François Bœspflug – Caricaturer Dieu ?
Pouvoirs et dangers de l’image
Bayard, Paris, 2006.
Introduction La caricature et le sac
30 septembre 2005; Jyllands-Posten; douze “caricatures “; “les visages de Mahomet”
La caricature n’est pas d’abord une intention, ni une assertion; il n’y a pas non plus l’obligation de réagir.
150 hommes morts, au Pakistan, en Afghanistan, en Turquie, en Lybie, mais surtout au Nigeria
destructions d’ambassades et d’églises; boycotts des produits danois, piratages des sites web
“concours international de dessins sur l’Holocauste”
Rares auront été les prises de position vraiment mesurées, échappant à la présentation dualiste.
L’ignorance fait habituellement le lit de la violence.
La question du rapport d’islam aux images n’est pas secondaire.
La diversité des genres d’images: mentales, littéraires, culturelles, matérielles
La diversité des rapports à l’image (sectoriels ou systématiques):
aniconisme / iconisme (avoir / n’avoir pas)
iconophilie / iconodulie / iconolâtrie / iconomanie ( aimer / vénérer / adorer / ne plus pouvoir s’en passer)
iconophobie / iconomachie / iconoclastie ou iconoclasme (y être opposé / combattre / détruire)
Statut iconique (plan du droit) et situation iconique de Dieu (plan du fait)
L’image de l’Éternel n’est pas éternelle ni immuable.
Caricatures:
Le langage courant a tendance d’employer le mot caricature pour des dessins humoristiques.
La caricature est une sorte de compensation ou déferlement d’idéal dans les arts, un “portrait chargé”, une anti-icône.
Jean Delumeau: “les musulmans accusent de blasphème des personnes pour qui celui-ci n’existe pas”
Chapitre 1 Islam
L’islam présente autant de visages que le judaïsme et le christianisme.
Disons globalement que l’islam est plus aniconique et iconophobe qu’iconoclaste.
Le Coran ne contient aucune condamnation formelle des images. Une telle interdiction ne se rencontre que dans les
hadiths (textes non coraniques, rapportant les actes et propos du Prophète). Le Prophète a parfois montré
l’exemple de la tolérance à exercer envers certaines images. L’interdiction générale des “images vivantes” est
postcoranique. Hadith: “Les anges évitent la demeure il y a des images, des chiens ou des impurs.“; annonce
du jugement des artistes (vision de l’artiste comme imitateur, plagiateur, rival de Dieu)
Absence de toute image figurative, sauf exceptions rarissimes, dans les mosquées, les mandrasa, les sépultures,
comme dans les manuscrits du Coran ou des hadiths. Développement d’un art décoratif abstrait et de l’essor de la
calligraphie.
La vénération des images et leur usage cultuel ou dévotionnel toute comme la représentation de Dieu, ont été
considérés comme strictement prohibés (volonté que le visible ne fasse pas obstacle à l’invisible); polémique
coranique contre “ceux qui donnent à Dieu des associés”.
Le Dieu de l’islam est tellement un, absolu, radical, tellement travaillé par l’absence, que l’interdit de sa
représentation découle de sa conception. Seule est tolerée la graphie de son Nom, sans qu’il soit exigé de recourir
à une abréviation.
La conception très négative des images véhiculée par les hadiths s’imposa après la disparition du prophète. En réalité,
ce furent les statues (les images “ayant une ombre”) et les images susceptibles de susciter un culte qui seules firent
l’objet d’une reprobation unanime.
A. Meddeb a parlé d’”une grande histoire de l’image en terre d’islam”.
fresques à l’époque des Omayyades (iconographie politique impériale, iconographie hédoniste)
La peinture a tendance à se réfugier dans les manuscrits (de la Perse à l’Inde, du XIIIe au XVIIIe siècle).
De nos jours, la rigeur en ces matières est à son maximum, depuis le XVIIIe siècle, chez les wahabites, comme en
Arabie Saoudite. Les pays d’islam chiite semblent assez tolérants même de portraiturer le Prophète.
la plaisanterie et le bon mot, “pensées libres”, “conteurs licencieux”, blashème
La civilisation de l’Islam, sauf à se couper du reste du monde, va devoir faire bon accueil à l’image et à son cortège
de technologies.
Les caricatures abondent dans certains quotidiens arabes musulmans, elles ont en général Israël pour cible.
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Chapitre 2 Judaïsme
L’aniconisme cultuel de l’Israël ancien est un phénomène relativement tardif, postérieur à l’Exil.
aniconisme de fait (celui de l’Israël nomade d’avant l’installation en Canaan)
aniconisme du droit (qui s’exprime dans l’interdiction formelle du Décalogue)
aniconisme programmatique “en interne” et, au retour de l’Exil “en externe”
L’aniconisme juif n’est pas une absolue nouveauté (hindouisme de la période védique ou du premier bouddhisme,
zoroastrisme, démythologisation radicale en Grèce)
Dieu n’est pas seulement le garant, il est l’auteur du Décalogue. Il est un Dieu „jaloux“.
Le terme hébreu rendu en français par „image“ est „pésèl“, d’une racine signifiant „tailler, sculpter“ (lat. sculptile,
simulacrum, gr. glypton, eidolon)
La formulation du commandement vise avant tout les images cultuelles. Il s’agissait d’abord d’interdire les images
des autres dieux, et a fortiori de barrer la route à l’adoration de Yahvé figuré sous la forme d’une statue.
Dieu est initiative et liberté. Il n’a nul besoin d’admirateurs. L’interdiction de son image dit son irréductibilité à tout
élément du monde. De l’absence de statue divine comme de toute forme naîtra l’idée que ce Dieu-là est “vraiment
un Dieu qui se cache” (Is 45,15).
Israël a pratiqué la figuration ornamentale ou symbolique, compris dans le cadre cultuel (les douze bœufs de la mer
de bronze, les chérubins de l’arche ou ceux du temple). L’épisode du Serpent d’airain ne fut jamais compris
comme un encouragement à sculpter des statues.
Les nombreuses métaphores qui servent à désigner Dieu (Père, Époux, Guerrier etc.) ne tombent pas sous le coup de
l’interdiction des images. Mais on doit savoir qu’elles sont foncièrement inadéquates.
L’art juif, depuis les temps biblique, jusqu’à Marc Chagall, s’est développé, mais en excluant complètement les
images cultuelles.
la synagogue de Doura (vers 245), la mosaïque de Bath Aleph (518-527), les Synagogues de Hammath (IVe siècle) et
Tsippori (VIIe siècle ?); la micrographie
C’est au judaïsme que l’art chrétien emprunta le symbole des quatre lettres (pour la première fois dans une gravure
faite à Strasbourg).
Chapitre 3 Christianisme
Jésus lui-même n’avait manifesté aucun intérêt pour les images plastiques, les apôtres non plus. Quant à Saint Paul, il
les avait en horreur. Le christianisme aurait pu rester une religion sans images.
Trois grands modes de figuration de Dieu vont se déployer petit à petit dès la seconde moitié du IIe siècle:
symbole indirects, inspirées de l’art juif
figuration en Dieu âgé
figuration en Christ (caractérise le mieux l’art chrétien)
Concile de Nicée II (787): L’icône du Christ ne figure à proprement parler ni son humanité ni sa divinité (comment
pourrait-on, dans le cadre d’une conception plus ou moins mimétique de l’art, figurer des natures, qui sont des
abstractions ?), mais sa Personne, ou plus précisement l’union hypostatique de l’une et de l’autre natures en sa
Personne humano-divine. Le horos de Nicée II est muet au sujet d’éventuelles icônes du Père, de l’Ésprit saint, de
la divinité en tant que telle ou de la Trinité.
La situation iconique de Dieu à une époque donnée est un bon „analyseur“ comme disent les sociologues, le
l’évolution des sensibilités religieuses.
La croix fut constamment honorée et protegée de tout vandalisme.
La naissance des images non christomorphiques de Dieu chrétien est précédée d’une période de gestation qui s’étend
di IXe au XIIe siècle; Dieu le Père, l’alter ego de Jésus, son sosie, son père, puis son grand-père; images de la
Trinité (“Trinité du Psautier”, Trône de grâce, Trinité triandrique, Paternité; au XIIIe et surtout au XIVe siècle le
Tricéphale ou Triface).
Cette poussée (non programmée) eut libre cours. Elle ne provoque à l’époque aucune querelle.
Fin du XIVe siècle: Dieu le Père en pape; Majestas Patris; Compassion du Père; Compassion de la Trinité;
couronnement de la Vierge par la Trinité; Pressoir mystique; Double intercession.
La figure du Christ est de plus en plus marquée par la souffence (Christomorphisme residuel au XVe siècle: Retable
de l’Agneau mystique de Gand, Couronnement de la Vierge de Quarton, Heures dÉtienne Chevalier)
Figure jupitériennes de Dieu le Père crées par Raphaël et Michel-Ange
XIIIe XVe siècle: puissant processus d’humanisation de la figure de Dieu; au même moment les péchés de la
langue sont l’objet de toute l’acribie du moraliste mais aussi de la surveillance très sourcilleuse du pouvoir
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politique. En sens inverse, le le de Dieu commence d’être joué au théâtre. Le rôle du Christ ne semble pas
antérieur au XIIe siècle; on ose conçevoir et confier à un acteur le rôle de Dieu le Père au XVe siècle, p.ex.
Arnoul Gréban, Marguerite de Navarre.
Durant les trois dernièrs siècls du Moyen âge la dose du jeu, d’ironie et de moquerie qui peut affleurer dans les
images augmente.
Les images non christiques de Dieu n’ont jamais fait l’objet d’un consensus explicite parmi les chrétiens. En orient, la
figure de Dieu le Père en vieillard fut condamnée sans appel (Moscou 1666, et déja en 1551).
Le bref “Sollicitudinis Nostrae”: Dieu peut être figuré tel que l’écriture rapporte qu’il a daigné apparaîte. Le droit de
combiner les théophanies bibliques est taciment reconnu aux artistes. (À la “Compassion du Père” ne correspond
aucun texte.)
Les images de Dieu non christiques commencent de connaître une certaine désaffection vers la fin du XVIIe siècle.
Le couronnement de la Vièrge par la trinité constitue un cas à part.
L’art du XXe siècle (du moins le “grand art”) s’est à peu près complètement désinteressé des scènes de l’Enfance et
du Ministère du Christ.
Félicien Rops (1833-1898) Freud y verra „une magnifique illustration de cas type de refoulement chez les saints et
les pénitents”.
La séparation de l’Église et de l’État a grandement ontribué à rendre la religion “caricaturable”.
La situation iconique du Dieu chrétien (le Père, la Trinité) depuis la fin du XIXe siècle, parait se dissocier de celle du
Christ et se caractériser, entre autres, par la redite, l’évitement ou la dérision. Les figurations non christo-
morphiques de Dieu ont connu au XXe siècle une déshérence et puis une éclipse quasi totale. Dans le “grand art”,
Dieu est devenu quasi indiscernable. Il s’y trouvé éludé, camouflé, ou ignoré.
Un coup de sonde dans “le neuvième art”, c-est-à-dire la bande dessinée, est à cet égard éloquent.
Deux caractéristiques de la situation iconique actuelle de Dieu:
Les œuvres d’art passées ayant Dieu pour sujet ou visée subissent effectivement une “perte d’aura”. Ils sont
exposées à une nouvelle sorte de contresens, par décontextualisation.
La perte d’égard contractuel pour l’image de Dieu.
L’image de Dieu est considérée comme un patrimoine disponible, un fond d’archives, non plus.
Le phénomène apparu vers les années 1880 en Europe de l’Ouest avec les dessins moqueurs et plus ou moins
injurieux du Christ en croix puis de Dieu le Père est une nouveauté don’t on ne connaît d’antécédent.
L’histoire de la perception de Dieu, de son “idée vécue” et intimement solidaire de ses représentations plastiques.
Chapitre 4 Pouvoir et danger des images
L’Europe est mise en face de ses propres contradictions et paye chèr ses négligences.
Les images ont les potentialités de l’instantané. La caricature, en particulier, a des ailes. Mais la principale source du
pouvoir des images est de symboliser et de tenir lieu, à ce titre, de ce don’t elles sont les images. Le taux de
symbolisation dont se charge une image ne se décrète pas, ne se programme pas de manière rationnelle, il est
affaire d’attachement.
Le nombre de figures qui, dans une religion donnée, ont le pouvoir de condenser le sacré et cette religion même est
variable.
La vertu de symbolisation qu’ont certaines images peut annuler toute distance critique, si bien que lesdites images
sont réputées intouchables et deviennent quasiment consubstantielles à ce qu’elles symbolisent. dessous enfin
se greffe le narcissisme à l’échelle sociale et culturelle, donc l’amour-propre d’un groupe (religieux, national,
linguistique).
S’autocensurer n’a rien d’un revers de la fierté ni d’une défaite de la pensée. Il n’y a rien qui appelle autant la
vengeance qu’une blessure d’amour-propre.
“Ni les chrétiens, ni les musulmans ne sont propriétaires d’une image ou d’une représentation de Dieu.” (Régine du
Charlat); “Nous sommes invités à être ses témoins, non ses défenseurs.” (Jean-Luc Mouton)
Une police des images semble d’ailleurs impossible à instaurer, et sera mise très vite en contradiction avec elle-
même. Des lois supplémentaires sur le blasphème engageraient le pays dans des discussions interminables sur la
définition du blasphème. La liberté d’expression est déja suffisament encad par la Déclaration des droits de
l’homme (1789), la loi fondamentale de 1881 sur la liberté de la presse, modifié par celle de 1972.
Pas de nouvelle loi, et surtout pas de nouvelle police. Mais une éducation civique à la retenue comme vertu
citoyenne, sœur de politesse et courtoisie. (Michel Serres: “Dieu est notre pudeur.”) La paix sociale passe
nécessairement par une certaine retenue.
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Conclusion Pour une histoire iconique de Dieu
L’accalmie est de courte durée. Les religions comme telles ne sont-elles pas bien placées pour prendre des initiatives
en matière de réflexion sur la formation des clichés et stéreotypes conduisant à caricaturer la religion des autres? Que
peut-on faire? Il y a en effet place pour une “histoire iconique de Dieu” pluraliste et comaparatiste, susceptible
d’aider ceux et celles qui ont pour métier de nous informer, et aussi ceux et celles qui ont à enseigner en France, pour
trois raisons:
Cette forme d’histoire rend attentif au “temps long” des cultures, des religions et des societés.
L’on aurait bien tort de croire qu’une loi universelle voudrait que chaque religion en passe tôt ou tard par les
Lumières, la Révolution, l’Industrialisation et la Sécularisation. L’histoire des représentations du sacré a quelque
chose d’imprévu et d’impénétrable. Elle ne s’approche qu’en douceur.
Une telle enquête aide à déboulonner le primat du concept en donnant la parole à la sensibilité, à l’émotion, à
l’ancestral, au profond, au beau sans pour autant sombrer dans l’irrationnel.
Un double “dogme” épistémologique:
- primat du verbe sur l’image
- unité foncière de toutes le manifestation de la culture
Il faut compter avec une éventuelle tension entre la culture visuelle et la culture discursive ou conceptuelle. L’une
peut corriger l’autre.
L’histoire iconique de Dieu fait prendre conscience du rapport très particulier, et inexportables en l’état, que les
sociétés occidentales ou en voie d’occidentalisation entretiennent avec le patrimoine figuratif des images de Dieu
d’inspiration chrétienne.
Il subsistent quelques îlots qu’on pourrait appeler l’archipel des tabous religieux persistants.
La liberté d’expression, don’t on ne dira jamais assez comben elle est foncièrement bonne, peut être d’application
ambivalente voire néfaste. Elle se caricature elle-même quand elle devient à elle-même sa propre fin.
Le dernier mot doit revenir à l’affirmation de la liberte, dans la dignité, l’humour et la maîtrise de soi. Les grandes
religions ont une longe expérience de ces réalités et de l’éducation à chacune d’elles.
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