De la parole publique à la parole politique La parole nous est apparue comme l’instrument premier de la communication entre les personnes Mais lorsque cette parole sort de la sphère privée pour s’adresser à un groupe, elle devient une parole publique. Il n’est pas de vie sociale sans cette parole publique. Une personne ne se sent appartenir à un groupe que dans la mesure où elle peut, par sa parole ou son silence, avoir le sentiment de peser sur son évolution. Ce qui spécifie la parole publique Elle fait exister celui qui s’exprime au sein du groupe et le groupe lui-même s’identifie à un discours auquel il adhère ou qu’il rejette. Aussi longtemps qu’un participant ne s’est pas exprimé, il n’a pas acquis de statut dans le groupe. Cette parole publique engage celui qui en prend le risque ; en effet elle pèse sur l’image, la représentation que les membres du groupe se font de la personne qui parle et cette représentation va conditionner sa place dans le débat interne au groupe. La parole publique est aussi créatrice de lien ; qu’est-ce qui fait d’une juxtaposition d’individus, dans un ensemble anonyme, un groupe vivant, sinon l’expression, l’échange de paroles. L’exemple le plus représentatif en est constitué par les petits groupes qui se sont réunis au cours de la session ; le chemin qu’ils ont parcouru ensemble a été à la mesure de la richesse des paroles qui s’y sont échangées. La parole a aussi une fonction de régulation dans la vie du groupe. Elle lui permet de se donner des objectifs communs, de définir des procédures, d’apaiser les tensions… Les Africains, qui ont fait de la palabre une institution sociale, utilisent cette fonction régulatrice de la parole publique pour gérer les aspects de leur vie collective. On y régule les conflits privés ou collectifs et les protagonistes acceptent la médiation du groupe. Le silence dans la vie publique Une parole n’a de chance de voir le jour que si elle a la certitude d’être reçue. Cela suppose, de la part de l’auditoire une écoute attentive, empathique, dénuée de jugement ; Nombreuses sont les personnes qui n’osent formuler une pensée personnelle, souvent pertinente, car elle craignent au mieux de n’être pas entendues, au pire de voir se retourner contre elles un groupe en désaccord avec le fond ou la forme du discours. Mais le silence d’un individu au sein d’un groupe ne signifie pas nécessairement retrait ou indifférence. Les diverses formes d’expression non-verbale (sourire, acquiescement, regard etc.) peuvent aussi manifester une présence active à l’échange, qui ne se traduit pas par la parole. Lorsque la parole publique prend pour objet le vivre ensemble, elle devient une parole citoyenne. La parole citoyenne (de celui qui appartient à la cité, qui en reconnaît la juridiction) Elle porte sur tous les aspects de la vie communautaire, sociale. Lorsque les habitants d’une rue se retrouvent pour échanger sur les difficultés communes qu’ils éprouvent à vivre dans leur quartier en raison des problèmes posés par l’inadaptation de la voirie, pour réfléchir aux solutions possibles pour améliorer cette situation, ils exercent une parole citoyenne. Il en va de même des adhérents d’une association qui prennent en main, collectivement, par le dialogue, le débat, leurs intérêts communs Au sein de Poursuivre, le groupe « Longévité-vieillissement », qui réfléchit sur la manière de vivre de façon positive les contraintes de cette phase de la vie, tient une parole citoyenne ? Pierre Bourdieu écrivait (dans « Science Sociale et Action politique ») : » Je pense que la politique serait tout autre chose et l’action politique autrement efficace si chacun était convaincu qu’il lui appartient de prendre en main ses affaires politiques, que nul n’est plus compétent que lui-même s’agissant de gérer ses propres intérêts . » Encore faut-il que les structures permettant l’expression de cette parole soient mises en place et les conclusions de leurs débats prises en compte . . Dans nombre de domaines touchant à la vie quotidienne, cette parole citoyenne a besoin, pour être pleinement efficace de trouver le relais de décideurs qui auront à arrêter des mesures concrètes, relevant de la puissance publique. Ces décideurs tiendront, eux, une parole politique. La parole politique (du grec politikos : de la cité) La parole politique concerne la gestion du vivre ensemble. Les habitants de la rue évoquée plus haut, peuvent débattre longtemps des mesures à prendre, mais ils ont besoin, pour qu’une décision soit arrêtée, qu’une instance élue à cet effet statue et mobilise ensuite les moyens nécessaires à la solution du problème. Au sein de cette instance s’échangera une parole politique. Ses membres, au-delà de considérations techniques, s’appuient sur des convictions, des idéologies, des valeurs qui diffèrent d’un acteur à l’autre. Par exemple, si la question évoquée plus haut par des citoyens de la ville est soumise au débat du Conseil Municipal, au sein de celui-ci des positions différentes apparaîtront, fondées sur des considérations politiques. Les uns opteront pour l’aménagement de la voirie existante afin de faciliter le trafic automobile. Les autres privilégieront l’élargissement des trottoirs et la pose de ralentisseurs pour accroître le confort et la sécurité des piétons. Derrière ces positionnements techniques, chacun a une vision de l’homme, de l’ordre social, une image des citoyens et de leur bien-être qu’il partage avec un certain nombre de ses collègues. Le débat entre les élus pourra permettre de trouver un compromis acceptable par les deux partis ; sinon la majorité emportera la décision. Dans tous les cas ce seront des paroles politiques qui auront été échangées. Dans un régime démocratique, la parole politique appartient à tous les citoyens. Elle est particulièrement active dans les débats publics qui accompagnent les campagnes électorales et celle que nous venons de vivre a été illustrative à cet égard. Dans les régimes totalitaire, la parole politique existe aussi, mais elle est a priori suspecte aux yeux des tenants du pouvoir. S’opposent alors la parole autoritaire et la parole dissidente. Qu’en est-il de l’exercice de la parole citoyenne et de la parole politique aujourd’hui ? On peut avoir la nostalgie des campagnes électorales d’autrefois qui permettaient, sous les préaux d’écoles, la rencontre directe des candidats et de leurs électeurs et un dialogue certes moins technocratique que celui d’aujourd’hui, mais plus authentique. Aujourd’hui la parole politique est de plus en plus confisquée par les media. Les campagnes électorales se limitent trop souvent à des discours politiques, prononcés au cours de « grand-messes » soigneusement orchestrées mais où l’échange n’a pas sa place. La politique spectacle se substitue peu à peu au débat public. On assiste alors parfois à un déplacement du débat vers la sphère privée. Telle émission de télévision regardée en famille ou entre amis devient l’occasion de débats, d’échange de paroles politiques. S’affrontent alors idées et représentations et se forgent ou se confortent des convictions. Parallèlement, les lieux institutionnels de parole politique (partis politiques, syndicats) voient leur influence s’éroder au gré de la fonte de leurs effectifs militants. Les lieux de parole publique se déplacent à travers une floraison d’associations. Outre leur caractère souvent corporatiste, la parole citoyenne qui s’y exprime a de plus en plus de peine, en raison même de sa dispersion, à trouver un débouché politique. Les citoyens perdent peu à peu l’habitude du débat. Nous sommes menacés par le silence politique, silence de résignation, de désintérêt, silence d’autant moins acceptable que ceux qui y sont contraints par des régimes totalitaires nous envient la liberté dont nous n’usons pas. Comment redonner à la parole citoyenne et politique la place qui est la sienne en démocratie ? Face à cet affaiblissement de la parole citoyenne et politique, lié à la dilution des liens sociaux naturels dans nos villes, quelques dispositions simples peuvent être suggérées. C’est à l’école d’abord que doit être valorisée l’éducation civique. C’est là que le jeune citoyen apprend l’usage de la parole régulée et la prise en compte de points de vue différents du sien. La classe est un microcosme au sein duquel, à travers la gestion de quelques aspects de la vie commune, les jeunes élèves peuvent intégrer des attitudes citoyennes. Plus tard ils devront apprendre les règles de fonctionnement de la démocratie représentative et l’importance du rôle qu’en tant que citoyens actifs, ils auront à y tenir. Dans les villages et les quartiers, il est important que soient valorisés ces lieux d’échanges informels qui créent des liens entre les citoyens : le jardin public, le marché, la salle où se tient la réunion du Conseil Municipal… Faute de cela, le nonusage de la parole publique au quotidien rend difficile l’émergence de celle-ci lorsque la gestion de la cité l’exige. Il est essentiel également que les relais entre la parole citoyenne et le monde politique que constituent les élus, représentants du peuple, retrouvent leur rôle . Qu’autour d’eux s’organise le débat public dont ils puissent se faire l’écho au sein des instances où ils siègent Trop souvent le seul mode d’expression du citoyen de base est le dépôt d’un bulletin dans une urne au moment des grands scrutins locaux ou nationaux. Puis la parole se tarit et l’élu s’éloigne de ceux qui l’ont mandaté. Ce n’est qu’en revivifiant la parole citoyenne que l’on pourra Arrêter l’inexorable croissance de l’abstention, lors des consultations populaires. Il faut que chaque citoyen reprenne conscience que sa voix (qu’elle s’exprime par un bulletin de vote ou par la participation à un débat) est essentielle. Conclusion : Il est une expression souvent utilisée et paraphrasant un vieux Slogan publicitaire, qui dit que « la démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ». Et qu’elle est aussi « le pire des régimes…après tous les autres. ». La restauration de la parole citoyenne est la condition première du sursaut de la démocratie.