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I -   L a   V é r i t é .  
 
A – Difficultés. 
Huit aveugles se retrouvent un jour autour d'un éléphant. Le premier s'emploie à lui tâter la jambe, un autre la 
queue, un troisième le haut de la queue, un quatrième le ventre, un cinquième le dos, un sixième les flancs, un septième 
les  défenses  ;  le  dernier,  enfin,  n'en  saisit  que  la  trompe.  Et  les  voilà  qui  se  disputent  tous  les  huit  sur  ce  qu'est 
réellement un éléphant ! « Un éléphant ressemble à des colonnes », affirme le premier qui avait tâté les jambes. « Pas 
du tout, rétorque le second, il ressemble à un balai ». Le troisième prétend qu'il ressemble à une branche, le quatrième à 
un tas de terre, le cinquième à un mur, le suivant à une montagne. « Il ressemble à des cornes » répète de son côté celui 
qui a touché aux défenses, tandis que pour le dernier, l'éléphant évoque irrésistiblement l'aspect d'une grosse corde. 
 Cet exemple illustre bien la façon dont nos contemporains conçoivent la vérité. Pour eux, nous sommes tous 
semblables à  ces aveugles, incapables de percevoir ce que sont réellement les choses. Chacun ne voit qu'un aspect 
particulier de la réalité et personne ne peut prétendre imposer aux autres sa vision des choses. Toutes les opinions sont 
relatives à la personne qui les conçoit, aucune ne saurait donc avoir de valeur absolue. Toutes se valent. 
Cette conception moderne de la vérité a des conséquences en tous domaines :  
- en morale, tout d'abord. Le principe fondamental de la morale n'est plus la soumission à une loi prenant sa source 
dans la nature et la finalité de l'homme, puisqu'on ne peut connaître la nature de l'homme. C'est au contraire la tolérance 
: chacun doit respecter les opinions des autres et ne pas chercher à imposer à son voisin ses conceptions éthiques. 
- en politique, cela entraîne la démocratie moderne, c'est-à-dire libérale (ce n'est pas la démocratie en tant que mode de 
désignation  d'un  gouvernant  qui  est  ici  en  cause,  mais  le  principe  moderne  selon  lequel  les  lois  sont  la  simple 
expression d'une volonté générale et non plus une ordination de la raison en vue d'obtenir un bien objectif).  
- en religion, la conséquence sera le modernisme et un faux œcuménisme. Selon le modernisme, la religion n'est pas 
fondée sur la Vérité mais sur le sentiment. Les formules dogmatiques n'ont pas pour fonction d'exprimer des vérités 
immuables  révélées  par  Dieu,  mais  bien  plutôt  de  réaliser  une  sorte  de  consensus  parmi  les  croyants  cherchant  à 
exprimer leur expérience religieuse. En pure logique, les différentes religions sont alors considérées comme diverses 
voies permettant toutes d'accéder au même Dieu : c'est la vision moderne de l'œcuménisme. 
 
B - Exposé des principes. 
Un simple regard nous manifeste un monde à la fois un et complexe : à travers la multiplicité de la matière que 
personne ne contestera, nous percevons également une certaine unité : que nous considérions l'homme de Cromagnon, 
l'australopithèque ou notre voisin, nous constatons en chacun de multiples différences physiologiques qui n'empêchent 
pas cependant de faire de chacun un être qui partage avec ses congénères des propriétés fondamentales qui font de lui 
un homme. Avant de se poser le problème de la connaissance humaine, il nous faut rendre compte de cette constatation. 
Nous n'analyserons qu'ensuite le processus par lequel l'homme atteint à la fois cette unité et cette diversité. 
 
1 - Regard sur le monde (induction de la matière et de la forme). 
D'un prisonnier nourri depuis dix ans au pain sec et à l'eau, personne n'aura jamais l'idée de dire qu'il est du pain 
et de l'eau : chacun sait que la nourriture est assimilée par la fonction de la digestion et qu'elle est en partie utilisée à la 
production des nouvelles cellules du corps  humain. Si  c'est toujours la  même  matière qui était  hier du pain  et  qui 
devient aujourd'hui mon propre corps, je suis cependant obligé d'admettre que ce n'est plus la même chose : il y a eu 
transformation. C'est la constatation de cette transformation, que nous voyons partout, qui nous permettra d'approfondir 
quelque peu ce qui constitue la nature des choses, ce qui fait leur unité. Comment la même matière, qui était hier une 
chose, peut-elle aujourd'hui être une autre chose ? Que se passe-t-il ? 
Nous sommes obligés d'admettre que tout changement présuppose une certaine stabilité. Si je dis « Jacques a 
beaucoup changé ces derniers temps », je constate certes un changement, mais je présuppose l'existence d'un sujet 
stable  et  donc  reconnaissable  -  Jacques  -  qui  subit  ce  changement.  Sans  cela,  la  constatation  du  changement  est 
impossible. Dans tout changement, il faut donc distinguer ce qui demeure et ce qui disparaît. 
Dans le cas de la digestion, par exemple, il demeure une certaine quantité de matière qui était tout à l'heure du pain et 
qui sera bientôt une cellule humaine. Mais cette matière n'est plus la même chose. Elle n'est plus du pain. Ce qui a 
disparu, c'est ce qui faisait qu'elle était du pain.  
Admettre le changement nous oblige donc à distinguer deux éléments dans toutes les choses que nous pouvons 
voir : un élément matériel, multiple, qui peut se voir, se toucher, se sentir ; mais puisque cette matière ne constitue pas 
la  chose  dans  ce  qu'elle  est  fondamentalement  (cette  même  matière  peut  être  autre  chose  demain)  nous  devons 
reconnaître un autre principe explicatif qui est au-delà de la matière. Ce qui fonde la constitution même de la chose, 
c'est la façon dont cette matière est organisée, dont elle est ordonnée. 
Exemple : ordonnée de telle façon, cette quantité de matière est oxygène + hydrogène. Ordonnée différemment, 
cette même matière n'est plus la même chose : c'est maintenant de l'eau. 
Ce principe qui ordonne - et donc qui unifie - la matière en elle-même multiple, nous l'appelons forme. C'est ce principe 
qui unifie les différents aspects matériels que peut revêtir un être pour en faire un tout sensible, et non pas seulement