VIII
Un homme sans psychologie
Un jour j’ai lu une biographie de Hitler. La description de son enfance m’a intriguée. Ou plutôt la personne de sa
mère, l’amour exalté qu’elle portait à cet enfant chétif, malingre et que les médecins croyaient condamné. Jamais
peut-être la cathédrale de Braunau, la ville natale de Hitler, n’avait entendu sous la nef des prières aussi
ferventes : la mère s’y rendait chaque jour, sombrait dans une déchirante extase de suppliques et de larmes.
L’enfant a survécu, malgré ses tares organiques, les rosseries fréquentes que lui infligeait son père alcoolique, la
pauvreté et plus tard les blessures reçues durant la Première Guerre mondiale. On connaît le reste : son talent de
peintre, modeste mais non négligeable, les échecs de ses débuts artistiques, les premières pitreries nazies qui,
inexplicablement vite, ont donné naissance à une force écrasante, presque magique. Ses postures de tribun, à la
fois clownesques et redoutablement efficaces… Les historiens, les philosophes ont tout expliqué depuis : l’esprit
de revanche des Allemands, plus leur légendaire bellicisme, plus l’homme de la situation qui fédère toutes les
passions dans un rapprochement explosif, semblable à la fusion nucléaire. Le totalitarisme. Oui, on a tout dit là-
dessus. Pourtant, pour moi, le mystère était ailleurs. Je me disais : d’accord, la guerre, la sauvagerie, les
souffrances de millions d’enfants battus et souvent assassinés par leurs proches (à l’époque, j’ai consulté les
statistiques : plus de dix-huit mille enfants martyrisés chaque année en Europe), des meurtres passionnels entre
époux, l’extrême cruauté envers les vieux. Sans parler de la violence criminelle. Mais surtout de quelle paix
peut-on parler si des centaines de guerres locales font des milliers de victimes par jour ? […] » p.324
« Cette révélation a marqué ma jeunesse : pas de frontière entre la guerre et la paix ! Et donc pas de justification
possible pour le carnage qui ne cesse jamais et s’intensifie juste de temps en temps. Cette continuité a été ma
première découverte. Et c’est elle qui m’a poussée vers un constat encore plus stupéfiant : la continuité
psychique préservée à travers les guerres, les paix, les crises, les périodes d’abondance. En fait, l’homme ne
cesse jamais d’éprouver des sentiments, de passer d’un état d’âme à l’autre, bref, d’avoir une vie psychologique.
Le petit Hitler était tendrement aimé par sa mère et atrocement battu par son père. Grandi, il adorait les animaux,
ses chiens surtout et refusait de manger de la viande. Seuls les végétariens avaient grâce à ses yeux, il considérait
les autres come Leichefresser, mangeurs de cadavres. Pendant la guerre, il a continué à aimer ses chiens, à
respecter une diète végétarienne, au milieu d’une Europe couverte de cadavres. Plus généralement, ces centaines
de millions de personnes touchées par la folie d’effroyables massacres continuaient à avoir les mêmes sentiments
qu’en temps de paix : la peur de mourir, le souci d’avoir assez d’aliments, l’attachement à leur famille, l’amour
pour leur femme ou leur mari, la haine, la rancune, la jalousie, l’autosatisfaction, la joie, le bonheur, l’angoisse,
l’indifférence. Une telle constance de notre être psychique me paraissait si ahurissante que je n’aurais sans doute
pas osé aller, toute seule, jusqu’au bout de ma pensée. p.325
L’homme se drogue aux sentiments comme d’autres aux stupéfiants. En grandissant, l’enfant apprend toutes les
gammes psychiques et, peut à peu, l’art d’interpréter ces mélodies émotionnelles devient un plaisir, indépendant
du contenu réel de ce qu’il ressent. Aimer, dominer, être jaloux, faire mûrir une vengeance, pardonner, expier, se
châtier, se laisser saigner le cœur par une parole anodine, rester indifférent face à la souffrance d’un rival, se
délecter de la naïveté d’un simplet, pécher pour défier on ne sait quel dieu, risquer la mort pour tenter la fatalité,
s’apitoyer sur son sort pour pouvoir constater qu’il est plutôt enviable, mentir et se mentir, jouer au révolté, au
persécuté, au mal aimé, à l’amant comblé, au parent qui se sacrifie pour ses enfants, s’immoler sur le feu du
devoir dont on se moquera le lendemain, se prendre pour un saint, un salaud, un repenti, un réprouvé… Tout cela
n’est qu’une infime partie du kaléidoscope psychique que l’homme tourne et retourne, peu attentif au réel qui
provoque ses émois, attiré juste par l’effet passionnel de ce jeu. Oui, un drogué, car le sentiment a son expression
chimique, ces incessants flux d’adrénaline, dopamine, ocytocine et bien d’autres hormones qui soûlent notre
cerveau avec leurs petits paradis. Mais, je le répète, ce n’est pas tant le paradis qui compte, car l’émotion que
l’homme recherche peut être douloureuse, destructrice même. Non, ce qui prime pour cet addict aux sentiments,
c’est sa maîtrise de prestidigitateur : […] on est obligé de constater que la quasi-totalité de l’existence humaine
est un univers psychique fictionnel. p.328