entretien de jean-louis martinelli

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LES FIANCES DE LOCHES
DE GEORGES FEYDEAU
Écrit en collaboration avec Maurice Desvallières
MISE EN SCENE JEAN-LOUIS MARTINELLI
DU 7 AU 16 OCTOBRE 2009 - TNB, SALLE VILAR - Durée 1h50
1
Les Fiancés De Loches
DE GEORGES FEYDEAU
Écrit en collaboration avec Maurice Desvallières
Mise en scène : JEAN-LOUIS MARTINELLI
Scénographie
Lumières
Son
Costumes
Accessoires
Maquillage et coiffures
Compositions musicales
Assistante du metteur en scène
Gilles Taschet
Eric Argis
Jean-Damien Ratel
Patrick Dutertre
Philippe Binard
Françoise Chaumayrac
Séverine Chavrier
Katia Hernandez
Avec
Daniel Bachelet, Marie-Thérèse Boulogne, Christine Citti, Edea Darcque, Laurent d’Olce,
Zakariya Gouram, Maxime Lombard, Mounir Margoum, Anne Rebeschini, Sophie Rodrigues,
Martine Vandeville, Abbès Zahmani, Christophe Herman, Isabelle Larpin, Georges Nde Nang,
Emmanuel Peironnet
COPRODUCTION Théâtre Nanterre-Amandiers ; Théâtre national de Bretagne/ Rennes
Dossier réalisé par le Théâtre Nanterre-Amandiers
2
SOMMAIRE
Georges Feydeau ?
p. 5
La pièce (Loches-Paris / Paris-Loches)
p. 7
Extraits
p. 8
Sa création, en 1888
p. 11
Le Quiproquo
p. 12
Le vaudeville
p. 13
Jeux de langage
p. 16
Feydeau prédit l’absurde
p. 17
Le contexte
p. 18
Du boulevard du crime…
p. 18
... aux grands boulevards
p. 18
Ah la belle époque !
p. 19
Œuvres / ouvrages de Feydeau
p. 20
Au sujet de Feydeau (sélectif)
p. 22
Outils / Lectures complémentaires
p. 22
Entretien avec Jean-Louis Martinelli
p. 24
3
“Le comique, c’est la réfraction naturelle d’un drame.”
Georges Feydeau
“Rien n’est plus drôle que le malheur.”
Samuel Beckett
4
GEORGES FEYDEAU ?
(Paris 1862 - Rueil-Malmaison 1921)
Auteur dramatique français qui a porté le vaudeville du XIXème siècle à son plein épanouissement, à une
manière de perfection.
La vocation de vaudevilliste de Feydeau est précoce. Fils du romancier Ernest Feydeau, il s’essaie dès
l’adolescence, en négligeant ses études, à l’écriture de piécettes en un acte et de monologues que, tenté
par le métier d’acteur, il lui arrive d’interpréter lui-même. La première représentation publique de Par la
fenêtre (1882) l’encourage à poursuivre dans cette voie, d’autant que ses monologues sont interprétés par
des acteurs célèbres : Galipaux, Coquelin cadet, Judic.
Ce n’est toutefois qu’avec Tailleur pour dames (1886) qu’il remporte un beau succès avant de connaître
une longue suite d’années difficiles. Ni La lycéenne (1887), vaudeville-opérette qui sacrifie au goût à la
mode, ni Un bain de ménage (1888), ni Chat en poche (1888), qui connut un accueil désastreux, ni les
loufoqueries des Fiancés de Loches (1888), de L’affaire Edouard, du Mariage de Barillon (1890) ne
parviennent à dérider le public et la critique.
L’année 1892, en revanche, est particulièrement faste avec, coup sur coup, le triomphe de trois pièces en
trois actes : au Théâtre de la Renaissance, Monsieur chasse ! ; aux Nouveautés, Champignol malgré lui,
avec Desvallières, son plus fidèle collaborateur ; au Palais-Royal, Le système Ribadier, avec Maurice
Hennequin, fils de son maître ès sciences vaudevillesques, Alfred Hennequin.
L’art de Feydeau, qui puise son inspiration dans la vie agitée des Boulevards dont il est un des seigneurs,
est alors à maturité et les pièces qui pendant une quinzaine d’années suivront à un bon rythme seront
autant de triomphes : Un fil à la patte et L’Hôtel du Libre-Echange en 1894, Le dindon en 1896, puis La
dame de chez Maxim (1899) qui obtiendra plus de mille représentations, La duchesse des Folies-Bergère
(1902), La puce à l’oreille (1907), Occupe-toi d’Amélie (1908).
Semblant alors se désintéresser des grandes mécaniques vaudevillesques en trois actes, il compose avec
un comique féroce et poignant des “farces” conjugales dans lesquelles s’expriment les rancœurs d’un
mariage (avec Marianne Carolus-Duran) qui a tourné à l’aigre. A cette veine on doit : Feu la mère de
Madame (1908), On purge bébé (1910), Mais n’te promène donc pas toute nue ! (1911), Léonie est en
avance (1911), Hortense a dit : “J’m’en fous !” (1916).
Une machine infernale
Quelle que soit leur tonalité, les “pièces” de Feydeau (il préfère souvent ce terme à celui de vaudeville) ont
su redonner au genre une vis comica qu’il avait perdue. Le tout repose sur la qualité d’une intrigue
construite avec un luxe de préparations et qui tisse un réseau arachnéen d’effets et de causes dans lequel
les personnages viendront s’empiéger. La chiquenaude initiale, un quiproquo ou une rencontre
intempestive, provoque une série de rebondissements en cascade, de péripéties saugrenues, de situations
cocasses, où brusquement, dans ce microcosme bourgeois, tout obéit à la folle logique d’un fatum
implacable. L’ensemble est emporté par un mouvement accéléré (souci permanent de l’écrivain), et les
personnages, qui passent continuellement de la crainte au soulagement et vice versa, sont saisis de
fébrilité et vivent dans une urgence qui leur interdit, comme au spectateur, toute réflexion.
L’écriture dramatique, qui semble toujours explorer ses limites, relève d’une esthétique générale du
débord. Trop-plein d’effets, de péripéties, de personnages, d’accessoires dans le décor. Dans cette
atmosphère saturée, les objets dotés de malignité semblent s’animer alors que les personnages, qui
virevoltent et rebondissent, se réifient, butent sur des espaces clos ou sont projetés dans un jeu forcené de
portes ouvertes ou fermées.
5
Un comique délirant et décapant
Ces mécaniques n’excluent pas une certaine vérité humaine des sujets et une individualisation bien
marquée qui ne réduit pas les personnages à l’état de bamboches malgré les fantaisies anthroponymiques
dans la tradition du genre. On ne s’appelle pas impunément Follbraguet ou Chopinet. Bien sûr la
bourgeoisie fin de siècle et le monde interlope parisien se reflètent dans les glaces du décor et s’y
reconnaissent - c’est un lieu commun de le rappeler -, y retrouvent aussi leurs fantasmes et leurs désirs
inassouvis. Les pièces baignent dans un érotisme latent. La morale y est presque toujours sauve, mais au
prix seul de la convention théâtrale. Au dénouement, on ne peut se départir d’un certain désabusement
devant la nature humaine et l’universelle jacasserie. Mais l’amuseur ne se voulait ni moraliste ni penseur.
Au bout du compte cependant, la cocasserie loufoque, à force d’ironie décapante, conduit du banal au
délire comme dans Ubu roi joué la même année que Le dindon. Et les critiques d’aujourd’hui se plaisent à
rapprocher le burlesque de ce théâtre des créations surréalistes. Quant aux rapports d’incommunicabilité
entre les personnages, aux jeux dérisoires du langage dans cet univers régi par la logique déréglée de
l’absurde, c’est bien à Ionesco qu’ils peuvent faire songer. Mais en définitive cette œuvre apparaît surtout
comme une invite à la pratique de la plus rare et la plus franche des vertus théâtrales : le fou rire.
Jean-Marie Thomasseau,
Dictionnaire encyclopédique du théâtre,
sous la direction de Michel Corvin, Bordas
6
LA PIECE (Loches-Paris / Paris-Loches)
Acte I
Trois habitants de Loches, Gévaudan, son frère Alfred, et sa sœur Laure, sont venus à Paris afin de s’y
marier. Croyant s’adresser à une agence matrimoniale, ils aboutissent par erreur à un bureau de
placement pour gens de maison. Il se trouve qu’à ce moment-là, le docteur Saint-Galmier, propriétaire d’un
asile psychiatrique a besoin de trois domestiques : il les engage. Ceux-ci, de leur côté, s’imaginent que le
docteur, sa fiancée Léonie et sa sœur Rachel sont les partis qu’on leur destine.
La situation est compliquée par l’existence d’une certaine Michette, qui est le “fil à la patte” du médecin.
Acte II
Chez Saint-Galmier, le jour de son mariage.
A la suite de ce double quiproquo, les “fiancés de Loches” jugent bizarre le comportement de leurs
partenaires et le médecin porte sur eux un jugement identique. D’autant qu’Alfred, Gévaudan et Laure
usent, à l’égard de ceux qui les emploient, de familiarités déplacées.
Finalement le docteur les prend pour trois déments dont on vient de lui signaler l’évasion et il les fait
enfermer dans son établissement.
Acte III
Au “Louvre hydrothérapique”, la maison de santé du docteur Saint-Galmier.
Les fiancés s’imaginent que les traitements qu’on leur fait subir font partie du cérémonial des mariages
parisiens. On tente notamment d’user d’une nouvelle thérapeutique : la danse. Puis on en revient à des
méthodes plus classiques : on les douche et on leur fait prendre des bains.
Finalement tout s’explique : on apprend que les trois fous évadés ont été repris. On libère les fiancés qui
retournent à Loches.
Henry Gidel in Georges Feydeau,
Théâtre complet, tome I, Classiques Garnier, Bordas
7
EXTRAITS
Acte I, scène 9
Gévaudan, à Laure - Et puis, vois-tu, ce n’est pas tout cela !... L’homme est fait pour la femme, la femme
est faite pour l’homme... Surtout en province... Où il n’y a pas de distractions... Eh bien, c’est cette
distraction qui nous manquait. Alors nous nous sommes dit : il faut nous marier.
Alfred - En bloc ! Expédions !
Laure - Seulement avec qui ? Nous aurions bien pu trouver à Loches.
Gévaudan - Mais nous en sommes déjà tous les trois ! C’est assez de Lochards dans la famille.
Alfred - Ça appauvrit le sang !
Gévaudan - Et puis, moi, j’avais envie de me marier à Paris !... Je ne connaissais pas la ville...
Alfred - Sans compter qu’on y est bien mieux approvisionné ! Il y a tant de débit !
Gévaudan - Et du bon !... C’est réputé !... L’article de Paris... Et puis nous avons lu notre journal. Tu te
rappelles ce qu’il disait notre journal, à la quatrième page !... Laure !... Donne le Petite France !
Laure, tirant un journal de sa poche - La voilà !
Gévaudan, lisant - “Plus de célibat ! Brillants mariages ! Fraîche noblesse, bonheur garanti 3, 6, 9. Grand
choix de maris et de femmes avec ou sans tache, occasions exceptionnelles. S’adresser à l’agence
Mandrin et Cie, 7, rue Vide-Gousset, Paris.” Il n’y avait pas à hésiter, nous avons pris le premier train, et
nous voilà.
Acte II, scène 7
Laure, venant du pan coupé de gauche. Elle a une robe simple – Me voilà !...
Saint-Galmier, à part - Ah ! La bonne !
Gévaudan, allant au devant de Laure - Laure ! (A mi-voix.) Viens ! Je vais te présenter à tes belles-soeurs
! (A Rachel et à Léonie.) Mesdames, je vous présente ma soeur !...
Laure - Qui est bien heureuse d’entrer dans votre famille ! (Passant devant Gévaudan et allant à Rachel et
à Léonie.) Ah ! Mesdames !
Elle veut les embrasser.
Rachel, se défendant - Hein ? Quoi ?
Saint-Galmier, assis sur la chaise à droite de la table - Elle veut embrasser ma soeur !
Laure - C’est la joie !... (A part.) Sont-ils collet monté à Paris ! (A Saint-Galmier.) Eh bien ! Je me suis mise
simplement ! Suis-je à votre goût ?...
8
Saint-Galmier - Est-ce que je sais ? Je n’ai pas à vous goûter !... (A part.) Ce n’est pas possible ! Tous ces
gens-là ont reçu un coup de marteau !... (A Alfred qui pendant ce qui précède s’est échoué sur la chaise à
gauche de la table, et les bras ballants, le front appuyé sur la table, dodeline de la tête pour calmer sa
migraine.) Et vous, là ! Qu’est-ce que vous faites ?
Alfred, soulevant la tête - Ah ! Ça ne va pas !
Rachel, allant à lui - Vous êtes malade ?
Alfred - Ah ! J’ai une migraine ! Ma chère !
Tous - Sa chère !
Alfred, se levant - Oh ! C’est vrai !... C’est trop tôt !
Rachel, bas à Saint-Galmier - Ah çà ! Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Voilà les domestiques que tu
nous as retenus !
Saint-Galmier, id. - Ce n’est pas ma faute ! Séraphin me les a garantis ! Et puis nous en serons quittes
pour les renvoyer demain. (Haut.) Mais quelle heure est-il ?
Gévaudan, qui est dans le fond avec Laure, tirant sa montre – La demie ! Heure de Loches !
Acte III, scène 3
Gévaudan - Eh bien ! Puisque tout est rompu, nous n’avons plus qu’à prendre congé de vous... (Lui
serrant la main.) Mon cher Saint-Galmier...
Laure et Alfred, remontant - Au revoir ! Au revoir !
Saint-Galmier - Comment au revoir !... Mais on ne sort pas d’ici comme ça !... Il faut d’autre formalités !
Gévaudan - Encore !... (A part.) Il y a donc aussi des formalités pour les ruptures !
Saint-Galmier, à part - Ils sont bons !... Ils veulent s’en aller comme ça !... (Appelant.) Plucheux !
Plucheux, venant du fond avec le gardien - Monsieur !...
Saint-Galmier - Une douche écossaise à la femme, un bain chaud pour Choquart aîné, et un bain froid
pour le petit Choquart ! (Aux Gévaudan.) Allez vous baigner.
Tous - Hein !
Alfred - Comment, nous baigner !
Gévaudan - Laisse donc ! C’est une des formalités de la rupture ! Le bain est évidemmant un symbole
pour nous dire que notre mariage est dans l’eau.
Plucheux - Allons, venez vous déshabiller !... Je vais préparer vos bains.
9
“ Quand je fais une pièce, je cherche parmi mes personnages quels sont ceux qui ne doivent pas se
rencontrer. Et ce sont ceux-là que je mets aussitôt que possible en présence... Pour faire un bon vaudeville
(...), vous prenez la situation la plus tragique qui soit, une situation à faire frémir un gardien de la morgue,
et vous essayez d’en dégager le côté burlesque. Il n’y a pas un drame humain qui n’offre au moins
quelques aspects très gais. C’est pourquoi d’ailleurs les auteurs que vous appelez comiques sont toujours
tristes : ils pensent “triste” d’abord.”
Georges Feydeau, cité par Léon Treich,
“Le 10ème anniversaire de la mort de Feydeau”,
in Les Nouvelles Littéraires, 30 mai 1931
10
SA CREATION, EN 1888
Huit jours apès la création de Chat en poche, au Théâtre Déjazet, Feydeau qui, cette fois, avait écrit en
collaboration avec son ami Maurice Desvallières1, fait représenter, le 27 septembre 1888, au Théâtre
Cluny, Les fiancés de Loches, vaudeville en trois actes qui était précédé, en lever de rideau, d’une
comédie en un acte de Pierre Delixe, La candidate.
Où les auteurs avaient-ils trouvé leur sujet ? Peut-être dans La cagnotte de Labiche (1864). Tout comme
les personnages de La cagnotte, les fiancés de Loches sont des provinciaux venus dans la capitale, où ils
accumulent les pires mésaventures. Ils entendent s’y marier par l’entremise d’une agence spécialisée,
exactement à la façon de deux des personnages de Labiche. Dans les deux pièces, les protagonistes sont
victimes de nombreux quiproquos. Pris pour des voleurs chez Labiche, on les croit domestiques ou fous
chez Feydeau. D’autre part, le troisième acte a pu être inspiré par une comédie d’Adolphe Cortey
représentée au Théâtre Cluny - justement - le 14 juin 1879 et intitulée Les folies du docteur. Le héros en
était un médecin aliéniste qui avait la manie de considérer comme des fous tous ses interlocuteurs. Le
troisième acte avait lieu dans un cabanon de la maison de santé de ce médecin qui fait irrésistiblement
penser au docteur Saint-Galmier.
Une fois de plus pour la pièce de Feydeau, c’est l’échec, et l’on doit la retirer prématurément de l’affiche.
La critique adresse à l’oeuvre les mêmes reproches qu’à Chat en poche : Stoullig parle de “fantaisie
inadmissible”, de scènes “invraisemblabes”, reproche à Feydeau et à Desvallières d’être “allés trop loin”,
de se “moquer” du public, au troisième acte notamment2. Même le bon Sarcey, qui adore le vaudeville et a,
dès le début, soutenu les efforts de Feydeau, ne parvient pas à dissimuler sa déception ; il estime que le
premier acte est plaisant et que la vivacité du dialogue fait accepter le quiproquo sur lequel la pièce est
construite. Mais quelle audace de l’avoir prolongé pendant les deux actes suivants ! “Il est trop évident
qu’au premier mot de bon sens dit par l’un des six intéressés, le quiproquo sera expliqué et la pièce finie
(...). On se fatigue vite de voir ces trois naïfs, qui sont plus bêtes que nature, s’obstiner à prendre pour des
fiancés des gens qui s’obstinent à les traiter comme des domestiques.” C’est surtout le troisième acte qui
déplaît à Sarcey comme aux autres critiques : “J’ai bien entendu qu’on riait aux étages supérieurs et peutêtre s’y tordra-t’on dans deux ou trois jours. Ce spectacle, à l’orchestre, nous a laissés froids.” Et Sarcey de
conclure : “Il faut un lièvre pour faire un civet et un sujet pour faire une pièce.” Or le sujet de l’oeuvre “n’est
pas un sujet qui puisse porter trois actes (...) La sauce a beau être excellente, le plat semble médiocre (...)
Voilà déjà quatre pièces que signe M. Georges Feydeau ; ce n’est plus un débutant ; il ne trouvera pas
mauvais que nous nous montrions plus exigeants que lui3 .”
En fait l’échec était peut-être dû, en partie, à l’interprétation et le critque du Temps remarque très
judicieusement : “La pièce a été bien jouée, mais elle aurait dû l’être beaucoup plus vite. Ces folies,
spirituelles ou non, veulent être emportées par un grand tourbillon de gaieté. Il ne faut pas laisser au public
le temps de se reconnaître ni même de respirer4.” Or le Théâtre de Cluny figurait parmi ces petits théâtres
dont les troupes, relativement médiocres, étaient incapables d’assurer un tel mouvement aux pièces
qu’elles interprétaient.
Sans doute aussi, comme pour Chat en poche, le public de l’époque n’était-il pas mûr pour ces “folies”, ce
comique de l’absurde qui le déroutait, comme il déroutait son représentant le plus authentique en la
personne de Sarcey, l’apôtre du “bon sens”. (...)
Publiée chez Ollendorff en 1888, la pièce a été recueillie en 1954 dans le tome VII du Théâtre complet des
Editions du Bélier.
Henry Gidel in Georges Feydeau,
Théâtre complet, op. cit., pp. 533-535
1
Feydeau avait rencontré Maurice Desvallières (1857-1926) chez le peintre Carolus Duran (dont il devait épouser la fille Marianne).
Maurice Desvallières, petit-fils d’Ernest Legouvé, un des principaux collaborateurs de Scribe, de cinq ans plus âgé que Feydeau, avait
déjà fait représenter huit comédies ou vaudevilles depuis 1879.
2
Annales du théâtre et de la musique, 1888, pp.300-301.
3
Le Temps, 1er octobre 1888.
4
11
LE QUIPROQUO
Méprise sur un mot, sur un fait ou sur une personne (étymologiquement, prendre quelqu’un pour quelqu’un
d’autre), qui conduit un personnage à orienter son discours, ses sentiments ou son action dans un mauvais
sens.
Dans la dramaturgie classique, il est l’une des formes de l’obstacle. Il a été excessivement utilisé dans tous
les genres dramatiques depuis l’Antiquité du fait de sa grande malléabilité : d’une extension infinie (de
quelques répliques à la presque totalité d’une pièce), il possède en outre l’avantage d’être extrêmement
facile à dissiper ; simple erreur d’information, sa dissipation ne nécessite pas un enchaînement d’action,
mais une nouvelle information qui peut intervenir au moment jugé le plus opportun par le dramaturge.
D’où l’accusation d’invraisemblance dont il est souvent l’objet.
Georges Forestier,
Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit.
12
LE VAUDEVILLE
Le mot vaudeville est ancien mais son acception a sensiblement évolué entre l’époque où le genre était tiré
plutôt vers la chanson, et aujourd’hui où l’on a tendance à en faire un des cantons du théâtre de Boulevard.
Le plus intéressant est la mécanique dramaturgique et stylistique qu’il met en branle, marquée au sceau de
la folie, du côté des situations comme des personnages.
Historique
A l’origine, chanson bachique et satirique originaire du “Val” ou du “Vau-de-Vire” et dont la tradition attribue
la création, vers 1430 à Olivier Basselin. Le terme vaudeville, dont l’étymologie demeure contestée (il aurait
pu aussi subir l’attraction paronymique de “voix-de-villes”, recueils de chansons populaires), désigne tour à
tour des chansons gaies, grivoises et caustiques, puis les couplets chantés sur des airs connus introduits
dans une comédie légère, enfin la comédie elle-même. Aujourd’hui, il désigne une comédie d’intrigue sans
couplets, riche de complications (généralement amoureuses) nées de rencontres fortuites et de
quiproquos.
Dès la fin du XVIIème siècle, par le biais des théâtres de la Foire, des airs (timbres) connus de tous (seules
les paroles changent) s’insèrent dans des trames théâtrales. Avec Lesage, Fuzelier, D’Orneval, naît ainsi
l’opéra-comique première manière. L’ariette (air nouveau) prend plus tard le pas sur le vaudeville, et
l’opéra-comique se distingue nettement de la “comédie à vaudevilles” qui, après une certaine éclipse,
renaîtra sous la Révolution avec la création du théâtre du Vaudeville (1792). Le terme désigne aors un
nouveau genre théâtral qui crée des types (Mme Angot, M. Dumollet) et qui, grâce à des auteurs inventifs
(Piis et Barré, Radet et Desfontaines, Désaugiers), connaît d’extraordinaires succès qui se prolongent sous
l’Empire et la Restauration.
Toutefois, dans la plupart de ces innombrables pièces, qu’elles tirent vers la “folie”, l’anecdote ou la farce
grivoise, l’argument était mince et ne reposait souvent que sur quelques calembours et le talent de l’acteur.
Le mérite de Scribe, qui domine le genre de 1815 à 1850, est de donner au vaudeville une charpente
fortement construite où imprévus et quiproquos s’insèrent dans un jeu subtil de préparations et où le
suspens ménagé n’exclut ni sentiment, ni psychologie, ni critique sociale. Cette évolution conduit vers 1860
à la disparition des couplets chantés. Le vaudeville accentue encore la rigueur de sa construction sous
l’impulsion de Labiche qui, à partir d’Un Chapeau de paille d’Italie (1851), donne plus de tempo au
mouvement, hypertrophie les procédés comiques, en particulier les répétitions, les méprises, et la logique
des situations où sont jetés des personnages tétanisés.
Cet héritage sera repris par A. Hennequin (1842-1887) et surtout par Feydeau qui construit des pièces le
plus souvent en trois actes où l’intrigue très complexe et méticuleusement agencée, après un quiproquo ou
une rencontre inattendue, lance les personnages dans un monde où, avec frénésie, s’enchaînent des
péripéties saugrenues et où règne la logique loufoque de l’absurde. (...)
Jean-Marie Thomasseau
13
Esthétique
L’évolution de l’art du vaudeville permet de déceler le développement d’une mécanique d’écriture originale,
faite de dialogues et de chansons imbriqués au gré des fantaisies de l’auteur et du trajet bousculé des
personnages.
Montées une à une, les répliques se suffisent à elles-mêmes, sans silence, sans intervalle, sans
psychologie immédiate. Chaque réplique est un accident imprévu, et pas seulement un moment, dans le
parcours du personnage. ignorant ce qu’il fera après la réplique, il ne sait pas ce qu’il faisait avant qu’elle
lui échappe. Sans passé, innocent de ce qu’il enclenche, en réaction, chez les autres, le personnage est
pleinement en acte ce que la réplique contient en puissance : un cri, un mot d’esprit, une exclamation, une
injure, une douleur, un éclat de rire. Sans autre projet.
Le vaudeville présente la conception de rencontres inattendues et détonantes, de rapprochements de
situations incompatibles, d’affrontements de personnages, enchaînés aux répliques, qui, l’instant
précédent, ne se connaissaient pas. De ces coïncidences apparemment fortuites, néanmoins habilement
agencées par l’auteur, naissent des entrées et sorties foudroyantes, des dérèglements du comportement,
des poursuites minées d’embûches et de chausse-trapes dans lesquelles s’engouffre le
personnage qui a oublié le but de sa précipitation excitée. Epuisé, exténué, meurtri, il endure
l’accumulation d’aventures et de coups qu’il ne maîtrise pas. A cette souffrance physique s’ajoute l’objet
créateur de situation. La transmission d’un vêtement, la perte de billets de banque, la recherche d’un
chapeau de paille disparu, l’oubli d’une jarretière ou d’une livrée concourent à la fabrication du rythme
infernal du vaudeville.
Heureusement le fol aboutement des situations est ponctué de havres de bonheur. La musique, les
chansons fondent l’humeur joyeuse qui doit dominer au spectacle de vaudeville. Ironiques, sarcastiques,
fortement rythmées et scandées, les chansons, aux sonorités répétées, redoublées, permettent au public le
plus large de participer aux heurs et malheurs des personnages. Ainsi le cours effréné des scènes, les
chocs entre les situations sont atténués par le plaisir vocal comme s’il s’agissait de se donner du cœur à la
poursuite du spectacle, immergé dans le flot de plaisirs sonores.
Si l’auteur de vaudevilles ne parvenait pas à créer de surprenants et heureux dénouements, la pièce
s’accomplirait, en fin finale, dans un carnage féroce, un cauchemar au réveil brutal. La chanson populaire
et maligne du XVème siècle, l’alternance de textes satiriques parlés et chantés des XVIIème et XVIIIème
siècles, les histoires de fous constituées de quiproquos et d’intrigues à rebondissements du milieu du
XIXème siècle, ces étapes dans l’histoire du vaudeville se sont transformées en trajets rapides et pénibles
du personnage dont on moque l’absence de conscience. A l’origine, simple divertissement d’où le sérieux
est exclu, le vaudeville aboutit, à la fin du XIXème siècle, à la risible confrontation de personnages
prisonniers d’objets qui dénoncent les mensonges répétés de ces pantins articulés victimes de répliques
agressives surgies de leur inconscient.
Daniel Lemahieu,
Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit.
14
“Lorsque je suis devant mon papier et dans le feu du travail, je n’analyse pas mes héros, je les
regarde agir, je les entends parler ; ils s’objectivent en quelque manière, ils sont pour moi des
êtres concrets ; leur image se fixe dans ma mémoire, et non seulement leur silhouette, mais le
souvenir du moment où ils sont arrivés en scène, et de la porte qui leur a donné accès. Je
possède une pièce, comme un joueur d’échecs son damier, j’ai présentes à l’esprit les positions
successives que les pions (ce sont mes personnages) y ont occupées. En d’autres termes, je me
rends compte de leurs évolutions simultanées et successives. Elles se ramènent à un certain
nombre de mouvements. Et vous n’ignorez pas que le mouvement est la condition essentielle du
théâtre et par suite (je puis le dire sans immodestie après tant de maîtres qui l’ont proclamé) le
principal don du dramaturge.”
Georges Feydeau cité par Adolphe Brisson,
“Une leçon de vaudeville”, dans Portraits intimes, V,
Paris, Collin, 1901
15
JEUX DE LANGAGE
Dans le vaudeville, la langue est considérée comme un matériau. Plusieurs champs langagiers existent
dans la même pièce et sont efficaces autant à la surface du texte, lors de la lecture, qu’à la représentation
de cette orchestration de mots et de formules. Parlers paysans et populaires, “cuirs”, grivoiseries,
pataquès, mots inventés, jurons, interjections, jeux de langues équivoques, expressions étrangères, argots,
langages techniques, calembours, déformations linguistiques, parodies, paradoxes, euphémismes... La
liste n’est pas close. Les combinaisons de langues différentes constituent un théâtre polyphonique à
l’intérieur des répliques. Les variations multiples créent des déplacements, des dérapages, des fuites de
bouche détonantes d’où naît le comique. Il s’appuie sur les malentendus affichés à la surface du texte. Les
jongleries de termes et d’expressions, constituées de fragments de langues hétérogènes engendrent un
univers d’espiègleries et de fantaisies textuelles. Un sort particulier doit être fait aux répétitions. Ici, c’est à
la fois la matière sonore (aspect phonique) de la composition dramatique et les effets en miroir, en écho,
d’un élément proféré qui accentuent le rythme, la folie, voire l’irréalité ou le fantastique des propos. Les
répétitions touchent aussi bien les formules, les cris que les onomatopées ou les interrogations brèves.
Ces ensembles constituent une partition sonore contribuant à la dynamique de ces textes. Entrecoupées
de morceaux et de lambeaux de langue issus d’horizons en apparence incompatibles, les paroles sont
agencées dans un processus relevant de la stichomythie.
Daniel Lemahieu, “Vers une poétique du vaudeville”,
in Europe - Le vaudeville, n°786,
octobre 1994
16
FEYDEAU PREDIT L’ABSURDE
Au XIXème siècle, on utilisait la curieuse expression de “folievaudeville” pour désigner les pièces où
l’imagination de l’auteur se déployait avec le plus de liberté. Il est vrai que cette folie était canalisée dans
des limites relativement étroites et que ses débordements nous paraîtraient aujourd’hui bien raisonnables.
Mais de tout temps, la fantaisie avait fait partie de la définition même du vaudeville. Décidé, dès le début, à
assumer en grande partie l’héritage du genre, Feydeau n’a pas hésité à pousser si loin les bornes de cette
fantaisie que le surréalisme et le théâtre nouveau ont pu se réclamer de son exemple. (...)
Dès 1938, Paul Achard saluait en Feydeau l’inspirateur du “loufoque” au théâtre et au cinéma5 et, de son
côté, Robert Kemp discernait dans La dame de chez Maxim, “une farce que ne surpasseront pas les
inventions des Mariés de la Tour Eiffel et des Mamelles de Tirésias6”. Plus tôt encore, en 1930, Antonin
Artaud mentionnait Feydeau parmi les auteurs qui avaient influencé sa conception du Théâtre Alfred Jarry
qu’il avait fondé avec Vitrac7. Au lendemain du second conflit mondial, tout en continuant à évoquer l’avantgarde des années 30, dada et le surréalisme, on se plaît à considérer l’auteur du Dindon comme une sorte
de précurseur du théâtre de l’absurde et Ionesco lui-même convient qu’il existe une “grande ressemblance”
entre son œuvre et celle de Feydeau8.
Effectivement, malgré les différences considérables qui séparent, au moins en apparence, un théâtre de
divertissement d’un théâtre intellectuel aux ambitions métaphysiques, on discerne plus d’une analogie
entre Feydeau et par exemple, Ionesco ou Beckett.
D’abord en ce qui concerne l’emploi des moyens dramaturgiques : le théâtre de l’Absurde utilise le plus
possible le spectacle au détriment du dialogue : il est anti-littéraire. Or, (...) l’auteur du Dindon discernait
dans la littérature “l’antithèse du théâtre”. Son œuvre, qui comporte danses, cérémonies, gags, poursuites,
mais aussi musique, chant, chœurs, décors truqués, effets d’éclairage n’est-elle pas, au fond, assez
proche de ce théâtre total qu’Artaud appelait de ses voeux et qui n’a cessé de fasciner nombre de nos
dramaturges contemporains ?
D’autre part, ce rythme de manège fou qui entraîne certaines pièces de Feydeau, cette accélération
progressive du mouvement qui intervient à la fin des actes centraux de ses vaudevilles son déjà le rythme
et le mouvement d’Ionesco (...)
Les situations de caractère onirique dans lesquelles Feydeau se plaît à placer ses héros évoquent déjà
celles que l’on rencontrera dans le théâtre surréaliste (...) ou dans le théâtre nouveau. (...) Les thèmes sont
souvent analogues à ceux des cauchemars (...)
On n’ignore pas que la notion de folie est essentielle dans le théâtre surréaliste où elle est exploitée
comme une machine de guerre contre la logique traditionnelle. Or elle exerce un rôle important dans
l’œuvre de Feydeau ; non pas qu’il ait mis en scène d’authentiques déments (...) mais ses personnages,
pris aux pièges de certains quiproquos, sentent leur raison chavirer (...) Parfois même, règne une
étonnante atmosphère de folie collective qui provoque la stupéfaction inquiète de ceux qui pénètrent dans
les lieux où elle règne (...)
L’univers fantastique de Feydeau est aussi celui de la méprise permanente (...) Dans ce monde baroque
de l’erreur et de la simulation perpétuelles, qui semble conçu par un Frégoli assisté d’un Robert Houdin,
l’on ne sait plus qui est qui. (...)
Tout n’est qu’illusion dans cet univers falsifié où, comme dans le théâtre de l’Absurde, les héros ne sont
que les jouets dérisoires d’une fatalité stupide.
Henry Gidel in Georges Feydeau,
Théâtre complet, op. cit., pp. 70-76
L’Ordre, 18 décembre 1938.
Article du Temps recueilli dans La vie du théâtre, Paris, Albin Michel, 1956, p. 40.
7
OEuvres complètes d’Antonin Artaud, Paris, Gallimard, t. II, s. d. (1961), p. 45.
8
Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, s. d. (1966), pp. 309-310.
5
6
17
LE CONTEXTE
DU BOULEVARD DU CRIME...
Le Boulevard du crime, célébré par les gravures de Daumier, de Grandville, de Doré, connaît une fin
brutale.
En 1862, le baron Haussmann fait démolir le quartier pour édifier ce qui deviendra la Place de la
République.
Dans ses précieux Carnets, Ludovic Halévy note, au retour d’une promenade sur les lieux en compagnie
de son ami Henri Meilhac : “Les cordons à gaz et les lanternes vénitiennes remplacent partout le lampion
fumeux et infect. Ajoutez à cela les pavés remplacés par le macadam : ils manqueront pour des
barricades.”
Les chantiers d’Haussmann chassent le public populaire des théâtres, dont les salles habituelles sont
mises à bas et le répertoire favori, le mélodrame, en sourdine. En revanche, le vaudeville et la comédie de
mœurs prospèrent comme jamais, aimables miroirs d’un nouveau monde ravi de se contempler en pied,
les bourgeois. (...)
Demi-frère de Napoléon III et figure essentielle de l’époque, le duc de Morny éprouve lui aussi le besoin
irrésistible d’écrire pour la scène. Monsieur Choufleury restera chez lui le..., rédigé avec l’aide de son
secrétaire Ludovic Halévy et agrémenté d’une musique d’Offenbach, connaît un vif succès en 1869, et l’on
ne saurait mieux signifier à quel point la société issue du coup d’Etat de décembre est friande de la rampe
et des feux des plateaux. Contemporain d’un nouvel avènement de la bourgeoisie, le Second Empire
pourrait également figurer un théâtre dont le souverain serait le metteur en scène. Au sens où nous
l’entendons aujourd’hui, cette dernière fonction n’apparaît réellement qu’avec Antoine et le Théâtre Libre,
en 1887. Napoléon III n’est pas Bonaparte pour rien, il connaît les vertus politiques de la représentation.
Bien davantage qu’aux classes pauvres auxquelles le futur Prince-Président s’est intéressé dans ses
jeunes années, le régime fait la part belle aux bourgeois, y compris dans les distractions qu’il lui offre.
Le nouveau Paris de Napoléon III est une fête à laquelle ne sont pas seulement conviés ses habitants
mais, grâce aux progrès de la photographie et du chemin de fer, les provinciaux et les étrangers. On
affiche en public le souci de l’ordre et du progrès, mais on pratique en privé la poursuite éperdue des
voluptés : l’hypocrisie sociale ne s’est jamais aussi bien portée. La scène n’échappe pas à un libertinage
au fond parfaitement accepté, en un ballet où se croisent le monde et le demi-monde, les cocottes et les
honnêtes femmes, les petites actrices et les grandes comédiennes.
Olivier Barrot et Raymond Chirat,
in Le Théâtre de Boulevard - Ciel mon mari !,
“Découvertes”, Gallimard-Paris Musées,
Paris, 1998, pp. 29-33
... AUX GRANDS BOULEVARDS
Le “Boulevard” était un monde à part, le centre des théâtres et de la vie mondaine. Il était, en réalité,
composé des six “grands” : les boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens, Montmartre,
Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Il évoque deux époques : celle du Second Empire avec Jacques
Offenbach, et celle de Georges Feydeau dont les dates de naissance et de mort, 1862 et 1921, coïncident
à peu près avec celles de la deuxième époque du Boulevard. Celui-ci s’était créé lorsque les jeux publics
avaient été interdits au Palais-Royal en 1837.
C’était, pour reprendre l’expression de Francis de Croisset, “une petite province spirituelle de Paris”, où
affluaient financiers, princes, rois en exil ou en villégiature, acteurs, journalistes, littérateurs. Ils se
rencontraient dans les théâtres, les salles de rédaction des journaux et les cafés qui y étaient concentrés.
C’est à proximité du Boulevard, en effet, qu’étaient tous les grands théâtres.
(...) Les théâtres du Boulevard avaient, la plupart du temps, une troupe hors de pair et même quelquefois
un auteur attitré.
18
(...) Le Théâtre des Variétés, auquel de Flers et Caillavet valurent un nouvel âge d’or, avait une excellente
troupe qui fournit à Feydeau quelques-uns de ses meilleurs interprètes.
Ce fut le cas de la ravissante Jeanne Granier qui, grâce à son talent et à l’intérêt que lui portait le prince de
Galles, fit une fulgurante carrière ; ou d’Eve Lavallière, toute de surprise et de feu, que Feydeau admirait
fort et fut en 1913 une Môme Crevette étincelante. Parmi les acteurs, il y eut Albert Brasseur, Prince, Guy
et surtout l’incomparable Max Dearly, venu du music-hall, que les directeurs de théâtre s’arrachaient, car il
faisait monter en flèche leurs recettes. Trois autres très grands acteurs, amis, mais non interprètes de
Feydeau, contribuèrent au prestige du Boulevard : Réjane, Lucien Guitry et Sarah Bernhardt.
Les acteurs étaient à la fois adulés et maltraités du public. Les lecteurs des journaux se passionnaient pour
les trois cents cravates de Le Bargy et pour les villégiatures d’Eve Lavallière, et Catulle Mendès se battit en
duel avec un autre critique qui avait osé dire que Sarah Bernhardt était trop maigre. Mais en même temps,
un préjugé tenace sévissait contre eux : certains immeubles refusaient de leur louer un appartement, les
grands hôtels des villes d’eau, une fois leur fiche remplie, s’apercevaient qu’ils étaient complets. (...)
Gens de théâtre, journalistes, critiques, personnalités du Gotha, des lettres, des arts, de la politique, se
retrouvaient tous les jours dans les nombreux cafés des boulevards. (...)
Le lieu de prédilection de Feydeau était Maxim’s où il allait souper tous les soirs. Ouvert en 1892 par
Maxime Gaillard, rue Royale (presque en banlieue !), ce restaurant était fréquenté par les cochers.
L’exposition de 1900, en s’installant tout près, fit sa fortune. Cornuché imagina le “s” à l’anglaise et donna à
Maxim’s une ornementation art nouveau : fleurs d’iris et de nénuphars, tentures, portières, rideaux ornés
de fleurs languides, coussins. Après le bar, il y avait un large couloir réservé aux habitués qu’on appelait
“l’omnibus”. C’est là que se tenait Feydeau devant une bouteille de champagne factice, car il ne buvait que
de l’eau de Vittel. C’est de là qu’il observait les clients entrer à gauche dans la salle de restaurant où une
banquette de velours fraise faisait le tour du mur, ou bien prendre l’escalier qui menait aux cabinets
particuliers, en écoutant jouer les airs à la mode : “La Valse Bleue”, “Les Petits Pavés” et “Frou-Frou ”. Les
soupeurs étaient très cosmopolites : c’étaient des gens du monde, des noceurs, de vieux marcheurs, des
décavés, des rastas, des acteurs, que Feydeau a fait
revivre dans plusieurs de ses pièces.
Arlette Shenkan, Georges Feydeau,
“Théâtre de tous les temps”, Seghers,
Paris, 1972, p. 20
AH LA BELLE EPOQUE !
Il semble bien périlleux de vouloir réhabiliter la Belle Epoque car si, pour beaucoup, elle incarne la joie de
vivre et l’insouciance et fait pousser bien des soupirs de regrets, elle a aussi la réputation d’être frivole et
de n’être que cela. Plus périlleuse encore est l’entreprise de réhabiliter Georges Feydeau classé une fois
pour toutes comme vaudevilliste - de génie, il est vrai, mais cette louange même paraît assez
condescendante - et spécialiste de la chambre à coucher et du lit sur la scène.
La Belle Epoque a pourtant eu ses mérites et surtout, sous sa folle gaieté, perce déjà le monde moderne.
Georges Feydeau en a eu le sentiment très vif, et ses personnages semblent bien vouloir s’étourdir à tout
prix pendant qu’il en est encore temps, avant la grande catastrophe de 1914 qui a sonné le glas de
l’insouciance d’antan.
On méconnaît presque toujours chez Feydeau la fine et peu indulgente peinture d’une société en pleine
évolution pour ne parler que de ses qualités techniques. Il semble pourtant que l’observation de son
époque, déjà discrètement signalée par certains de ses
critiques contemporains, est le côté le plus intéressant de Feydeau et probablement une des raisons pour
lesquelles il est encore si goûté, non seulement en France, mais dans le monde entier. (...)
La Belle époque a été une époque bénie pour les dramaturges, car le théâtre exerçait sur tout Paris et en
particulier sur le Paris du Boulevard et du journalisme, un empire qu’il a désormais perdu au profit du
cinéma, mais qui était tel que Paris, à la fin du XIXème siècle, était surnommé Cabotinville. Le public était
pris d’une véritable fièvre à l’annonce d’un nouveau spectacle. Certains n’hésitaient pas à traverser la
France pour assister à une générale à Paris.
Arlette Shenkan, op. cit., pp. 5-6
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OEUVRES / OUVRAGES
DE FEYDEAU
Liste chronologique des œuvres de Feydeau
1878-1880
L’amour doit se taire, drame en un acte
1880
La petite révoltée, monologue en vers
1881
Un coup de tête, monologue en vers
*Un monsieur qui n’aime pas les monologues, monologue
Le mouchoir, monologue en vers
1882
J’ai mal aux dents, monologue en vers
Par la fenêtre, comédie en un acte
Trop vieux, monologue en vers
1883
Amour et piano, comédie en un acte
Gibier de potence, comédie-bouffe en un acte
Aux antipodes, monologue provenço-comique
Patte en l’air, monologue en vers
Le petit ménage, monologue en vers
Le potache, monologue comique
1884
Le billet de mille, monologue en vers
Les célèbres, monologue comique
Le colis, monologue en vers
Les réformes, monologue comique
Le volontaire, monologue comique en vers
1886
Fiancés en herbe, comédie enfantine en un acte
Tailleur pour dames, comédie en trois actes
L’homme économe, monologue comique
L’homme intègre, monologue comique
1887
La lycéenne, vaudeville-opérette en trois actes
Les enfants, monologue en vers
A qui ma femme ?, comédie en trois actes
1888
Un bain de ménage, comédie en un acte
Chat en poche, vaudeville en trois actes
Les fiancés de Loches, vaudeville en trois actes
1889
L’affaire Edouard, comédie-vaudeville en trois actes
1890
C’est une femme du monde, comédie en un acte
Le mariage de Barillon, vaudeville en trois actes
Mademoiselle Nounou, opérette en un acte
Tout à Brown-Séquard, monologue fantaisiste
1891
Madame Sganarelle, monologue
20
1892
Monsieur chasse !, comédie en trois actes
Champignol malgré lui, pièce en trois actes
Le système Ribadier, comédie en trois actes
1894
Un fil à la patte, comédie en trois actes
Notre futur, pièce en un acte
Le ruban, comédie en trois actes
L’Hôtel du Libre-Echange, pièce en trois actes
1896
Le dindon, pièce en trois actes
Les pavés de l’ours, comédie en un acte
1897
Séance de nuit, comédie en un acte
Dormez, je le veux !, vaudeville en un acte
1898
La bulle d’amour, ballet en dix tableaux
Le juré, monologue
1899
La dame de chez Maxim, pièce en trois actes
Un monsieur qui est condamné à mort, monologue
1902
Le billet de Joséphine, pièce en trois actes, mêlés d’airs
La duchesse des Folies-Bergère, pièce en cinq actes
1904
La main passe, pièce en quatre actes
1905
L’âge d’or, comédie musicale en trois actes et neuf tableaux
1906
Le bourgeon, comédie en trois actes
1907
La puce à l’oreille, pièce en trois actes
1908
Occupe-toi d’Amélie, pièce en trois actes et quatre tableaux
Feu la mère de Madame, pièce en un acte
1909
Le circuit, comédie en trois actes et quatre tableaux
1910
On purge bébé, pièce en un acte
Cent millions qui tombent, pièce en trois actes (inachevée)
1911
Mais n’te promène donc pas toute nue, comédie en un acte
Léonie est en avance, ou le mal joli, pièce en un acte
1913
On va faire la cocotte, pièce en deux actes (inachevée)
1914
Je ne trompe pas mon mari, comédie en trois actes
1916
Hortense a dit : “J’m’en fous !”, pièce en un acte
Complainte du pauv’propriétaire, monologue en vers
Editions des œuvres
- Théâtre complet, 9 volumes, Editions du Bélier, “Les documents littéraires”, Paris, 1948-1956 (épuisé)
- Théâtre complet, 4 volumes, édition de Henry Gidel, Classiques Garnier, Bordas, Paris, 1988 (épuisé)
- Théâtre, Omnibus, Paris, 1994
- Pièces courtes, monologues, vaudevilles et comédies, Omnibus, Paris, 2008
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AU SUJET DE FEYDEAU (SELECTIF)
Ouvrages
- Henry Gidel, La dramaturgie de Feydeau, 2 volumes, Atelier de reproduction des thèses de Lille III, et
Honoré Champion, 1978
- Henry Gidel, Le théâtre de Georges Feydeau, Klincksieck, 1979
- Jacques Lorcey, Georges Feydeau, La Table Ronde, Paris, 1972
- Arlette Shenkan, Georges Feydeau, “Théâtre de tous les temps”, Seghers, Paris, 1972
- Léon Treich, L’esprit de Georges Feydeau, n°30, Gallimard, Paris, 1927
Articles
- Adolphe Brisson, Portraits intimes, tome V, Colin, Paris, 1901, pp. 10-17
- Cahiers Renaud-Barrault, “La question Feydeau”, n°32, décembre 1960, Julliard, Paris
OUTILS / LECTURES COMPLEMENTAIRES
Ouvrages généraux
- Denis Bablet, La mise en scène contemporaine I : 1887-1914, La Renaissance du Livre, Paris, 1968
- Henri Bergson, Le rire, P.U.F., Paris, 1967
- Dictionnaire encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, Bordas, Paris, 1995
Sur le théâtre de boulevard et le vaudeville
- Olivier Barrot et Raymond Chirat, Le Théâtre de Boulevard – Ciel mon mari !, “Découvertes”, GallimardParis Musées, Paris, 1998
- Henry Gidel, Le vaudeville, “Que sais-je ?”, P.U.F., Paris, 1986
- Europe - Le vaudeville, n°786, octobre 1994
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“Je puis bien le confesser : le travail m’ennuie. Quand j’étais écolier, j’éprouvais un ravissement à
écrire des comédies, car, par elles, j’échappais à la tâche prescrite qui m’a toujours été odieuse.
J’aime les fruits défendus et les chemins de traverse. Or, aujourd’hui, la situation est retournée. Le
théâtre est devenu pour moi la règle, le devoir. C’est mon métier. C’est la voie où il faut que je
marche normalement. Cela suffit pour que j’aie le désir de m’en écarter. Quand je commence une
pièce, il me semble que je me verrouille dans un cachot, et que je m’en évade quand je la termine.
Oh ! non, je ne suis pas de ceux qui enfantent dans la joie ! En arrangeant les folies qui
déchaîneront l’hilarité du public, je n’en suis pas égayé, je garde le sérieux, le sang-froid du
chimiste qui dose un médicament. J’introduis dans ma pilule un gramme d’imbroglio, un gramme
de libertinage, un gramme d’observation. Je malaxe, du mieux qu’il m’est possible, ces éléments.
Et je prévois presque à coup sûr l’effet qu’ils produiront. L’expérience m’a appris à discerner les
bonnes des mauvaises herbes. Et il est rare que je m’abuse quant au résultat.
Lorsque l’oeuvre est terminée, quel soulagement ! Je recouvre ma liberté. J’ai fini le second acte
de La Dame de chez Maxim et bâti le troisième, pendant que le premier était en répétitions. En
quatre mois, j’ai mis l’ouvrage surpied. Ces quatre mois m’ont valu deux ans d’indépendance. J’ai
pu retourner à la peinture. Lapeinture est mon délice. J’en fais de très mauvaise, mais jel’adore...”
Georges Feydeau
cité par Adolphe Brisson, op. cit.
23
ENTRETIEN DE JEAN-LOUIS MARTINELLI
Tout d’abord, qu’est-ce qui a provoqué chez vous le désir de monter une pièce de Feydeau ?
Jean-Louis Martinelli : Le désir d’aller vers un territoire sur lequel je n’avais jamais travaillé. C’est
probablement la raison essentielle ; je me suis donc mis à lire Feydeau de façon systématique. Par ailleurs,
je n’ai pas vu beaucoup de pièces de Feydeau.
Mis à part Norén, ou Aziz Chouaki, mais ce sont des compagnonnages un peu plus singuliers, je ne tiens
pas à revenir toujours aux mêmes auteurs. Ce n’est pas tout à fait juste : après Andromaque et Bérénice,
je suis prêt à monter tout Racine…
Je pars donc à la découverte d’une autre planète tout en continuant un travail sur le burlesque, entr’aperçu
avec Une virée d’Aziz Chouaki, que l’on continue aujourd’hui avec Les Coloniaux, qui était en partie au
programme de Schweyk de Brecht, et de La République de Mek-Ouyes de Jacques Jouet.
J'ai donc lu tout Feydeau et j'ai fini par retenir Les Fiancés de Loches.
Dans cette pièce de jeunesse, toutes les obsessions de Feydeau sont déjà là. Mais le triangle amoureux
souvent mis en jeu par la suite, mari-amant-maîtresse, n’est pas au centre de l’œuvre. Ici, il s’agit de
l’affrontement violent entre deux mondes : ceux qui ont une place et ceux qui la cherchent, aussi bien
maritalement que professionnellement. Cette pièce présente une nouvelle occasion d’examiner comment
fonctionnent les mécanismes de « mise à la marge », de questionner ce qu’il en est de la norme. Peut-être
y a-t-il un lien entre la fin de cette pièce qui se termine dans un hôpital psychiatrique de fantaisie, le centre
d’hydrothérapie, et Kliniken.
Vous voyez un lien direct parce que Les Fiancés de Loches se passe en partie dans un hôpital
psychiatrique et parce que les actions insensées sont menées jusqu’au bout, jusqu’au délire ?
J.L.M. : Oui. Directement se pose la question de la santé mentale : qui est sain, qui ne l’est pas ? Qu’estce qu’est l’autre ?
Qu’en est- il de la parole délirante, de l’«insensé» ? C’est comme si c’était une énorme didascalie pour tout
le théâtre de Feydeau, et en même temps, cette pièce de jeunesse annonce la fin de la vie de l’auteur qui
s’achèvera à l’hôpital psychiatrique de Rueil-Malmaison…
Vous avez décidé de transposer cette pièce dans un contexte contemporain ; que pouvez-vous dire
sur ce parti pris ?
J.L.M. : D’habitude, je suis assez critique par rapport à ce type de démarche d’actualisation, que je trouve
même vulgaire lorsqu’elle est appliquée à Racine, à Molière, voire à Shakespeare. Je trouve que c’est une
façon de traiter l’emballage et que parfois il est préférable d’historiciser les œuvres, de montrer la distance
qui nous sépare d’elles, et que si elles nous touchent, si elles nous parlent, si elles sont contemporaines, il
est intéressant d’en montrer aussi les écarts avec aujourd’hui. C’est dans cette tension là que s’organise le
sens de lecture, à travers l’épaisseur du temps. Là, je n’ai pas eu envie d’opter pour cette manière.
Cela vous est apparu d’emblée à la lecture ?
J.L.M. : Oui et c’est probablement la lecture du premier acte qui se passe dans une agence de placement,
qui a induit le geste global. Quelle est ma place ? C’est, en gros, ce que dit cette pièce. Il m’est apparu
assez vite qu’il y avait un équivalent massif avec une ANPE, et que ce qui était en germe dans la société
au début du siècle précédent s’est développé et a atteint son paroxysme aujourd’hui. C’est une pièce du
tout début du capitalisme, que nous montons au moment où le capitalisme financier est en crise. Le séjour
parisien de nos trois Lochois les mènera de l’ANPE, au premier acte, jusqu’au centre d’hydrothérapie
mentale au troisième. De la non inscription sociale et de l’inadaptation au traitement proche de ceux de
Charcot.
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À la lecture du texte, on sent que c’est une écriture de la fin du XIXème siècle, la langue des
personnages n’est pas actuelle ; comment allez-vous jouer de ce contraste ?
J.L.M. : Le champ sémantique n’est pas le même. Bien sûr que ce n’est pas la même langue, mais ce sont
des acteurs d’aujourd’hui, je ne vais pas leur demander de parler comme des acteurs d’il y a un siècle.
L’acteur est éminemment contemporain. Donc, travailler au plus proche des personnes, des êtres, travailler
sur «l’être là» de l’acteur. Essayer de ne pas se faire une idée préconçue de ce qu’est ce théâtre, c’est-àdire de ne pas «jouer du Feydeau» ; les acteurs n’ont pas à jouer du Feydeau, ils ont à jouer des
situations, ils ont à jouer des rapports, ils ont à comprendre ce qu’ils racontent ; le piège dans ce type
d’écriture c’est d’être nourri d’un imaginaire collectif réducteur. D’autre part, le fait d’enlever les costumes
soi-disant d’époque, attendus en tout cas, de se placer dans un espace de fantaisie tant pour la
scénographie que les costumes, participe à la mise à nu de l’écriture de Feydeau.
Justement par rapport aux acteurs, vous travaillez ici avec, entre autres, Abbès Zahmani, Zakariya
Gouram et Mounir Margoum. S’agissait-il pour vous de faire appel à nouveau à des acteurs avec qui
vous aimez travailler, sans souci de leurs origines, ou cela s’inscrit-il d’une certaine manière, dans
votre volonté de «tirer» la pièce vers nous, vers aujourd’hui ?
J.L.M. : Les deux. Comment dire ? Qu’est ce qui fonde notre histoire et qu’est-ce que c’est qu’être français
aujourd’hui ? Est-ce que c’est le rapport à la langue, la couleur de peau, l’origine, ou l’apparence ? Pendant
longtemps je pensais que l’on ne pouvait pas dépasser les signes que produit un corps sur un plateau, et
en fait, j’en suis de moins en moins sûr. Simplement, aujourd’hui, mon regard n’enregistre plus ce type
d’apparence, je crois que c’est essentiellement le rapport à la langue qui fonde l’espace de la fiction. Pour
Mounir, ou Zak, par exemple Feydeau fait partie de leur construction imaginaire et de leur background.
Cependant, malgré moi, malgré eux, la présence des corps de Mounir et Zakariya peut créer du sens.
Lorsque Feydeau écrit Les Fiancés de Loches, il met en avant l’opposition du monde rural et de la société
bourgeoise, il en montre les frottements. Aujourd’hui l’opposition est probablement plus marquée entre les
Français issus de l’immigration et ceux dits «de souche». Ce frottement nomme la pièce puisque la
question essentielle qu’elle soulève est bien celle de la place que la société des «inclus» accorde aux
autres.
Cependant, lorsqu’on a monté Bérénice, le fait qu’Antiochus soit vraiment figuré comme un prince arabe
(Hammou Graïa) a été pointé par très peu de personnes ; j’en étais même surpris alors que je ne crois pas
que cela ait été monté si souvent de la sorte. Peut-être que les spectateurs ne sont pas aussi fermés, aussi
obtus dans leurs lectures que ce que l’on pourrait penser.
Vous avez choisi de travailler pour ce spectacle avec des résidents du CASH (centre d’accueil et de
soins hospitaliers de Nanterre). Comment ce désir s’est-il inscrit dans le projet ?
J.L.M. : Ce choix prolonge une pratique, le travail qui se fait dans ce théâtre. Il se trouve qu’un atelierthéâtre se poursuit au CASH depuis plusieurs années. D’une part, des acteurs de la maison, que ce soit
Alain Fromager, Eric Caruso, Chad Chenouga, qui fait un film, ou moi-même, sont intervenus au CASH,
d’autre part les résidents viennent assister à des répétitions, voir des spectacles…
Ainsi lorsque s'est posée la question de recherche de figurants, je me dis : plutôt que d’aller chercher des
figurants dans Nanterre ou à l’ANPE, travaillons avec les gens de cet hôpital. Alors peut-être leur présence
rajoutera encore une couche à la lecture de la pièce. Les trois Lochois arrivent à Paris dans un univers
dans lequel ils sont perdus… Le groupe du CASH vivra la même situation sur ce plateau, en recherche
dans un espace qui ne leur est pas a priori octroyé. Je souhaite travailler sur la tension entre la présence
de ces êtres que l’on convoque sur le plateau et les espaces dans lesquels ils se trouvent. Ce sont des
espaces dans lesquels une partie des corps sont des corps étrangers, des corps déplacés. Le
déplacement est une des figures du rire chez Feydeau.
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L’écriture de Feydeau, on le sait, tient de la mécanique implacable ; partez-vous du principe qu’il ne
faut rien toucher au texte ?
J.L.M. : Ça, le plateau va nous le dire, mais j’ai un peu l’impression que oui. Je pense qu’on ne peut pas
toucher grand-chose, puis je ne vois pas pourquoi on toucherait. Dans la mesure où tout se répond, où tout
se tient, où tout est articulé, c’est comme si on enlevait dans un mécanisme d’horlogerie une pièce, une
poulie, un engrenage. La langue fonctionne sur un mode d’enchaînement, les phrases sont enchaînées les
unes aux autres, un mot en entraîne un autre ; ça ne passe pas par de la pensée, la parole est toujours
première ;
ce ne sont pas des êtres qui pensent, ce sont des êtres en état de parole, ils se mettent dans une certaine
situation et sont quasi en état d’improvisation permanente ; en tout cas, c’est l’impression que je voudrais
obtenir. Ce serait totalement réussi, me semble-t-il, si les spectateurs sortant de la représentation disaient :
«ce soir, on a assisté à une impro»… D’où la difficulté de travail, probablement, c’est-à-dire d’arriver à
produire un espace de liberté à partir de la contrainte de l’écriture. Peut-être que d’aucuns ont une vision
de la mécanique comme d’une chose trop rigide… Une mécanique doit être huilée, d’autant plus si elle se
doit d’être rapide.
Alors justement, la notion de rythme, est-ce, pour vous, le principe premier pour aborder et
travailler ce genre de pièce ?
J.L.M. : Non, je pense qu’il convient comme d’habitude de chercher ce qu’il en est des rapports et des
situations ; et c’est à l’intérieur des rapports et des situations, dès lors qu’ils sont posés de façon juste, que
se dégagent les rythmes.
Dans le théâtre public en général, il y avait jusqu’à récemment beaucoup de présupposés et d’a
priori sur Feydeau, moins maintenant, parce qu’il est un peu plus souvent monté… Tout comme à
l’université, c’est un auteur qui est cité mais sur lequel on ne se penche pas : c’est le théâtre de
vaudeville, on sait que ça existe, mais on le laisse de côté…
J.L.M. : Oui, mais c’est parce que le théâtre français est fortement empreint de littérature. Feydeau, c’est
un genre qui a pu être considéré comme mineur. La fascination de la France pour la littérature et le bienécrit fait que c’est un théâtre qui n’a pas toujours été considéré justement. Mais parfois, il faut du temps
pour regarder différemment les écritures. Le même phénomène est observable pour Pagnol ou le roman
policier : il y a une partie du polar qui est regardée comme mineure, alors que l’on sait très bien que le
polar nous en apprend sur le monde dans lequel on est, parfois tout autant que des sommets de littérature.
Là, c’est évident que sur notre histoire et ce qu’il en est de la société bourgeoise, Feydeau nous en
apprend plus que beaucoup d’autres.
On peut parler chez Feydeau d’un regard vraiment acéré sur ses contemporains, peut-être même
désabusé, voire désespéré…
J.L.M. : Son œuvre se place dans l’espace du pathologique. Quelle est la pathologie de la bourgeoisie
française ?
Ce regard très acéré est assez impitoyable…
J.L.M. : On peut observer le même phénomène à propos des films de Chaplin, de Tati : il y a une matière
qui est joyeuse et désopilante, et quand on y repense, quelques jours après, les impressions qui nous
assaillent évoquent un état de solitude absolue. Mais au moment où l’acteur le joue, je ne pense pas qu’il
faille forcément lui ramener à la conscience cet état de solitude, parce qu’il va se mettre à jouer autre
chose. Il ne va pas jouer la cause mais l’effet. Dès lors, le risque existerait de produire un commentaire de
l’œuvre, au lieu de lui donner vie.
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Est-ce qu’on aborde les choses différemment quand on travaille pour la Grande Salle des
Amandiers ?
J.L.M. : La dimension du plateau et la capacité d’accueil des spectateurs, comme toutes les grandes
salles, appellent un répertoire large et plus ouvert, mais, pour la réalisation du spectacle : non, je ne me
pose pas la question.
Pour Gilles Taschet, le scénographe, peut-être, cela change les choses…
J.L.M. : Même pas. On s’est beaucoup posé la question sur Détails, on aurait pu le faire dans la Grande
Salle. Kliniken, on l’a joué dans des salles en tournée, par exemple à Nantes, à Nice, à Grenoble, qui sont
de très grands plateaux, ça a fonctionné tout à fait bien. Après, ce sont les conditions économiques de la
représentation : pour un répertoire contemporain, c’est évidemment plus difficile de mobiliser mille
spectateurs par soir pendant un mois et demi, que pour des œuvres plus repérées du grand public.
Le choix de telle ou telle salle est donc tout autant dicté par les conditions de réception des œuvres que
par des choix esthétiques.
Dans Les Fiancés de Loches, il n’y a pas tant de portes qui claquent, en fait…
J.L.M. : Dans beaucoup de pièces de Feydeau, il n’y en a pas tant qui claquent, mais on a cette image-là.
Encore une fois la difficulté inhérente à cette écriture consiste bien à articuler la mécanique du langage et
le concret des situations mettant aux prises des êtres, pour certains d’entre eux, hystériques. Des corps
agités, des êtres soumis à des soubresauts, qui semblent avoir des électrodes dans les fesses.
Ils ne sont pas maîtres de grand-chose...
J.L.M. : Ils ne sont pas maîtres de grand-chose et ils sont pris dans des tourbillons en permanence, mais
ces tourbillons partent de situations absurdes dans lesquelles ils se trouvent, par leurs propres désirs. Et à
partir de là, la machine s’affole, et chacun essaie de mettre des mots pour combler cet affolement, alors
qu’en fait, ils précipitent la catastrophe… En gros, ce serait ça la mécanique à trouver.
Plus on en dit dans l'espoir d'en sortir, plus on s’enfonce, mais on continue à dire…
J.L.M. : Et c’est cet affolement là qu’il faudra mettre en jeu sur le plateau.
Propos recueillis par Katia Hernandez
Décembre 2008
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