Eloge du Vin - poème mystique soufi
Voici un poème mystique d'Omar Ibn al Farid, considéré comme le plus grand représentant
de la poésie soufie de langue arabe. Omar Ibn Al-Farid a exprimé l'amour divin et le sir
d'union mystique dans une langue qui fait appel au vocabulaire de l'amour profane,
semblable en cela au Cantique des Cantiques, poème sensuel qu'on trouve au cœur même
de la Bible chrétienne.
Ivresse mystique
Omar Ibn Al-Farid a mené toute sa vie en ermite sur les falaises cairotes du Muqattam
son tombeau est vénéré. Surnommé le Sultan des Amoureux (de Dieu), son œuvre la plus
célèbre est L'éloge du Vin, qui chante l'ivresse mystique. En voici le texte:
Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin dont nous nous sommes enivrés avant la
création de la vigne.
La pleine lune est son verre; et lui est un soleil que fait circuler un croissant.
Que d'étoiles resplendissent quand il est mélangé !
Sans son parfum, je n'aurais pas trouvé le chemin de ses tavernes.
Sans son éclat, l'imagination ne pourrait le concevoir.
Le temps en a si peu conservé qu'il est comme un secret caché au fond des poitrines.
Si son nom est cité dans la tribu, ce peuple devient ivre sans déshonneur et sans péché.
Il est monté peu à peu au fond des vases et il n'en reste en vérité que le nom.
Qu'il vienne un jour à l'esprit d'un homme, la joie s'empare de celui-ci et le chagrin s'en va.
La seule vue du cachet posé sur les vases suffit à faire tomber les convives dans l'ivresse.
S'ils arrosaient d'un tel vin la terre d'un tombeau, le mort retrouverait son âme et son corps
serait revivifié.
Etendu à l'ombre du mur de sa vigne, le malade déjà agonisant retrouverait aussitôt sa
force.
Près de ses tavernes, le paralytique marche et les muets se mettent à parler au souvenir de
sa saveur.
Si les souffles de son parfum s'exhalent en Orient, un homme privé d'odorat devient dans
l'Occident capable de les sentir.
Celui qui tient la coupe, la paume fardée de ce vin, ne s'égarera pas dans la nuit ; il tient un
astre dans la main.
Un aveugle-né qui le recevrait dans son cœur recouvrerait aussitôt la vue.
Le bruissement de son filtre fait entendre les sourds.
Si dans une troupe de cavaliers se dirigeant vers le terroir qui lui donne naissance,
quelqu'un est piqué par une bête venimeuse, le poison ne lui fait pas de mal.
Si l'enchanteur trace les lettres de son nom sur le front d'un possédé, ces caractères le
guérissent.
Brodé sur l'étendard de l'armée, ce nom enivre tous ceux qui marchent sous l'étendard.
Il polit le caractère des convives et par lui se conduisent dans la voie de la raison ceux qui
n'ont pas de raison.
Celui dont la main n'a jamais connu la largesse devient généreux, et celui qui n'avait pas
de grandeur d'âme apprend à se modérer, même dans la colère.
Si le plus stupide des hommes pouvait baiser le couvercle de son aiguière, il arriverait à
comprendre le sens de ses perfections.
On me dit : « Décris-le, toi qui es si bien informé de ses qualités. »
Oui, en vérité, je sais comment le décrire.
C'est une limpidité et ce n'est pas de l'eau, c'est une fluidité et ce n'est pas de l'air, c'est une
lumière sans feu et un esprit sans corps. Son verbe a préexisté éternellement à toutes les
choses existantes alors qu'il n'y avait ni formes ni images.
C'est par lui qu'ici subsistent toutes les choses, mais elles le voilent avec sagesse à qui ne
comprend pas.
En lui mon esprit s'est éperdu de telle sorte qu'ils se sont mêlés tous deux intimement ; mais
ce n'est pas un corps qui est entré dans un corps. Vin et non vigne : j'ai Adam pour père,
vigne et non vin : sa mère est ma mère.
La pureté des vases en vérité vient de la pureté des idées ; et les idées, c'est lui qui les fait
croître.
On a fait une distinction, mais le tout est un, nos esprits sont le vin et nos corps la vigne.
Avant lui, il n'y a pas d' « avant », et après lui il n'y a pas d' « après » ; le commencement
des siècles a été le sceau de son existence. Avant que le temps fut, il a été sous le pressoir.
Le testament de notre père n'est venu qu'après lui ; il est comme un orphelin.
Telles sont les beautés qui inspirent pour le louer les proses harmonieuses et les vers
chantants.
Celui qui ne le connaît pas encore se réjouit de l'entendre citer, comme l'amant de Nou'm
d'entendre le nom de Nou'm.
Ils ont dit : « Tu as pêché en le buvant. »
Non certes, je n'ai bu que ce dont j'eusse été coupable de me priver.
Heureux les gens du monastère ! Combien ils se sont enivrés de ce vin !
Et pourtant, ils ne l'ont pas bu, mais ils ont eu l'intention de le boire.
Avant ma puberté, j'ai connu son ivresse; elle sera encore en moi quand mes os seront
poussière.
Prends-le pur, ce vin, ou ne le mêle qu'à la salive du Bien-Aimé; tout autre mélange serait
coupable.
Il est à ta disposition dans les tavernes; va le prendre dans toute sa splendeur.
Qu'il est bon de le boire au son des musiques !
Car nulle part ailleurs il n'habite avec la tristesse, comme n'habitent jamais ensemble les
chagrins et les concerts.
Si tu t'enivres de ce vin, fût-ce la durée d'une seule heure, le temps sera ton esclave docile
et tu auras la puissance.
Il n'a pas vécu ici-bas, celui qui a vécu sans ivresse, et celui-là n'a pas de raison qui n'est
pas mort de son ivresse.
Qu'il pleure sur lui-même, celui qui a perdu sa vie sans en prendre part.
Omar Ibn Al Farid
On sent bien à la lecture de ces lignes que l'état d'esprit des soufis est empreint de poésie, de finesse, de
tolérance et d'amour, bien différent de l'islam intégriste qu'on connait aujourd'hui et qui pourchasse
d'ailleurs les soufis comme des hérétiques. Cela devrait permettre de comprendre que le véritable Islam
est aussi porteur d'amour et de lumière que les autres traditions; cela devrait inciter à ne pas faire d'anti-
islamisme primaire, à ne pas faire l'amalgame entre les intégristes et les musulmans en général. Tomber
dans ce piège ne peut avoir qu'une seule conséquence : inciter encore plus à la haine et à la guerre, ce
qui est exactement ce que veulent les intégristes. Faire l'amalgame avec les intégristes, c'est se
comporter soi-même en intégriste! Il vaut mieux essayer de distinguer les personnes qui sont aussi à la
recherche de l'amour et de la paix et oeuvrer de concert avec eux, dans et pour l'unité. Au Sud de
l'Espagne, jadis, christianisme, islam et judaïsme arrivaient parfaitement à vivre en harmonie; pourquoi
n'en serions-nous pas capables aujourd'hui ? Ce n'est pas l'Islam qu'il faut combattre, c'est l'intégrisme,
sous toutes ses formes!
Le soufisme est défini comme la doctrine ésotérique de l'Islam, celle qui s'attache à l'Esprit et non à la
lettre. Mais le terme de soufi possède un sens encore bien plus large; pour les soufis, toute personne à la
recherche de la lumière et de l'amour divins est un « soufi », même s'il n'est pas musulman.
Enfin, il est intéressant de trouver au coeur de l'Islam un éloge du vin, alors que cette boisson est
pourtant clairement interdite. C'est que le propos de ce poème n'est pas du tout d'inciter à boire du vin et
de faire de la provocation, sinon son tombeau ne continuerait pas d'être vénéré comme il l'est. Le sens
du poème est évidemment symbolique car il est question d'ivresse divine, non d'ivresse alcoolique; cette
ivresse divine est l'état intérieur qu'on obtient lorsqu'on se donne entièrement à Allah (qui est n'est
d'ailleurs qu'un autre nom du Dieu Chrétien, le 100ème exactement), qu'on désigne généralement
comme le Bien-Aimé, tout comme dans le "Traité de l'Amour" d'Ibn Arabi, autre grand mystique soufi.
Union des soufis avec Dieu
Cela nous amène d'ailleurs aux raisons de l'interdiction de l'alcool dans l'Islam. A l'évidence, il existe une
raison d'hygiène car la chaleur des pays l'Islam s'est développé ne fait pas bon ménage avec la
consommation d'alcool, qui peut alors facilement détruire le corps et l'esprit; cela relève du simple bon
sens, comme il le serait d'interdire de boire une eau si on sait qu'elle est empoisonnée. Mais la raison la
plus profonde se trouve encore ailleurs. En effet, le corps humain possède lui-même la capacité à produire
de l'alcool, tout comme il est capable de produire des endorphines ou autres substances qui se trouvent
contenues dans les psychotropes. Cet alcool produit de l'intérieur peut procurer une véritable état d'ivresse
divine, surtout si l'on suit une certaine ascèse spirituelle; c'est pour celà qu'on dit que le seul "vin" autorisé
en Islam est celui du Paradis. En effet, si on recourt à un apport extérieur d'alcool, alors le corps perd sa
capacité à produire lui-même de l'alcool pour arriver à la véritable ivresse divine et l'on devient dépendant
d'un apport extérieur d'alcool pour atteindre un état d'euphorie que toute véritable alchimie spirituelle
peut nous procurer. La danse des derviches tourneurs, dont l'ordre a été fondé par Rumi, est un excellent
exemple de technique spirituelle qui permet d'arriver à l'extase divine sans la prie d'aucune substance
extérieure.
Derviche tourneur
De plus, l'ivresse procurée par la consommation d'alcool détruit le corps et l'esprit, le système nerveux et
aussi les corps subtils; l'état d'euphorie qu'elle provoque n'est que provisoire et surtout illusoire car il ne
nous appartient pas et, au lieu de nous élever, finit plutôt par nous faire chuter. Le vin que l'on boit n'est
pas le vin de notre Ame!
Par ailleurs, il est intéressant de savoir que l'améthyste est la pierre du sevrage alcoolique (c'est ce que
signifie l'étymologie de son nom). Or, l'améthyste est utilisée pour ouvrir le chakra coronal afin de
favoriser l'état mystique d'union avec le divin. Ainsi, la consommation d'alcool serait une tentative de
retrouver un état d'union avec le Divin, et l'utilisation de l'améthyste permettrait le sevrage en procurant
à l'individu le même état d'union mystique que l'alcool, et donc en faisant disparaître la raison profonde
de l'alcoolisme. On rejoint donc la même idée selon laquelle il ne faut pas boire d'alcool, mais velopper
sa pratique spirituelle pour arriver au même état d'ivresse qu'avec l'alcool. C'est d'ailleurs la même chose
avec les lamas tibétains qui arrivent par la seule méditation à des états intérieurs identiques à ceux
procurés par des drogues psychotropes, mais encore une fois, sans dépendance, ni ravage pour le corps
et l'esprit, donc sans perdre sa liberté, ni son intégrité.
Pour en savoir plus sur le soufisme, voir le site www.saveurs-soufies.com/
Pour le sujet plus particulier de l'ivresse mystique dans la tradition soufie, voir aussi le site
www.teheran.ir/spip.php?article1235
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