L`obésité, première épidémie non infectieuse de l`Histoire,

L'obésité, première épidémie non infectieuse de l'Histoire,
par Philippe Froguel
Philippe Froguel, professeur en médecine, chercheur en nutrition. Si la tendance au
surpoids est génétique, elle dépend aussi de facteurs environnementaux. Une
mobilisation efficace contre ce fléau est possible : elle suppose que l'on s'attaque aux
racines du mal telles que la malbouffe et le tout-voiture
Mis à jour le mercredi 15 mars 2000
Dans la série de conférences organisées par la Mission 2000 au titre de l'Université
de tous les savoirs, Philippe Froguel, médecin, docteur ès sciences, spécialiste de la
nutrition, a présenté, le 6 mars, une communication sur « l'obésité : la nutrigénétique
contre la malbouffe ». Nous présentons de larges extraits de son intervention.
L'humanité est mal nourrie : sur 6 milliards d'êtres humains, 3 milliards sont sous-
alimentés. Les autres, habitant principalement dans les pays riches ou émergents, sont
lentement mais sûrement en train de devenir obèses. Déjà 50 % des Américains sont
en surpoids et 25 % franchement obèses. Si l'Europe semble encore relativement
épargnée, avec 30 % seulement d'adultes en surpoids, les perspectives sont sombres :
le nombre d'enfants obèses a doublé en cinq ans, et à ce rythme l'Europe aura rattrapé
les Etats-Unis dans les vingt prochaines années.Et l'obésité n'est pas seulement un
problème d'esthétique. L'excès de graisse est le facteur de risque majeur du diabète, et
expose aux maladies cardio-vasculaires de survenue précoce, à certains cancers...
Aux Etats-Unis est apparue depuis quelques années une maladie nouvelle, qui touche
les enfants obèses de onze ans en moyenne, principalement au sein des minorités
ethniques pauvres. Il s'agit d'une forme ultra-précoce de diabète de type 2 (dit diabète
gras), qui, compte tenu de l'absence de couverture sociale de 40 millions
d'Américains, a toutes les chances de décimer dans les prochaines années toute une
frange de la jeunesse de ce pays. Les premiers cas de diabète atypique de l'enfant sont
arrivés en France en 1999, et tout indique qu'il va s'étendre.
Pourquoi l'obésité progresse-t-elle ? Avant tout pour des raisons environnementales,
directement liées à la mondialisation du mode de vie occidental, c'est-à-dire nord-
américain. Et l'on a justement parlé de la responsabilité de la « MacDomination », de
la « Cocacolonisation » des populations des pays émergents. D'ailleurs, une étude
menée dès 1992 à Tokyo montrait que le nombre de nouveaux cas de diabète
augmentait parallèlement au nombre de Big-Mac vendus dans la capitale du
Japon.Mais il faut se garder de désigner des boucs émissaires commodes pour mieux
nous exonérer de nos responsabilités. La malbouffe n'est pas la principale cause de la
vague d'obésité des pays développés. En fait, les populations occidentales ont
tendance à consommer en l'an 2000 moins de calories et moins de graisses qu'en
1960, alors qu'ils grossissent régulièrement. Mais la baisse continue de l'activité
physique a été très forte durant cette période. Le seul facteur parfaitement corrélé à
l'augmentation de la prévalence de l'obésité aux Etats-Unis est le nombre
d'automobiles en circulation. Et cela est probablement vrai en France aussi.
Mais l'obésité ne frappe pas de manière égale les populations humaines.
L'épidémiologie nous a appris que certains groupes ethniques isolés pendant des
générations étaient plus exposés que d'autres au changement brutal de mode de vie :
ainsi les Indiens Pimas d'Arizona, les Nauruens mélanésiens sont obèses à 80 %, et
près d'un sur deux développe un diabète avant l'âge de cinquante ans. Car l'obésité,
comme beaucoup de maladies humaines fréquentes, est d'origine multifactorielle, liée
à l'interaction de facteurs d'environnement « obèsogènes » avec des gènes de
prédisposition au surpoids transmis d'une génération à l'autre, voire sélectionnés car
ayant apporté à un moment de l'histoire de l'humanité un avantage en termes de survie
de l'espèce.
Il faut se souvenir que si l'homme préhistorique était plutôt bien nourri et peu
carencé, la sédentarisation et l'apparition de l'agriculture pendant le néolithique ont
apporté la disette récurrente, entrecoupée de période de pléthore. Les sujets aptes au
stockage de l'énergie en période faste et à son économie en période de vaches maigres
ont mieux résisté aux moments difficiles. Et leurs gènes de stockage sont devenus
prépondérants, particulièrement dans certains groupes isolés aux conditions de vie
difficiles. Les progrès récents de l'agriculture, apportant à une large fraction de
l'humanité un accès illimité à la nourriture, ont eu paradoxalement un impact négatif
sur notre santé, en exacerbant les tendances à l'excès de graisse des sujets
génétiquement prédisposés.
Incontestablement, la corpulence est un des traits humains les plus héréditaires. Les
études des vrais jumeaux (identiques génétiquement) ont démontré la concordance
quasi absolue de leur corpulence, même quand les jumeaux avaient été élevés
séparément dans des familles adoptives différentes. De même, leur tendance
éventuelle à l'obésité est à rapprocher des caractéristiques de leurs parents biologiques
mais non des parents adoptifs. Enfin, la suralimentation contrôlée de jumeaux conduit
à une prise de poids certes très variable d'une paire à l'autre mais, là encore, quasi
identique entre les deux jumeaux d'une même paire. Ainsi, la réponse au régime riche
en graisses est un trait génétiquement déterminé. Certains sujets résistent à l'obésité,
alors que d'autres sont très sensibles au régime obésogène.
L'analyse familiale a aussi conclu à l'existence d'un petit nombre de gènes ayant un
impact majeur sur la corpulence et particulièrement sur le pourcentage ou la
distribution régionale de la masse grasse. Ces gènes expliqueraient plus de la moitié
des variations du poids entre êtres humains de même âge et de même sexe.
Curieusement, si l'on prend en compte le rôle de ces gènes, toujours par l'étude de
jumeaux, les facteurs d'environnement les plus puissants ne sont pas alimentaires : le
tabac et la supplémentation hormonale de la ménopause préserveraient ainsi les
femmes anglaises ménopausées du surpoids. Il a été aussi récemment montré que les
enfants en surpoids âgés d'une dizaine d'années, ayant au moins un parent obèse,
avaient un risque de 80 % de devenir obèses à l'âge adulte. Contre seulement 10 % de
risque si ces deux parents étaient maigres.
Si la tendance à l'obésité a une base génétique, il est possible de l'étudier grâce à la
stratégie scientifique dite de génétique inverse, qui cherche à localiser une région
chromosomique liée à la maladie puis à découvrir le gène anormal situé sur cette
région. Les progrès de la génétique moléculaire, l'établissement de cartes de plus en
plus précises du génome humain et, dans quelques mois, le séquençage de nos
100 000 gènes rendent désormais enfin possible l'étude des déterminants génétiques
de maladies fréquentes et aussi complexes que l'obésité (...).
Chez l'homme, l'obésité est associée à plusieurs maladies congénitales très rares, dont
les plus connues sont les syndromes de Prader-Willi et de Bardet-Biedl. Ces maladies
comportent des anomalies malformatives, neurologiques et sensorielles très graves.
Les gènes de neuf syndromes ont été localisés sur huit chromosomes différents, mais
ne sont pas encore identifiés. Par contre, deux mutations du gène de la leptine,
bloquant la production protéique, l'ont été dans deux familles de parents consanguins.
De même, une mutation du récepteur de la leptine a été découverte dans une famille
française responsable d'obésité massive ayant débuté dès les premiers jours de la vie,
mais aussi d'un ralentissement de la croissance, d'une absence de puberté et
d'anomalies de la glande thyroïde.
Toutes ces anomalies démontrent le rôle très important de la leptine chez l'homme,
notamment au niveau des hormones produites par l'h ypophyse, petite glande située à
la base du cerveau. D'ailleurs, quelques rares mutations d'un gène hypophysaire,
POMC, ont été identifiées chez des enfants souffrant d'obésité, d'insuffisance de
production de cortisone, et qui présentent une coloration rouge des cheveux.Toutes
ces anomalies génétiques sont extrêmement rares, transmises sur un mode récessif,
c'est-à-dire qu'il faut que la mutation soit présente sur les gènes paternel et maternel
pour que la maladie apparaisse, et l'obésité y est associée à des désordres endocriniens
multiples (...).
Il est probable que les gènes majeurs de l'obésité familiale font partie des
90 000 gènes encore inconnus, et ne pourront donc être identifiés que par l'exploration
complète des 23 paires de chromosomes des membres des familles obèses. Cette
approche est utilisée par plusieurs groupes, et les premiers résultats semblent en
démontrer la pertinence. Ainsi, de manière étonnante, des études familiales similaires,
réalisées dans des populations aussi différentes que les Hispano-Américains, les
Américains d'origine nord-européenne de Philadelphie, les Canadiens français ou des
adolescents allemands obèses, dont les modes de vie sont apparemment très différents,
retrouvent à peu près les mêmes régions du génome associées au surpoids :
essentiellement sur les chromosomes 2, 10, 11 et 20.
Il est très probable que les anomalies génétiques prédisposant à ces formes
communes d'obésité seront découvertes dans les deux ou trois prochaines années, ce
qui permettra de comprendre enfin les bases moléculaires de cette maladie. L'étape
suivante sera d'obtenir une classification des obésités en fonction de leurs causes,
première étape vers la mise au point de nouveaux traitements de l'obésité, agissant sur
des cibles identifiées grâce aux études génétiques. Ensuite, on peut imaginer la mise
au point de puces à ADN, qui permettront de rechercher de manière préventive les
facteurs de risque génétique à l'obésité, mais aussi aux autres conséquences néfastes
d'une alimentation déséquilibrée - diabète, cancers, maladies cardio-vasculaires. Il
sera ainsi possible de proposer une alimentation, un mode de vie personnalisés, mieux
adaptés aux caractéristiques génétiques et aux goûts de chacun. La nutrigénétique n'a
pas comme objet d'être une science prédictive d'asservissement de l'individu, mais un
moyen de sortir du prêt-à-manger commercial des pseudo-alicaments, des régimes
miracles dangereux, des traitements coûteux et inefficaces de l'obésité.
Il y a quelques mois, l'Organisation mondiale de la santé a alerté les gouvernements
du développement de la première épidémie non infectieuse de l'histoire de l'humanité :
l'obésité. Aujourd'hui, nous ne savons pas guérir une obésité massive, alors que nous
pouvons la prévenir chez des sujets prédisposés par des mesures simples et peu
coûteuses. Une mobilisation efficace contre l'obésité, qui protégerait les jeunes
générations contre ce fléau, est possible et a été expérimentée avec succès en
Finlande. Elle nécessite de s'attaquer aux racines du mal : le tout-voiture, la
malbouffe, qui atteint autant les cantines scolaires que les établissements de
restauration rapide, etc.Elle nécessite aussi une politique de recherche publique sur
l'obésité, ses causes et conséquences, particulièrement chez l'enfant, qui, aujourd'hui,
fait totalement défaut.
Philippe Froguel
PHILIPPE FROGUEL
Né le 14 avril 1958 à Paris, docteur en médecine et ès sciences, titulaire d'un DEA de
nutrition, Philippe Froguel est chef du service de génétique des maladies
multifactorielles de l'Institut Pasteur de Lille, directeur de l'unité CNRS génétique des
maladies multifactorielles (université Lille-II CNRS), chef du département de
génétique humaine de l'Institut de biologie de Lille (CNRS). Spécialiste du diabète, il
préside le directoire du Consortium pour l'étude génétique du diabète et de l'obésité
entre le CNRS, l'université d'Oxford/British Diabetic Association, l'université
Columbia de New York et le département métabolique de la société pharmaceutique
Eli-Lily. Auteur de plus d'une centaine d'article dans des revues spécialisées, il est
membre du conseil scientifique du journal Diabetes, éditeur associé de Diabetologia
et de Diabetes & Metabolism, éditeur consultant du Journal of Clinical
Investigation.
Programme des conférences
Mars. Le 15, Alain-Louis Benabid, Les maladies neurodégénératives. Le 16,
Patrick Cozzone, L'imagerie médicale par résonance magnétique. Le 17, Jean-Louis
Mandel, Les bases génétiques des maladies et le diagnostic génique. Le 18, Olivier
Danos, Les thérapies géniques : espoirs et réalités. Le 19, Jean-Yves Devaux, Les
médecines nucléaires. Le 20, Eric Arnaud, Chirurgie pla stique, reconstructrice et
esthétique. Le 21, Didier Houssin, Les greffes
Les conférences sont données au Conservatoire national des arts et métiers, 292, rue
Saint-Martin, 75003 Paris, à 18 h 30 en semaine, à 11 heures les samedis et
dimanches.
Le Monde daté du mardi 14 mars 2000
Copyright (C) 2000 Le Monde
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