Communication lors du colloque « A quoi l’homme est-il lié ? De l’autonomie et de l’autodétermination ». « A l’ère du vide, devenir «irremplaçables» ? » Samedi 12 mars 2016 Où va l’humain ? Où en est-il en ce début de troisième millénaire ? Tentons un bilan de santé, qui, sans être exhaustif bien sûr, n’a d’autre mérite que d’ausculter des symptômes que l’individu postmoderne semble présenter. Et pour ne pas parler d’un Homme qui n’existe que dans une abstraction universelle, nous parlerons de cet homme, de cette femme, issus de la modernité occidentale laquelle dépasse bien sûr les limites géographiques de l’Occident. 1. Diagnostic a) Cet individu semble vivre dans un rapport au temps dans lequel le présent prend le pas sur le futur, lequel semble détaché de toute dimension eschatologique. C’est ce que certains auteurs qualifient de « présentisme ». Une compulsion à la commémoration semble aller de pair avec une compulsion à l’oubli. Le présent est un espace segmenté, l’individu passant d’un segment à l’autre avec ou sans « autres », en dehors, semble-t-il, d’une linéarité qui donnerait « sens » au tout de la vie. (Ainsi du segment de la « vie privée » vécu sans rapport avec le segment de la « vie professionnelle »). Le segment qui semble alors être privilégié est celui qui procure le plus de satisfactions en termes de plaisirs-loisirs. Le segment professionnel est compensé par l’aspiration à la réussite sociale et, surtout, financière. b) Cet individu connaît une fragilisation de son identité (laquelle fragilisation n’est pas perçue en soi comme un affaiblissement de soi): le «bombardement de l’image» (Jean Baudrillart) entraîne un processus d’identification à des groupements éphémères rassemblés autour d’une «imagefétiche» (comme une vedette, un film [Stars Wars], une chanson, le sport, les JMJ sont à ranger dans cette catégorie, etc.). L’individu est sommé de s’inventer lui-même, ce qui aboutit soit à «la fatigue d’être soi», soit à être fragilisé davantage à cause des structures lourdes et des Page 2 sur 7 déterminismes qui pèsent dans la société. C’est la prolifération des micro-sacrifices consentis à la société (perdre son temps dans les embouteillages, par exemple) ou ceux que l’on s’inflige à soi même comme « l’art de la défonce » ou le terrorisme qui est une guerre sans guerre. c) Cet individu est par conséquent relié (importance décisive des « réseaux ») à des « tribus », aussi éphémères qu’elles ne lui procurent qu’un fragment d’identité. Il suit alors volontiers les phénomènes « d’amplification » (bombardement d’informations, de «buzz») ; ce qui le conduit à exprimer son identité au travers de ce qu’il possède, utilise ou consomme. d) Cet individu fonctionne dans un monde où la valeur (la production) est associée à la destruction (la consommation): il s’ensuit une réversibilité de plus en plus grande entre le producteur humain et l’objet ou le service produits pour être consommés. Ainsi, un produit qui est introduit sur le marché joue de cette ambiguïté. Identité réduite à être « producteur-consommateur-débiteur». e) Cet individu évolue dans un monde où (presque) tout est juxtaposable, c’est-à-dire à la fois suspect et acceptable (ainsi en est-il de la sexualité, des libertés individuelles, de la spiritualité ou du développement personnel, etc.) Tout et son contraire deviennent possibles, tous les styles et les tendances peuvent exister et se côtoyer. f) L’individu passe de la structure linguistique communicationnelle « je/tu/il » à celle qui dit «nous» ou «on». 2. L’homme au miroir de la Parole Dans cet article intitulé Un discours sur Dieu pour notre société, et publié en 1978, le théologien louvaniste Adolphe Gesché réfléchit au rapport entre le discours sur Dieu et la construction de la société. Concluant que l’attitude qui consisterait à refuser purement et simplement le questionnement sociologique ne serait pas recevable pas plus que celle, opposée, qui verrait passer «avec armes et bagages [le] théologien à la sociologie1», Gesché propose quatre «conditions» qui permettraient «de construire un discours sur Dieu après le passage à travers la sociologie», conditions qui, «si elles sont acceptables», précise le théologien louvaniste, «pourraient constituer A. GESCHE, « Un discours sur Dieu pour notre société », dans M. CAUDRON, Foi et société, Gembloux, Duculot, 1978, p. 47. 1 Page 3 sur 7 quatre démarches théologiques.2 » La troisième de ces démarches (après celle « d’écoute » et celle que Gesché appelle « une volonté de purification ») pose « une nécessité de médiations» afin que la théologie soit «précisément théologie, c’est-à-dire un discours contrôlé, surveillé, maîtrisé», sans quoi son discours risquerait «très vite de devenir délirant.3» Parmi ces médiations, il y a bien sûr le discours philosophique et plus largement celui des sciences humaines. Mais, à la suite de la réflexion de Gesché, il faut aussi se demander si il est possible - et à quelles conditions - que la théologie soit une théologie, c’est-à-dire une parole humaine (comment pourraitil en être autrement ?) qui n’existe que d’être devant Dieu (coram Deo), au miroir de sa Parole. Si nous devons prendre garde à trop vite (et mal) parler de Dieu (théologie), peut-être alors est-il préférable de réfléchir (dans le double sens du français) au témoignage qui atteste que telle parole nous est adressée comme si elle venait de celui que, par commodité, nous appelons Dieu (théologie). Est-il convenable de procéder de la sorte à une lecture théologique de la condition de l’homme postmoderne ainsi que nous venons de la décrire ? Nous dirons qu’une telle lecture devrait être possible puisque la théologie chrétienne nous dit que Dieu est pour l’homme, que Dieu est Parole et que l’homme a été engendré par sa Parole de vérité (cf. Jc 1, 18), qu’ils sont donc fait pour s’entendre. Du portrait que nous venons d’ébaucher à grands traits, nous pourrions, en première approximation, dire que l’individu postmoderne semble être en défaut de lui-même comme sujet. Les symptômes peuvent s’appeler la « désolation des individus », comme le dit la philosophe française Cynthia Fleury4, de «crise de foi5» comme l’écrit Pascal Chabot ou ce que René Kaës nomme le «malêtre». Il écrit: «Le malêtre nous dit autre chose que le malaise: que désormais nous sommes en train de vivre un ébranlement qui atteint plus radicalement notre possibilité d’être au monde avec les autres et notre capacité d’exister pour notre propre fin ; cet ébranlement interroge les dimensions écologiques et anthropologiques de ces mutations. L’être défaille avec ce qui le soutient. Ce malêtre dans l’humanité de l’homme, dans une large aire de l’humanité, produit à la fois cette imprégnation sombre et mélancolique qui s’empare des esprits et des corps, des liens intersubjectifs et des 2 Ibid., p. 48. p. 51. 4 C. FLEURY, Les irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015. 5 P. CHABOT, Global burn out, Paris, PUF, 2013, p. 28. 3 Ibid., Page 4 sur 7 structures sociales, et cette culture de l’excès maniaque et omnipotent.6 » Dans un essai intitulé Au coeur de l’économie l’inconscient, René Major écrit : « En offrant à plus soif des objets de substitution au désir du sujet, c’est la soif du manque-à-jouir qu’exploite le discours capitaliste, mais il ne s’adresse pas au sujet, comme le fait remarquer Lacan. Il s’adresse à l’individu, c’est-à dire à la fiction d’un sujet sans inconscient ou à un sujet virtuel. C’est au point que l’individu devient lui-même fétiche comme objetmarchandise.7 » Toutes ces analyses et ces réflexions philosophiques, économiques, psychanalytiques semblent dresser un portrait particulièrement pessimiste de l’être humain et ne sont pas sans faire penser à la vision luthérienne de l’homme. Pour Martin Luther, «parler de Dieu, c’est en soi parler à l’homme. Car comment pourrait-on parler de Dieu autrement que d’un Dieu qui concerne l’homme en tant que tel ? Or, si la certitude est partie intégrante du discours sur Dieu, alors ce discours est, dans la mesure où il est adressé à l’homme, une certitude qui rend certain. Cela ne constitue pas simplement un aspect formel en plus du contenu du discours sur Dieu, ni simplement un des aspects partiels de la question de savoir à quel point Dieu peut bien concerner l’homme. Pour Luther, la certitude est plutôt la quintessence même de l’être de Dieu auprès de l’homme et donc de l’être de l’homme auprès de Dieu. En présence de Dieu, et là seulement, il n’y a pas d’incertitude. Or, l’incertitude, c’est le péché de l’homme, la certitude, son salut.8» La question de la certitude est intrinsèquement liée à la justification puisqu’elle ne peut être donnée, pour Luther, par les oeuvres. Celles-ci sont incapables de garantir une bonne conscience. Au contraire, la certitude doit être là d’abord, c’est-à-dire que l’homme doit se savoir accepté, recueilli, aimé en dernière instance par Dieu, pour être libre pour l’amour. La certitude de la justification, qui est le droit pour chacun de se sentir justifié d’exister comme il existe, l’individu ne peut donc pas se la donner à luimême. Peut-il alors la demander aux autres ? Les autres sont facteurs de jugements particuliers qui prétendent tous à l’universalité, d’affrontement permanent du soupçon et du démenti, de la médisance et de la louange, de la calomnie et de la réhabilitation. C’est pourquoi, comme l’écrivait Karl Barth, il n’y a pas « d’expérience humaine de la justification9 ». La certitude 6 R. KAES, Le Malêtre, Paris, 2012, Dunod, p. 4. MAJOR, Au coeur de l’économie, l’inconscient, Paris, Galilée, 2014, p. 42. 8 G. EBELING, Luther. Introduction à une réflexion théologique, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 209. 9 K. BARTH, Dogmatique, 18, p. 203. 7 R. Page 5 sur 7 de la justification est donc eschatologique10, à la fois parce qu’elle est différée, en langage psychanalytique, on dirait qu’elle laisse à désirer ; mais aussi parce qu’elle constitue l’épreuve décisive de l’identité d’un être humain, ce qui lui donne ultimement d’exister comme sujet11. Pour reprendre le célèbre et mal compris adage théologique de Luther, l’homme est simul peccator et justus, à la fois pécheur et juste. Pécheur, il l’est tant qu’il ne vit pas dans la certitude que son existence est justifiée, juste il l’est déjà en tant qu’il croit que Dieu l’a engendré par sa parole de vérité. De même, nous pourrions dire que l’homme postmoderne exprime à sa mesure cette dualité: il est à la fois individu et sujet, aliéné et émancipé, sans futur ni passé et présent à l’avenir. Si l’on voulait forcer quelque peu le trait, j’oserais même dire que l’individu postmoderne est peut-être davantage mûr pour la foi que les figures anthropologiques historiques et culturelles qui l’ont précédé12. Il partage en effet avec la foi une même excentricité : « Dans tous les actes de croire, celui qui croit est d’un côté « chez lui », d’un autre côté « hors de lui ». Tenir ensemble ce «chez soi» et cet «hors de soi» fait l’effort de la foi, son courage et, dit selon une expression plus paradoxale, sa réussite.13 » La foi dont on parle ici n’est pas la forme presque caricaturale de l’acceptation de telle doctrine ou de tel dogme mais un acte de parole qui promet, c’est-à-dire « une parole qui engendre, qui d’elle-même porte des fruits de parole. Il y a moins à attendre d’elle un résultat ou une production (comme on l’attend d’un engagement) que sa propre fructification.14 » L’acte de parole qui engendre l’engendré, c’est la « parole inaugurale15 » pour parler comme Maurice Bellet : dit dans un langage qui n’est pas de soi religieux (et qui n’y conduit pas nécessairement), une telle promesse, epangelia, est l’événement surprenant d’une parole qui ne peut se dire que sous une forme langagière elle-même surprenante : l’évangile, euangelion. 10 Pour Gesché : « la théologie ne doit pas hésiter à tenir le discours de son langage, sans chercher, à tout coup, à mimer celui des autres. Or ce langage, un langage propre, est celui de l’eschatologie (en termes séculiers, plus ou moins adaptés : utopie), langage indispensable et spécifique. » (op. cit., p. 59. Je souligne). 11 « Le terme même de justification exprime […] un jugement qui n’est pas encore donné et une justice qui est en train de se faire (iusti-ficatio). » Hans-Christoph ASKANI, « La parole suspendue dans l’air ou la foi selon Luther », dans P. GISEL (éd.), Les constellations du croire. Dispositifs hérités, problématisation, destin contemporain, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 100. 12 « Il n’est pas illégitime de se demander si ce n’est pas parce que nous ne sommes justement pas désenchantés, parce que nous sommes encore croyants, et particulièrement encore protestants, que notre monde, notre capitalisme, est si fécond. » (Mark ALIZART, Pop théologie, Paris, PUF, 2015, p. 11). 13 Ibid., p. 90. 14 J.-L. NANCY, « La vérité de parole », dans J. BIRNBAUM (sous la dir.), Qui tient promesse ?, Paris, Gallimard, 2015, p. 12. 15 Que ce soit une parole signifie que la foi s'ancre bien dans ce qui fait l'humain de l'homme pour tous les hommes. Donc, la foi n'est pas particulariste ou contingente à une histoire, une culture, une tradition. Page 6 sur 7 La grâce de la parole est qu’elle se joue, se donne, se refuse dans un espace que ne détermine aucune catégorie de l’être, dont aucune loi naturelle ne peut juger de la normalité ou non, qu’aucun ordre politique ou économique ne peut régimenter ou censurer puisque la parole n’existe que d’être décalée. C’est pourquoi la paroleévangile, elle-même décalée et déplaçante, est crédible quand elle prend en charge « des enjeux aussi excessifs et aussi fondamentaux que la culpabilité et le pardon ». En défaut d’être soi, d’être sujet, l’individu postmoderne veut se croire innocent (la faute, c’est de la faute des autres) ; mais l’individu qui fuit toute responsabilité est un enfant et non un adulte. Plus encore, l’individu qui est en défaut angoisse à l’idée que ce défaut recouvre une faute d’origine. Dans la langage de Kierkegaard, il cherche désespérément à être lui-même et il n’y réussit pas ; il cherche désespérément à ne pas être lui-même et il échoue. Du péché, entendu comme «rater» quelque chose, l’individu est conduit à penser qu’il est un raté, c’est-à-dire dans le langage théologique, un pécheur. Mais, comme nous l’avons vu, le pécheur n’existe que devant Dieu, en même temps (simul) qu’il est justifié. Il n’est donc pas un raté comme il le pensait dans son désespoir mais quelqu’un qui promet. 3. L’air de la Parole Le péché est ainsi de l’ordre de la confession, donc de la parole qui met en rapport avec l’Autre qui pardonne, qui justifie. La foi est donc ce qui introduit dans ce rapport, mais rapport toujours à (re)faire parce que toujours défaite ; ici encore vaut le simul : à la fois le rapport est impossible (à vivre), à la fois il est possible (de l’espérer). Dans son livre au titre évocateur L’Inséparé, essai sur un monde sans Autre, le philosophe Dominique Quessada pense que « la relation est ce qui ne cesse pas de ne pas se faire. L’Autre est ainsi ce qui vient signer l’échec de toute possibilité concrète de relation en même temps qu’il en matérialise l’impérieuse nécessité.16 » C’est dire autrement le paradoxe dialectique du simul peccator simul iustus luthérien : impossible, du fait du péché, d’être en relation avec l’Autre (simul peccator), impossible, du fait de la grâce, de ne point espérer vivre en relation avec l’Autre (simul iustus). Quessada tire de ses réflexions l’idée que la morale est impuissante face à ce paradoxe parce qu’elle est ellemême une partie du problème (il faut qu’il y ait un accord moral a priori pour qu’il y ait une morale), de même pour l’idée de commun, « tissé de rapports d’externalité plutôt que de relations.17 » (Par exemple, le «marché» n’est que l’addition 16 D. QUESSADA, L’inséparé. Essai sur un monde sans Autre, Paris, PUF, 2013, p. 295. p. 297. 17 Ibid., Page 7 sur 7 d’actions interindividuelles, c’est pourquoi il est par définition porteur de violence. Le «marché commun» porte donc mal son nom ; d’ailleurs, il est perçu par beaucoup comme «de trop»). Quessada ne se doute probablement pas que son essai sur « l’inséparation » est de facture théologique: l’inséparé est celui qui refuse d’être trop vite d’être réduit à une substance, il préfère être une cristallisation, un processus : à la fois un mode d’être et un autre. Il affirme: «L’ontologie de l’inséparation est donc une ontologie relationnelle.18 » Il écrit encore : «Dans un modèle relationnel du réel, les entités ne préexistent pas aux relations, mais émergent de façon processuelle à partir d’elles.19 » La même idée est développer par Hans-Christoph Askani : « L’événement de la justification qui a lieu entre Dieu et l’homme catapulte les deux sur le niveau de non-nécessité qui correspond à la non-évidence de la « réalité » de leur rencontre. Dieu n’aurait pas (personne ne sait pourquoi) l’émotion de vouloir justifier l’être humain, et l’homme n’aurait pas (personne ne sait comment) besoin de subir une justification qui lui vient d’ailleurs ; mais, plutôt, les deux se «concertent» pour entrer en une relation qui n’a aucune autre raison que cette relation même. C’est cela que signifie la ‘justification du pécheur’.20 » Comment juger de ce « vide » dans l’ère de laquelle nous serions entrés, d’après Gilles Lipovetsky ? Askani voit le rapport entre Dieu et l’homme comme « un rapport vivant dans la légèreté - la fugitivité - et aussi dans le poids incomparable de l’air et de la Parole, de l’air de la Parole.21 » Quelle serait alors la figure de cet humain en l’air ? En langage chrétien, il porterait le nom de témoin : seul devant Dieu, il n’existe que d’être en rapport à l’Autre, à la fois comme pécheur, incapable d’aimer cette figure impossible qu’est le prochain (toujours à la fois Etranger et Adversaire), mais aussi incapable de ne pas espérer être justifié dans le visage de ce prochain/lointain. Ainsi interpellé et « envoyé en l’air» par l’Autre, «l’irremplaçable» est pris à témoin. Mais son témoignage ne sera singulièrement le sien qu’à la mesure où il se situe luimême dans le simul simul, se décidant à rester en ce rapport ou non (il peut avoir peur de la précarité de la foi et chercher à nouveau un sol sûr), décidant donc de lui comme rapport, entre liberté et déterminisme. 18 Ibid., p. 300. p. 301. 20 H.-C. ASKANI, op. cit., p. 106. (Je souligne). 21 Ibid., p. 105. 19 Ibid.,