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de la justification est donc eschatologique10, à la fois parce qu’elle est différée, en
langage psychanalytique, on dirait qu’elle laisse à désirer ; mais aussi parce qu’elle
constitue l’épreuve décisive de l’identité d’un être humain, ce qui lui donne ultimement
d’exister comme sujet11. Pour reprendre le célèbre et mal compris adage théologique de
Luther, l’homme est simul peccator et justus, à la fois pécheur et juste. Pécheur, il l’est
tant qu’il ne vit pas dans la certitude que son existence est justifiée, juste il l’est déjà en
tant qu’il croit que Dieu l’a engendré par sa parole de vérité. De même, nous pourrions
dire que l’homme postmoderne exprime à sa mesure cette dualité:
il est à la fois individu et sujet, aliéné et émancipé, sans futur ni passé et présent à
l’avenir. Si l’on voulait forcer quelque peu le trait, j’oserais même dire que l’individu
postmoderne est peut-être davantage mûr pour la foi que les figures anthropologiques
historiques et culturelles qui l’ont précédé12. Il partage en effet avec la foi une même
excentricité : « Dans tous les actes de croire,
celui qui croit est d’un côté « chez lui », d’un autre côté « hors de lui ». Tenir ensemble
ce «chez soi» et cet «hors de soi» fait l’effort de la foi, son courage et, dit selon une
expression plus paradoxale, sa réussite.13 » La foi dont on parle ici n’est pas la forme
presque caricaturale de l’acceptation de telle doctrine ou de tel dogme mais un acte de
parole qui promet, c’est-à-dire « une
parole qui engendre, qui d’elle-même porte des fruits de parole. Il y a moins à attendre
d’elle un résultat ou une production (comme on l’attend d’un engagement) que sa
propre fructification.14 »
L’acte de parole qui engendre l’engendré, c’est la « parole inaugurale15 » pour parler
comme Maurice Bellet : dit dans un langage qui n’est pas de soi religieux (et qui n’y
conduit pas nécessairement), une telle promesse, epangelia, est l’événement surprenant
d’une parole qui ne peut se dire que sous une forme langagière elle-même surprenante :
l’évangile, euangelion.
10 Pour Gesché : « la théologie ne doit pas hésiter à tenir le discours de son langage, sans chercher, à tout
coup, à mimer
celui des autres. Or ce langage, un langage propre, est celui de l’eschatologie (en termes séculiers, plus ou
moins
adaptés : utopie), langage indispensable et spécifique. » (op. cit., p. 59. Je souligne).
11 « Le terme même de justification exprime […] un jugement qui n’est pas encore donné et une justice
qui est en train
de se faire (iusti-ficatio). » Hans-Christoph ASKANI, « La parole suspendue dans l’air ou la foi selon
Luther », dans P.
GISEL (éd.), Les constellations du croire. Dispositifs hérités, problématisation, destin contemporain,
Genève, Labor et
Fides, 2009, p. 100.
12 « Il n’est pas illégitime de se demander si ce n’est pas parce que nous ne sommes justement pas
désenchantés, parce
que nous sommes encore croyants, et particulièrement encore protestants, que notre monde, notre
capitalisme, est si
fécond. » (Mark ALIZART, Pop théologie, Paris, PUF, 2015, p. 11).
13 Ibid., p. 90.
14 J.-L. NANCY, « La vérité de parole », dans J. BIRNBAUM (sous la dir.), Qui tient promesse ?, Paris,
Gallimard,
2015, p. 12.
15 Que ce soit une parole signifie que la foi s'ancre bien dans ce qui fait l'humain de l'homme pour tous les
hommes.
Donc, la foi n'est pas particulariste ou contingente à une histoire, une culture, une tradition. Page 6 sur 7