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 Limites peut signifier "frontières" ou "défaillances" : le dossier documentaire et l'intitulé du sujet ("l'expansion 
de l'Etat connaît-elle des limites ?" et non "l'intervention de l'Etat connaît-elle des limites ?") invitait à privilégier 
le premier sens, et un traitement analytique, positif plutôt que normatif.  
Il faut définir l'Etat, par ses fonctions (allocation des ressources, redistribution et stabilisation de l'activité 
économique  selon  Musgrave,  coordination  des  sociétés  à  solidarité  organique  selon  Durkheim)  ou  par  les 
moyens qui lui sont propres (monopole de la violence physique légitime selon Weber, auquel Bourdieu ajoute le 
monopole de la violence symbolique légitime) 
 
I)  L'expansion de l'Etat, acteur et organisation singuliers, comme contrepartie de la 
différenciation des sociétés contemporaines 
A)  L'expansion de l'Etat est un trait caractéristique des sociétés contemporaines 
On peut partir du débat anthropologique autour du choix rationnel qu'opéreraient les sociétés tribales d'un 
pouvoir politique non coercitif, soutenu par Clastres (la Société contre l'Etat, 1974) à propos des Guayaki, ou 
encore par Evans-Pritchard  à propos  des Nuer; et  récusé par J.-W. Lapierre (Vivre sans Etat  ? Essai sur  le 
pouvoir  politique  et  l'innovation  sociale,  1977).  Ces  positions  convergent  en  ce  qu'elles  envisagent  la 
concentration  du  pouvoir  politique  comme  une  figure  constitutive  des  sociétés  modernes,  différenciées  et 
hiérarchisées.  
Les sciences sociales ont précocement souligné la nécessité de l'expansion de l'Etat.  Retenu comme le père 
fondateur  du  libéralisme  économique,  Smith  ne  cantonnait  pas  en  réalité  l'intervention  de  l'Etat  aux  tâches 
régaliennes. D'une part, certains biens nécessitent par leurs caractéristiques spécifiques une prise en charge par 
l'Etat  :  c'est  le  cas  de  l'éducation,  le  doc.8  préfigure  les  analyses  en  termes  de  capital  humain  (G.  Becker) 
pointant les externalités positives engendrées par son accumulation, et s'inscrit implicitement dans un projet plus 
global de  La Richesse des Nations,  qui esquisse les  grandes  lignes de l'économie du bien-être  : rendements 
croissants ou biens publics, pour reprendre les termes utilisés plus tard par les économistes, justifient également 
l'intervention  publique.  Observons  par  ailleurs  que  l'argumentation  de  Smith  invoque  à  la  fois  le  bien-être 
collectif et l'intérêt de l'Etat à son auto-conservation. 
 
B)  L'expansion de l'Etat répond rationnellement à une demande sociale 
Par quels mécanismes le processus polymorphe de différenciation sociale a-t-il mené à l'expansion de l'Etat ? 
K.  Polanyi  a  montré  à  partir  du  cas  britannique  comment  le  mouvement  de  désencastrement  des  activités 
économiques  engendrait  par  réaction  des  pressions  compensatrices.  L'extension  de  l'économie  de  marché 
déstabilise les relations sociales et les conditions de vie, et des groupes mobilisés font émerger une demande 
d'auto-protection. Le système de Speenhamland entre 1795 et 1834, puis plus durablement l'inflexion très nette 
de l'intervention publique  dans  l'entre-deux-guerres, qu'atteste l'évolution des dépenses publiques  (doc.4), en 
sont des manifestations.  
On peut avec D. Rodrik lire dans une perspective similaire l'extension contemporaine de l'intervention de l'Etat 
(doc.5). La régression multivariée laisse apparaître trois facteurs fortement significatifs. La structure par âge de 
la population détermine le ratio de dépendance rapportant la population inactive à la population active, qui se 
répercute  sur  les  dépenses  de  l'Etat  coordinateur  de  la  solidarité  collective  :  une  augmentation  du  ratio  de 
dépendance  accroît  mécaniquement  les  prestations  sociales  couvrant  la  maladie,  la  retraite  et  la  famille. 
L'ouverture internationale, en étendant les marchés, appelle également une intervention publique incitatrice  et 
palliative. Il faut d'une part encourager, voire orienter par des subventions l'innovation, et d'autre part prémunir 
par un système de sécurité sociale complet les actifs contre les risques consécutifs à l'internationalisation : aléas 
de la demande et les restructurations sectorielles. Enfin, l'urbanisation allège les coûts du maillage territorial par 
les services publics. Pouvoir rendre comte des variables explicatives de l'expansion de l'Etat n'est possible que 
parce que l'Etat répond par son intervention à une demande sociale.  
D. North s'est emparé de cette question en économiste, en montrant que la centralisation étatique de la garantie 
des droits de propriété et du seigneuriage monétaire résultait d'un arbitrage rationnel entre les coûts de mise en 
place et de gestion de ces dispositifs institutionnels et les bénéfices retirés en termes de coûts de transaction.  
 
C)  Cette expansion des fonctions étatiques suppose que l'Etat est un acteur économique et 
social singulier : bienveillant, omniscient, omnipotent  
Les analyses sociologiques pionnières de l'Etat par Durkheim et Weber, souvent opposées, ont en commun de 
le considérer comme doté d'une rationalité supérieure aux agents individuels, en tant que centre de décision 
centralisé surplombant la société chez Durkheim, en tant qu'instance motrice de la rationalisation des activités 
sociales et la bureaucratisation chez Weber. Cette efficacité singulière est revendiquée par l'Etat lui même : ainsi 
le ministère de l'Intérieur diffuse des statistiques mettant en relation le renforcement des contrôles de sécurité et 
la baisse de la mortalité sur la route.  
Rationalisation,  différenciation  des  sociétés  et  émergence  d'un  Etat  vont  de  pair,  ce  qui  explique  que  la 
tendance séculaire à l'augmentation de la part des dépenses publiques soit généralisée à l'ensemble des pays 
développés  (doc.3).   Les  limites de  cette  expansion  auraient alors  été  repoussées au  fur  et  à  mesure où  les