Leur analyse indique l'existence de versions plus anciennes qui sont perdues. Il faut
attendre le XVIIe siècle et même le début du XVIIIe pour trouver une nouvelle strate
significative de documents du même type, certains étant des copies manifestement
réalisées à l'usage de loges déjà spéculatives. Il existe aussi une autre famille de
documents, qui datent de l'extrême fin du XVIe siècle et concernent les maçons
opératifs écossais ( Statuts Schaw , 1599). S'ajoutent à ces documents internes,
quelques mentions éparses de l'existence des loges maçonniques dans divers récits
du XVIIe siècle, indications qui montrent que se sont effectivement introduites dans
les loges des personnes étrangères à la profession, et qui, pour certaines,
appartiennent à des milieux érudits ( Royal Society ) s'intéressant de près aux
doctrines hermétiques (alchimie, kabbale, rosicrucianisme).
Aucun de ces documents ne permet de comprendre de manière explicite le
processus de naissance du courant spéculatif. La théorie de la « transition » reste
finalement très floue à l'égard des motivations qui auraient poussé, d'une part, les
spéculatifs à fréquenter assidûment les loges opératives, et, d'autre part, les
opératifs à les y accepter. Elle est battue en brèche depuis plusieurs décennies par
d'autres théories, certaines allant jusqu'à considérer qu'il n'y a en réalité aucun lien
organique entre opératifs et spéculatifs, ces derniers n'ayant fait qu'emprunter aux
premiers des formes dont ils auraient détourné la fonction. Ces théories se
distinguent entre elles quant à la motivation première de ce détournement : politique,
religieux ou, plus généralement, social. L'Angleterre du XVIIe siècle est effectivement
en proie à diverses crises et la sociabilité fraternelle des loges aurait permis de
surmonter certains clivages. La dernière théorie en date est celle de l'historien
écossais David Stevenson (1993) qui met en évidence le rôle considérable
qu'auraient joué dans ce processus les loges opératives écossaises de la fin du XVIe
siècle et du début du XVIIe, dans lesquelles on relève déjà la présence de
personnalités plus ou moins étrangères au métier. Cependant, quelles que soient les
qualités documentaires de ses recherches, Stevenson reste lui aussi assez peu
convaincant quant aux motivations, nécessairement mutuelles, poussant opératifs et
spéculatifs à se côtoyer, alors même que certains des gentlemen maçons écossais
possèdent un lien étroit avec le métier. Au demeurant, il ne fait qu'effleurer un point
essentiel qui fournit sans doute la clé de l'énigme : l'immense intérêt porté à l'oeuvre
de Vitruve, redécouverte dans la seconde moitié du XVe siècle. L'architecte y est
défini non seulement comme devant être savant dans les techniques de construction,
mais aussi comme devant s'intéresser à toutes les sciences. C'est là un programme
que les architectes de la Renaissance s'efforceront de suivre. Il n'est que de lire
certains passages de l' Architecture de Philibert Delorme (1514-1570), fils d'un
maître maçon lyonnais, pour se convaincre que la dichotomie opératif-spéculatif n'a
guère de sens : pour expliquer certains emblèmes et symboles maçonniques, il cite
la Bible, mais aussi des sources appartenant à la tradition hermétique, tel le
néoplatonicien Marsile Ficin ou encore Francesco Colonna, l'auteur du Songe de
Poliphile . Comme en témoignent à leur manière les marques typographiques, cet
intérêt pour la dimension spéculative et ésotérique de l'architecture est alors
européen et il est partagé tout aussi bien par les érudits, notamment à cause des
connaissances géométriques des tailleurs de pierre, que par les bâtisseurs,
successeurs du « Grand Architecte » qui, au commencement, traça un cercle à la
surface du chaos ( Proverbes , VIII). L'étude des anciens compagnonnages français
de tailleurs de pierre (Devoirs) met également en évidence le fait qu'il ne s'agissait
pas tous d'ouvriers plus ou moins incultes, et l'on constate la même chose dans les