Malgré ses morts, la France victorieuse ne connaît pas un bouleversement aussi radical des
mentalités. Le projet humaniste associé
à
une régénération de l'art théâtral a encore de beaux jours
devant lui. Avant la guerre, le Vieux-Colombier n'a eu le temps que d'ouvrir une voie. Après le
succès de la saison 1913-1914 et une expérience lourde de conséquences en Amérique durant la
guerre, le Vieux-Colombier s'est forgé une légende. Son aventure représente un modèle
à
suivre. En
France, le théâtre d'art aspire
à
devenir un théâtre régulier et s'évertue
à
se départir de tout soupçon
de dilettantisme. Fort usitée dans l'entre-deux-guerres français, la notion de « théâtre d'art
»
prend
une signification militante. Elle caractérise une lutte utopique: conquérir un large public par la
seule production d'œuvres de qualité. Dans le même temps, la concurrence avec le cinéma muet
puis avec le parlant menace sévèrement les théâtres commerciaux tandis qu'elle favorise le principe
d'un théâtre d'art, contraint d'affirmer davantage sa spécificité.
Jusqu'en 1940, l'étiquette de
«
théâtre d'art
»
est communément attribuée
à
toute démarche
novatrice, dite d'avant-garde. Contre un théâtre dénommé plus tard par Jean Vilar
«
épicier
»,
les
théâtres d'art éprouvent le besoin de resserrer les rangs au moment même ou ils accèdent
à
la plus
grande notoriété. En 1927, le Cartel est fondé, tandis que la notion déclenche de nombreuses
polémiques. Les théâtres d'art bénéficient désormais du soutien d'un large public et font figure de
notables. Or ceux-ci rencontrent toujours d'énormes difficultés matérielles. Mais leur disparition ne
peut plus être envisagée sans être ressentie comme un énorme préjudice pour l'ensemble de la
collectivité. Aussi, la nécessité d'une réelle politique culturelle se fait-elle sentir: sans un soutien de
l'Etat, un théâtre d'art n'est pas en mesure de durer, même s'il réussit. En 1941, Copeau définira la
période laboratoire de l'entre-deux guerres marquée par
«
le mouvement des théâtres d'art 1920-
1940
»
comme une étape indispensable vers un théâtre populaire.
Vers un théâtre d'art public
La plupart des pionniers de la décentralisation théâtrale ont en effet été formés dans les théâtres
d'art, tels Jean Dasté, Hubert Gignoux ou Jean Vilar qui s'attache
à
justifier l'intervention de l'Etat
dans les affaires culturelles et rend légitime l'octroi de subventions par la formulation du principe
de service public. Le théâtre s'achemine vers une institutionnalisation. On privilégie alors les
notions de travail théâtral et de théâtre populaire, auxquelles est liée l'idée de décentralisation. On
oppose désormais le théâtre public au théâtre privé. Le terme de théâtre d'art s'efface du
vocabulaire.
La notion demeure par contre féconde
à
Athènes, avec le Théâtre d'Art de Karolos Koun, fondé en
1942 sous l'occupation allemande. Inhérente au théâtre, l'Ecole de Koun aura formé et initié
pendant plus de quarante ans les plus fortes personnalités du monde théâtral grec contemporain.
De 1956
à
1968, le théâtre d'art rend également
à
s'imposer dans les pays de l'Est, où il représente
des foyers de résistance
à
l'égard des mots d'ordres officiels qui imposent
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un théâtre prétendument politique, au moment même où,
à
l'Ouest, certains commencent
précisément
à
dénoncer son aspect réactionnaire.
En
France, dans les années qui précèdent et suivent les événements de mai 1968, une véritable
fracture se produit en effet dans le cours de la pensée esthétique. En 1968, l'artiste est mis sur la
sellette. L'institution se lézarde. Le concept d'œuvre est rejeté au profit de l'idée d'événement
collectif et de spontanéisme. On porte un nouvel intérêt pour les manifestations dadaïstes des
années vingt; on découvre les propositions d'Antonin Artaud, le théâtre politique de Piscator. Tous
s'érigeaient en leur temps contre le théâtre d'art. Quiconque oserait alors réhabiliter la notion ne
pourrait qu'être traité de réactionnaire.
Pourtant en Italie, Giorgio Strehler remet en honneur l'idée de théâtre d'art pour défendre le
principe de
«
teatro stabile
»
qui seul peur assurer selon lui un véritable
«
service artistique ». L'Italie
a connu elle aussi
«
ses» événements au cours desquels le metteur en scène a été violemment pris
à
partie en tant que directeur du Piccolo Teatro. A dessein, Strehler ose brandir au milieu des années
soixante-dix une notion contestée pour défendre la nécessité d'un théâtre d'art public, implanté au
cœur de la Cité.
En France, le Théâtre du Soleil sourient et entend prouver au contraire que le théâtre, « artisanat
d'art », ne peur être vivant qu'en dehors de l'institution. Le débat est ouvert. Chacun se réfère
à
d'illustres prédécesseurs. Strehler établit une jonction entre Jacques Copeau, Louis Jouvet et Bertolt
Brecht. Ariane Mnouchkine se réclame également de Copeau et fonde sa pratique scénique en