Physique, histoire de la philosophie et infini Nature de la physique et infini La physique est la science qui étudie les lois générales de la nature. Les physiciens ont donc été confrontés très tôt à l’infini. D’abord avec l’infiniment grand, tout simplement en regardant le ciel et en se demandant si l’Univers est fini ou non. Ce fut l’origine d’un questionnement qui est resté au cœur de la physique depuis ses tout débuts. Ensuite, en analysant la matière et en se demandant si elle est indéfiniment divisible ou s’il existe ultimement des composants de base insécables, ils ont aussi affronté un autre type d’infini, l’infiniment petit. Ces deux infinis, le grand et le petit, présentent d’ailleurs au moins deux visages différents, liés soit à la distance, soit au temps. Comme la physique cherche à expliquer les phénomènes naturels, la question de l’infini s’y présente sous une forme plus expérimentale qu’en mathématiques. En physique, les conceptions doivent en effet être validées par l’observation ou l’expérimentation. Or nous avons tendance à ramener le monde à notre échelle, ou du moins à notre niveau de compréhension. Ce qui nous semble alors infini parait incompréhensible et nous sommes portés à attribuer à notre méconnaissance cet infini apparent. Pour nous, le comprendre c’est alors souvent le ramener au fini. Les physiciens craignent l’infini et, nous allons le constater, durant son histoire, la physique a souvent tenté de l’éliminer, là où il se présentait. Comme le ciel, avec ses étoiles et ses planètes en mouvement, est une source inépuisable de surprises, de mesures et de méditations, l’infiniment grand se prête mieux à l’observation que l’infiniment petit. L’histoire de ce questionnement fut d’ailleurs tumultueuse, les diverses questions touchant le ciel, son étendue, sa finitude ou son infinitude ainsi que son fonctionnement étant étroitement liées aux diverses religions. Dans le cas de l’infiniment petit, les outils d’observation efficaces sont très récents. De sorte que ce n’est qu’au vingtième siècle qu’on a pu l’étudier sérieusement. Dans ce texte, nous allons surtout examiner comment la question de l’infinitude éventuelle de l’Univers s’est posée, des origines, chez les penseurs grecs, jusqu’à aujourd’hui. À l’occasion, nous croiserons, sous diverses formes, la question de l’infiniment petit et verrons la façon dont elle rejoint aujourd’hui celle de l’infiniment grand. Avant d’aborder l’infini comme tel, notons que l’on rencontre souvent en physique de très grandes ou de très petites dimensions, que ce soit en terme d’espace, de masse, d’énergie ou de temps. La façon la plus simple de les traduire en chiffres est d’utiliser les exponentielles à base 10. Ainsi le nombre 10n représente 10 multiplié n fois par lui-même et s’écrit en notation décimale avec n zéros avant la virgule. C’est une écriture simple et efficace où la multiplication se traduit par une somme d’exposants. Ainsi, cent mille fois un million s’écrit 105.106, soit 1011. Avec cette écriture les valeurs deviennent vite astronomiques. Pour illustrer 1 ce qui précède et afin de fixer un ordre de grandeur pour ce qui va suivre, voici quelques données sur l’Univers tel que nous le concevons aujourd’hui. La masse du soleil avoisine 2.1030 kg. Notre galaxie possède une masse à peu près équivalente à cent milliards de soleils, c'est-à-dire 2.1041 kg. Comme on peut supposer actuellement qu’existent environ cent milliards de galaxies, et que notre galaxie semble une galaxie de taille moyenne, la masse observable de l’Univers - une partie de la masse de l’Univers serait formée de matière invisible pour nous - serait environ de 2.1052 kg. Or, on sait qu’un kilogramme d’hydrogène, élément constituant la majeure partie de la matière cosmique observable, contient environ 1027 atomes. Le soleil serait donc composé d’environ 2.1057 atomes. Et, comme c’est une étoile plutôt standard, il y aurait par conséquent environ 1079 atomes dans l’Univers! C’est un nombre phénoménal, l’un des plus grands que l’on connaisse correspondant à une réalité physique. Pourtant, quoique impressionnant, il demeure en deçà de l’infini, très en deçà. Par exemple, il n’est pas du tout du même ordre de grandeur que les alephs de Cantor! Il importe donc de distinguer soigneusement infini et « valeurs extrêmement grandes ». Évidemment, la notation exponentielle permet de représenter tout aussi facilement des grandeurs très petites. Ainsi le diamètre d’un atome d’hydrogène serait de 10 -15 m, soit un millionième de milliardième de mètre! Grandeur à mettre d’ailleurs en rapport avec le rayon de l’Univers, qui est d’environ 1,5.1023 m. Tout cela précisé, abordons à présent l’historique de l’infiniment grand. L’infiniment grand dans l’histoire des sciences et de la philosophie La science grecque et le monde clos Une des toutes premières expériences qui puisse mener à l’infiniment grand, c’est, nous l’avons signalé, la contemplation d’un ciel nocturne : est-il fini ou infini? Vers le Ve siècle avant JC, plusieurs écoles philosophiques s’affrontaient à ce propos en Grèce. Elles différaient d’opinion autant sur la conception de l’infiniment grand (le ciel) que sur celle de l’infiniment petit (les constituants de base de la matière). Il y avait d’abord les atomistes, dont les plus connus sont Démocrite et son maître, Leucippe. Pour eux, l’Univers était infini, et il existait une infinité de mondes semblables au nôtre. Quant à la matière, elle était selon eux composée d’éléments insécables, les atomes (étymologiquement, a-tomos signifie indivisible), éternels et sans cesse en mouvement à travers le Vide infini. Dans cette conception hardie, base de tous les matérialismes ultérieurs, les dieux ne jouent aucun rôle et notre monde, l’un parmi une infinité d’autres, n’a pas d’importance particulière. Ainsi, l’Univers des atomistes est éclaté, et l’homme, comme toute chose, n’y est, comme l’écrit Démocrite, qu’un « produit du Hasard et de la Nécessité » (par Nécessité, il faut entendre ici les Lois de la nature). Si l’Univers est infini dans le temps, cela pose aussi un autre problème pressenti par les atomistes et exprimé clairement par l’École stoïcienne : comme le nombre d’étoiles et de planètes est infini, il en a existé ou il en existera alors forcément de semblables à la nôtre. Mieux : il en a existé ou en existera une infinité de semblables et sur une (ou une infinité) de celles-ci, nous avons eu ou nous aurons nos propres 2 doubles, au destin identique au nôtre1. Il est évident que cette conséquence incontournable de l’infinité de l’Univers est dérangeante. Nietzsche en a d’ailleurs fait la base de sa célèbre théorie de l’Éternel Retour. Un Univers fini où nous sommes uniques est autrement plus rassurant ! Aussi cette conception novatrice des atomistes allait-elle être farouchement combattue par le christianisme et l’Église catholique. D’autant plus, d’ailleurs, qu’elle reposait sur un matérialisme philosophique intégral. Mais cette vision du monde avait pourtant une faiblesse majeure : elle était purement spéculative et ne pouvait à l’époque se targuer d’aucune observation décisive. Cependant, malgré son grand intérêt pour nos esprits scientifiques modernes, l’école atomiste était loin d’être la seule chez les Grecs. D’autres philosophes, d’ailleurs plus nombreux, estimaient que l’Univers était fini. Par exemple Parménide, un autre penseur du Ve siècle avant JC, maître de Zénon, pensait que c’était une sphère parfaite et fermée sur ellemême. Certains de ces philosophes s’opposaient également à l’idée que la matière repose sur des éléments insécables comme les atomes. Empédocle ou, plus tard, Aristote, considéraient plutôt que les quatre éléments, la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu, constituaient les bases ultimes et indécomposables (c’est le sens grec du mot élément) de la matière, les « quatre racines », comme aimait à dire Empédocle, de toute réalité. Avant d’aller plus loin, rappelons que c’était en réponse à Zénon et à ses fameux paradoxes que les atomistes avaient développé leur modèle du Cosmos. Considérons par exemple le paradoxe du javelot : si la distance qui le sépare de sa cible est divisible à l’infini, comment fera-t-il pour l’atteindre ? De même pour le rapide Achille, qui, pour peu qu’il possède un retard au départ, ne pourra jamais rattraper une tortue à la course : en effet, quand il aura rejoint l’endroit où elle se trouvait au moment du départ, celle-ci aura avancé d’une distance a. Si Achille franchit cette nouvelle distance, la tortue aura à nouveau avancé d’une distance b. Comme l’espace à parcourir peut théoriquement être divisé à l’infini, il lui restera toujours une distance x à combler. Ainsi, résultat paradoxal lié à l’utilisation de l’infini, Achille ne la rattrapera en principe jamais. Zénon en concluait que le mouvement lui-même était impossible, ou plutôt était une illusion des sens, ce qui allait établir entre le mouvement et l’infini un rapport qui tiendrait la pensée en haleine pour les deux millénaires suivants. La réponse des atomistes fut que l’espace n’est pas vraiment divisible à l’infini, puisqu’en le divisant sans cesse, on bute forcément sur les atomes, qui sont pour leur part insécables. Mais revenons au problème de l’infiniment grand, celui de l’Univers, que Platon et Aristote attaquèrent d’une façon qui allait marquer profondément la pensée occidentale. Nous savons que, pour Platon, le monde qui nous entoure n’est que le reflet d’un monde idéal, seul vrai, et qui, échappant aux données des sens, est accessible par la seule pensée. Les mathématiques, qui participent de ce monde idéal, sont l’un des deux moyens pour y avoir accès2. Pour Platon la compréhension du monde, dont le ciel, passe donc entre autres par les mathématiques, c’est-à-dire la géométrie. Ainsi, il ramène les quatre composants ultimes de la matière, le feu, l’air, l’eau et la terre, à des polyèdres réguliers : le tétraèdre, l’octaèdre, l’icosaèdre et le cube, que son école a été la première dans l’histoire à définir et étudier. Le monde visible est une des applications possibles des structures mathématiques car, tous On rencontre cette puissance de l’infini à propos des décimales d’un nombre transcendant comme п : si les décimales étaient codées pour représenter des lettres, alors l’histoire de notre vie sous un nombre infini de formes et dans toutes les langues s’y trouverait, même si cela devait prendre un temps quasi infini pour la localiser ! Voir à ce propos le texte sur l’infini et les mathématiques. 2 Comme il s’agit du monde des Idées, le moyen privilégié est évidemment la pensée pure, celle qui utilise les concepts. 1 3 composés des mêmes triangles équilatéraux, ces quatre polyèdres peuvent se transformer les uns dans les autres par addition ou soustraction de triangles. On observe en effet l’eau se transformer en vapeur (Air) sous l’effet de la chaleur, le bois (Terre) en feu, etc. Les transformations naturelles recevaient ainsi une première interprétation mathématique, plus précisément de nature géométrique. Par ailleurs, comme, pour lui, la sphère est la figure géométrique parfaite, puisque parfaitement symétrique, l’Univers était inclus dans une sphère. C’est celle sur laquelle se trouvent les étoiles, dite « sphère des fixes ». Elle englobe ellemême une série de sphères concentriques, qui emportent avec elles les différentes planètes circulant sur leurs orbites respectives. La vision d’Aristote est très différente. Face à Platon qui voit les mathématiques comme des entités réelles formant avec les Idées un monde à part, Aristote pense plutôt que la seule réalité est celle du monde que nous voyons, les mathématiques n’étant qu’une voie d’analyse parmi d’autres. Constitué comme celui de son maître Platon de cercles homocentriques, son Univers est lui aussi fini, et Aristote raffinera encore ce modèle qui, repris et perfectionné par l’astronome Ptolémée quelques siècles plus tard, allait devenir canonique et marquer les esprits jusqu’au XVe siècle de notre ère. Cependant, étant donné son appréciation du rôle limité des mathématiques, Aristote apporte sur la question de l’infini une distinction capitale. Il propose en effet deux types différents d’infini, l’infini en acte et l’infini potentiel. Pour lui, le premier n’existe pas dans la nature. Quant au second, c’est simplement un outil que peuvent par exemple utiliser les mathématiciens ou encore un résultat auquel on parvient par certaines opérations de l’esprit. Ainsi par exemple, à une longueur on peut toujours ajouter une autre longueur, et on n’obtient rien d’autre qu’une addition indéfinie de longueurs formelles. Il en va de même de la divisibilité de l’espace. Face aux paradoxes de Zénon, Aristote affirme en effet que le fait que l’espace géométrique soit divisible à l’infini n’implique en aucune manière que l’espace physique le soit lui aussi. Il faut distinguer les mathématiques formelles et l’espace réel. Ainsi, la divisibilité spatiale (en géométrie) ou l’addition infinie (en arithmétique), certes toutes deux utiles aux mathématiciens, ne sont en fait que des infinis potentiels3. Il n’existe donc aucun infini physique actuel ou, dans la terminologie d’Aristote, aucun infini en acte. Cette distinction capitale a fait fortune et, de nos jours, elle partage encore les différentes écoles philosophiques chez les mathématiciens modernes. Ainsi, rejetant les paradoxes de Zénon, Aristote affirme que le mouvement est parfaitement pensable puisque c’est seulement géométriquement que la distance séparant Achille de la tortue ou le javelot de sa cible peut être indéfiniment divisée. Par conséquent, pour lui, les composants ultimes de la matière ne seront pas des atomes insécables, puisqu’il croit avoir résolu les paradoxes auxquels les atomes étaient censé répondre. En fait, il la ramène plutôt aux quatre éléments d’Empédocle, l’Air, l’Eau, le Feu et la Terre. Notons en terminant que si, pour Aristote, l’Univers est sphérique et fini, par contre il est éternel et n’a jamais été créé. Ces conceptions de Platon et d’Aristote allaient être dominantes pendant près de vingt siècles, les esprits alternant de l’une à l’autre au fil des diverses périodes. D’ailleurs, la vision d’Aristote, adaptée au christianisme durant le Moyen-Âge par Thomas d’Aquin, allait devenir jusqu’à tout récemment la doctrine officielle de l’Église. En effet, pour elle, la Terre était évidemment au centre du monde, puisqu’elle abritait les hommes, le sommet de la création. La question de l’infiniment grand avait été évacuée : l’infini en acte était le propre de Dieu et de Dieu seul. Le monde sub-lunaire était celui des hommes, c’était un monde imparfait voué au mouvement et au dépérissement. Le monde céleste était pour sa part le monde des 3 Descartes, deux milles ans plus tard, les appellera pour sa part des indéfinis… 4 planètes, des étoiles et de la sphère des fixes, immuable et parfait. Leur mouvement s’étudiait d’ailleurs par le biais de la géométrie, leurs trajectoires étant des cercles, figure parfaite. Pendant près de vingt siècles donc, les choses changèrent peu dans ce monde fini et immobile, soumis à la férule toute-puissante de l’Église. Pourtant, de nombreuses questions restaient sans réponse, comme celle posée dès le Ve siècle avant notre ère par le philosophe Archytas de Tarente et reprise par la suite sous d’autres formes : si le monde est fini, c’est qu’il a une frontière. Si quelqu’un, à partir de cette frontière, tend un bâton ou lance un javelot, dans quoi le javelot en question voyagera-t-il ? Faudra-t-il donc repousser indéfiniment la frontière ? En fait, c’est seulement avec l’apparition des géométries non euclidiennes au XIXe siècle que l’on pourra comprendre que le monde peut être à la fois fini et non borné. Mais n’anticipons pas. Autre problème, plus ennuyeux encore : dans le système d’Aristote, perfectionné par Ptolémée et repris par Thomas d’Aquin, les trajectoires des planètes assimilées à des cercles ne correspondaient plus à ce qui était observé. En fait, plus les observations se précisaient, plus il fallait compliquer les figures géométriques pour sauver le système ! Quelque chose devait se passer pour modifier cette pensée bloquée et rien moins qu’une révolution mentale ne serait nécessaire pour ce faire. La science classique et l’Univers infini C’est lors de la Renaissance, au XVIe siècle, que le géocentrisme d’Aristote, repris par l’Église médiévale, fut directement remis en cause. Pour des raisons que les historiens n’ont pas fini d’élucider, la société européenne se remit alors en mouvement : nouvelles formes d’art, nouvelles philosophies, invention de l’imprimerie, navigations et explorations, découverte de l’Amérique, commerce international, etc. Dans la foulée, le mouvement redevient sujet d’étude et les résultats se multiplient. D’abord à partir des observations et des mesures prises par son maître, l’astronome Tycho Brahé, Kepler montre que les trajectoires des planètes ne sont pas des cercles parfaits, mais des ellipses. Il reste malgré tout attaché à un monde fini car, pour lui, « un corps infini ne peut être compris par la pensée ». De plus, suivant en cela le nouveau modèle héliocentrique de son prédécesseur Copernic, il suggère que la Terre n’est pas le centre de l’Univers et qu’elle tournerait, comme les autres planètes, autour du Soleil. Cette idée est aussi reprise par Galilée, qui affirme en outre que le langage de la nature est celui des mathématiques. Cette remise en cause du système géocentrique hérité du Moyen-Âge n’est cependant pas sans danger et elle vaudra à Galilée un procès retentissant instruit par l’Église. Quelques décennies auparavant, le philosophe Giordano Bruno avait remis l’infiniment grand à l’ordre du jour en affirmant l’infinité de l’Univers et la pluralité des Mondes. Il reprenait ainsi l’une des thèses importantes des atomistes anciens. Sommé par l’Église de se rétracter, il refusa obstinément. C’en était trop pour l’orthodoxie et il fut brûlé vif sur la grande place de Rome. Mais la Révolution Scientifique était en marche et aucune répression ne saurait plus l’arrêter. Aussi la méthode de Galilée, l’observation et la traduction des résultats en langage mathématique, allait-elle être reprise par un nombre grandissant de savants dans toute l’Europe et les résultats allaient rapidement s’accumuler. Après Descartes et sa création de la géométrie analytique, l’étape majeure suivante fut la découverte conjointe de Newton et Leibniz. En utilisant avec audace les infiniment petits, ils développèrent simultanément le calcul différentiel qui allait permettre de répondre à Zénon sur des bases 5 mathématiques et, par la même occasion, d’analyser rigoureusement le mouvement. Mais surtout, la grande synthèse de toute la Révolution Scientifique fut celle de la gravitation universelle par Newton. Cette loi énonce que tous les corps subissent la force d’attraction, s’attirant les uns les autres proportionnellement à leur masse et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare. Newton unifiait ainsi le monde sublunaire et le monde éthéré d’Aristote, faisant disparaître la dichotomie traditionnelle entre les niveaux de réalité terrestre et céleste, et montrant par la même occasion que les lois qui meuvent les planètes sur leurs orbites sont aussi celles-la mêmes qui font tomber les corps sur la Terre. Les travaux de Kepler et Galilée se donnaient à présent la main dans une vaste synthèse, qui expliquait mathématiquement la chute galiléenne des corps, mais aussi le mouvement képlérien des planètes, tout en permettant d’en prévoir les trajectoires ! La loi de gravitation se révélait vraiment universelle. Notons au passage que cette loi d’attraction implique idéalement que l’Univers est infini, condition nécessaire pour équilibrer les forces des planètes et des étoiles entre elles. Sinon, ces divers astres s’écraseraient tous au centre de gravité de l’Univers. Cette série de découvertes, s’étendant de Copernic à Newton, en passant par Tycho Brahé, Kepler, Galilée et Descartes, forme à présent la base de la science dite classique. C’est celle que l’on enseigne toujours dans les collèges, par exemple dans les cours de mathématiques ou ceux de physique mécanique. Elle a radicalement changé la conception que les hommes se faisaient du monde qui les entoure. Car on est alors passé d’un Monde médiéval clos et fini à un Univers moderne infini et en perpétuel mouvement. Cette ouverture vertigineuse sur l’infini a été vécue avec un enthousiasme mêlé d’angoisse par les philosophes et savants de l’époque. On pense à Pascal qui écrivait, dans ses célèbres Pensées : Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée ne s’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée… Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant en regard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. En plus de donner le vertige à Pascal, l’irruption d’un Univers infini soulevait bien des questions, sans résoudre pour autant certains paradoxes, dont celui dit de la nuit noire. Déjà, un siècle avant Pascal, Kepler, bien qu’on ait cru alors l’Univers beaucoup plus limité, se demandait en effet pourquoi la nuit est si noire, puisque l’Univers est constellé d’étoiles qui, toutes, produisent de la lumière, laquelle voyage vers nous depuis des temps immémoriaux. La nuit ne devrait-elle pas être illuminée par toute cette clarté diffusée depuis le ciel ? Le fait que, un siècle plus tard, l’Univers soit devenu infini modifiait certes les données, mais pas le problème lui-même. En effet, la lumière pouvait sans doute se disperser davantage dans un Univers infini, ce qui expliquait en partie la noirceur de la nuit, mais en contrepartie, un Univers infini pouvait être peuplé d’une infinité d’étoiles, un fait nouveau qui ranimait le problème, dans des termes à peine différents. Alors ? À l’époque, les physiciens étaient trop occupés à développer la science classique sur la base de la mécanique newtonienne pour s’arrêter à ce genre de devinette4 ! Au XVIIIe siècle et durant une partie du XIXe, la majeure partie de la réflexion sur l’infini a plutôt porté 4 En fait, la clé de ce mystère est due à l’expansion de l’Univers, mais c’est beaucoup plus tard seulement que la solution devint claire pour les astrophysiciens. 6 sur ses aspects mathématiques, que ce soit sur l’épineuse question des infiniment petits, laquelle occupa les esprits durant presque deux siècles, ou encore sur le statut de l’infini luimême, domaine ou s’illustrèrent Bolzano et, surtout, Cantor. Mais en dehors du travail de Cantor, sur lequel on reviendra dans un autre texte, une découverte mathématique, celle des géométries dites non euclidiennes, allait avoir au XXe siècle une grande importance pour la compréhension de l’Univers. Comme cette percée majeure sera présentée plus en détail dans le cadre du cours d’algèbre, nous nous contentons de la résumer ici brièvement. La géométrie d’Euclide utilise un espace à trois dimensions, celui que nous percevons spontanément. Ces trois dimensions sont la longueur, la largeur et la hauteur. La géométrie qui en résulte, et qui est l’étude mathématique de cet espace, repose sur cinq axiomes et cinq postulats, dont le dernier, exprimé en termes actuels, affirme que, par un point extérieur à une droite située dans le même plan, on ne peut mener qu’une parallèle et une seule à la droite en question. Ce cinquième postulat ressemblant davantage à une propriété qu’à une évidence de base, au cours des âges, plusieurs mathématiciens ont essayé de le démontrer, sans succès. À la fin du XVIIIe siècle, après deux millénaires de tentatives infructueuses, un mathématicien italien tenta, en désespoir de cause, d’en faire la démonstration par l’absurde. Voici comment Saccheri raisonna : supposons faux le fameux postulat, et posons un postulat de départ qui le contredit expressément. En tirant des conséquences rigoureuses de ce point de départ erroné, on devrait parvenir rapidement à une contradiction, ce qui démontrerait par l’absurde la nécessité du cinquième postulat d’Euclide. C’est ce que tenta Saccheri durant de nombreuses années. À sa grande surprise, il n’obtint ainsi aucune contradiction, et il mourut sans avoir compris pourquoi la procédure adoptée ne résolvait pas le problème. Au début du XIXe siècle, deux mathématiciens, le Russe Lobatchevski et le Hongrois Bolyai, décidèrent, indépendamment l’un de l’autre, de développer ces résultats afin de voir où cela mènerait. Ils supposèrent que, par un point extérieur à la droite située dans le même plan, on pouvait mener une infinité de parallèles ! Or, ce faisant, ils obtinrent une nouvelle géométrie, certes très différente de la géométrie euclidienne, mais parfaitement cohérente. Un peu plus tard, l’Allemand Riemann, poursuivant dans la même voie, supposa au contraire que, par le point extérieur à la droite, l’on ne pouvait mener aucune parallèle. Lui aussi découvrit ainsi une nouvelle géométrie tout à fait cohérente, mais différente a la fois de celle d’Euclide et de celles de Bolyai et Lobatchevski. Pour donner un exemple simple du caractère inattendu des résultats de ces trois géométries divergentes, prenons le fameux théorème d’Euclide disant que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à 180o. Dans la géométrie hyperbolique de Bolyai et Lobatchevski, elle sera toujours inférieure à 180o, tandis que dans celle de Riemann, dite elliptique, elle lui sera toujours supérieure ! Pourtant, au fond, quand on y réfléchit un peu, ces résultats ne sont pas vraiment mystérieux. Dans le cas de la géométrie de Riemann, si on dessine un triangle sur une sphère, la somme de ses angles sera clairement supérieure à 180o, tandis que si on dessine le même triangle sur une selle de cheval, ce qui correspond cette fois à la géométrie imaginée par Bolyai et Lobatchevski, elle sera tout aussi clairement inférieure. Cela signifie tout simplement que l’espace d’Euclide est plat, tandis que ceux de Riemann, Bolyai et Lobatchevski sont à courbure négative ou positive. Cette découverte souleva de violentes controverses : comment une géométrie qui ne correspond pas à celle que nous avons l’impression de percevoir spontanément peut-elle être vraie? Trois géométries concurrentes, parvenant à des résultats contradictoires, ne peuvent certes pas être vraies simultanément ! Les mathématiques, qui avaient prétendu auparavant dire la vérité des choses, devaient à présent se rabattre sur un objectif nettement plus modeste : faire preuve d’une cohérence sans faille. Elles se séparaient ainsi de la physique, 7 basée sur l’étude de la réalité de notre monde. Mais il arrive que les mathématiques découvrent des propriétés dont les liens avec la réalité n’apparaissent que beaucoup plus tard. Comme on va le voir, c’est précisément ce qui s’est passé pour les géométries non euclidiennes5. La science moderne et l’Univers complexe La conception actuelle de l’Univers doit beaucoup à la théorie de la Relativité. Or, cette théorie est elle-même née à la suite de la solution d’un problème très ancien, celui de la vitesse de la lumière. Cette vitesse n’était pas infinie comme on l’avait longtemps cru, mais avait été évaluée à environ 300 000 km/s. À cette question se greffait celle de la nature de l’espace interstellaire. Pour plusieurs, qui avaient horreur du vide, cet espace était rempli d’une mystérieuse substance, l’éther, dans laquelle circulait la lumière. Cet éther était en quelque sorte un repère absolu par rapport auquel se seraient déplacées les planètes6. À la fin du XIXe siècle, Michelson et Morley, deux physiciens, expérimentateurs chevronnés, prirent pour hypothèse que la lumière émise à partir d’un objet en mouvement, par exemple la Terre, serait en principe supérieure à 300 000 km/s : en effet, selon le vieux théorème de la composition des vitesses de Galilée, à la vitesse de la lumière, il fallait ajouter celle de l’objet en mouvement. Ils mirent sur pied une expérience célèbre pour le vérifier. Or tous les résultats semblaient infructueux : qu’elle s’ajoute à celle de la Terre ou qu’elle s’en soustraie, la vitesse de la lumière semblait demeurer la même dans les deux directions ! Beaucoup d’hypothèses, plus ou moins ésotériques, furent alors formulées pour tenter d’expliquer ce résultat aussi inattendu que paradoxal. En 1905, Einstein, tout jeune physicien de 26 ans, lança pour sa part une conjecture audacieuse : la vitesse de la lumière est un maximum absolu et elle conserve la même valeur, quel que soit le mouvement de l’émetteur ou de l’observateur ! Cette hypothèse impliquait une profonde révision de la physique classique, car elle établissait notamment une équivalence entre la masse et l’énergie et supposait en outre que le temps n’était plus une donnée absolue. De plus, elle éliminait aussi l’éther, laissant vide l’espace lui-même. Enfin, elle introduisait une figure inédite de l’infini, celle de la masse en mouvement. En effet, la vitesse de la lumière étant un maximum inaccessible, pour amener un corps à cette vitesse, il faudrait une énergie infinie. La théorie de la relativité restreinte indique que la masse d’un corps varie avec sa vitesse7, selon la formule m0 où m0 est la masse au repos et m la masse du corps lorsqu’il a une vitesse v. m v2 1 2 c Lorsque la vitesse est faible, la masse est à peu de choses près égale à la masse au repos, car le dénominateur c 2 9.1016 m. Mais si v=c, alors le dénominateur est nul et la masse devient infinie ! Ainsi, la Relativité restreinte introduit un nouveau type d’infini, un infini asymptotique correspondant à des valeurs physiques limites que l’on ne peut atteindre. 5 Notons cependant que le grand mathématicien Gauss, dont Riemann fut l’élève, avait mené des expériences sur des monts allemands, dans l’espoir de vérifier si l’espace était courbe. Il avait aussi exploré la possibilité de géométries non euclidiennes plusieurs années avant Bolyai et Lobatchevski, mais il avait gardé pour lui ces travaux, révolutionnaires pour l’époque. 6 C’était en fait le fameux cinquième élément d’Aristote, celui qui englobait le monde des astres, et que la pensée médiévale avait repris en même temps que le système astronomique d’Aristote-Ptolémée. 7 Rappelons que, dans la physique de Newton, le poids est relatif, mais la masse est pour sa part un absolu. La Relativité modifie cette perspective, faisant de la masse elle-même une valeur relative. 8 La théorie de la Relativité montre aussi que la durée d’un événement peut varier selon le t référentiel d’où on l’observe selon la relation t . De même la longueur l d’un objet v2 1 2 c mesuré en mouvement est contractée par rapport à la longueur l’ mesurée au repos selon la relation l l 1 v2 c2 Ces formules découlent des transformations permettant de passer des coordonnées d’un référentiel Rx, y, z, t à un référentiel Rx, y, z , t se déplaçant à une vitesse constante v dans la direction x. Elles ont été établies par le physicien Lorentz. v x vt c2 x , y y , z z et t v2 v2 1 2 1 2 c c tx Peu de temps après la création de la Relativité restreinte, le mathématicien lithuanien Minkowski avait élaboré pour la nouvelle théorie une géométrie « pseudo-euclidienne », associant le temps aux trois dimensions spatiales traditionnelles. Par ailleurs, il faut rappeler que, vers la fin de sa carrière, Riemann avait pour sa part développé des géométries à quatre, voire même à n dimensions. Quand, après 1910, Einstein voulut élargir sa théorie restreinte pour y inclure le phénomène de la gravitation, il n’eut qu’à développer, avec Grossmann, un ami et collègue mathématicien, ces nouvelles avenues géométriques, ce qui le mena à de surprenants résultats. Avec ces « espaces de Riemann », la Relativité générale (1916) arrive en effet à une nouvelle conception de l’Univers. Parmi les principaux éléments à la base de cette conception, notons d’abord que l’Univers devient ainsi un milieu quadridimensionnel, la quatrième dimension étant, comme chez Minkowski, le temps. Autre point majeur, une masse déforme l’espace-temps autour d’elle, de sorte qu’il prend l’allure d’une sorte de cuvette attirant les objets en fonction de leur proximité. Sous l’effet de sa masse, l’Univers a donc une structure d’espace courbe et non plus euclidien. Dans un espace courbe, les corps continuent à suivre le chemin le plus court d’un point à un autre, mais comme il n’y a plus vraiment de lignes droites, on parle alors plutôt de « géodésiques » ou encore de « lignes d’univers ». Comme c’était le cas pour l’Univers newtonien, le nouvel Univers est supposé homogène et isotrope, c’est-à-dire que ses propriétés sont les mêmes en tout point et qu’il n’y existe aucune direction privilégiée. Ce qui nous amène à l’année 1924, elle aussi importante pour notre propos. En utilisant un nouveau et très puissant télescope sur le Mont Wilson, en Californie, l’astronome américain Hubble allait faire deux découvertes majeures. D’abord il confirma, sur la base de ses observations, ce que certains avaient prédit : l’Univers ne se résume pas à notre galaxie, la Voie Lactée. En fait, au-delà de la Voie Lactée, Hubble identifia des milliers et des milliers d’autres galaxies. Les dimensions de l’Univers venaient soudain de se multiplier par un facteur incommensurable. De plus, il fit en 1929 une découverte surprenante en analysant les spectres de ces galaxies : ceux-ci étaient d’autant plus décalés vers le rouge que celles-ci étaient lointaines, ce qui signifie concrètement qu’elles s’éloignent les unes des autres à des vitesses variables. Quelques années auparavant, Einstein avait introduit dans ses équations 9 une nouvelle constante dans le seul but de maintenir le caractère statique de l’Univers, la fameuse constante cosmologique. Mais devant les résultats de Hubble, il dut, comme tout le monde, se rendre à l’évidence : l’Univers n’est pas statique, comme on l’avait toujours cru, mais en expansion. C’est pourquoi Einstein déclara par la suite que l’introduction de cette constante cosmologique avait été la plus grande erreur théorique de sa vie. Peu avant, un mathématicien russe, Friedman, et un chanoine belge, Lemaître, avaient supposé, sur la base de raisonnements mathématiques, que l’Univers devait avoir eu une origine à partir d’une certaine énergie initiale et qu’il avait dû se développer depuis. Il était donc normal que l’on y constate, depuis cette origine cataclysmique, une expansion. Cette hypothèse souleva de nombreuses objections, et pas seulement chez Einstein. Par dérision, elle fût qualifiée de « Big Bang » par un de ses plus féroces détracteurs, le physicien et astronome britannique Fred Hoyle, partisan de l’hypothèse rivale de la création continue de matière dans l’Univers. Car l’hypothèse de l’expansion, pour beaucoup, ressemblait trop à la conception religieuse de la création du monde par Dieu, ce que semblait accréditer le fait que Lemaître était chanoine de son état. Pourtant, cette théorie finit par s’imposer, car elle seule permettait d’expliquer des phénomènes incompréhensibles autrement. Par exemple celui du rayonnement cosmologique. Ce rayonnement fut capté pour la première fois en 1965 par deux chercheurs américains des Laboratoires Bell, Penzias et Wilson. Il provenait simultanément de toutes les directions de l’espace et conservait une température uniforme, soit 2,7o K, une valeur proche du zéro absolu. Cela semblait une confirmation éclatante du rayonnement initial, celui correspondant au Big Bang originel qui, selon les données actuelles, aurait eu lieu il y a environ quinze milliards d’années. Dans une telle optique, il s’agirait en fait d’une lueur fossile, résidu de la première apparition de la lumière, 300 000 ans après le début de l’expansion de l’Univers. Apparemment, un infini venait de disparaître, celui du temps, car l’Univers avait dorénavant un début. Mais nous allons voir que les choses ne sont pas si simples. Car la théorie du Big Bang, quoique très majoritairement acceptée aujourd’hui, laisse encore de nombreuses questions sans réponse. Avant d’aller plus loin, rappelons brièvement les points majeurs de cette théorie grandiose. À l’origine les dimensions de l’Univers étaient minuscules, encore plus petites qu’un atome, soit environ 10-35 m, ce qui représente un milliardième de milliardième de milliardième de milliardième de mètre ! Il faut bien comprendre que l’Univers n’était pas une sorte d’atome primordial baignant dans le vide, mais que cette singularité initiale, comme l’appellent les physiciens, contenait l’Univers au complet. Signalons pour mémoire qu’aujourd’hui, l’Univers observable a un rayon de 15 milliards d’années-lumière ! À l’origine, l’Univers était donc inimaginablement compact, dense et chaud. Sa température avoisinait les 1032 degrés K et sa densité était de 1094 g par cm3. Ces conditions étaient si extrêmes que les lois de la physique, telles que nous les connaissons aujourd’hui, ne pouvaient alors s’appliquer. L’instant 0 de cette « explosion » nous est donc en fait inaccessible. Là encore, il faut bien voir que cette explosion n’en est pas une au sens où elle se situerait dans l’espace comme toute explosion, mais que c’est l’Univers lui-même qui prend soudainement de l’expansion, créant par la même occasion son propre espace8. Les lois de la physique ne commencent à s’appliquer qu’à partir de l’instant 10 -43 secondes, dit temps de Planck, sur lequel nous reviendrons. Selon une théorie émise en 1981 par le physicien Guth, l’Univers aurait connu, entre 10-35 et 10-32 secondes, une expansion fulgurante, dite période d’inflation. Selon cette hypothèse, pendant cette période 8 On le voit, la relativité de l’espace, issue de la théorie d’Einstein, comporte des aspects assez inattendus… 10 exceptionnellement brève, l’Univers se serait multiplié par un facteur d’environ 1050! C’est, rappelons-le encore une fois, l’espace qui s’est ainsi accru, et non les objets en mouvement, sinon ils l’auraient fait à une vitesse très supérieure à celle de la lumière ! L’espace est alors devenu beaucoup plus vaste que l’horizon, c’est-à-dire la distance parcourue par la lumière depuis le début. Si, par impossible, la chose se reproduisait aujourd’hui, l’Univers serait beaucoup plus vaste que ce que l’on peut observer ! Avant le début de l’inflation, sa dimension était celle que la lumière avait franchie, soit 10-35.c. Quant à la température, elle avait alors baissé à seulement (!) 1027 degrés. Cette période d’inflation plus rapide que la lumière permet, entre autres, d’expliquer pourquoi un milieu parfaitement homogène aurait donné naissance à un Univers non homogène où ont pu apparaître des masses immenses séparées par du vide, telles les galaxies. Comment des régions de l’Univers qui n’étaient pas encore entrées en contact par la lumière pouvaient-elles avoir des propriétés identiques? L’inflation constitue une réponse plausible. Au temps t = 10-6 s, soit un millionième de seconde après le Big Bang, la température n’était plus que de 1013 degrés, et le volume occupé par l’Univers équivalait à celui occupé par le système solaire aujourd’hui. Aujourd’hui, on estime généralement que le rayon de l’Univers observable est d’environ 15 milliards d’années-lumière. Dans Le grand escalier, René Courteau le décrit ainsi : L’Univers c’est une bulle de trente milliards d’années-lumière de diamètre environ. Si on ramène cette bulle à la dimension de notre globe terrestre, les galaxies s’étalent sur une centaine de mètres au maximum, les étoiles ont la dimension d’un atome et sont situées à deux ou trois millimètres les unes des autres. Les galaxies elles-mêmes sont situées à quelques kilomètres les unes des autres. À cette échelle la masse d’une galaxie sera d’un milliardième de milligramme! Les théories actuelles sur la forme et l’évolution de l’Univers Avant de conclure notre parcours, il nous reste encore à évoquer quelques aspects liés à l’infiniment grand, entre autres ceux de la forme de l’Univers et de son évolution. Commençons par celui de la forme exacte de l’Univers : est-il infini ou fini ? Chacune des deux possibilités a soulevé bien des questions au cours des âges. On sait maintenant qu’il a eu un début, et qu’il n’est donc pas infini dans le passé. Mais qu’en est-il de ses dimensions spatiales ? Si nous supposons qu’il est fini, comme l’ont pensé Aristote, Ptolémée et toute la chrétienté pendant près de deux milles ans, où se situe donc sa frontière? Pour Aristote et Ptolémée, l’Univers était une immense sphère de dimension finie. Mais rappelons-nous l’argument d’Archytas sur le bâton ou le javelot, repris par l’atomiste Lucrèce à l’époque romaine. Si l’on arrive à sa limite et que l’on tende un tel bâton, qu’arrive-t-il ensuite ? Si le bâton traverse la frontière, alors il est hors de l’Univers, ce qui n’a aucun sens, puisque, par définition, l’Univers inclut tout. Supposons au contraire que l’Univers soit infini, comme l’affirmaient les atomistes et Bruno, alors, outre la pression que cela met sur la croyance religieuse, est-ce conciliable avec la théorie de l’expansion ? Cette question de la frontière de l’Univers a toujours posé un problème apparemment insoluble. En fait, elle semblait insoluble parce qu’on pensait l’Univers sous l’angle de la géométrie euclidienne où les parallèles ne se rencontrent jamais. Mais, avec la géométrie quadridimensionnelle inspirée de Riemann, les choses changent du tout au tout. Dans cette géométrie à espace courbe, où les droites sont remplacées par des géodésiques, où la somme des angles d’un triangle est toujours supérieure à 180 degrés, en chaque point, l’espace ressemble à une sphère. La courbure de l’espace y est positive. (Si l’espace de l’Univers respectait plutôt les principes de la géométrie de Bolyai ou 11 de Lobatchevski, cette courbure serait négative.). Avec ce type d’espace, il est possible de bien séparer la notion de fini de celle de limite ou de frontière : un espace à courbure positive peut en effet être fini, sans pour autant être borné. Pour saisir ce point, on peut imaginer l’exemple simple suivant : dans un espace à trois dimensions, une sphère possède une surface finie, mais cette surface n’admet aucune frontière. La même chose vaut pour un espace quadridimensionnel, bien que notre imagination ne puisse se le figurer. Il est donc possible d’avoir un espace fini sans qu’il ait de frontières. L’argument traditionnel du bâton ne tient plus. Évidemment, comme notre imagination est incapable d’entrevoir un tel Univers, les mathématiques demeurent notre seule façon de l’appréhender ! Mais ce n’est pas bien grave. Après tout, les Grecs, malgré le témoignage de leurs yeux, ont bien imaginé que la Terre puisse être sphérique ! Ces dernières considérations vont d’ailleurs nous permettre d’aborder notre ultime question, celle de l’évolution future de l’Univers. La Relativité générale introduit, nous l’avons dit, l’idée que les masses déforment l’espace autour d’elles. C’est l’effet de la gravitation. Cette question est évidemment liée à la courbure de l’espace, laquelle dépend de la masse. Celle de l’Univers dépendra donc de sa masse totale. Pour aborder cette question, les physiciens raisonnent en terme de densité. La grande interrogation est de savoir si la masse est assez importante pour compenser par effet de gravitation l’expansion de l’Univers. La densité critique est établie à 10-29 g/cm3, ce qui montre bien, soit dit en passant, la prééminence du vide. Si la densité est supérieure à cette densité critique, la force de gravitation finira par l’emporter sur l’expansion. Alors la phase d’expansion se terminera, l’Univers finira par se contracter, et il aboutira à un « Big Crunch » où toutes les galaxies s’effondreront en un même point : ce sera une nouvelle singularité, peut-être suivie d’un nouveau Big Bang. Évidemment, un tel scénario marquerait très certainement la fin de notre Univers et de nos très lointains descendants, si notre planète existait encore… Par contre, si la densité est inférieure à la valeur critique, la masse de l’Univers ne sera pas suffisante pour développer une force de gravité permettant de contrer l’expansion et l’Univers, de plus en plus ténu et glacé, s’étendra à l’infini. C’est le scénario dit du « Big Chill ». Il marquerait aussi la fin de notre Univers, mais cette fois, dans un froid et une nuit éternelles. Ainsi, l’Univers aurait eu un début, mais sa fin s’ouvrirait sur un temps et un espace infinis... Il semble donc que, pour connaître l’évolution future de notre Univers, il suffise d’en évaluer la masse pour vérifier si sa densité est inférieure ou supérieure à la valeur critique. Malheureusement, il y a là une sérieuse difficulté. La matière décelable (masse des étoiles, gaz, etc.) ne représente qu’un faible pourcentage de la densité critique. Or divers phénomènes, comme par exemple le mouvement des galaxies, ne peuvent s’expliquer que par la présence d’une matière beaucoup plus abondante, mais encore invisible. C’est ce qu’on appelle le problème de la masse manquante, problème lié à une mystérieuse matière sombre, et c’est l’une des questions encore non résolues actuellement. La question de l’évolution future de l’Univers aboutit-elle donc à une impasse? Peut-être pas. Des données récentes, portant sur des supernovas extrêmement lointaines, semblent indiquer que la vitesse d’expansion de l’Univers n’a pas toujours été constante et qu’elle va actuellement s’accélérant. Si tel est le cas, même la présence de la masse sombre ne suffira pas pour empêcher l’expansion indéfinie de l’Univers. Ce qui signifierait en clair que le scénario du Big Crunch aurait du plomb dans l’aile et que le Big Chill constituerait alors le destin inéluctable de notre Univers. 12 Pour l’instant, la question de l’évolution future de l’Univers reste par conséquent ouverte. Il en ressort que cet aspect de l’infini va continuer à hanter les esprits pendant un bon moment encore. Les trous noirs Pour terminer en beauté notre trajet historique, parlons un peu de l’un des phénomènes les plus étranges de l’Univers, un phénomène où justement se condensent plusieurs des questions liées au problème de l’infini, les fameux trous noirs. En effet, la théorie de la Relativité générale, voulant qu’une masse déforme l’espace gravitationnel, réintroduit l’infini sous une forme totalement inédite. Voyons en quel sens. En 1916, quelques mois après qu’Einstein ait proposé la théorie de la Relativité générale, un astronome allemand, Schwarzchild, découvrit que, selon les équations de la théorie, si un corps dépassait une certaine densité, il faudrait à un objet environnant une force infinie pour contrer la force de gravité dudit corps9. Autrement dit, aucun objet situé à proximité d’un corps exceptionnellement dense ne peut s’en éloigner, ce qui inclut même la lumière, qui n’est pas un objet au sens habituel. Ainsi, comme c’est elle qui transmet l’information, le corps en question devient invisible, d’où le nom de trou noir attribué au phénomène par le physicien Wheeler en 1967. En pareil cas, l’espace serait tellement déformé par la densité qu’il formerait un puits où serait aspiré tout ce qui passe en deçà d’une certaine distance critique ! On appelle cette distance le rayon de Schwarzchild. Ainsi, il existerait un périmètre définissant un « horizon » des événements au-delà duquel on ne peut plus rien percevoir. Pour une masse comme la Terre, ce rayon serait de l’ordre du centimètre ! Mais les dimensions des trous noirs sont très variables. Les plus petits, de la taille d’un proton, auraient malgré tout une masse d’un milliard de tonnes. Quant aux plus gros, ceux qui, apparemment, se terrent au centre de certaines galaxies, ils auraient une masse phénoménale, l’équivalent de plusieurs milliards de soleils. Selon la théorie actuelle, les trous noirs résulteraient de l’implosion de certaines étoiles un peu plus massives que le Soleil, phénomène qui se produit lorsqu’elles ont épuisé leur réserve d’hydrogène. La pression due à la combustion interne ne pourrait plus alors s’opposer aux forces de gravitation, ce qui mènerait à l’effondrement. Quant aux mini-trous noirs conjecturés par Hawking, ils dateraient pour leur part du Big Bang ! Une autre propriété étrange liée aux trous noirs a été théorisée par Oppenheimer, le père de la bombe atomique : il s’agit du gel du temps. Lorsqu’une étoile s’effondre sur elle-même et que toute sa masse est concentrée à l’intérieur de son rayon de Schwarzchild, rien ne peut plus s’en échapper. Les lois de la Relativité indiquent que le temps devient infiniment lent au voisinage de ce rayon ! L’observateur lointain voit donc en quelque sorte l’étoile se « figer ». Dans La physique et l’infini10, Luminet et Lachièze-Rey illustrent ce phénomène en imaginant un astronaute attiré par un trou noir. Supposons une caméra filmant l’astronaute au moment où il franchit le rayon de Schwarzchild et envoyant ces images à un observateur externe. Si alors l’astronaute saluait, l’observateur externe verra le salut ralentir, puis se figer à tout jamais… 9 Bien qu’ils découlent indirectement de sa théorie, Einstein était sceptique sur cette prédiction de l’existence de trous noirs. Il pensait plutôt que ses équations étaient insuffisantes pour amener l’effondrement gravitationnel. 10 La physique et l’infini, Paris, Flammarion (« Dominos »), 1994, p. 54 sq. 13 Il n’en irait évidemment pas de même pour le pauvre astronaute. Il serait d’abord étiré comme un fil par la force démente de la gravité. En effet, dans un tel environnement, son intensité extrême suffit à créer une différence énorme, selon qu’elle s’exerce sur les pieds ou sur la tête. Notre pauvre astronaute s’étant inconsidérément approché, le trou noir le transformerait illico en spaghetti. Quelle nouille ! La descente vertigineuse se poursuivrait jusqu’au centre du trou noir, là où l’infiniment petit et l’infiniment grand se rejoignent, car une densité infinie y occupe en principe un volume nul. Encore une singularité ! De plus, une fois que le centre du trou noir est atteint, il n’y a en principe plus de temps. À quoi tout cela peut-il bien ressembler ? Comme c’est le cas toutes les fois que notre imagination doit affronter l’infini, il est pour nous tout à fait impossible de le dire. Luminet et Lachièze-Rey (Ibid.) commentent ainsi cette singularité : La singularité du trou noir apparaît comme un bord de l’espace-temps au même titre que l’infini spatial. Elle marque véritablement la fin du temps et l’absence de futur pour tout explorateur du trou noir. Le paradoxe apparaît ici lié au caractère fini, et non pas infini, du temps ! Simultanément la singularité se définit par une courbure infinie. C’est le premier cas de l’histoire de la physique où une grandeur physique - réelle et mesurable - prend une valeur infinie. Les trous noirs n’émettant aucune lumière ni information, on ne peut les observer directement. On pense les reconnaître aux perturbations qu’ils causent dans leur voisinage. Toute matière, gaz, planète, étoile, qui tombe dans un trou noir émet des rayons X en grande quantité. Muriel Valin décrit ainsi comment a été décelé le trou noir extrêmement massif qui loge sans doute au centre de notre galaxie : Grâce au télescope Hubble, les chercheurs ont suivi les mouvements de gaz et d’étoiles près du noyau de la Voie Lactée. Ils se sont aperçus, grâce à l’effet Doppler, que celles-ci se déplaçaient à des vitesses de plusieurs milliers de km par seconde. Or, leur vitesse d’agitation est proportionnelle à la racine carrée de la masse autour de laquelle elles tournent. Grâce à ce calcul, ils déduisirent qu’il y avait dans un rayon tout petit (un dixième d’année-lumière) une masse équivalente à deux millions de fois celle du soleil ! L’hypothèse du trou noir devenait alors inéluctable. En 1974, Hawking a démontré que les trous noirs peuvent « s’évaporer », mais que cela prendrait un temps exceptionnellement long : un trou noir de deux masses solaires mettrait 1,2.1067 années à le faire, alors que l’âge de l’Univers n’est que de 15.109 années ! * * * Comme on a pu le voir, à travers toute l’histoire de la pensée rationnelle, depuis les Grecs jusqu’à aujourd’hui, l’infini a toujours et partout été présent, qu’il s’agisse de la taille ou du destin de l’Univers, de la divisibilité illimitée de l’espace, de la force nécessaire pour amener un objet à la vitesse de la lumière, de la singularité initiale ou encore de la densité de la masse logée au centre d’un trou noir. À l’heure actuelle, plusieurs de ces interrogations sont encore pendantes. Certaines, comme par exemple le scénario probable de l’évolution future de l’Univers, se préciseront sans doute avant longtemps. Quant aux autres, parions que l’infini, ce concept limite qui assaille depuis toujours la pensée humaine, continuera de nous hanter pendant de nombreux siècles encore. Car s’il y a un infini dont nous n’avons pas traité durant notre petit périple, c’est justement le plus difficile de tous, celui qui nous échappe par 14 principe : l’esprit humain. En effet, la somme de questions qu’il peut poser n’est-elle pas ellemême sans limite ? Philippe Etchécopar, Mathématique Jean-Claude Simard, Philosophie11 11 Avec un remerciement spécial à Richard Simard, informaticien, pour ses heureuses suggestions. 15 ANNEXE La question de la forme de l’Univers et les recherches actuelles en topologie Les outils de plus en plus perfectionnés et de plus en plus puissants dont disposent les astrophysiciens leur permettent de progresser sans cesse dans l’étude de la géométrie de l’Univers. Cette étude repose actuellement sur l’étude du rayonnement diffus. Les plus importantes de ces études ont été, après COBE, l’opération Boomerang en 2001 et l’opération WMAP (Wilkinson Microwave Anisotropy Probe) en 2002-2003. Une autre étude majeure sera celle qui sera effectuée avec le satellite européen Planck. La théorie de la relativité prévoit que le destin de l’Univers sera défini par sa courbure, qui dépend elle-même de sa masse. Si la courbure est positive, l’Univers est fini, si elle est négative ou nulle, il est infini. Les études les plus récentes, celles issues de Boomerang et WMAP, qui devront cependant être confirmées par celles du satellite Planck, tendent à montrer que, tout compte fait, l’Univers dans son ensemble, avec ses trois dimensions spatiales, serait à peu près euclidien, donc de courbure à peu près nulle. Cela ne règle pas la vieille question de savoir si l’Univers est fini ou infini, car la forme de l’Univers ne dépend pas seulement de sa courbure géométrique. Cette question relève d'une branche très abstraite des mathématiques, la topologie. Les géométries habituelles sont basées sur les distances entre des points, elles décrivent localement l’Univers. La topologie, elle, s’intéresse plutôt aux relations de voisinage entre les points. Elle classe les figures selon leurs liens logiques, indépendants des mesures. Par exemple, deux figures sont topologiquement équivalentes si on peut déformer continûment l’une pour passer à l’autre. On dit alors qu’elles ont la même connexité. Appliquée à des figures géométriques dans des espaces multidimensionnels, cette notion de connexité est très intuitive : elle revient à se demander si un espace est d’un seul tenant ou non. Par exemple, une sphère pouvant être déformée continûment en un ellipsoïde, ces deux figures ont donc la même connexité. Mais, à cause du trou central, une sphère ne pourra jamais être déformée continûment en un beigne, ou encore en un plan. Par contre, un beigne pourra être déformé continûment en une tasse qui a une anse : il suffit de répartir différemment la matière autour du trou du beigne ou de l’anse… Prenons l’exemple du tore, dont le beignet donne une bonne image. Pour obtenir un tore, on prend un rectangle (une surface à deux dimensions), et on commence par coller deux de ses deux côtés opposés. On obtient alors un cylindre, qui n’a pas la même topologie que le rectangle, car il a fallu coller deux longueurs, ce qui n’est pas une déformation continue. Collons maintenant les deux extrémités du cylindre et on obtient un tore (ou beigne). Il s’agit là aussi d’une topologie différente, toujours à cause du collage. Remarquons que l’on reste dans un espace à deux dimensions, une surface, la position d’un point sur le tore restant déterminée par ses deux coordonnées sur le rectangle d’origine ou domaine fondamental. Un tore à deux dimensions ne peut se représenter que par une figure dans l’espace à trois dimensions! 16 Quand on se demande si l’Univers est fini ou infini, la question sous-entendue est : l’Univers a-t-il ou non un bord? Or la topologie montre qu’un espace peut être fini sans avoir de bord ! Pour un espace à deux dimensions, c’est le cas d’une sphère : sa surface est finie sans admettre de bord. C’est aussi le cas d’un tore, mais pas celui du rectangle, son domaine fondamental. Partant de là, les mathématiciens ont généralisé et imaginé (ou découvert?) des hypertores, qui ont les propriétés des tores, mais dans l’espace à trois dimensions (ils ne pourraient être représentés que dans des espaces à quatre dimensions ou plus). Un être à trois dimensions évoluant dans un espace à trois dimensions ayant la forme d’un hypertore aurait l’impression de pouvoir se déplacer librement, dans toutes les directions, dans un volume infini. Pourtant, son espace réel serait fini et se refermerait sur lui-même. Comment savoir si ce que nous appelons une « droite » dans notre univers observable, en apparence euclidien, n’est pas en fait une courbe immense se fermant sur elle-même? On le voit, la question de la forme de l’Univers n’est pas une simple question de géométrie au sens habituel, mais elle relève de la topologie. Ce n’est pas une question évidente, car nous ne pouvons observer l’Univers de l’extérieur, comme nous pouvons par exemple le faire pour la Terre : les astronautes ont bien confirmé qu’elle était ronde, mais aucun astronaute ne pourra contempler l’Univers de l’extérieur ! Si un premier classement de la structure de l’Univers passe par le calcul de son rayon de courbure, ce qui a été un domaine majeur de la cosmologie au cours du dernier siècle, il s’agit maintenant d’évaluer sa topologie, ce qui est beaucoup plus complexe. Les mathématiciens ont en effet évalué que, pour un espace à trois dimensions, ce qui semble, si on exclut le temps, être le cas du nôtre, il y a dix-huit formes topologiques possibles, dont dix orientables. Pour les espaces à deux dimensions, nous avons vu qu’une surface pouvait avoir l’aspect d’un rectangle, d’un cylindre ou d’un tore, avec pour chacun des propriétés bien différentes. Par exemple, dans le cas d’un rectangle, il existe un bord après lequel il n’y a plus rien, mais dans le cas d’un tore, on se trouve devant un infini apparent, car c’est un espace fini, mais non borné… Ce qui signifie qu’un mobile qui partirait d’un point quelconque sur un tel tore, tout en voyageant toujours en « ligne droite », pourrait revenir à son point de départ sans solution de continuité ! On aurait des phénomènes tout aussi surprenants pour des espaces euclidiens à trois dimensions. Certaines topologies les fermeraient sur eux-mêmes, ils seraient finis, mais sans bord. Par exemple l’abbé Lemaître, qui, le premier, a proposé la théorie de l’atome primitif, estimait que l’univers était une hypersphère, mais de courbure non nulle, une topologie simplement connexe. Si on revient aux dix-huit topologies différentes possibles pour un espace euclidien à trois dimensions, certaines de ces topologies multiconnexes ont des propriétés surprenantes. Par exemple, si l’Univers a la topologie d’un tore tridimensionnel, un astronaute qui quitterait la Terre sans jamais changer de direction… finirait par y revenir ! De plus, si on pense au domaine fondamental d’un tore qui est un rectangle et qui permet, quand on atteint l’un de ses bords, d’y revenir par l’autre bord, alors cette propriété appliquée à un univers hypertore impliquerait que le ciel nous renverrait les images multipliées d’un petit nombre de galaxies, comme dans un Palais des miroirs. En pareil cas, l’Univers réel pourrait alors être plus petit 17 que l’Univers observable, contrairement à l’opinion courante, qui prétend que l’on ne voit qu’une petite partie de l’Univers réel12 ! L’étude de la topologie de l’Univers sera sans doute un des grands champs de la cosmologie du siècle qui commence et tentera encore et toujours de répondre à la vieille question : quelle est la forme de l’Univers, est-t-il fini ou infini ? Et, pour peu que l’on puisse répondre à cette première interrogation, il faudra ensuite déterminer les raisons pour lesquelles il a cette forme plutôt qu’une autre… 12 Les observations faites jusqu’à présent ne confirment cependant pas une telle hypothèse et, pour le moment, on continue à croire que l’Univers est plus grand que ce qu’on en peut observer, parce que les astronomes n’ont encore jamais découvert de galaxies-miroirs, c’est-à-dire deux galaxies à l’allure parfaitement identique. D’ailleurs, pour confirmer l’hypothèse, il faudrait aussi que les fluctuations du rayonnement cosmologique soient identiques dans deux portions du ciel très éloignées l’une de l’autre, ce que, jusqu’à présent, on n’a pas non plus observé. 18 QUESTIONS Questions de compréhension Ces questions, très simples, supposent la lecture préalable du texte. Il n’est pas nécessaire de produire des réponses très élaborées. En général, quelques lignes suffiront. 1. Le texte parle de plusieurs infinis différents. Certains sont liés à l’espace, d’autres évoquent divers aspects de la notion d’infini. Nommez au moins quatre de ces types différents d’infini. 2. Le philosophie Zénon d’Élée (ne pas le confonde avec Zénon de Cittium, fondateur du stoïcisme) avait développé des arguments très paradoxaux pour montrer la complexité du mouvement. Il prétendait entre autres que, en toute logique, un javelot que l’on lance n’aurait jamais dû atteindre sa cible. Expliquez quel argument il utilisait pour justifier une aussi surprenante affirmation. 3. Platon propose une utilisation originale des mathématiques, qu’il est le premier à employer en ce sens. De quoi s’agit-il au juste ? 4. En matière d’infini, Aristote a suggéré une distinction capitale, qui est devenue aujourd’hui canonique. Expliquez brièvement en quoi elle consiste. 5. En quel sens peut-on dire que la grande synthèse de Newton unifiait les travaux des chercheurs depuis près de deux siècles ? (Parlez seulement de Galilée et de Kepler, cela suffira…) 6. Pourquoi la découverte des géométries non euclidiennes souleva-t-elle à l’époque autant de passion ? (Indice : elle bouleversait une fonction traditionnelle des mathématiques…) 7. La théorie de la Relativité restreinte voulait répondre à un problème lancinant que venait de poser une célèbre expérience. Quelle était l’expérience en question et quel était le problème ? 8. La théorie de la Relativité introduit de nouveaux types d’infini, assez surprenants. Nommez l’un d’entre eux. 9. Les formules de base de la théorie de la Relativité restreinte ont été établies à partir des travaux d’un autre physicien, dont elles portent d’ailleurs le nom. Nommez-le. (Attention, ce n’est évidemment pas Einstein !) 10. Pourquoi l’hypothèse de l’expansion de l’univers finit-elle par s’imposer ? 11. En quoi consiste au juste l’argument du bâton exprimé par Lucrèce, au premier siècle de notre ère ? 19 12. Selon la théorie de la Relativité générale, il n’y a pas de lignes droites dans l’Univers. Qu’est-ce alors qui les remplace ? 13. Oppenheimer croyait que les trous noirs pourraient en quelque sorte « geler » le temps. Que voulait-il dire au juste ? Questions de réflexion Il s’agit ici de questions d’une nature différente, qui font appel à vos connaissances actuelles ou à votre capacité de réflexion. Toutes sont directement inspirées par le texte, mais les réponses ne se trouvent pas nécessairement dans le texte comme tel. Par conséquent, vous y répondez par les moyens qui vous semblent les plus adéquats (élément du texte, réflexion personnelle, connaissances déjà acquises, appel au manuel ou à des éléments vus dans divers cours, recherche, etc.). 1. Vous vivez au XIIIe siècle, en plein Moyen-Âge. Contrairement à l’opinion courante, vous êtes convaincu que la Terre est ronde et qu’elle n’est pas située au centre de l’Univers. Quels arguments pourriez-vous donner à vos contemporains pour défendre votre position ? (Donnez-en un en faveur de la rotondité, ce qui est facile, et un contre la théorie géocentrique, ce qui est moins évident.) 2. L’un des arguments contemporains - on le trouve dans ce texte - expliquant la noirceur de la nuit est l’immensité de l’Univers, beaucoup plus vaste que ce que croyait Kepler au moment où il posa pour la première fois cette question difficile. Aujourd’hui, on y ajoute un autre élément explicatif, plus décisif encore. À votre avis, quelle peut bien être cette explication plus moderne ? 3. Euclide fut le premier dans l’histoire à produire ce que l’on appelle un système axiomatique, et il est resté le modèle incontesté dans ce domaine. Cela consiste à démontrer rigoureusement une série de théorèmes qui s’enchaînent, chacun prenant appui sur le précédent pour établir de nouveaux résultats. Mais pour cela, il faut au départ trois choses qui, elles-mêmes non démontrées, vont servir de base à tout l’édifice. Les deux premières sont mentionnées dans le texte, il s’agit des axiomes, évidents par eux-mêmes, et des postulats, que, comme le célèbre cinquième, l’on suppose exacts. À votre avis, quelle pourrait bien être la troisième de ces choses ? (Elle n’est pas dans le texte. Si, malgré vos efforts et vos souvenirs de la géométrie enseignée au Primaire ou au secondaire, vous n’arrivez pas à la trouver, faites une petite recherche rapide sur l’œuvre mathématique d’Euclide et vous aurez votre réponse…) 4. Les trous noirs sont des espèces de gloutons cosmiques qui, comme les ogres des contes de notre enfance, absorbent tout ce qui passe à leur portée, en émettant d’ailleurs un monstrueux « Gloups » ! (Ou est-ce plutôt « Blurp » ? Nous hésitons, car les connaissances actuelles ont quand même des limites et la gastronomie trou-noirdesque en fait malheureusement partie…) À votre avis, que pourrait-il bien se passer si, d’aventure, deux trous noirs étaient trop rapprochés l’un de l’autre ? 20