitative qu'il s'agit de privilégier. Aussi parle-t-on parfois de croissance durable ou soutenable : c'est le cas de rapports de l'OCDE, de l'Union européenne, du Commissariat général du plan français ou encore du traité de Maastricht... Il est vrai que le contexte social et économique des pays développés a changé : nombre de pays développés sont désormais confrontés à un chômage de masse combiné à un ralentissement de ladite croissance. Dans le même temps, l'idée que les pays en développement ont également droit à la croissance a fait son chemin. La notion de développement soutenable implique certes des limites en matière de croissance. Mais, précise le rapport, « il ne s'agit (pas) de limites absolues mais celles qu'impose l'état actuel de nos techniques et de l'organisation sociale, ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l'activité humaine ». Rien n'empêche, poursuit le rapport, « d'améliorer nos techniques et notre organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance économique ». Organisé à Rio, en 1992, soit vingt ans après la première conférence internationale sur l'environnement (conférence de Stockholm), le Sommet de la terre officialisa en quelque sorte l'usage de la notion. Jusqu'à la tenue du second sommet de la terre (New York, 1997), une succession de conférences internationales (sur le développement social, les changements climatiques, la ville...) contribuèrent à sa diffusion. L'apport des sciences sociales Bien qu'elle ait été élaborée dans le cadre de grandes organisations internationales, la notion de développement durable n'a pas laissé indifférente la communauté scientifique. Faut-il le rappeler ? De nombreux chercheurs et universitaires ont participé et continuent de participer aux programmes lancés par les organisations internationales ainsi qu'aux conférences organisées à la suite du premier Sommet de la terre. Ce faisant, ils contribuent à la diffusion de cette notion dans leur discipline respective en même temps qu'à la promotion d'une démarche interdisciplinaire, jugée plus adaptée à l'approche globale sous-tendue par le projet de développement durable. Cette diffusion ne se fait pas sans quelque réticence. Au sein de la littérature scientifique, relativement abondante, consacrée au développement durable, on peut d'ailleurs distinguer schématiquement les commentaires critiques, d'une part, et les travaux qui se proposent de donner un contenu concret au développement durable, d'autre part. Plusieurs auteurs n'ont pas manqué d'exprimer leurs doutes quant à la pertinence de la notion de développement durable. Dans un ouvrage consacré à l'histoire du développement, l'anthropologue Gilbert Rist en souligne l'ambiguïté. « D'un côté, elle revient à préconiser un volume de production qui soit supportable pour l'écosystème et qui, de ce fait, puisse être envisagé dans la longue durée. De l'autre, elle est une invitation à faire durer le développement, c'est-à-dire la croissance : développement durable signifie alors que le développement doit avancer à un rythme plus soutenu, jusqu'à devenir irréversible car, ce dont souffrent les pays du Sud, c'est d'un "développement non durable" ou encore à éclipses, constamment remis en question par des politiques éphémères » (3). De fait, selon qu'on qualifie le développement de soutenable ou de durable, on ne privilégie pas le même objectif. Parler de développement soutenable, c'est souligner d'abord la nécessité d'un niveau de production « supportable » pour l'environnement. Parler de développement durable, c'est mettre davantage l'accent sur la durée et la nécessité de réunir les conditions pour rendre la croissance pérenne, étant entendu que le retard des pays en développement est imputable au caractère irrégulier de la croissance. Comme le développement tout court, le développement durable participe, toujours selon G. Rist, d'une croyance. La définition qu'en donne le rapport «présuppose l'existence d'un sujet collectif (le "genre humain") doué de réflexion et de volonté, mais qu'il est impossible d'identifier clairement ». Même constat pour la notion de besoin. « On prétend que "le présent" a des "besoins" auxquels il faut répondre sans empêcher les générations suivantes de satisfaire les leurs. Mais comment identifier ces fameux "besoins" ? » Les problèmes rencontrés par les pays développés et les pays en développement ne sont pas de même nature. Les premiers sont davantage concernés par des risques d'épuisement des ressources tandis que les seconds par les problèmes de surexploitation des ressources. Dans Les Limites de la planète, le démographe Hervé Le Bras voit quant à lui dans le développement durable l'expression d'une « biologisation de l'économie politique » (4). Dérivée des sciences naturelles et plus précisément des débats sur la notion de population limite, le principe de soutenabilité induit en effet une analogie implicite entre la nature et la société avec toutes les implications idéologiques qu'il peut en résulter. En l'occurrence : une tendance à placer les espèces animales sur un même pied d'égalité que l'espèce humaine. D'autres auteurs ont contesté l'idée sous-jacente au développement durable : à savoir la possibilité même d'une croissance illimitée. A une conception quantitative du développement, ils opposent une conception qualitative. C'est le cas par exemple de l'économiste Michel Beaud qui considère que le développement soutenable doit être un « développement humain sans croissance » (5). D'autres encore opposent au développement durable, des conceptions de développement plus proches des réalités humaines, sociales, économiques et mettent en avant le développement local (ou régional). Le niveau local leur paraît le niveau le plus pertinent pour mobiliser l'ensemble des acteurs, qu'il s'agisse des collectivités locales, des entreprises et des citoyens et atteindre un objectif global. Au regard de ce développement local, le développement durable apparaît à leurs yeux comme un concept à la mode, et donc... jetable (6). Donner sens au développement durable Malgré ces objections, d'autres chercheurs et universitaires s'efforcent de donner corps au développement durable en appliquant le principe de soutenabilité à des domaines précis. Deux champs d'application ont été jusqu'à présent privilégiés : la ville, d'une part, le tourisme, d'autre part. Aujourd'hui, plus de la moitié de la population mondiale vit dans les villes. Dans les pays du Sud, l'afflux vers les métropoles se poursuit à un rythme rapide, en accélérant la dégradation des conditions de vie et l'accroissement des inégalités. Ces constats ont très tôt conduit à envisager la mise en oeuvre d'un développement durable à l'échelle des villes et principalement des grandes métropoles des pays du Sud. En quelques années, une abondante littérature a déjà été consacrée au thème du « développement social urbain durable » ou du « management urbain durable ». Citons les travaux d'Ignacy Sachs sur la valorisation culturelle des villes, ou de Mario Polese et Richard Stren sur le management urbain durable (7). De nombreux autres spécialistes de la ville ou des politiques urbaines participent aux côtés d'architectes et d'urbanistes à des programmes visant à améliorer les conditions de la gestion des grandes villes. Créé en 1985, le réseau international et interdisciplinaire d'universitaires et de chercheurs, Prelude (programme de recherche et de liaison universitaires pour le développement), poursuit à l'échelle des villes des recherches-actions en « codéveloppement urbain durable et viable », fondées sur la mobilisation de l'ensemble des acteurs sociaux. Parmi les programmes lancés à l'initiative des grandes organisations internationales, on peut signaler le programme Most (Management of social transformations). Initié par l'Unesco, il réunit des spécialistes de différents horizons disciplinaires. A partir d'une étude comparative de villes partenaires (Montréal, Toronto ; Le Cap, Genève...), cette équipe de recherche a dégagé les axes à privilégier pour « satisfaire aux besoins des populations urbaines actuelles sans compromettre la qualité de vie des générations futures » et définir ainsi « un développement urbain social durable pour les villes du xxie siècle ». Ces axes consistent à définir une nouvelle gestion territoriale mobilisant davantage les différents acteurs de la ville (thème de la gouvernance), à développer les services publics ainsi que des transports de qualité, à mener des politiques d'emploi tenant compte du potentiel des systèmes de production. L'originalité d'une telle approche réside dans la volonté de dépasser la distinction classique entre villes du Nord (pays développés) et celles du Sud. « Que ce soit dans les pays de vieille urbanisation, avec leurs quartiers bourgeois et leurs ghettos, ou dans les villes du tiers-monde, avec leurs bidonvilles de misère et leurs centres de prestige, la même question se pose, explique le géographe Antoine Bailly : comment rendre ces villes plus humaines tout en conservant leur diversité culturelle ? ». Parallèlement, d'autres auteurs, à l'image du géographe Jean-Paul Ferrier, poursuivent une réflexion sur les possibilités d'une « habitation durable » (8). Vers un tourisme durable ? En dehors de la ville, des politiques urbaines ou de l'habitat, le tourisme est très vite apparu comme un autre domaine d'application du principe de soutenabilité. Dès 1992, l'Organisation mondiale du tourisme (OMT) fit sienne la notion de tourisme durable. Outre la mise en place d'un réseau d'experts en tourisme durable (Ecotrans), l'Union européenne a de son côté initié de nombreux projets pilotes auxquels participent des chercheurs aux côtés d'autres acteurs : consultants, industrie touristique, collectivités locales. Citons la création de chaînes d'hôtels écologiques, la publication de manuels de formation à la gestion environnementale... De leur côté, chercheurs et universitaires ont reconnu « officiellement (le tourisme durable) comme un objet scientifique » (9). Dès 1994, le groupe de travail réunissant les géographes du tourisme au sein de l'Union géographique internationale choisit le thème de la « géographie du développement durable ». L'idée d'articuler de nouvelles pratiques touristiques à la protection de l'environnement est certes antérieure au rapport Brundtland. Elle s'exprime dès les années 80 à travers l'émergence de l'écotourisme. En France, la loi dite Loi Montagne, adoptée en 1985, tente déjà de concilier le développement touristique et la protection de l'environnement. En outre, dès cette époque, différents travaux théoriques appliquent le concept de capacité de charge ou de cycle de vie au lieu touristique. Le guide de développement touristique durable publié en 1993 par l'OMT à l'attention des aménageurs locaux se réfère d'ailleurs à ces travaux. Le tourisme durable n'en marque pas moins un tournant, d'une part, en élargissant la réflexion à l'ensemble des pays (qu'ils soient développés ou en développement) et des milieux (qu'ils soient naturels, ruraux ou urbains), d'autre part, en prenant en compte les acteurs de l'industrie touristique, comme les chaînes hôtelières par exemple. Bien d'autres enjeux ont été revisités à l'aune des principes du développement durable. C'est ainsi qu'est apparu le thème de l'agriculture durable tandis que des débats s'organisent sur le thème « Emploi et développement durable ». A ces différentes tentatives de donner un sens concret au développement durable, il faut encore ajouter celles visant à élaborer un « indicateur de revenu national soutenable », une sorte de PIB vert, même si ces tentatives se heurtent à la difficulté d'évaluer monétairement les dommages causés à l'environnement. Un nouveau paradigme ? Parallèlement à ces débats sur les moyens d'inscrire le développement durable dans la réalité, l'introduction de la problématique du développement durable dans les sciences sociales a donné lieu à de nombreuses tentatives de modélisation. Lesquelles ont contribué à promouvoir au sein des sciences sociales d'autres approches à commencer par l'approche systémique. En soulignant l'interdépendance des dimensions économique, sociale et environnementale, le projet de développement durable amène en effet à considérer les activités humaines en relation avec l'écosystème ou la biosphère. A ce chapitre, on peut mentionner les contributions du physicien Nicholas Georgescu-Roegen, considéré à tort ou à raison comme l'un des pionniers dans la modélisation du développement durable (10). Ses modèles écologico-économiques conçoivent l'activité humaine en rapport avec les grands cycles naturels. Ils établissent que l'activité économique est « un sous-système du système terrestre ». A ce titre, elle serait vouée, en vertu de la seconde loi de la thermodynamique (loi de l'entropie) (11), à une tendance à la dégradation continue. A la suite de N. Georgescu-Roegen, d'autres auteurs ont insisté sur cette dimension systémique pour mieux souligner le caractère non soutenable de la croissance économique ou, au contraire, envisager des perspectives de rechange. Quelle que soit la position adoptée, les projets de développement durable paraissent indissociables d'une approche systémique des enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Si une telle approche n'a pas attendu le rapport Brundtland pour être mise en pratique dans les sciences sociales, la thématique du développement durable concourt à sa banalisation. En soulignant la nécessité d'articuler les dimensions sociales, environnementales, sociales et économiques, le développement durable incline également à une approche pluridisciplinaire. Cette pluridisciplinarité est inscrite de fait dans la composition des équipes de recherches qui participent aux programmes des organisations internationales. La nécessité d'une telle approche est régulièrement soulignée, même si elle n'est pas dénuée d'excès. Dans Les Limites de la planète, déjà cité, H. Le Bras met en garde contre les risques que fait encourir la diffusion des concepts des sciences naturelles dans les sciences sociales. Reste que sur le plan disciplinaire, les débats autour du développement durable ont eu aussi pour résultat de susciter de nouveaux courants de recherche ou à tout le moins de leur donner un regain d'actualité. C'est le cas par exemple pour l'écologie industrielle, un courant de recherche apparu dans les années 1970-80 et qui connaît déjà des applications concrètes. L'objectif de ces dernières n'est pas de contraindre les industries à limiter leurs déchets mais de les convaincre de travailler ensemble pour exploiter au mieux de leurs intérêts leurs déchets ou de les mettre à disposition des autres industries ou de la collectivité. Un premier bilan exhaustif des expériences menées et des acquis théoriques en a été proposé dans un livre récent par le journaliste, biologiste et philosophe suisse Suren Erkman (12). Comme l'indique le sous-titre, il y voit un moyen de « mettre en pratique le développement durable dans une société hyperindustrielle ». De toutes les sciences sociales, sans doute est-ce la science économique qui a été la plus sollicitée pour répondre aux défis théoriques soulevés par le développement durable. Pour l'auteur de L'Economie et le Vivant(13), René Passet, le développement durable pose en effet au moins trois défis aux économistes : le défi de la « multidimensionnalité » (l'activité économique qu'ils étudient ne peut être envisagée indépendamment des autres composantes de la biosphère, la sphère socioculturelle et la sphère naturelle) ; le défi de la longue durée (l'activité a des conséquences sur le long terme qu'il convient de prendre en compte) ; enfin, le défi de l'éthique (il ne s'agit plus de se demander « comment produire plus ? », mais « pourquoi ? »). Les économistes n'ont certes pas attendu l'émergence du développement durable pour se pencher sur les questions relatives aux coûts de la pollution et de la dépollution. Mais, indéniablement, les préoccupations autour du développement durable ont contribué à relancer et à renouveler les débats théoriques (voir l'encadré p. 15) en donnant un regain d'actualité à des courants en émergence comme l'économie de l'environnement (14) ou, en opposition à celle-ci, à l'économie écologique (15). On le voit : par-delà leurs enjeux proprement sociaux et politiques, les débats autour du développement durable ont des prolongements dans le champ des sciences sociales. De là à parler de nouveau paradigme, il n'y a qu'un pas qu'il faut, de l'avis de maints experts, se garder de franchir. Quand bien même il ne serait qu'un effet de mode, les développements théoriques auxquels il a donné lieu ont, eux, quelque chance d'être durables. Le développement durable est-il soluble dans l'économie de marché ? Pour les économistes habitués à raisonner à partir de la théorie de l'équilibre général, la prise en compte des effets de l'activité économique sur l'environnement se heurte à plusieurs difficultés. D'abord, les éléments qui constituent l'environnement ne sont pas des biens comme les autres. Ils ne sont pas toujours renouvelables ni l'objet d'un rapport marchand. Si l'eau que l'on consomme a un prix, il n'en va pas de même pour l'eau des océans ou de l'air. Or, dans la théorie de l'équilibre général, c'est par l'intermédiaire des prix que s'effectue l'équilibre entre les marchés. Ensuite, la lutte contre la pollution oblige à prendre en compte les effets d'une activité économique sur le reste de la collectivité (externalités négatives). Or, les tenants de la théorie de l'équilibre général ont l'habitude de considérer les préférences des individus sans se soucier de leurs incidences sur la collectivité. C'est pour surmonter ces difficultés que deux solutions en forme d'hypothèse ont été avancées : le principe du pollueur payeur, d'une part, des droits de polluer, d'autre part. - Inspiré des travaux d'Arthur Pigou, dans les années 20, le principe du pollueur payeur consiste tout simplement à taxer les activités polluantes et à encourager par des subventions les activités non polluantes. Pour les tenants de la théorie générale, l'introduction d'un système de taxation permet d'envisager une nouvelle affectation des ressources à partir des arbitrages individuels entre coûts/avantages. Les agents ont en effet intérêt à réduire les atteintes à l'environnement tant que le coût de leur effort est inférieur au montant des taxes. - Formulée dès les années 60 par le prix Nobel Ronald Coase, l'autre hypothèse consiste à instituer des droits de propriété transférables sur les ressources environnementales. Concrètement, les agents économiques négocient des titres émis par l'Etat, donnant droit à une quantité de pollution. Sur le plan théorique, cette hypothèse offre l'intérêt d'assimiler les activités polluantes à des biens marchands, donc soumis au principe de la concurrence par les prix et de satisfaire ainsi au fonctionnement du modèle de l'équilibre général. Ces solutions ont été débattues lors de la Conférence de Rio, certains y voyant des instruments pour le développement durable. C'est oublier qu'il s'agit d'abord d'hypothèses dont le caractère opératoire reste à vérifier. Sylvain Allemand Le développement durable, programme d'action collective Objet de nombreux débats scientifiques, le développement durable fut d'abord au centre de débats politiques, comme l'illustre cette manifestation d'Organisations non gouvernementales organisée en juin 1992 en marge de la Conférence officielle de Rio. Le slogan figurant sur la banderolle dit en substance : « Un globe, un coeur. Travaillons ensemble pour créer un monde meilleur. » Les ONG entendent mettre l'ensemble des Etats, à commencer par les plus riches, devant leurs responsabilités. Au total, environ 20 000 personnes participèrent au « forum global » organisé sous les auspices des ONG. Ce forum déboucha sur la rédaction de plusieurs textes dont la Charte de la terre, énonçant des principes sur des sujets aussi différents que l'économie alternative, le respect de la biodiversité, une agriculture durable, le racisme, etc. Le développement durable est conçu à la fois comme un programme d'action pour la défense de la terre, et un projet de société planétaire. Vers l'éco-socio-économie ? Sciences Humaines : Dans les années 70, on parlait d'éco-développement. Aujourd'hui, on parle de développement durable. Que traduit ce changement de terme ? Ignacy Sachs : Ce qu'on appelle développement durable s'inscrit dans la continuation des débats autour de l'éco-développement. Ceux qui opposent ces deux concepts s'attachent à des nuances qui n'ont guère d'intérêt. Ce qui importe, c'est de s'accorder sur le contenu, en l'occurrence l'harmonisation des objectifs sociaux, écologiques, économiques mais aussi éthiques. Qu'on appelle ce projet éco-développement ou développement durable, soutenable ou viable, importe peu. SH : Que dites-vous à ceux qui n'y voient qu'un voeu pieux ? I.S. : Quand on observe les modifications intervenues dans les institutions internationales et les politiques suivies par les gouvernements, depuis la conférence des Nations unies à Stockholm en 1972, il est difficile de prétendre que rien n'a été fait. Depuis 1992, il est vrai que les avancées ont été plus lentes. Certains ont même considéré que la conférence d'étape de 1997 n'aurait pas dû s'appeler « Rio + 5 » (autrement dit cinq ans après le premier sommet de la terre) mais « Rio5 ». L'éco-développement subit le contrecoup de la détérioration récente des rapports Nord-Sud. SH : Parmi les expériences qui sont actuellement menées dans cette optique, pouvez-vous en citer une qui vous paraisse exemplaire ? I.S. : De nombreuses expériences sont menées à travers le monde et depuis plusieurs années dans l'esprit de l'éco-développement. Ces expériences sont variées : elles vont du recyclage et de la gestion des déchets à l'économie d'énergie, de l'eau... en passant par la définition d'une nouvelle gestion urbaine, la mise en place de moyens de transports. On peut citer l'exemple du programme de réaménagement des transports en commun de la ville de Curitiba, la capitale de l'Etat de Parana au Brésil. Beaucoup y ont vu une solution aux problèmes de transport d'une ville comme New York. Cela dit, l'éco-développement n'est pas un modèle de développement, c'est une méthode qui consiste à formuler dans des contextes concrets des propositions concrètes. Elle s'applique au développement aussi bien local et régional que national et planétaire. Elle vise à dégager les questions qu'il convient de se poser en tenant compte du contexte social, culturel, institutionnel... Aussi n'est-il pas concevable d'ériger une expérience en cours en modèle universel. SH : Quel a été l'impact des débats autour du développement durable sur les sciences sociales ? .S. : Ils ont permis de réintroduire la problématique du rapport entre les phénomènes étudiés par les sciences sociales d'une part, et les phénomènes physiques et biologiques, d'autre part. En cela, l'éco-développement marque une rupture par rapport aux courants de pensée économique fondés sur une vision mécaniciste de la réalité. Cette articulation entre société et environnement s'est traduite par une plus grande interdisciplinarité, non seulement à l'intérieur des sciences sociales, mais aussi entre celles-ci et les sciences de la nature. C'est pourquoi j'encourage, pour ma part, l'émergence d'une éco-socio-économie comme champ de recherches. SH : De quoi s'agit-il ? I.S. : Comme son nom l'indique, l'éco-socio-économie entend faire converger l'écologie et la socio- économie. Ce concept est dû à un économiste suisse d'origine allemande, William Kapp, un pionnier dans la réflexion sur les coûts sociaux et écologiques de la croissance économique. Avec l'éco-socio-économie, il s'agit d'aller bien au-delà du projet de l'économie écologique, qui tente d'intégrer les préoccupations environnementales dans l'économie néoclassique. Propos recueillis par SYLVAIN ALLEMAND Ignacy Sachs Actuellement directeur d'études à l'EHESS, Ignacy Sachs a été fondateur du CIRED en 1973, puis du CRBC en 1985. Il est un des artisans de la Conférence de Stockholm de 1972 et du concept d'éco-développement. Il vient de publier L'Eco-développement(Syros, 1998). NOTES 1 Notre avenir à tous(Our Common Future), Commission mondiale sur l'environnement et le développement, Montréal, Editions du Fleuve, 1989 (2e édition). 2 D'après J. Pezzey cité par J.-M. Harribey, Le Développement soutenable, Economica, 1998. 3 G. Rist, Le Développement. Histoire d'une croyance occidentale, Presses de sciences po, 1996. 4 H. Le Bras, Les Limites de la planète, Flammarion, 1996. 5 Revue Tiers Monde, janvier-mars 1994. 6 Georges Benko, La Science régionale, Puf, 1998. 7 I. Sachs, Transition Strategies towards the 21st Century, 1993, Interest Publications ; M. Polese et R. Stren, Understanding the New Socio-cultural Dynamic of Cities, colloque Most-Unesco, 1995. 8 J.-P. Ferrier, Contrat géographique ou l'habitation durable des territoires, Editions Payot, Lausanne, 1998. 9 F. Desprest, Enquête sur le tourisme de masse. L'écologie face au territoire, Belin, 1997. 10 N. Georgescu-Roegen, La Décroissance : entropie-écologie-économie, Sang de la terre, 1995. 11 Selon cette loi, l'énergie disponible dans un système clos tend à se transformer en chaleur non réutilisable. 12 S. Erkman, Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyperindustrielle, Editions Charles-Léopold Mayer, 1998. 13 R. Passet, L'Economie et le Vivant, Economica, 1996 (2e édition). 14 Pour une synthèse, voir P. Bontems et G. Rotillon, Economie de l'environnement, Découverte, « Repères », 1998. 15 Pour un aperçu : J.-M. Harribey, Le Développement soutenable, op. cit. Article de la rubrique « Repenser le developpement » Mensuel N° 206 - juillet 2009 Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme Les chemins multiples de la croissance Dani Rodrik L’observation des stratégies de croissance des pays en développement montre que celles qui ont réussi ont obéi à un certain nombre de principes communs. Mais également que les façons de les mettre en œuvre sont très diverses et liées à leur contexte. Dans le monde développé, le revenu réel par habitant a crû de 2,3 % par an entre 1960 et 2000 (1). Rares furent les pays en développement qui réussirent durablement à réduire le fossé qui les séparait de ce monde. Les pays de l’Asie de l’Est et du Sud-Est font figure d’exception. En dehors de la Chine, la région a connu, pendant cette même période, une croissance annuelle du PIB par habitant de 4,4 %. Malgré la crise financière asiatique de 1997-1998, les pays comme la Corée du Sud, la Thaïlande et la Malaisie ont terminé le siècle avec des taux de productivité très proches de ceux des pays avancés. Ailleurs, la croissance économique a subi de profondes fluctuations au fil du temps. La Chine connaît une remarquable réussite depuis la fin des années 1970, avec un taux de croissance annuel de 8 %. L’Inde, moins spectaculairement, a pratiquement doublé son taux de croissance depuis le début des années 1980. L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne, en revanche, ont connu jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980 une forte croissance – respectivement 2,9 % et 2,3 % – avant de perdre profondément pied. Quelles leçons pouvons-nous tirer des diverses stratégies de croissance, c’est-à-dire des politiques économiques et des dispositifs institutionnels adoptés pendant cette période pour parvenir à une convergence de niveau de vie avec les pays avancés ? Ma conclusion fondamentale est que les politiques de croissance sont étroitement liées au contexte. En fait, l’analyse économique néoclassique est beaucoup plus souple que le croient ses praticiens. Les principes économiques de premier ordre – protection du droit de propriété, respect des contrats, concurrence par le marché, monnaie saine, viabilité de la dette –, en particulier, peuvent inspirer différentes sortes de politique économique. Les bonnes institutions sont celles qui assurent avec efficacité le respect de ces principes fondamentaux. Mais il n’y a pas de lien unique entre les fonctions assurées par ces institutions et la forme que celles-ci peuvent prendre. À la fin des années 1980, on a vu se former une remarquable convergence de vues autour des principes de politique économique auxquels John Williamson donna le nom quelque peu malheureux de « consensus de Washington » (2). Ces principes sont aujourd’hui la base de ce que l’on croit généralement être favorable à la croissance économique, même s’ils ont été largement étendus et embellis depuis. La perplexité du Martien Imaginons que nous montrions ce tableau à un Martien intelligent et que nous lui demandions de le mettre en rapport avec les niveaux de croissance des différentes régions du monde sur la période 1960-2000. Réussirait-il à dire quelles sont celles qui ont adopté la bonne politique économique ? L’Asie de l’Est étant la seule région qui ait progressé constamment depuis 1960, le Martien devrait logiquement estimer qu’il doit y avoir une correspondance étroite entre les politiques qui y furent adoptées et la liste du tableau. Mais il n’aurait au mieux qu’à moitié raison. Ni la Corée du Sud ni Taiwan, par exemple, n’ont entrepris de déréglementer ou de libéraliser les échanges et le système financier avant la fin des années 1980. Loin de privatiser, ils se sont appuyés fortement sur des entreprises publiques. La Corée du Sud n’a même pas fait bon accueil à l’investissement étranger. Et les deux pays ont adopté un ensemble de politiques industrielles tournant le dos aux « bons » principes : système de crédit dirigé, protectionnisme commercial, subvention à l’export, incitations fiscales et autres formes d’interventionnisme. Le Martien serait par ailleurs plus que perplexe face au boom économique que connaît la Chine depuis la fin des années 1970, et au rattrapage moindre mais considérable de l’Inde depuis le début des années 1980. En Inde, la déréglementation a été très lente et les privatisations rares. Le régime des échanges a continué de faire l’objet de lourdes restrictions jusqu’à la fin des années 1990. Quant à la Chine, elle n’a même pas adopté un régime adéquat de protection de la propriété privée, et n’a fait que juxtaposer un système de marché à une économie planifiée. Le Martien ne comprendrait pas non plus pourquoi la région qui a fait le plus d’efforts pour se conformer aux principes du tableau, à savoir l’Amérique latine, en a tiré si peu de bénéfices. Le Mexique, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, la Bolivie et le Pérou ont plus déréglementé, libéralisé et privatisé en quelques années que tous les pays d’Asie de l’Est réunis en quatre décennies. L’Afrique, dans une moindre mesure, suscitera la même perplexité : le déclin économique y persiste en dépit d’une « amélioration » générale (mais moins prononcée) de l’environnement politique (3). Institutions originales, résultats orthodoxes Notre Martien reconnaîtrait que les résultats en matière de croissance correspondent tout de même à certains des principes économiques de premier ordre, qui sont le socle du consensus. Un semblant de droits de propriété, une monnaie saine, la solvabilité budgétaire, des incitations tournées vers le marché : ce sont là des éléments que l’on retrouve dans toutes les stratégies de croissance gagnantes. Le consensus de Washington est donc loin d’être insensé : ce programme de réformes est une manière logique d’arriver aux fins qu’il préconise. Mais on peut procéder autrement. La Chine, par exemple, a engagé une réforme reposant sur une série d’innovations institutionnelles qui s’éloignent considérablement des standards occidentaux. Ainsi, l’agriculture n’a-t-elle été libéralisée qu’à la marge, sans remettre en cause la planification. Les agriculteurs se sont vu reconnaître le droit de vendre librement leurs excédents au prix du marché, mais seulement après avoir rempli leurs obligations vis-à-vis de l’État. L’exemple des droits de propriété peut aussi illustrer notre propos. Plutôt que de privatiser les terres et les actifs industriels, le gouvernement chinois a créé de nouveaux dispositifs institutionnels, tels que le système de responsabilité des ménages (selon lequel des terres sont « assignées » à des ménages en fonction de leur taille) et les entreprises de bourg et de village (EBV). Les droits de propriété des EBV n’ont pas été attachés à une personne physique ni au gouvernement central, mais à des collectivités locales (les bourgs et les villages), qui se sont efforcées d’assurer leur prospérité, générant ainsi des revenus pour elles-mêmes. La Chine s’est ainsi appuyée sur des institutions originales et non orthodoxes, qui doivent leur succès au fait qu’elles ont produit des résultats orthodoxes : incitations au marché, droits de propriété, stabilité macroéconomique, etc. Et il serait difficile de dire, au vu du remarquable essor de ce pays, qu’un ensemble de dispositifs institutionnels plus conformes à la norme et aux « meilleures pratiques » aurait nécessairement fait mieux. Cette expérience, loin d’être isolée, semble être davantage la règle que l’exception. Elle souligne en tout cas la « plasticité » des structures institutionnelles que l’économie néoclassique est en mesure de supporter. Toutes les anomalies institutionnelles que nous avons mentionnées sont compatibles avec le raisonnement économique néoclassique (la « bonne économie ») et peuvent être comprises dans ce cadre. En réalité, les « bons » principes – incitations appropriées, droits de propriété, monnaie saine, solvabilité budgétaire – ne préjugent aucunement de la forme des institutions. Ils ne deviennent opérationnels qu’à travers un ensemble de politiques. Or l’expérience montre qu’il existe plusieurs moyens de traduire ces principes en institutions. Le rapport coût et bénéfice de chaque dispositif dépend des contraintes politiques existantes, du niveau de compétence de l’administration, des imperfections du marché. Il y a donc une assez faible correspondance entre les principes supérieurs de l’économie néoclassique et les recommandations standard en matière de politique. Les deux temps de la croissance L’un des aspects les plus encourageants des éléments comparés dont nous disposons en matière de croissance économique est qu’il faut souvent peu de chose pour que la croissance démarre. On recense 83 cas d’accélération de croissance (augmentation de la croissance du PNB par tête d’au moins 2 points de pourcentage – par rapport aux cinq années précédentes – durant au moins huit ans) depuis le milieu des années 1950. Dans l’immense majorité des cas, les « chocs » (résultant d’une politique mise en œuvre ou d’autre chose) qui ont produit ces poussées étaient apparemment assez limités. Cela montre qu’il est beaucoup plus facile de créer de la croissance que ne le disent les recettes classiques, avec leurs longues listes de mesures. Quand un pays est très en dessous de son niveau potentiel de revenu durable, un léger mouvement dans la bonne direction peut se traduire par des résultats spectaculaires. Aucun pays n’a connu de croissance rapide sans adopter un minimum de principes dits d’« ordre supérieur », c’est-à-dire relevant d’une bonne gouvernance économique : droits de propriété, encouragement des marchés, monnaie saine, solvabilité budgétaire. Mais dans tous ces cas, les desiderata standard, telles la libéralisation du marché et l’ouverture vers l’extérieur, se combinent ainsi à l’intervention publique et à une forme ou une autre de sélectivité. Seul contre-exemple : Hong Kong, qui a adopté une politique de non-intervention vis-à-vis de la plupart des secteurs de l’économie. Cependant, les institutions créées par les Britanniques, les fuites de capitaux en provenance de Chine et le statut d’entrepôt commercial assumé par la ville-État avaient déjà fait de celle-ci, à la fin des années 1950, une économie fortement tournée vers l’entreprise et l’investissement. Là encore, le rôle du contexte est primordial. La croissance à court et moyen termes ne garantit cependant aucunement le succès à long terme. Les réformes initiales doivent être approfondies au fil du temps par des mesures renforçant les soubassements institutionnels des économies de marché, permettant d’alimenter le dynamisme de la production et de mieux résister aux chocs extérieurs. L’un des aspects les plus décourageants des faits tels qu’ils peuvent être synthétisés est que les politiques associées aux accélérations de croissance – en particulier les mesures non standard – varient considérablement d’un pays à un autre. On peut néanmoins en tirer quelques leçons. Il faut commencer par reconnaître que le marché ne peut pas se créer, se réguler, se stabiliser et se légitimer soi-même. L’existence même d’échanges marchands suppose l’existence de droits de propriété, ainsi qu’une forme ou une autre de sanction du respect des contrats. Pour faire face à ces défis, les choix institutionnels doivent souvent trouver un équilibre entre des objectifs concurrents. Le régime permettant de réguler les relations de travail doit mettre en balance les gains issus de la « flexibilité » et les bénéfices liés à la stabilité et à la prévisibilité. Le régime de gouvernance d’entreprise doit définir les prérogatives et les intérêts des actionnaires et des acteurs de l’entreprise (stakeholders). La bonne régulation Le système financier doit être libre de prendre des risques, mais pas au point qu’il devienne un fardeau public. Enfin, il doit y avoir assez de concurrence pour assurer une allocation statique efficiente, mais aussi des perspectives adaptées de profit pour stimuler l’innovation. On peut voir dans les deux siècles d’histoire économique des pays riches un processus permanent d’apprentissage pour rendre le capitalisme plus productif au moyen d’éléments institutionnels nécessaires à une économie de marché durable : systèmes judiciaires indépendants, administrations méritocratiques, banques centrales, stabilisateurs budgétaires, réglementation et lois antitrust, supervision financière, protection sociale, démocratie politique. De même qu’il serait erroné de croire qu’il s’agit là de prérequis à la croissance économique des pays pauvres, il serait tout aussi erroné de ne pas vouloir reconnaître que ces institutions sont aujourd’hui devenues nécessaires pour permettre une pleine et entière convergence économique. De ce point de vue, il faut mettre particulièrement l’accent sur les institutions démocratiques et les libertés publiques, non seulement parce qu’elles sont importantes en soi, mais aussi parce qu’elles peuvent être considérées comme des méta-institutions, permettant à la société d’opérer une sélection pertinente parmi l’ensemble des institutions économiques possibles. Encore ne faut-il pas confondre, nous l’avons dit, la fonction et la forme des institutions. Un système adapté de régulation et d’assurance sociale, la stabilité macroéconomique, etc., peuvent être obtenus à travers divers dispositifs institutionnels. Avinash Dixit résume la leçon que peuvent tirer de tout cela les pays en développement : « Il n’est pas toujours nécessaire de créer ex nihilo des répliques des institutions juridiques occidentales ; mais il est possible de travailler en se fondant sur les institutions alternatives existantes (4) ». La fin des « grandes idées » ? Au milieu des années 1980, les économistes s’étaient mis d’accord sur un nouveau consensus concernant le cadre politique nécessaire à la croissance. Nous pensions savoir ce que les gouvernements devaient faire. Mais, comme l’ont montré les expériences de notre Martien, la réalité n’a pas eu la politesse de répondre à nos attentes. Si l’Amérique latine connaissait aujourd’hui une forte croissance et que la Chine et l’Inde étaient engluées dans la stagnation, il nous serait plus facile de faire rentrer la réalité dans notre cadre de pensée. Au lieu de cela, nous nous efforçons avec une grande difficulté d’expliquer pourquoi des réformes non conventionnelles ont mieux réussi que l’adoption pure et simple de nos recettes standard. Peut-être la bonne approche consisterait-elle, comme le pensent certains (5), à cesser de s’accrocher à de « grandes idées ». Mais ce serait aller trop loin. Ce qui importe, c’est de comprendre que ces principes ne peuvent être traduits directement en recommandations concrètes. Cette traduction exige de l’analyste qu’il apporte de nombreux autres éléments, qui dépendent du contexte économique et politique, et ne sont pas donnés a priori. Ce n’est pas parce que les principes économiques changent d’un pays à un autre que les conditions locales importent, mais parce que ces principes sont déterminés en dehors de tout contexte institutionnel, et qu’il faut, pour leur donner corps, les alimenter de connaissances locales. Ainsi, ce que doivent retenir les architectes en herbe des stratégies de croissance, c’est qu’il faut prendre l’économie encore davantage au sérieux. Et l’économie sérieuse est celle de la salle de séminaire, qui refuse les généralisations inconditionnelles et analyse avec prudence les relations contingentes entre l’environnement économique et les implications politiques. L’économie fondée sur de grandes généralisations, qui a longtemps dominé la pensée sur les politiques de croissance, peut être écartée sans danger. NOTES : (1) Ce chiffre se réfère au taux de croissance exponentiel du PIB par tête (en dollars constants de 1995) pour le groupe des pays à bas et moyen revenus. Les données sont issues des World Development Indicators 2002 de la Banque mondiale. (2) John Williamson, « What Washington means by policy reform », in John Williamson (dir.), Latin American Adjustment: How much has happened ?, Insitute for International Economics, 1990. (3) Pour une expérience proche des réflexions de notre Martien, voir aussi Branko Milanovic, « The two faces of globalization: Against globalization as we know it », World Bank, 2003. B. Milanovic souligne que la croissance économique, en dépit de la mondialisation, a décliné dans la plupart des pays. (4) Avinash Dixit, Lawlessness and Economics: Alternative modes of economic governance, Princeton University Press, 2004. (5) Voir David Lindauer et Lant Pritchett, « What’s the big idea ? The third generation of policies for economic growth », Economia, vol. III, n° 1, 2002, et William Easterly, The Elusive Quest for Growth, MIT Press, 2002. Ce texte est une version abrégée de l’article « Stratégies de croissance », publié in Dani Rodrik, Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, La Découverte, 2008. Les coupes ont été effectuées par la rédaction de Sciences Humaines avec l’accord de l’auteur. __________________________________________________________________ Consensus de Washington : les grands principes La partie gauche du tableau donne la liste des principes telle que la dresse J. Williamson. Pour Paul Krugman (1), ces principes constituent l’essentiel de ce qu’il appelle la « vertu victorienne de toute politique économique », à savoir « des marchés libres et une monnaie saine ». À la fin des années 1990, les agences multilatérales et certains économistes complétèrent cette liste par un ensemble de réformes dites « de seconde génération », plus institutionnelles, visant une « bonne gouvernance ». Ces réformes de seconde génération semblèrent nécessaires pour plusieurs raisons. Il est tout d’abord apparu que les politiques tournées vers le marché se révélaient inadaptées si elles ne s’accompagnaient pas d’une transformation institutionnelle plus profonde, allant de la bureaucratie au marché du travail. Ainsi, la libéralisation des échanges ne peut suffire à garantir une bonne réallocation des ressources de l’économie si les marchés du travail restent « rigides » ou insuffisamment « flexibles ». Par ailleurs, pour répondre à la critique selon laquelle le consensus de Washington n’abordait la pauvreté que sous l’angle de l’effet de diffusion ou de percolation (trickle-down effect) (2), le cadre de la politique économique s’est enrichi de politiques sociales et de programmes de lutte contre la pauvreté. notes : (1) Paul Krugman, « Dutch Tulips and emerging markets », Foreign Affairs, juillet-août 1995. (2) Trickle-down effect : théories selon lesquelles inciter les plus riches à investir, en taxant modérément leurs revenus par exemple, bénéficie au final à l’ensemble de la population par ruissellement : création d’emplois, biens produits à moindre coût, etc. Dani Rodrik Professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’université de Harvard, il a publié notamment One Economics, Many Recipes. Globalization, institutions, and economic growth (Princeton University Press, 2007) et Nations et mondialisation. Les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé (La Découverte, 2008). Article de la rubrique « Repenser le developpement » Mensuel N° 206 - juillet 2009 Dossier : Repenser le développement / L'éternel retour de l'âme Amartya Sen. Ce que peuvent les pauvres Jean Copans Peut-on mesurer la pauvreté par la quantité de monnaie que l’on a en poche ? Non, répond Amartya Sen. À partir d’une réflexion sur la liberté (de se mouvoir, de s’exprimer, de participer, etc.), cet économiste et philosophe indien invite à redéfinir nos conceptions du développement et de la richesse. Depuis plus d’un quart de siècle, Amartya Sen, économiste et philosophe d’origine indienne, veut Repenser l’inégalité (Seuil, 2000). Pour mettre fin à la pauvreté, il faut, selon A. Sen, un développement qui reconnaisse les capacités (capabilities) des individus, définies comme la liberté d’utiliser leurs biens matériels et immatériels afin de choisir leur mode de vie. Par exemple, les individus disposent d’un droit potentiel de vote, mais pour que ce droit soit effectif, et que les citoyens aient la capacité de voter, ils doivent disposer de modes de fonctionnement adéquats : accès à l’éducation pour comprendre les enjeux, modes de transport pour accéder au bureau de vote… (1) C’est au milieu des années 1970 qu’il s’intéresse aux famines et notamment à celle du Bengale des années 1942-1943, qui avait coûté la vie à 3,5 millions de personnes (2). Il constate que la famine a eu lieu alors que la région disposait de ressources globales suffisantes pour nourrir toute la population. Il généralise dès 1980 l’ensemble de ces études par l’examen des conceptions d’égalité ce qui le conduit à formuler la notion de capability (capacité ou capabilité) qui deviendra le pivot analytique de ses écrits. En 1985, il publie Commodities and Capabilities, où il expose l’ensemble de sa construction théorique. Tout individu dispose d’un certain nombre de dotations initiales qui peuvent être utilisées ou échangées en lui permettant d’accéder à des disponibilités alternatives. Ces dotations sont définies de manière relative selon les conditions et opportunités sociales et individuelles. Mais il faut distinguer ce qu’un individu réalise effectivement, à partir d’une combinaison de ce qu’il nomme les fonctionnements (se nourrir, aller à bicyclette, etc.), de l’ensemble des opportunités que ses capabilités lui permettraient de réaliser. Ainsi, une famille peut-elle décider de faire des sacrifices pour marier l’un de ses enfants afin de conforter l’image d’un rang social et espérer des retours de la part des membres de ce nouvel espace social, mais ce faisant elle s’endette et se trouve incapable de mobiliser suffisamment de nouvelles ressources pour les autres enfants comme l’accès à la scolarisation élémentaire, la prise en charge d’une maladie ou encore un voyage vers la ville afin de se procurer des ressources supplémentaires. La capabilité à choisir entre ces divers fonctionnements et à les combiner de manière différente explique la nécessité de prendre en compte aussi bien la conversion de relations sociales que celle des conditions situationnelles (nombre et genre des enfants, localisation géographique) ou encore de la nature des ressources disponibles (force de travail humaine, bétail, terres, métier artisanal, etc.). L’échange marchand est évidemment l’un des moyens de réaliser ces fonctionnements. Le développement consiste alors à faciliter ou à renforcer les capabilités des individus afin d’accroître leurs libertés de choix. Inversement l’impossibilité à réaliser ses capabilités produit des situations de privation. C’est pourquoi la démocratie constitue la meilleure des démarches pour mettre en adéquation préférences individuelles et décisions collectives. De l’IDH à la mobilisation mondiale contre la pauvreté En 1989, un ancien condisciple pakistanais, l’économiste Mahbub ul Haq, le contacte car le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) l’a chargé d’élaborer des indicateurs plus nuancés et plus « humains » que le fameux PIB qui se contente de classer les pays en développement selon leurs seuls niveaux de production et de croissance. Est ainsi élaboré en 1990 l’indicateur de développement humain (IDH) qui comprend trois éléments, et dont il est une moyenne arithmétique : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le niveau de vie (le PIB en termes réels exprimé en dollars, pondéré des parités de pouvoir d’achat). Dans les années 1990, l’IDH sera même affiné et donnera naissance à toute une série d’autres indices y compris à des indices propres aux pays développés. À partir de cette date, la lutte contre la pauvreté devient le mot d’ordre mobilisateur des organisations internationales de développement. L’analyse par les capabilités, initiée par le Pnud, est même progressivement reprise et reformulée par la Banque mondiale. « Un seuil de pauvreté qui ignore totalement les caractéristiques individuelles ne saurait rendre justice à notre vrai souci face à la pauvreté » car « l’adéquation des moyens économiques ne saurait être estimée indépendamment des possibilités concrètes de “conversion” des revenus et des ressources… » (Repenser l’inégalité). Selon A. Sen, la liste des fonctionnements est illimitée mais un débat l’a opposé à la philosophe américaine Martha Nussbaum, qui a préféré établir une liste des dix fonctionnements de base qui pourraient ainsi servir à définir des revendications élémentaires dans le champ social et politique. Dans la mesure où la pauvreté est « une privation de capabilités », « le développement devient le processus d’expansion dont jouissent les individus (3) ». A. Sen en vient d’ailleurs à expliquer que la démocratie est à la fois participative et délibérative et qu’elle « n’est pas une invention de l’Occident (4) ». La pensée d’A. Sen est toutefois marquée par un certain flou, ce qui explique que la plupart des commentateurs, qui s’inspirent de lui, en contestent parfois certaines des conclusions (5). A. Sen s’en tient en effet à une conception de l’économie libérale standard où, au-delà des contextes et des diversités culturelles, c’est toujours l’individu économique qui reste le point de départ… et d’arrivée de la réflexion et de la politique, fût-elle démocratique. Mais l’économiste a du mal à transcender sa discipline et malgré l’importance de sa contribution à la définition d’indicateurs du développement, l’utilisation empirique de sa démarche reste problématique tant au niveau des enquêtes de recueil de données que de la définition de stratégies voir de programmes plus concrets. De l’économie à l’éthique Son engagement pour un développement qui tienne compte de la voix des pauvres est aujourd’hui partagé par la Banque mondiale. Mais valoriser la démocratie sans analyser les diverses formes d’États en place dans les pays du Sud, dont un grand nombre sont fort peu démocratiques, ou sans suggérer les chemins collectifs de la liberté qui pourraient permettre aux individus de s’en sortir, peut sembler insuffisant. Il est certain qu’A. Sen, en insistant de manière inlassable sur la nécessité du respect des capabilités des individus à choisir leur destin, se transforme en un philosophe de l’éthique : malheureusement, il laisse ses lecteurs, et surtout ses non-lecteurs, quelque peu démunis face aux nécessités d’un développement qui soit plus durable aux plans aussi bien collectifs qu’institutionnels. NOTES : (1) Voir par exemple Jean-Michel Bonvin et Nicolas Farvaque, Amartya Sen. Une politique de la liberté, Michalon, 2008. (2) Voir Amartya Sen, Poverty and Famines. An essay on entitlement and deprivation, Oxford University Press, 1981. (3) Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2000. (4) Amartya Sen, La Démocratie des autres. Pourquoi la démocratie n’est pas une invention de l’Occident, Payot, 2005. (5) Emmanuelle Bénicourt, par sa critique assez radicale, a suscité un débat utile (voir « Contre Amartya Sen », L’Économie politique, n° 23, 2004, et le dossier « Faut-il lire Amartya Sen ? », n° 27, 2005. Jean Copans Professeur émérite à l’université Paris-V, il est l’auteur de La Longue Marche de la modernité africaine, Karthala, 1990, de Développement mondial et mutations des sociétés contemporaines, Armand Colin, 2006 et a dirigé le dossier « Itinéraires de chercheurs », Tiersmonde, n° 191, 2007.