L'EXPÉRIENCE RELIGIEUSE
Conférence au Centre Universitaire Méditerranéen, à Nice, le 31 mars 1998.
Cardinal Paul POUPARD
Pendant plusieurs années, j'ai préparé un Dictionnaire des Religions, qui en est maintenant à sa troisième édition, traduit en plusieurs
langues, et prolongé par un petit " Que sais-je? " Les Religions, qui en est à sa sixième édition. Tout au long de ce travail, entrepris avec
le concours de plus de 150 collaborateurs, j'ai pu mesurer l'universalité de l'expérience religieuse. Nous le comprenons mieux
maintenant, après avoir rejeté des théories hier dominantes, aujourd'hui bien périmées.
Ainsi, le positivisme du XIXème siècle prétendait que l'élément religieux n'est qu'une forme primitive de compréhension du monde et de
la vie, qui progresse ensuite vers une expression philosophique et trouve son aboutissement dans une vision du monde déterminée par
les sciences exactes. De même, pour le matérialisme dialectique et historique de Marx et de Engels, la religion n'était qu'une
superstition, une vue de la réalité faussée par un état d'injustice sociale, voire une tromperie consciente à des fins de pouvoir et d'argent.
En opposition au rationalisme, le philosophe allemand Schleiermacher, déjà au siècle dernier, essaya de montrer le caractère particulier
du facteur religieux. Mais il fallut attendre un autre penseur allemand, Rudolf Otto avec son ouvrage célèbre, Le Sacré (1917) et les
découvertes de la phénoménologie religieuse avec G. Van der Loew, N. Söderblom et le roumain Mircea Eliade, pour faire apparaître le
caractère originel, primordial et irréductible de l'élément religieux.
Rudolf Otto a désigné cet élément par le terme " le sacré ", (Das Heilige). Selon lui, ce mot exprime une donnée originelle qui ne peut
être dérivée de rien d'autre. Elle est pleine de sens et elle donne un sens à la vie de l'homme qui y participe. C'est l'expérience religieuse
dans son sens premier et authentique.
L'expérience religieuse n'est pas un simple état affectif, un sentiment sans objet, mais bien une saisie authentique, une prise de
conscience et une certitude intimes, un processus qui donne à celui qui en fait l'expérience la connaissance de quelque chose de précis
et de réel : une réalité en rapport avec le monde, bien que n'appartenant pas au monde.
1. L'expérience religieuse au quotidien
Dans notre vie apparaît parfois quelque chose qui n'appartient pas au monde des réalités quotidiennes, quelque chose qui n'est pas de ce
monde, qui est différent de tout ce que l'on peut saisir dans la sphère de l'existence profane. Cette expérience existentielle peut se
manifester par exemple, lorsque je contemple le ciel nocturne : dans le silence étoilé des espaces infinis, je découvre quelque chose qui
est au-delà des réalités immédiates. Devant le firmament silencieux, au cœur de la nuit trouée d'étoiles, je demeure comme interdit, sans
voix, incapable de trouver les mots qui me permettraient d'exprimer ce que je ressens. J'éprouve cette réalité cosmique comme un réel,
puissant, solide, majestueux, grand, sublime, et en même temps quelque chose de délicat, intime et mystérieux. C'est une hiérophanie.
Le mot exact est : Sacré.
" Au cours de cette expérience, écrit Romano Guardini, la profondeur la plus intime de l'homme est touchée et éprouve quelque chose
qui n'est pas de ce monde terrestre, quelque chose d'inconnu, de mystérieux, et cependant de singulièrement familier, que l'on ne peut
situer parmi les éléments connus, et qui est pourtant réel et puissant, rempli d'un sens particulier, essentiel pour l'existence personnelle
et que rien ne peut remplacer " (Liberté, grâce et destinée. Seuil, Paris 1957, 50).
Les événements de la vie de tous les jours peuvent être également l'occasion d'une expérience religieuse. Prenons, par exemple, un
accident qui m'arrive. Je puis n'y voir qu'une malchance qui entraîne des dommages matériels, mais je puis aussi y pressentir un
avertissement que quelqu'un m'adresse. Certaines circonstances me font même comme éprouver le sentiment d'une présence à la fois
forte et bienveillante qui protège ma vie. L'expérience religieuse peut être vécue aussi dans le domaine de la vie morale, lorsque je me
trouve, par exemple, devant un choix inéluctable. Le devoir s'impose à moi comme quelque chose d'inconditionnel, comme une valeur
éternelle, une obligation sacrée.
La même expérience peut se produire encore devant certains visages, particulièrement suggestifs, ou si notre regard est pur, devant
n'importe quel visage d'homme ou de femme. Écoutons à ce propos Julien Green :
" Quel est le visage de dix-sept ans, si banal soit-il, que ne rachète la merveille que sont les yeux de l'homme? Je me demande si dans
tout l'univers il existe quelque chose qui puisse s'y comparer, quelle fleur, quel océan? Le chef-d’œuvre de la création est peut-être là,
dans le brillant de ces couleurs inimitables. La mer n'est pas plus profonde. Dans ce gouffre minuscule transparaît ce qu'il y a de plus
mystérieux au monde, une âme, et pas une âme n'est parfaitement semblable à une autre. En ce sens chaque âme est unique. De là vient
la fascination que peut exercer une prunelle où se lisent tant de choses et où tant d'autres demeurent à jamais secrètes " (Mille chemins
ouverts. Plon, Paris 1964, 91-92).
L'expérience religieuse peut voir Dieu dans la nature, devant une œuvre d'art, dans des événements historiques qui exaltent ou
bouleversent, dans les humbles faits de tous les jours et même sans occasion particulière.
Toujours, en elle, apparaît l'élément du sacré. Et celui-ci me touche de façon autre, différente de celle des choses du monde. Il m'atteint
dans le tréfonds de mon être, où il rencontre et éveille le sacré caché qui sommeille en moi. Je fais alors l'expérience personnelle de ce
que le langage religieux appelle le salut. Ce peut être le sentiment d'un retour chez soi, ou la certitude d'être protégé, ou la
recomposition du " moi " brisé, ou l'ouverture vers l'infini, ou le sentiment d'aller vers quelque chose d'infiniment beau, ou la sensation
d'avoir touché la bonté et la bienveillance, d'avoir atteint la purification, la conscience de la possibilité d'un nouveau commencement.
Le salut signifie toujours libération des limites étroites de l'existence, de son caractère contingent et éphémère, de son mensonge et de
ses souffrances, de sa non-valeur ontique et de sa faute éthique. Il est toujours expérience de liberté.
2. Du visible à l'invisible
Ici se pose inéluctablement la question incontournable : comment est-il possible, à travers les réalités matérielles, psychiques, morales,
d'atteindre une réalité tout autre, spirituelle, indicible, incompréhensible, innommable?
Diverses réponses ont été proposées au cours des siècles, dans les différentes civilisations, par les religions. Pour certains, c'est le
monde lui-même qui est sacré. C'est cet élément qui serait à l'origine de l'évolution de la matière et constituerait la puissance
fondamentale de l'histoire.