DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d`art à l`Art du - Fi

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DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Du théâtre d'art à l'art du théâtre
Tandis que le XIXe siècle s'achève, l'Europe entière est en pleine mutation. Le progrès industriel n'a
cessé de bouleverser les rouages de la société et commence à modifier les modes de vie, jusque dans les
moindres aspects du quotidien. Au théâtre, un besoin de renouveau se fait sentir. La scène paraît s'enliser
dans une pratique routinière. Les anciens procédés d'illusion ne convainquent plus. Avec l'invention de
l'électricité et le développement prometteur de techniques nouvelles, le théâtre semble tomber en
désuétude et ne plus vivre que sur ses acquis. Une nouvelle génération se sent étouffer dans l'inertie et
aspire à libérer la scène de la domination de ses aînés. Parallèlement, un engouement pour le caféconcert, le cirque, le théâtre d'ombres et l'apparition du music-hall constituent une concurrence réelle
pour le théâtre. Les promesses de la lanterne magique, les inventions successives du PraxinoscopeThéâtre (1878) et du théâtre optique (1888) annoncent l'avènement du Cinématographe et font peser sur
le théâtre une menace de caducité.
Une exigence de qualité
Fondé en 1887, le Théâtre Libre d'André Antoine va d'abord tenter de libérer une scène
encombrée par le clinquant et le cliché. Partout en Europe, des initiatives semblables lui
emboîtent le pas. On débarrasse la pratique de ses habitudes pour retrouver une authenticité. Le
courant naturaliste chasse le faux-semblant de la scène. Au nom d'une recherche de vérité, on
réclame un assainissement des mœurs théâtrales. Contre le cabotinage, on professe la sincérité. A
l'instar de la troupe allemande des Meininger, on met en avant l'idée d'une organisation d'ensemble.
Pendant que la modernisation des techniques rend plus complexe la fonction de régisseur, la scène
« libérée » permet de poser les jalons d'un nouveau principe de mise en scène. André Antoine
présente son projet de régénérer le théâtre comme une démarche désintéressée au nom de l'art.
Pourtant c'est cette qualité même d'art qui va lui être contestée.
On accuse en effet le Théâtre Libre de s'être laissé dévoyer par le succès de ses « comédies rosses
». Les symbolistes s'érigent contre la vulgarité du réalisme et réclament un théâtre digne des
poètes, un théâtre d'art. Bien qu'il s'inscrive en réaction contre lui, le théâtre de Paul Fort va
cependant s'appuyer sur l'expérience d'André Antoine pour fonder ses statuts: le successeur de Paul
Fort, Lugné-Poe, a débuté au Théâtre Libre en tant que régisseur et acteur.
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Contrairement à son homologue français, le Théâtre d'Art de Moscou est loin de réfuter le
réalisme. Profondément ancré dans une tradition nationale, le courant réaliste représente en effet
un mouvement de résistance important contre l'étouffoir du régime tsariste qui ne tolère que le
vaudeville. Seize ans après l'abolition du monopole théâtral, le Théâtre d'Art de Moscou entend
par contre réagir contre la médiocrité des autres scènes privées qui, mis à part le Cercle
Mamontov, n'ont connu jusqu'alors qu'un intérêt commercial. Il entend d'autre part lutter contre le
jeu conventionnel qui règne sur les scènes impériales. Dans un contexte politique particulier à la
Russie, le choix d'un tel titre permet tout d'abord d'échapper à la vigilance d'une censure plus
stricte à l'égard des théâtres populaires. Dans le même temps, il résume à lui seul un manifeste: il
affiche d'emblée une volonté d'exigence et promet une production de qualité.
Un théâtre d'art implique donc une profession de foi: ses fondateurs s'engagent à passer au
second plan la rentabilité de leur propre entreprise, au profit d'un intérêt supérieur. Pour que le
théâtre puisse perdurer, on se déclare prêt à accepter des sacrifices et l'on souhaite proposer au
public autre chose qu'un simple divertissement. On espère lui procurer une jouissance
intellectuelle ou esthétique. De surcroît on lui promet une élévation au contact du sublime. On
cherche à redéfinir les règles de l'art théâtral selon des valeurs universelles.
Le désir d'asseoir le théâtre parmi les autres arts apparaît donc en filigrane. A cette fin, le théâtre
va tenter de se mesurer à d'autres pratiques que les siennes. Des points de comparaison vont être
établis non seulement avec la peinture, la sculpture mais aussi la danse, la musique, sans oublier
bien sûr la littérature qui soumet encore la représentation à une étroite dépendance. Tous les
secteurs du théâtre seront l'objet d'une investigation. Le choix du répertoire sera d'abord mis en
cause, puis on s'intéressera aux différentes modalités de création auxquelles sera lié une refonte de
l'organisation interne d'une structure théâtrale. Les tâches respectives de chaque collaborateur
seront systématiquement définies. Une conception nouvelle de la représentation en tant que spectacle sera envisagée. le rapport scène-salle sera à son tour analysé et donnera lieu à de nouvelles
propositions architecturales. Enfin, la fonction de spectateur sera elle aussi examinée.
Vouloir intégrer le théâtre dans le paysage des arts ne vise plus seulement à satisfaire une
prétention esthète mais répond à un réel. besoin d'affirmer une autonomie du spectacle en tant
qu'art. Ainsi le théâtre peut survivre au XXe siècle et même envisager de se situer à la pointe de
l'évolution moderne ..
Dans tous les cas, on se propose de suivre un cheminement ou de réaliser un programme établi en
fonction d'un modèle utopique. Les animateurs des divers théâtres d'art européens se sont tous
avérés les pionniers d'un art théâtral moderne défini notamment à partir d'une conception nouvelle
de la fonction de mise en scène. Après avoir favorisé de multiples échanges entre ces théâtres,
Edward Gordon Craig est le premier à associer la notion de « théâtre d'art » à un mouvement
européen de rénovation scénique.
A lui seul, le titre affiche une volonté de se démarquer des autres théâtres, supposés par là même
ne pas être artistiques. La promesse de se distinguer peut répondre à un objecp.6
tif publicitaire ou au contraire souligner une intention de ne s'adresser qu'à un public choisi, initié, et
donc restreint. Soit le théâtre entend concevoir ses manifestations dans un cadre réservé à une élite, soit
il postule que le public, averti, lui accordera un droit à l'essai et soutiendra son ambition de parvenir à un
résultat jugé digne d'une œuvre d'art. La question de la destination du théâtre et de son accessibilité est
donc posée. Le théâtre d'art serait-il le contraire d'un théâtre populaire ?
Art ou révolution
En France, l'appellation « théâtre d'art» est restée longtemps associée à l'idée d'un théâtre marginal,
volontiers provocateur. ·Contrairement à la situation française, les théâtres d'art russes et allemands sont
d'emblée des théâtres réguliers. Ils se proposent d'être accessibles à un large public et disposent de
moyens relativement importants. Malgré un succès immédiat, le Théâtre d'Art de Moscou va se trouver
rapidement confronté à la difficulté de répondre aux exigences d'un théâtre professionnel de grande
envergure tout en maintenant une extrême exigence de qualité. Paris, qui entend rester la capitale des
arts, se méfie d'une éventuelle concurrence allemande et témoigne de la réticence envers les nouvelles
conceptions scéniques venues de l'Est. Romain Rolland privilégie quant à lui le contenu du répertoire: il
s'érige dès 1903 contre l'art pour l'art et lui oppose, non sans démagogie, l'art pour le peuple. Firmin
Gémier tentera un peu plus tard de mettre en application ses idées avec la création en 1910 d'un théâtre
ambulant. Contre l'idée d'un théâtre pour les masses, le Théâtre de l'Œuvre, qui demeure un théâtre à
vocation irrégulière, s'adresse toujours à un public d'abonnés. Par ailleurs, Lugné-Poe a le mérite de faire
découvrir une pléiade d'auteurs mais reste en fin de compte partisan d'un théâtre littéraire. Pendant que
les Ballets russes introduisent un style décoratif qui marquera profondément l'époque, la publication d'un
ouvrage de Jacques Rouché L'Art théâtral moderne contribue à faire connaître à Paris les dernières
innovations européennes en matière de mise en scène. Avant de fonder le Théâtre des Arts en 1910,
celui-ci esquisse avec Jacques Copeau un programme de théâtre d'art. A la veille de la guerre de 1914, le
Théâtre du Vieux-Colombier appelle à rehausser la dignité du théâtre. Dans la troupe réunie autour de
Jacques Copeau figurent Charles Dullin et Louis Jouvet. Loin des boulevards, le Vieux-Colombier,
théâtre régulier avec pignon sur rue, est établi pour durer. Dès son ouverture, il se présente comme une
aventure unique et exemplaire. Bénéficiant du soutien de la Nouvelle Revue Française dont il est alors le
directeur, Copeau parie sur la fidélité d'un public restreint et cultivé.
Mais la première guerre mondiale, suivie de la révolution d'Octobre bouleversent radicalement les
mentalités. Après un engouement pour les grandes célébrations qui a conduit à une ritualisation du
théâtre, le rêve émis notamment par Adolphe Appia d'une « cathédrale de l'avenir » s'effondre. Avec
Dada, l'idée même de l'art est remise en cause. En Russie et en Allemagne, le principe d'un théâtre d'art
conçu selon des valeurs éternelles et absolues est violemment critiqué. Dans la jeune Union Soviétique,
le Théâtre d'Art est classé avec les anciennes scènes impériales Théâtre académique. Le terme même de
théâtre d'art représente une société révolue et ne paraît plus ouvrir de
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perspective dynamique. De nombreux artistes et hommes de théâtre aspirent à participer à la
transformation sociale en cours. Ainsi, l'art n'est plus en soi une finalité, le théâtre trouve sa raison
d'être en se faisant un instrument de lutte révolutionnaire.
Malgré ses morts, la France victorieuse ne connaît pas un bouleversement aussi radical des
mentalités. Le projet humaniste associé à une régénération de l'art théâtral a encore de beaux jours
devant lui. Avant la guerre, le Vieux-Colombier n'a eu le temps que d'ouvrir une voie. Après le
succès de la saison 1913-1914 et une expérience lourde de conséquences en Amérique durant la
guerre, le Vieux-Colombier s'est forgé une légende. Son aventure représente un modèle à suivre. En
France, le théâtre d'art aspire à devenir un théâtre régulier et s'évertue à se départir de tout soupçon
de dilettantisme. Fort usitée dans l'entre-deux-guerres français, la notion de « théâtre d'art » prend
une signification militante. Elle caractérise une lutte utopique: conquérir un large public par la
seule production d'œuvres de qualité. Dans le même temps, la concurrence avec le cinéma muet
puis avec le parlant menace sévèrement les théâtres commerciaux tandis qu'elle favorise le principe
d'un théâtre d'art, contraint d'affirmer davantage sa spécificité.
Jusqu'en 1940, l'étiquette de « théâtre d'art » est communément attribuée à toute démarche
novatrice, dite d'avant-garde. Contre un théâtre dénommé plus tard par Jean Vilar « épicier », les
théâtres d'art éprouvent le besoin de resserrer les rangs au moment même ou ils accèdent à la plus
grande notoriété. En 1927, le Cartel est fondé, tandis que la notion déclenche de nombreuses
polémiques. Les théâtres d'art bénéficient désormais du soutien d'un large public et font figure de
notables. Or ceux-ci rencontrent toujours d'énormes difficultés matérielles. Mais leur disparition ne
peut plus être envisagée sans être ressentie comme un énorme préjudice pour l'ensemble de la
collectivité. Aussi, la nécessité d'une réelle politique culturelle se fait-elle sentir: sans un soutien de
l'Etat, un théâtre d'art n'est pas en mesure de durer, même s'il réussit. En 1941, Copeau définira la
période laboratoire de l'entre-deux guerres marquée par « le mouvement des théâtres d'art 19201940 » comme une étape indispensable vers un théâtre populaire.
Vers un théâtre d'art public
La plupart des pionniers de la décentralisation théâtrale ont en effet été formés dans les théâtres
d'art, tels Jean Dasté, Hubert Gignoux ou Jean Vilar qui s'attache à justifier l'intervention de l'Etat
dans les affaires culturelles et rend légitime l'octroi de subventions par la formulation du principe
de service public. Le théâtre s'achemine vers une institutionnalisation. On privilégie alors les
notions de travail théâtral et de théâtre populaire, auxquelles est liée l'idée de décentralisation. On
oppose désormais le théâtre public au théâtre privé. Le terme de théâtre d'art s'efface du
vocabulaire.
La notion demeure par contre féconde à Athènes, avec le Théâtre d'Art de Karolos Koun, fondé en
1942 sous l'occupation allemande. Inhérente au théâtre, l'Ecole de Koun aura formé et initié
pendant plus de quarante ans les plus fortes personnalités du monde théâtral grec contemporain.
De 1956 à 1968, le théâtre d'art rend également à s'imposer dans les pays de l'Est, où il représente
des foyers de résistance à l'égard des mots d'ordres officiels qui imposent
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un théâtre prétendument politique, au moment même où, à l'Ouest, certains commencent
précisément à dénoncer son aspect réactionnaire.
En France, dans les années qui précèdent et suivent les événements de mai 1968, une véritable
fracture se produit en effet dans le cours de la pensée esthétique. En 1968, l'artiste est mis sur la
sellette. L'institution se lézarde. Le concept d'œuvre est rejeté au profit de l'idée d'événement
collectif et de spontanéisme. On porte un nouvel intérêt pour les manifestations dadaïstes des
années vingt; on découvre les propositions d'Antonin Artaud, le théâtre politique de Piscator. Tous
s'érigeaient en leur temps contre le théâtre d'art. Quiconque oserait alors réhabiliter la notion ne
pourrait qu'être traité de réactionnaire.
Pourtant en Italie, Giorgio Strehler remet en honneur l'idée de théâtre d'art pour défendre le
principe de « teatro stabile » qui seul peur assurer selon lui un véritable « service artistique ». L'Italie
a connu elle aussi « ses» événements au cours desquels le metteur en scène a été violemment pris à
partie en tant que directeur du Piccolo Teatro. A dessein, Strehler ose brandir au milieu des années
soixante-dix une notion contestée pour défendre la nécessité d'un théâtre d'art public, implanté au
cœur de la Cité.
En France, le Théâtre du Soleil sourient et entend prouver au contraire que le théâtre, « artisanat
d'art », ne peur être vivant qu'en dehors de l'institution. Le débat est ouvert. Chacun se réfère à
d'illustres prédécesseurs. Strehler établit une jonction entre Jacques Copeau, Louis Jouvet et Bertolt
Brecht. Ariane Mnouchkine se réclame également de Copeau et fonde sa pratique scénique en
s'inspirant des recherches de Meyerhold. Dans le même temps, elle défend des principes éthiques
analogues à ceux de Stanislavski car la pratique même du théâtre représente pour elle un
cheminement initiatique, un acte de résistance, pour le progrès de la civilisation.
Dans les années quatre-vingt, une augmentation sans précédent du budget de la Culture réconcilie
de nombreux artistes avec le pouvoir. Le théâtre subventionné connaît une période de splendeur et
favorise le développement de la scénographie. Dans le même temps, certains s'inquiètent d'une
situation paradoxale qui autorise le théâtre public à pouvoir se permettre de se dispenser du public.
Le théâtre privé accuse le théâtre public de concurrence déloyale. Ce dernier commence en effet à
employer des vedettes et est en mesure de leur offrir des cachets importants. Le théâtre s'évertue à
rivaliser avec le cinéma et la télévision. A contre-courant, Antoine Vitez appelle à réapprendre «
l'art de la précarité » et rafraîchit la mémoire en lançant à Chaillot une formule provocatrice: « un
théâtre d'art, élitaire pour tous ». Il fait ainsi directement référence à la mention de Stanislavski et
de Némirovitch-Dantchenko : « Théâtre d'Art, accessible à tous. » Sur les lieux du Théâtre National
Populaire de Vilar, Vitez rappelle que l'idée de service public a été établie pour défendre les
principes mêmes du théâtre d'art.
Une tradition d'expériences
Dès les premiers manifestes qui ont accompagné la fondation des théâtres d'art, on est saisi par la
justesse visionnaire, par l'intuition d'agir pour le futur qui confère à leurs programmes artistiques
une ambition parfois démesurée, péremptoire, mais combien dynamique!
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En 1891, Paul Fort écrit: « il est nécessaire semble-t-il que chaque novateur boive force absinthes
désespérantes avant de s'emparer de la coupe des Dieux. [ ... } Il est évident qu'au Théâtre d'Art,
nous sommes tous encore dans la pleine mêlée, fondateurs, auteurs, acteurs et spectateurs, nous
ignorons ce qui sortira et lorsque le rideau se lève, il est tellement tiré, d'en bas par une forêt de
ronces, que l'on craint toujours de le voir éclater en lambeaux; mais y aurait-il grand mérite à parler
de théâtre d'art dans un volume quelconque, si le dit théâtre était à l'apogée de sa fortune ? »
En 1907, Craig, qui présente la fonction de mise en scène nouvellement conçue comme la seule
garantie possible de l'art, écrit: « Il faudra l'effort de toute une lignée, de cette nouvelle lignée
d'artistes à laquelle vous appartenez, pour découvrir toutes les beautés que réserve cette source. »
Le sentiment d'appartenir à une famille théâtrale permet à chacun de s'appuyer sur l'acquis ou
l'autorité d'expériences précédentes, auxquelles il est permis, si besoin est, d'apporter une
interprétation personnelle.
Au fil du siècle, des programmes n'ont pas cessé de se faire écho.
D'André Antoine à Antoine Vitez, nous invitons à redécouvrir quelques-uns de ces textes
fondateurs, certains connus, que nous publions avec l'aimable autorisation de leurs ayant droits,
d'autres méconnus, provenant de livres épuisés ou d'archives oubliées dont le hasard a parfois
permis la résurgence ...
Que les traces effacées de ces bâtisseurs, en quête de splendides châteaux de sable, puissent - qui
sait? - éveiller de prochains rêves.
Jean-François Dusigne
p.10
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