DEUXIEME - Oui, Marathon. Les Grecs ont remporté là une grande victoire sur les Barbares.
PREMIER - Et Miltiade, si je me souviens bien, était à leur tête.
TROISIEME - Et moi, je me souviens encore de ceci: le coureur qui apporta à Athènes la nouvelle de
la victoire y arriva d'une seule traite… Mais il mourut d'épuisement en arrivant.
PREMIER - C'est le maître qui nous a dit tout cela.
SOCRATE - C'est très intéressant! C'est un bon maître. Je suis heureux d'avoir été instruit à mon tour.
Mais laisse-moi vous demander: votre maître est-il certain de ce qu'il dit ou bien ne l'est-il pas?
PREMIER - Je crois, Socrate, que c'est une question que tu ne devrais même pas poser.
DEUXIEME - Il est évident qu'il est absolument certain de ce qu'il dit.
SOCRATE - Bien sûr, où donc ai-je la tête? Mais tout en sachant qu'il est sûr de ce qu'il dit, cela serait
tout de même intéressant de savoir de qui votre maître le tient? L'avez-vous interrogé?
DEUXIEME - Interroger pas le maître! Non. Moi, je n'aurais pas osé! Ce qu'il sait, il le sait.
SOCRATE – Bien sûr. Mais il faut bien qu'il l'ait appris quelque part. Pensez-vous qu'il l'a entendu
lui-même de la bouche de son propre maître… ou peut-être l'a-t-il lu dans quelque livre?
PREMIER - Nous ne le savons pas… Mais sans doute des deux façons, et en particulier de la bouche
de son propre maître. Notre maître nous a toujours dit qu'il a été lui-même un très bon élève et
qu'il a très bien retenu les leçons qu'il a reçues dans son enfance.
SOCRATE – J'en suis certain. Mais ne vous êtes-vous jamais demandé s'il était possible que le maître
de votre maître se soit trompé.
TROISIEME - Cela m'étonnerait beaucoup. Nous ne l'avons pas connu, mais un maître est un maître!
SOCRATE - Ou alors vous êtes-vous demandé si les livres qu'il a consultés ne lui avaient pas
dissimulé une partie des faits… dans le but par exemple d'exalter le génie de Miltiade, ou au
contraire de le rabaisser?
TROISIEME - Socrate, ce qui est écrit est écrit. Ne peut-on plus avoir confiance en ce qui est écrit!
SOCRATE - L'auteur d'un livre ne veut certainement pas induire ses lecteurs en erreur. Mais il se
pourrait qu'il ait lui-même ignoré certains faits. Ou bien, dans le cas qui nous occupe, peut-être
a-t-il simplement voulu honorer le peuple grec en magnifiant la bataille qu'il a livrée.
DEUXIEME - Penses-tu, Socrate, qu'une chose pareille soit possible!
SOCRATE - Il nous faut bien envisager qu'elle le soit… Mais peut-être aussi votre maître a-t-il pu
interroger l'un des survivants de cette bataille, qui par exemple aurait été lui-même blessé dans
l'engagement et qui aurait assisté à la déroute des Barbares. Celui-là pourrait lui avoir dit la
vérité.
DEUXIEME - Sans doute. Tu as raison Socrate. Là serait la vérité.
SOCRATE - Même si après sa blessure il avait été laissé en arrière et n'ait pas pu voir exactement
comment la bataille s'était terminée?
PREMIER - Oui, mais ses compagnons auraient pu lui raconter ce qui s'était passé.
SOCRATE - Et pensez-vous qu'ils l'auraient fait en se vantant un peu, ou même beaucoup, ou sans se
vanter du tout.
PREMIER - Probablement en se vantant un petit peu. Peut-être un peu plus qu'un petit peu.
SOCRATE - De sorte que même ce combattant de Marathon ne serait pas ensuite certain de la vérité?
DEUXIEME - Cela nous coûte de l'envisager, mais cela est possible.
SOCRATE - De sorte encore que l'auteur d'un livre qui aurait lui-même entendu le récit de ce
combattant aurait pu en toute bonne foi nous transmettre des choses qui ne seraient pas tout à
fait exactes.
DEUXIEME - Maintenant que tu nous le dit, ô Socrate, cela nous paraît une crainte raisonnable.
SOCRATE – Autre chose: on dit généralement que les Barbares se sont rembarqués parce qu'ils
avaient été vaincus. Et s'ils s'étaient rembarqués spontanément, par exemple parce qu'il y aurait
eu des troubles chez eux, en Perse? Ou encore parce qu'ils auraient voulu aller attaquer Athènes
par la mer pendant que nos soldats étaient encore à Marathon.
TROISIEME - Veux-tu dire, ô Socrate, que la bataille de Marathon pourrait n'avoir alors été qu'une
pure invention, pour la gloire de l'armée grecque!
PREMIER - En vérité, cela m'étonnerait, mais à bien y réfléchir, ce n'est pas absolument impossible.
DEUXIEME - Socrate, notre maître nous instruit. Mais toi, il semble que tu aies pour but en quelque
sorte de nous désinstruire! Nous feras-tu douter de tout?