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doubles, au destin identique au nôtre
. Il est évident que cette conséquence incontournable de
l’infinité de l’Univers est dérangeante. Nietzsche en a d’ailleurs fait la base de sa célèbre
théorie de l’Éternel Retour. Un Univers fini où nous sommes uniques est autrement plus
rassurant ! Aussi cette conception novatrice des atomistes allait-elle être farouchement
combattue par le christianisme et l’Église catholique. D’autant plus, d’ailleurs, qu’elle
reposait sur un matérialisme philosophique intégral. Mais cette vision du monde avait
pourtant une faiblesse majeure : elle était purement spéculative et ne pouvait à l’époque se
targuer d’aucune observation décisive.
Cependant, malgré son grand intérêt pour nos esprits scientifiques modernes, l’école
atomiste était loin d’être la seule chez les Grecs. D’autres philosophes, d’ailleurs plus
nombreux, estimaient que l’Univers était fini. Par exemple Parménide, un autre penseur du Ve
siècle avant JC, maître de Zénon, pensait que c’était une sphère parfaite et fermée sur elle-
même. Certains de ces philosophes s’opposaient également à l’idée que la matière repose sur
des éléments insécables comme les atomes. Empédocle ou, plus tard, Aristote, considéraient
plutôt que les quatre éléments, la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu, constituaient les bases ultimes
et indécomposables (c’est le sens grec du mot élément) de la matière, les « quatre racines »,
comme aimait à dire Empédocle, de toute réalité.
Avant d’aller plus loin, rappelons que c’était en réponse à Zénon et à ses fameux
paradoxes que les atomistes avaient développé leur modèle du Cosmos. Considérons par
exemple le paradoxe du javelot : si la distance qui le sépare de sa cible est divisible à l’infini,
comment fera-t-il pour l’atteindre ? De même pour le rapide Achille, qui, pour peu qu’il
possède un retard au départ, ne pourra jamais rattraper une tortue à la course : en effet, quand
il aura rejoint l’endroit où elle se trouvait au moment du départ, celle-ci aura avancé d’une
distance a. Si Achille franchit cette nouvelle distance, la tortue aura à nouveau avancé d’une
distance b. Comme l’espace à parcourir peut théoriquement être divisé à l’infini, il lui restera
toujours une distance x à combler. Ainsi, résultat paradoxal lié à l’utilisation de l’infini,
Achille ne la rattrapera en principe jamais. Zénon en concluait que le mouvement lui-même
était impossible, ou plutôt était une illusion des sens, ce qui allait établir entre le mouvement
et l’infini un rapport qui tiendrait la pensée en haleine pour les deux millénaires suivants. La
réponse des atomistes fut que l’espace n’est pas vraiment divisible à l’infini, puisqu’en le
divisant sans cesse, on bute forcément sur les atomes, qui sont pour leur part insécables.
Mais revenons au problème de l’infiniment grand, celui de l’Univers, que Platon et
Aristote attaquèrent d’une façon qui allait marquer profondément la pensée occidentale.
Nous savons que, pour Platon, le monde qui nous entoure n’est que le reflet d’un monde
idéal, seul vrai, et qui, échappant aux données des sens, est accessible par la seule pensée. Les
mathématiques, qui participent de ce monde idéal, sont l’un des deux moyens pour y avoir
accès
. Pour Platon la compréhension du monde, dont le ciel, passe donc entre autres par les
mathématiques, c’est-à-dire la géométrie. Ainsi, il ramène les quatre composants ultimes de la
matière, le feu, l’air, l’eau et la terre, à des polyèdres réguliers : le tétraèdre, l’octaèdre,
l’icosaèdre et le cube, que son école a été la première dans l’histoire à définir et étudier. Le
monde visible est une des applications possibles des structures mathématiques car, tous
On rencontre cette puissance de l’infini à propos des décimales d’un nombre transcendant comme п : si les
décimales étaient codées pour représenter des lettres, alors l’histoire de notre vie sous un nombre infini de
formes et dans toutes les langues s’y trouverait, même si cela devait prendre un temps quasi infini pour la
localiser ! Voir à ce propos le texte sur l’infini et les mathématiques.
Comme il s’agit du monde des Idées, le moyen privilégié est évidemment la pensée pure, celle qui utilise les
concepts.