Je me souviens de la philosophie

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Je me souviens de la philosophie! comme dirait Agtit, le fou de notre village, la
discipline qui rend doux comme un agneau, beau et intelligent. J’allais sur mes seize ans.
Ma première année philosophie. Ma onzième année à l’école. Oh! Nous nous étions
prémunis de mille et une défenses. Car, la philosophie était ce que l’on pouvait nommer
les hiéroglyphes de la pensée. Une matière complexe, d’origine mécréante et qui, nous
disait-on, propulsait inévitablement dans l’incroyance et la négation de Dieu.
Les élèves qui préparaient déjà la terminale, la dernière année du cursus scolaire
que l’on sanctionne par la réussite d’un bac ou de son échec, nous parlaient en détails
bien alléchants de la découverte mirobolante : un philosophe allemand qui proclamait la
mort de dieu, un autre juif qui pensait que le tout est dieu et que la vie ne saurait être celle
des monothéismes en général et non seulement de l’islam, un philosophe français
existentialiste athée, l’autre effrayé par le silence eternel des espaces infinis, etc. Tant de
philosophes, de la Grèce antique à la modernité en passant par la civilisation musulmane,
qui avaient réfléchi notre rapport à la nature, à dieu, à l’autre, à soi.
Toutefois, une théorie détrônait toutes les autres sur l’échelle Richter de la peur de
l’enfer : la théorie de Darwin. Je me souviens avec précision de cette époque à cause de
(ou grâce à) M. Smaïl Omalu : sexagénaire, une calvitie qui finissait de noyer sa tête dans
le miroir, ne jeûnait jamais, ne croyait même pas en dieu et, pour couronner le tout, lisait
L’origine des espèces. Ce n’était pas le fait de lire le livre qui dérangeait mais qu’un
vieux le lût. M. Ismaïl m’était devenu inconsciemment la bûche destinée inexorablement
à l’enfer et sur laquelle ondoyait d’ores et déjà une flamme inextinguible. En tant que
vieux qui comptait ses derniers jours, il se devait de préparer son jugement dernier! La
jeunesse, n’est-ce pas, étant pour l’erreur, la vieillesse pour la repentance. Était-il fou de
lire l’infâme à un âge aussi avancé?
Au mieux, lorsque nous rapportions à nos parents la funeste théorie, nous glanions
des réponses moqueuses. C’était tout dit, tout réfléchi, fallait pas oser le pas dans certains
pâturages. Du reste, bien des années plus tard, je compris que la théorie dérangeait
jusqu’en pays dits avancés. La théorie ébranlait partout, secouait nos certitudes, remettait
sur table bien des questions que l’on croyait résolues.
Pourtant, j’ai longtemps eu mal à dissocier Darwin du chimpanzé de la célèbre
caricature. Une image qui inventait en moi l’émotion préméditée; celle de me hisser sur
l’échelle de la création pour aboutir à l’impossibilité de la rencontre. Serais-tu à ce point
débile, toi maitre incontestable et incontesté, pour descendre si bas? me disait l’image.
Fallait que Darwin s’abstînt nonobstant sa découverte. Fallait qu’il se posât la même
question!
Ainsi, mon premier professeur de philosophie débitait-il d’une traite tout son refus
pour la pensée et la philosophie qui a pensé l’homme.
- Je ne suis pas d’accord avec cette théorie, disait-il de l’une de ces
innombrables phrases chargées d’idéologie, et puis, la science a prouvé que la
théorie de Darwin était fausse, dénuée de fondements.
- Et Nietzche! dit un élève.
- Nietzsche est fou…
Spinoza est fou
Descartes aussi
Le doute? Hérésie.
Sartre
S’y éternisera-t-il (les feux de la géhenne).
Darwin
Tout est faux
Fou est Socrate
Platon, Socrate, Averroès
Le livre a dit
A tout dit
C’était un poème de M. Zarabi, notre prof de philo. Nous subissions ses
certitudes. Pourvu que nous pussions être moins impressionnés par le terme philosophie
lui-même. C’était notre première année; notre souci premier était tout d’abord de décoder
ces hiéroglyphes de la pensée. Et puis, nous pensions que c’était ainsi. Il disait vrai. De
toute manière, on nous disait toujours la vérité; on ne nous disait que ça! Notre religion
était la vraie, les autres fausses; notre guerre était la plus propre des guerres, la langue
arabe la langue du paradis… Nous savions que nous avions raison, l’autre tort. Pire, nous
étions sûrs.
Cependant, je crois que notre berbérité minorée est pour quelque chose dans
rapport complexe à langue arabe que nous nous devions d’outrepasser. Transcender ses
schèmes idéologiques. Le malheur de la langue arabe est qu’elle n’a pas vécu ses
Lumières. Nous faisions de la langue arabe un butin de guerre, comme disait Kateb
Yacine du Français. C’est pour cette raison que nous ne subissions pas tant que ça M.
Zarabi. Nous attendions notre deuxième année en philosophie. Nous connaissions déjà
l’enseignant. Il lisait comme il respirait, était Kabyle et n’était pas religieux. La
philosophie allait enfin nous parvenir dénoyautée de cette surdose subjective qui faisait
dire à M. Zarabi qu’il est des lectures qui accélèrent la descende… dans l’enfer.
Septembre. Premier cours chez monsieur Abouden. Un élève pose une question :
- Monsieur Abouden, croyez-vous à la théorie de Darwin?
- Oui.
- Mais c’est juste une théorie.
- La gravitation en est une aussi.
- Être du singe!
- D’abord, la théorie ne dit pas ça. Ensuite, à supposer que c’en est le cas, je ne
vois pas en quoi j’en serais offusqué. Enfin, je crois sincèrement, que si j’avais
à choisir à être ami avec un homme qui prend tout le reste pour de la merde et
un autre qui considère que tous méritent le même respect pour sûr que
choisirais le dernier.
- Je ne comprends pas…
- Darwin nous a dit que l’oiseau, l’insecte, le serpent ont tous chacun les mêmes
droits que nous et les créationnistes ne croient même pas qu’il y ait aucune
autre espèce qui puisse lui disputer la terre…
- Les créationnistes!
- Ceux qui pensent que dieu a créé la terre d’un coup comme on la voit.
- Oui, c’est ce que raconte le coran. Croyez-vous en dieu?
- Non.
Il y avait des incroyants parmi les élèves. Mais, ce que nous craignions est que
l’islamisme armé rampait déjà. En dehors de la Kabylie, je ne crois pas qu’il aurait pu le
dire à ses élèves. Du reste, la Kabylie durant la première élection démocratique au pays
est la seule où les islamistes avaient subi un cuisant échec. Tous les autres départements
avaient élu majoritairement les islamistes.
Pourquoi?
Ils sont sûrs.
De quoi?
Que l’autre a tort.
Voila donc. Une résultante naturelle de l’enseignement de la certitude. Croire que
la planète a tort et que lui a raison. Quand il ne sert à rien de discuter.
Monsieur Abouden était beau. Même de son athéisme, il disait qu’il pourrait
croire. Pourvu qu’on lui en donne la preuve. Une preuve quoi, comme disait-il, une
preuve intelligente, pas une du genre la terre est trop belle ou que sa brunante est trop
divine, parce que, disait-il, la terre est belle d’elle-même, se suffit à l’être ainsi d’ailleurs.
Du reste, l’islamisme multiplia par dix son incroyance. Un jour, me raconta-t-il, un élève
du côté de l’Algérois lui dit que c’est parce qu’il était Kabyle. M. Abouden lui dit que
pareillement, s’il était né au Tibet, il aurait mille et une chances d’être bouddhiste.
L’élève n’a pas aimé. Alors, il lui fixa rendez-vous dans l’autre monde. En enfer pour une
éternelle recommençable consumation. Peut-être était-ce lui son assassin?
Qu’est-ce qu’une patrie? Conjuguer la différence à en faire une singularité qui
épouse un espace. M. Abouden le disait. Il disait que sa patrie était loin d’être grillagée
par une frontière. D’ailleurs, il disait que le nationalisme béat est la forme intellectuelle
de l’idiotie. Pourquoi je raconte cela? Parce qu’il en était arrivé à un point où la patrie lui
était juste un petit paysage égaré dans l’oubli d’une société vigile qui plante des guérites,
des miradors et des sentinelles aux quatre coins afin qu’elle épie le moindre cillement.
C’est un arpent de terre (un mot qu’il n’aurait pas aimé) qui a survécu à l’abyme : une
rivière grondante qui serpente toujours, survivant à la disparition de son côté mortel, qui
dévale mille et une Kabylies, charriant des senteurs ancestrales. Dans une bassine, au
dessous d’une cascade, l’eau y est cristalline, criarde, dans l’ombre d’un buisson, il y
plonge une caisse de bières; l’envoilée, Lmeâajra! comme aimait-il dire… Ici, il égarait
du nationalisme des manuels et de leur islamisme, croquait à plein poumons et dents dans
une mer qui coïtait, en bas, avec son horizon azurée afin de commettre l’avenir … Il
devenait poète, s’élevait dans le zénith. J’en suis sûr qu’il est quelque part en train de
siroter ses envoilées.
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