Napoléon empereur des franc-maçons
Comme tous les grands hommes, il se considérait au-dessus des partis. Et des
obédiences, bien sûr. Ce qui n'empêche pas la franc-maçonnerie de l'honorer
comme un des siens. A tort ou à raison ?
Par Historia
Beaucoup d'amateurs d'Histoire se demandent pourquoi Napoléon, près de deux
siècles après son sacre, reste une telle star, y compris à l'étranger, comme l'a montré
un récent Historia thématique (n° 78 de juillet-août 2002). « L'homme le plus célèbre
après Jésus » - pour reprendre le sous-titre d'un excellent documentaire qui lui est
consacré -, doit sans doute, aussi, sa phénoménale notoriété aux mystères qui
l'entourent. A commencer par celui des circonstances exactes de sa mort, trame d'un
film récent d'Antoine de Caunes et source de bats et de controverses récurrentes
depuis maintenant près de quarante ans.
Autre zone d'ombre tenace : son appartenance à la franc-maçonnerie. Dans leur
prestigieuse collection « La Bibliothèque napoléonienne », les éditions Tallandier
viennent de rééditer l'ouvrage de référence du regretté François Collaveri : Napoléon
franc-maçon ? La préface de Jean Tulard pose, une fois de plus, remarquablement
bien le problème : « Napoléon était-il franc-maçon ? La question semble avoir moins
intéressé les contemporains de l'Empereur que la postérité. » Intéressé ? C'est le
moins que l'on puisse dire, tant la littérature consacrée au sujet est abondante, pour
ne pas dire imposante. Une excellente raison pour la rédaction d'interroger les
meilleurs spécialistes, histoire, si l'on peut dire, d'essayer d'y voir plus clair.
Première certitude : l'entourage napoléonien est entièrement acquis à la cause. La
famille ? Le père, ses quatre frères, une de ses soeurs, son épouse Joséphine : tous
maçons. Les grands dignitaires militaires ? Sur les 26 maréchaux, 18 sont maçons et
3 ont peut-être été initiés. Les officiers ? Les « frères » représentent le quart de
l'encadrement de l'infanterie de ligne avec 97 % des colonels, les trois quarts des
quartiers-maîtres ou la moitié des chefs de bataillon. Alain Pigeard nous raconte par
le menu comment cette appartenance constituait sur les champs de bataille un sauf-
conduit non négligeable lorsque l'on était blessé ou fait prisonnier. On ne s'étripe
pas, semble-t-il, entre membres de la grande Fraternité et ce, quelle que soit la
couleur de l'uniforme.
Le faisceau de présomption se resserre encore avec la campagne d'Egypte, bon
nombre de savants illustres de l'époque, issus notamment de Polytechnique, sont
francs-maçons. Pour certains auteurs, le futur Empereur aurait été initié au pied des
pyramides. Voire. Car c'est que commence l'énigme. Napoléon n'a jamais affirmé
appartenir à la maçonnerie, pas plus qu'il ne l'a infirmé. François Collaveri conclut
pour sa part, malgré l'absence de documents (fait courant), à une initiation en
Egypte, ce que les francs-maçons écossais revendiquaient depuis 1798. Jacques-
Olivier Boudon, à son tour, déclare dans nos colonnes que l'appartenance ne fait
guère de doute.
On objectera que la question peut paraître mineure en regard de l'oeuvre impériale.
Sans doute. Mais l'Histoire, comme le pouvoir, est aussi faite de réseaux,
d'influences concomitantes, de synergie d'intérêts. Qu'un personnage, historique ou
non, est aussi la résultante de son entourage familial ou professionnel. Et qu'à ce
titre, le thème de ce dossier est beaucoup moins anecdotique ou sulfureux qu'il n'y
paraît. Même à l'heure de notre bouclage (début mars) l'imminence d'une guerre
en Irak nous a conduits à éclairer un siècle d'affrontements pétroliers dans le Golfe
persique.
Le sens des trois points
Le F suivi de trois points signifie l'appartenance à la franc-maçonnerie. Les
points apparaissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce n'est que
vers 1775 qu'ils sont disposés en triangle. Cette marque sert à coder les
manuscrits ne devant pas être accessibles au profane. Nous avons repris
cette symbolique graphique dans ce dossier.
Une tradition "very british"
Issue d'anciennes corporations de tailleurs de pierre, la franc-maçonnerie telle
que nous la connaissons apparaît en Ecosse et en Angleterre au début du
XVIIIe siècle, lorsque les loges s'ouvrent à des personnes étrangères à la
profession.
Par Jean-Michel Mathonière *
D'où vient la franc-maçonnerie ? La question s'est posée dès les premières
décennies qui suivent sa naissance officielle en juin 1717 à Londres, et n'a cessé,
depuis, de préoccuper tous ceux qui s'intéressent à l'ordre maçonnique. Pour tenter
d'y répondre, l'historien dispose de deux types de sources documentaires qu'il n'est
pas facile d'accorder entre elles : d'une part, la tradition maçonnique telle qu'elle est
exposée dans les Constitutions de la première Grande Loge, publiées par James
Anderson en 1723, et, d'autre part, divers documents concernant les loges d'avant
1717.
Les Constitutions contiennent une importante partie historique, l'enjeu étant pour la
nouvelle institution de démontrer ainsi sa légitimité. Les quatre loges londoniennes à
l'origine du mouvement sont présentées comme établies « depuis un temps
immémorial » et procédant sans rupture d'anciennes loges de tailleurs de pierre
maçons » au sens propre du terme). Anderson dit avoir compilé les archives
détenues par les loges « opératives » d'Angleterre et d'Ecosse, ainsi que celles de
plusieurs royaumes du continent. D'après ces Old Charges (c'est-à-dire « anciennes
obligations » ou « vieux devoirs »), la tradition maçonnique remonte jusqu'à une
époque antédiluvienne. Sont ensuite évoqués les épisodes de la construction de la
tour de Babel, du Temple de Salomon, etc. jusqu'à la transmission de la maçonnerie
en Angleterre via la France, à l'époque de Charles Martel (VIIIe siècle). Cette partie
de l'histoire emprunte largement aux sources bibliques et à la littérature merveilleuse
chrétienne, et elle se poursuit par l'évocation des croisades et du temps des
cathédrales, nouvel âge d'or des bâtisseurs.
Au cours du XVIIe siècle, la déchéance du métier aurait amené les maçons opératifs
à accepter dans leurs loges, pour qu'elles survivent, des personnes étrangères à la
profession. D'après la théorie dite de la « transition », c'est le nombre grandissant de
ces « acceptés », ainsi que la vision différente qu'ils avaient de la vocation de
l'association, qui conduisirent tout naturellement à la naissance d'une structure
purement spéculative, la maçonnerie « opérative » semblant alors s'être lentement
éteinte.
Il subsiste quelques-uns de ces manuscrits des Old Charges , documents qui se
composent d'une histoire du métier et d'un règlement destiné aux tailleurs de pierre
et qui font l'objet d'une lecture lors de la réception de nouveaux membres. La plupart
de ces textes proviennent d'ailleurs des archives de vieilles loges spéculatives, ce
qui tend à accréditer l'idée de la continuité naturelle avec les loges antérieures. Les
plus anciens datent du Moyen Age (manuscrit Regius , 1390, et Cooke , 1400-1410).
Leur analyse indique l'existence de versions plus anciennes qui sont perdues. Il faut
attendre le XVIIe siècle et même le but du XVIIIe pour trouver une nouvelle strate
significative de documents du même type, certains étant des copies manifestement
réalisées à l'usage de loges déjà spéculatives. Il existe aussi une autre famille de
documents, qui datent de l'extrême fin du XVIe siècle et concernent les maçons
opératifs écossais ( Statuts Schaw , 1599). S'ajoutent à ces documents internes,
quelques mentions éparses de l'existence des loges maçonniques dans divers récits
du XVIIe siècle, indications qui montrent que se sont effectivement introduites dans
les loges des personnes étrangères à la profession, et qui, pour certaines,
appartiennent à des milieux érudits ( Royal Society ) s'intéressant de près aux
doctrines hermétiques (alchimie, kabbale, rosicrucianisme).
Aucun de ces documents ne permet de comprendre de manière explicite le
processus de naissance du courant spéculatif. La théorie de la « transition » reste
finalement très floue à l'égard des motivations qui auraient poussé, d'une part, les
spéculatifs à fréquenter assidûment les loges opératives, et, d'autre part, les
opératifs à les y accepter. Elle est battue en brèche depuis plusieurs décennies par
d'autres théories, certaines allant jusqu'à considérer qu'il n'y a en réalité aucun lien
organique entre opératifs et spéculatifs, ces derniers n'ayant fait qu'emprunter aux
premiers des formes dont ils auraient détourné la fonction. Ces théories se
distinguent entre elles quant à la motivation première de ce détournement : politique,
religieux ou, plus généralement, social. L'Angleterre du XVIIe siècle est effectivement
en proie à diverses crises et la sociabilité fraternelle des loges aurait permis de
surmonter certains clivages. La dernière théorie en date est celle de l'historien
écossais David Stevenson (1993) qui met en évidence le rôle considérable
qu'auraient joué dans ce processus les loges opératives écossaises de la fin du XVIe
siècle et du début du XVIIe, dans lesquelles on relève déjà la présence de
personnalités plus ou moins étrangères au métier. Cependant, quelles que soient les
qualités documentaires de ses recherches, Stevenson reste lui aussi assez peu
convaincant quant aux motivations, nécessairement mutuelles, poussant opératifs et
spéculatifs à se côtoyer, alors même que certains des gentlemen maçons écossais
possèdent un lien étroit avec le métier. Au demeurant, il ne fait qu'effleurer un point
essentiel qui fournit sans doute la clé de l'énigme : l'immense intérêt porté à l'oeuvre
de Vitruve, redécouverte dans la seconde moitié du XVe siècle. L'architecte y est
défini non seulement comme devant être savant dans les techniques de construction,
mais aussi comme devant s'intéresser à toutes les sciences. C'est un programme
que les architectes de la Renaissance s'efforceront de suivre. Il n'est que de lire
certains passages de l' Architecture de Philibert Delorme (1514-1570), fils d'un
maître maçon lyonnais, pour se convaincre que la dichotomie opératif-spéculatif n'a
guère de sens : pour expliquer certains emblèmes et symboles maçonniques, il cite
la Bible, mais aussi des sources appartenant à la tradition hermétique, tel le
néoplatonicien Marsile Ficin ou encore Francesco Colonna, l'auteur du Songe de
Poliphile . Comme en témoignent à leur manière les marques typographiques, cet
intérêt pour la dimension spéculative et ésotérique de l'architecture est alors
européen et il est partagé tout aussi bien par les érudits, notamment à cause des
connaissances géométriques des tailleurs de pierre, que par les bâtisseurs,
successeurs du « Grand Architecte » qui, au commencement, traça un cercle à la
surface du chaos ( Proverbes , VIII). L'étude des anciens compagnonnages français
de tailleurs de pierre (Devoirs) met également en évidence le fait qu'il ne s'agissait
pas tous d'ouvriers plus ou moins incultes, et l'on constate la même chose dans les
territoires germaniques. Leur clientèle, avec laquelle ils entretiennent souvent des
liens amicaux, est précisément le milieu dans lequel recruteront les loges au XVIIIe
siècle.
* Spécialiste de l'histoire des compagnonnages, Jean-Michel Mathonière a
notamment publié Le Serpent compatissant. Iconographie et emblématique du
blason des compagnons tailleurs de pierre (La Nef de Salomon, 2001).
Comprendre
Spéculative
La franc-maçonnerie moderne est, s le XVIIIe siècle, qualifiée de
"spéculative" car elle emploie des symboles du métier de maçon pour
nourrir la réflexion intellectuelle de ses membres, mais n'exige
aucunement d'eux l'exercice réel de ce métier.
Opérative
Par opposition, "opérative" est un terme plus récent forgé par les
historiens pour désigner la franc-maçonnerie d'avant l'époque moderne et
constituée de véritables tailleurs de pierre et de maçons.
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