Napoléon, franc-maçon? (Avril 2003)

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Napoléon empereur des franc-maçons
Comme tous les grands hommes, il se considérait au-dessus des partis. Et des
obédiences, bien sûr. Ce qui n'empêche pas la franc-maçonnerie de l'honorer
comme un des siens. A tort ou à raison ?
Par Historia
Beaucoup d'amateurs d'Histoire se demandent pourquoi Napoléon, près de deux
siècles après son sacre, reste une telle star, y compris à l'étranger, comme l'a montré
un récent Historia thématique (n° 78 de juillet-août 2002). « L'homme le plus célèbre
après Jésus » - pour reprendre le sous-titre d'un excellent documentaire qui lui est
consacré -, doit sans doute, aussi, sa phénoménale notoriété aux mystères qui
l'entourent. A commencer par celui des circonstances exactes de sa mort, trame d'un
film récent d'Antoine de Caunes et source de débats et de controverses récurrentes
depuis maintenant près de quarante ans.
Autre zone d'ombre tenace : son appartenance à la franc-maçonnerie. Dans leur
prestigieuse collection « La Bibliothèque napoléonienne », les éditions Tallandier
viennent de rééditer l'ouvrage de référence du regretté François Collaveri : Napoléon
franc-maçon ? La préface de Jean Tulard pose, une fois de plus, remarquablement
bien le problème : « Napoléon était-il franc-maçon ? La question semble avoir moins
intéressé les contemporains de l'Empereur que la postérité. » Intéressé ? C'est le
moins que l'on puisse dire, tant la littérature consacrée au sujet est abondante, pour
ne pas dire imposante. Une excellente raison pour la rédaction d'interroger les
meilleurs spécialistes, histoire, si l'on peut dire, d'essayer d'y voir plus clair.
Première certitude : l'entourage napoléonien est entièrement acquis à la cause. La
famille ? Le père, ses quatre frères, une de ses soeurs, son épouse Joséphine : tous
maçons. Les grands dignitaires militaires ? Sur les 26 maréchaux, 18 sont maçons et
3 ont peut-être été initiés. Les officiers ? Les « frères » représentent le quart de
l'encadrement de l'infanterie de ligne avec 97 % des colonels, les trois quarts des
quartiers-maîtres ou la moitié des chefs de bataillon. Alain Pigeard nous raconte par
le menu comment cette appartenance constituait sur les champs de bataille un saufconduit non négligeable lorsque l'on était blessé ou fait prisonnier. On ne s'étripe
pas, semble-t-il, entre membres de la grande Fraternité et ce, quelle que soit la
couleur de l'uniforme.
Le faisceau de présomption se resserre encore avec la campagne d'Egypte, où bon
nombre de savants illustres de l'époque, issus notamment de Polytechnique, sont
francs-maçons. Pour certains auteurs, le futur Empereur aurait été initié au pied des
pyramides. Voire. Car c'est là que commence l'énigme. Napoléon n'a jamais affirmé
appartenir à la maçonnerie, pas plus qu'il ne l'a infirmé. François Collaveri conclut
pour sa part, malgré l'absence de documents (fait courant), à une initiation en
Egypte, ce que les francs-maçons écossais revendiquaient depuis 1798. JacquesOlivier Boudon, à son tour, déclare dans nos colonnes que l'appartenance ne fait
guère de doute.
On objectera que la question peut paraître mineure en regard de l'oeuvre impériale.
Sans doute. Mais l'Histoire, comme le pouvoir, est aussi faite de réseaux,
d'influences concomitantes, de synergie d'intérêts. Qu'un personnage, historique ou
non, est aussi la résultante de son entourage familial ou professionnel. Et qu'à ce
titre, le thème de ce dossier est beaucoup moins anecdotique ou sulfureux qu'il n'y
paraît. Même à l'heure de notre bouclage (début mars) où l'imminence d'une guerre
en Irak nous a conduits à éclairer un siècle d'affrontements pétroliers dans le Golfe
persique.
Le sens des trois points
Le F suivi de trois points signifie l'appartenance à la franc-maçonnerie. Les
points apparaissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce n'est que
vers 1775 qu'ils sont disposés en triangle. Cette marque sert à coder les
manuscrits ne devant pas être accessibles au profane. Nous avons repris
cette symbolique graphique dans ce dossier.
Une
tradition
"very
british"
Issue d'anciennes corporations de tailleurs de pierre, la franc-maçonnerie telle
que nous la connaissons apparaît en Ecosse et en Angleterre au début du
XVIIIe siècle, lorsque les loges s'ouvrent à des personnes étrangères à la
profession.
Par
Jean-Michel
Mathonière
*
D'où vient la franc-maçonnerie ? La question s'est posée dès les premières
décennies qui suivent sa naissance officielle en juin 1717 à Londres, et n'a cessé,
depuis, de préoccuper tous ceux qui s'intéressent à l'ordre maçonnique. Pour tenter
d'y répondre, l'historien dispose de deux types de sources documentaires qu'il n'est
pas facile d'accorder entre elles : d'une part, la tradition maçonnique telle qu'elle est
exposée dans les Constitutions de la première Grande Loge, publiées par James
Anderson en 1723, et, d'autre part, divers documents concernant les loges d'avant
1717.
Les Constitutions contiennent une importante partie historique, l'enjeu étant pour la
nouvelle institution de démontrer ainsi sa légitimité. Les quatre loges londoniennes à
l'origine du mouvement sont présentées comme établies « depuis un temps
immémorial » et procédant sans rupture d'anciennes loges de tailleurs de pierre («
maçons » au sens propre du terme). Anderson dit avoir compilé les archives
détenues par les loges « opératives » d'Angleterre et d'Ecosse, ainsi que celles de
plusieurs royaumes du continent. D'après ces Old Charges (c'est-à-dire « anciennes
obligations » ou « vieux devoirs »), la tradition maçonnique remonte jusqu'à une
époque antédiluvienne. Sont ensuite évoqués les épisodes de la construction de la
tour de Babel, du Temple de Salomon, etc. jusqu'à la transmission de la maçonnerie
en Angleterre via la France, à l'époque de Charles Martel (VIIIe siècle). Cette partie
de l'histoire emprunte largement aux sources bibliques et à la littérature merveilleuse
chrétienne, et elle se poursuit par l'évocation des croisades et du temps des
cathédrales, nouvel âge d'or des bâtisseurs.
Au cours du XVIIe siècle, la déchéance du métier aurait amené les maçons opératifs
à accepter dans leurs loges, pour qu'elles survivent, des personnes étrangères à la
profession. D'après la théorie dite de la « transition », c'est le nombre grandissant de
ces « acceptés », ainsi que la vision différente qu'ils avaient de la vocation de
l'association, qui conduisirent tout naturellement à la naissance d'une structure
purement spéculative, la maçonnerie « opérative » semblant alors s'être lentement
éteinte.
Il subsiste quelques-uns de ces manuscrits des Old Charges , documents qui se
composent d'une histoire du métier et d'un règlement destiné aux tailleurs de pierre
et qui font l'objet d'une lecture lors de la réception de nouveaux membres. La plupart
de ces textes proviennent d'ailleurs des archives de vieilles loges spéculatives, ce
qui tend à accréditer l'idée de la continuité naturelle avec les loges antérieures. Les
plus anciens datent du Moyen Age (manuscrit Regius , 1390, et Cooke , 1400-1410).
Leur analyse indique l'existence de versions plus anciennes qui sont perdues. Il faut
attendre le XVIIe siècle et même le début du XVIIIe pour trouver une nouvelle strate
significative de documents du même type, certains étant des copies manifestement
réalisées à l'usage de loges déjà spéculatives. Il existe aussi une autre famille de
documents, qui datent de l'extrême fin du XVIe siècle et concernent les maçons
opératifs écossais ( Statuts Schaw , 1599). S'ajoutent à ces documents internes,
quelques mentions éparses de l'existence des loges maçonniques dans divers récits
du XVIIe siècle, indications qui montrent que se sont effectivement introduites dans
les loges des personnes étrangères à la profession, et qui, pour certaines,
appartiennent à des milieux érudits ( Royal Society ) s'intéressant de près aux
doctrines hermétiques (alchimie, kabbale, rosicrucianisme).
Aucun de ces documents ne permet de comprendre de manière explicite le
processus de naissance du courant spéculatif. La théorie de la « transition » reste
finalement très floue à l'égard des motivations qui auraient poussé, d'une part, les
spéculatifs à fréquenter assidûment les loges opératives, et, d'autre part, les
opératifs à les y accepter. Elle est battue en brèche depuis plusieurs décennies par
d'autres théories, certaines allant jusqu'à considérer qu'il n'y a en réalité aucun lien
organique entre opératifs et spéculatifs, ces derniers n'ayant fait qu'emprunter aux
premiers des formes dont ils auraient détourné la fonction. Ces théories se
distinguent entre elles quant à la motivation première de ce détournement : politique,
religieux ou, plus généralement, social. L'Angleterre du XVIIe siècle est effectivement
en proie à diverses crises et la sociabilité fraternelle des loges aurait permis de
surmonter certains clivages. La dernière théorie en date est celle de l'historien
écossais David Stevenson (1993) qui met en évidence le rôle considérable
qu'auraient joué dans ce processus les loges opératives écossaises de la fin du XVIe
siècle et du début du XVIIe, dans lesquelles on relève déjà la présence de
personnalités plus ou moins étrangères au métier. Cependant, quelles que soient les
qualités documentaires de ses recherches, Stevenson reste lui aussi assez peu
convaincant quant aux motivations, nécessairement mutuelles, poussant opératifs et
spéculatifs à se côtoyer, alors même que certains des gentlemen maçons écossais
possèdent un lien étroit avec le métier. Au demeurant, il ne fait qu'effleurer un point
essentiel qui fournit sans doute la clé de l'énigme : l'immense intérêt porté à l'oeuvre
de Vitruve, redécouverte dans la seconde moitié du XVe siècle. L'architecte y est
défini non seulement comme devant être savant dans les techniques de construction,
mais aussi comme devant s'intéresser à toutes les sciences. C'est là un programme
que les architectes de la Renaissance s'efforceront de suivre. Il n'est que de lire
certains passages de l' Architecture de Philibert Delorme (1514-1570), fils d'un
maître maçon lyonnais, pour se convaincre que la dichotomie opératif-spéculatif n'a
guère de sens : pour expliquer certains emblèmes et symboles maçonniques, il cite
la Bible, mais aussi des sources appartenant à la tradition hermétique, tel le
néoplatonicien Marsile Ficin ou encore Francesco Colonna, l'auteur du Songe de
Poliphile . Comme en témoignent à leur manière les marques typographiques, cet
intérêt pour la dimension spéculative et ésotérique de l'architecture est alors
européen et il est partagé tout aussi bien par les érudits, notamment à cause des
connaissances géométriques des tailleurs de pierre, que par les bâtisseurs,
successeurs du « Grand Architecte » qui, au commencement, traça un cercle à la
surface du chaos ( Proverbes , VIII). L'étude des anciens compagnonnages français
de tailleurs de pierre (Devoirs) met également en évidence le fait qu'il ne s'agissait
pas tous d'ouvriers plus ou moins incultes, et l'on constate la même chose dans les
territoires germaniques. Leur clientèle, avec laquelle ils entretiennent souvent des
liens amicaux, est précisément le milieu dans lequel recruteront les loges au XVIIIe
siècle.
* Spécialiste de l'histoire des compagnonnages, Jean-Michel Mathonière a
notamment publié Le Serpent compatissant. Iconographie et emblématique du
blason des compagnons tailleurs de pierre (La Nef de Salomon, 2001).
Comprendre
Spéculative
La franc-maçonnerie moderne est, dès le XVIIIe siècle, qualifiée de
"spéculative" car elle emploie des symboles du métier de maçon pour
nourrir la réflexion intellectuelle de ses membres, mais n'exige
aucunement
d'eux
l'exercice
réel
de
ce
métier.
Opérative
Par opposition, "opérative" est un terme plus récent forgé par les
historiens pour désigner la franc-maçonnerie d'avant l'époque moderne et
constituée de véritables tailleurs de pierre et de maçons.
Le réveil
Révolution
des
"frères"
après
la
Mises en sommeil durant les heures sombres de la Révolution, les loges se
réactivent sous le Consulat et l'Empire, quand l'initiation devient une preuve
d'honorabilité
et
de
réussite.
Par
Jacqueline
Lalouette
*
Implantée en France en 1725, la franc-maçonnerie y est florissante à la veille de la
Révolution. Si la Grande Loge, dite Grande Loge de Clermont, compte moins de 200
loges, le Grand Orient, fondé en 1773, en rassemble environ 700, dont 84 à Paris et
479 en province, sans omettre des loges coloniales ou étrangères et des loges
régimentaires. Il doit sa vitalité à son administrateur général, le duc de MontmorencyLuxembourg, plus qu'à son Grand Maître, Louis Philippe Joseph, duc de Chartres,
puis duc d'Orléans.
La noblesse, d'épée ou de robe, est largement présente dans les ateliers ; les
aristocrates maçons représentent parfois jusqu'à 30 % des effectifs d'une loge. Dans
les villes de Parlement, la présence des magistrats n'y est pas exceptionnelle. A
Rouen, Louis François Elie Camus de Pontcarré, Premier Président du Parlement en
1782, est membre honoraire de la Céleste Amitié de 1782 à 1787 ; à Grenoble, en
1785, le vénérable de la loge Bienfaisance et Egalité est le Président de Barral de
Montferrat, le premier surveillant, l'avocat général Savoye de Rollin et le deuxième
surveillant, le conseiller La Salcette ; sur les tableaux de la loge dijonnaise la
Concorde établis entre 1777 et 1783 figurent cinq Présidents ou anciens Présidents
et cinq conseillers. Dans certaines loges, la présence des financiers est forte, comme
dans les loges parisiennes les Amis réunis ou la Société olympique, à laquelle
appartient Necker.
Ailleurs, le monde du grand négoce l'emporte ; en 1789, les deux tiers des 48 frères
du Nouveau Peuple éclairé de Marseille appartiennent à l'oligarchie des affaires. De
nombreux ecclésiastiques, réguliers ou séculiers, sont aussi devenus enfants
d'Hiram. De 1775 à 1785, la loge la Parfaite Union de Rennes a initié douze
ecclésiastiques, parmi lesquels figuraient plusieurs prieurs (ceux des minimes, des
bénédictins, des augustins) et le procureur des jacobins ; en 1786, la loge les Vrais
Amis de Bourg-en-Bresse accueille le prieur des dominicains et celui des augustins,
ainsi qu'un chanoine d'Ainay (Lyon). En Normandie, la présence des bénédictins de
Saint-Maur est remarquable. Enfin, il convient de ne pas oublier les dames des loges
d'adoption, comme la princesse de Lamballe.
La vie maçonnique est consacrée aux relations mondaines et à la philanthropie : aide
aux vieillards, aux orphelins et aux indigents, réalisation de projets coûteux comme la
construction d'hôpitaux. La culture, la lecture et les arts sont à l'honneur. Dans
certains orients, les frères sont aussi membres d'une académie ; dans d'autres, au
contraire, ils ont demandé à recevoir la lumière après avoir été rejetés par des
académies au fonctionnement particulièrement élitiste. A Paris, la loge la Société
olympique, fondée en 1783, initie des musiciens et organise des concerts ; Haydn
compose à son intention six symphonies, dites « symphonies parisiennes ».
Malgré ce dynamisme, à la fin du XVIIIe siècle, le Grand Orient traverse une crise de
valeurs. L'obédience est travaillée par une démocratisation de ses structures et l'on
assiste à « une descente sociale du fait maçonnique » selon l'expression d'Eric
Saunier, qui gagne la petite bourgeoisie. Toutes les loges n'acceptent pas cette
évolution et certaines tiennent à leur élitisme social ; à Rouen, les petits bourgeois
rejetés par les loges nobiliaires se rassemblent dans une nouvelle loge, l'Ardente
Amitié : le mot « égalité » n'a pas le même sens dans le monde maçonnique et dans
le monde profane. Par ailleurs, une frange de la maçonnerie manifeste son intérêt
pour des questions idéologiques ; elle rompt ainsi avec le traditionnel apolitisme des
loges, seule attitude permettant aux francs-maçons de prouver qu'ils sont de loyaux
sujets, de rendre inutile la surveillance de la police et de réduire à néant les critiques
de leurs adversaires. Cette neutralité n'est d'ailleurs pas feinte, et pour de nombreux
maçons, le respect des pouvoirs établis est une exigence ; elle leur permet de
s'adapter à différents régimes.
Les débuts de la Révolution voient les francs-maçons se diviser. Dès ses prémices,
certains manifestent leur attachement à l'Ancien Régime. Le duc de MontmorencyLuxembourg accepte de renoncer aux privilèges financiers de la noblesse, mais
refuse absolument le principe du vote par tête aux états généraux ; il émigre le 15
juillet 1789. Les maçons rouennais Camus de Pontcarré et Lambert de Frondeville
sont hostiles à toute innovation ; lors des journées d'octobre 1789, le second
conseille même à Louis XVI de répondre au peuple soulevé par des coups de canon.
A Marseille, le marquis de La Fare, membre de la loge le Nouveau Peuple éclairé,
s'oppose à toute réforme, émigre et entretient des relations avec un réseau contrerévolutionnaire. Au total, 29 % des maçons nobles émigrent avant la fuite du roi. Mais
nombre de frères font au contraire preuve de libéralisme, aspirent à des réformes et
sont favorables à une monarchie constitutionnelle. Actifs lors de la rédaction des
cahiers de doléances et de la préparation des élections pour les états généraux, des
députés maçons, notamment du tiers état, mais aussi du clergé, se rangent derrière
Mirabeau (qui avait été affilié à la loge parisienne les Neuf Soeurs au mois de
décembre 1783) et se montrent favorables à la formation d'une Assemblée nationale
constituante. Parmi les 1 200 députés de la Constituante se trouvent un peu plus de
200 maçons.
Divers auteurs insistent sur les positions modérées des francs-maçons durant la
période révolutionnaire. Ces derniers se sentent progressivement dépassés par les
événements ; la prise des Tuileries (La Fayette quitte la France après le 10 août
1792), l'exécution de Louis XVI et celle des Girondins les poussent à prendre leurs
distances avec une Révolution qui leur semble aller trop loin. Aussi nombre de
francs-maçons sont-ils emprisonnés ou guillotinés. Plus d'un fils d'Hiram monte en
effet sur l'échafaud, et tout d'abord l'ancien Grand Maître du Grand Orient, le duc
d'Orléans, dont la tête tombe le 6 novembre 1793. A Toulouse, durant le premier
trimestre 1794, 70 maçons figurent sur la liste des personnes guillotinées.
Toutefois, bien d'autres francs-maçons adoptent des positions moins mesurées :
Marat n'est-il pas franc-maçon ? Le 17 janvier 1793, la moitié des conventionnels
maçons votent contre la mort du roi, l'autre moitié est composée de régicides,
comme Charles-François Duval de La Bréhonnière et Joseph-Marie Séveste de La
Mettrie, membres de la loge l'Egalité de Rennes, ou Prieur de La Marne, membre de
la Triple Union de Reims et probablement de la Bienfaisance chalonnaise. A
l'opposé, dans l'Ouest, des maçons s'engagent dans la chouannerie. Une conclusion
s'impose : pendant la Révolution, les francs-maçons n'ont pas suivi une ligne
politique unique ; que ce soit sous la Constituante, la Législative ou la Convention,
on trouve des frères d'opinions divergentes ou contraires. Un épisode rend
parfaitement compte de cette diversité. Le 10 août 1792, le maçon Pierre-Dominique
Garnier, futur général d'Empire, est à la tête du 21e bataillon qui s'empare des
Tuileries, alors que 11 des 50 officiers des gardes suisses assurant la défense du
palais sont eux aussi maçons. Les francs-maçons qui ont exercé une action politique
l'ont d'ailleurs fait en leur nom propre et non en celui de leur obédience ou de leur
loge.
Tandis que les francs-maçons adoptent ainsi des positions différentes, les loges
cessent progressivement de fonctionner. Pour la plupart, la mise en sommeil survient
en 1790, 1791 ou durant le premier semestre 1792 ; mais quelques-unes ont arrêté
leurs activités dès 1789, comme la Parfaite Union d'Orléans, l'Union de la Sincérité
de Troyes ou la Société olympique, dont le siège, situé sous les arcades du PalaisRoyal, a été envahi par les gardes françaises dès le mois de juillet 1789. Cette
suspension de l'activité maçonnique s'explique par la difficulté des temps, la
dispersion des frères et la multiplicité des fonctions auxquelles ils sont appelés. La
loge des Vrais Amis de Bourg-en-Bresse ne transmet au Grand Orient son tableau
de 1789 qu'en février 1790, avec ces explications : « Les révolutions qui ont agité
cette ville comme le reste du Royaume ont apporté du relâchement dans nos
travaux, plusieurs de nos frères étant spécialement chargés des affaires publiques. »
En effet, les francs-maçons, qui sont souvent des notables, se trouvent logiquement
chargés de tâches administratives, dans les départements, les districts, les
municipalités. Les mutations de la sociabilité entraînent un transfert d'activité des
loges vers les clubs et les sociétés populaires. Malgré tout, quelques loges du Grand
Orient fonctionnent encore en 1793 et 1794 grâce à une forme de « mimétisme
révolutionnaire ». Quatre loges de Toulouse (Les Coeurs réunis, la Française SaintJoseph des Arts, la Sagesse et les Vrais Amis réunis) se transforment en « loges
républicaines », brûlent leurs anciennes constitutions, exigent un certificat de civisme
des candidats à l'initiation, font revêtir un bonnet rouge à leurs dignitaires.
Paradoxalement, d'anciennes règles maçonniques sont conservées dans ces loges
républicaines ; elles refusent d'initier les domestiques et les travailleurs manuels
salariés et maintiennent une ségrégation sociale entre loges de petits artisans (les
Vrais Amis réunis) ou de gros négociants (la Sagesse). Le représentant en mission
les fait d'ailleurs fermer au mois d'octobre : le pouvoir révolutionnaire voit souvent
d'un mauvais oeil ces sociétés secrètes où peuvent conspirer les ennemis de la
République.
En ces années difficiles, il y a malgré tout quelques fondations. En décembre 1790,
le Dr Gerbier installe la loge parisienne des Amis de la Liberté, qui se proposent
d'assurer la diffusion du message républicain dans le monde maçonnique ; en 1793,
est créée la loge parisienne le Centre des Amis, fondée pour sauvegarder les valeurs
et les rites de la maçonnerie traditionnelle. Ces deux loges entretiennent des
relations. En octobre 1790, apparaît le Cercle social, qui tient de la loge, du salon
littéraire et du club politique, mais qui n'est pas une loge à proprement parler, bien
que 20 % de ses membres - parmi lesquels figurent Barère, Condorcet et Camille
Desmoulins - soient maçons.
Les obédiences se heurtent aux mêmes difficultés que les loges. La Grande Loge de
France tient sa dernière réunion le 3 octobre 1791. En 1792, le Grand Orient arrive à
former une sorte de comité officieux pour la sauvegarde des personnes et des biens ;
il poursuit son activité jusqu'en février 1793. A cette date, il n'a plus de Grand Maître
puisque le duc d'Orléans a donné sa démission le 5 janvier 1793, par une lettre
célèbre publiée dans le Journal de Paris .
Dans ces conditions, que vaut la fameuse thèse du complot, lancée par l'abbé
Lefranc, reprise par l'abbé Barruel et indéfiniment ressassée par la suite, par
Augustin Cochin, par Bernard FaØ et d'autres ? Que vaut l'opinion d'amis de la
Révolution, de la République et de la franc-maçonnerie, comme Louis Blanc, pour
qui les loges ont donné une impulsion décisive au processus révolutionnaire ? Tous
les travaux des historiens rigoureux et impartiaux en ont fait justice, tout en
reconnaissant, qu'à l'instar d'autres sociétés, les loges ont joué un rôle dans la
diffusion des Lumières et la propagation de la notion de liberté.
Les obédiences reprennent leurs activités après quelques années d'interruption. La
Grande Loge se réveille le 24 juin 1795. Le 24 février 1797, le Grand Orient, qui a
repris une certaine vigueur depuis 1795, peut à son tour annoncer officiellement sa
renaissance. Bonaparte comprend vite l'intérêt politique et social de la francmaçonnerie ; il s'appuie sur elle comme sur une sorte de « parti officiel », afin de
contrôler tout ce qui compte dans l'opinion publique. L'abeille napoléonienne s'allie à
l'acacia, l'un des symboles de la franc-maçonnerie.
Dans les différents orients, les loges, progressivement réveillées après le 9
Thermidor, mais surtout à partir du Directoire, reprennent vie sous le Consulat ou
l'Empire. Des loges nouvelles « allument leurs feux » : ainsi, à Paris, la Clémente
Amitié en 1805, ou la Rose du Parfait Silence en 1813. La composition des loges
change : plus sensible aux condamnations pontificales qu'avant 1789, le clergé ne
demande plus l'initiation ; la noblesse d'Ancien Régime rentrée d'émigration hésite à
côtoyer la noblesse d'Empire ; les fonctionnaires francs-maçons sont au contraire
nombreux. Localement les notables appartiennent souvent à la loge, car, sous
l'Empire, l'initiation est considérée comme une preuve d'honorabilité et de réussite.
Dans la loge du chef-lieu de préfecture, le maillet de vénérable est souvent tenu par
le préfet ; de 1800 à 1814, les francs-maçons représentent 47 % du corps
préfectoral. L'exemple de la loge Saint-Jean des Arts d'Auch est exemplaire. En
1806, M. Balguerie, préfet du Gers, tient le premier maillet ; à ses côtés maçonnent
le directeur des Droits réunis, le conservateur des Hypothèques, le vice-président du
tribunal et d'autres notables civils, et le général de division Dessoles. Les maires
trouvent aussi leur place dans les loges, comme Louis Lézurier, maire de Rouen et
membre de l'Ardente Amitié ; de 1800 à 1815, les maires successifs de Vannes
appartiennent tous à la loge la Philanthropie. Trois des 93 loges que Paris compte en
1810 sont particulièrement prestigieuses, la loge Sainte-Caroline, l'Impériale des
Francs Chevaliers et surtout la loge Saint-Napoléon, et cette dernière reçoit « sur ses
colonnes » 3 maréchaux, 9 généraux et un vice-amiral ; son vénérable est le
naturaliste Lacépède, qui est aussi grand chancelier de la Légion d'honneur.
De nouveau, l'activité des loges consiste surtout en mondanités et en pratiques de
bienfaisance ; en 1805, la loge Saint-Louis des Amis réunis de Calais met au
concours un sujet portant sur « la franc-maçonnerie en tant que société charitable ».
Le caractère ésotérique du travail maçonnique est alors pratiquement abandonné,
tandis que s'impose la dimension religieuse, avec l'invocation au Grand Architecte de
l'Univers. L'inféodation à la dynastie Bonaparte est absolue. Les frères fêtent avec
enthousiasme les victoires militaires, le sacre de Napoléon ou la naissance de son
fils. Le buste de l'empereur trône dans les loges ; aux Coeurs unis de Blaye, un
buste est ainsi inauguré en grande pompe le 29 août 1805.
Etroitement liée à l'Empire, la franc-maçonnerie se ressent de la chute de Napoléon.
La fin de l'alliance de l'acacia et de l'abeille ouvre une nouvelle période de son
histoire.
* Spécialiste d'histoire contemporaine, Jacqueline Lalouette est l'auteur de La Libre
Pensée en France. 1848-1940 (Albin Michel, 2001) et de La République
anticléricale (Le Seuil, 2002).
Comprendre
Hiram
Architecte du Temple de Salomon. Sa légende est au coeur de la
maçonnerie : il représente la maîtrise à laquelle tend tout initié.
Prince du sang et maçon
Le futur Philippe Egalité devient Grand Maître de la Grande Loge en 1773.
Il démissionnera de l'Ordre et sera guillotiné en 1793.
Napoléon, empereur des franc-maçons
Pour la plupart de ses contemporains, son affiliation à l'ordre paraît acquise.
Lui-même n'a jamais dit qu'il l'était, mais il n'a pas dit non plus qu'il ne l'était
pas...
Par
Jacques-Olivier
Boudon
L'entourage de Napoléon est peuplé de franc-maçons, à commencer par ses frères,
auxquels il faudrait ajouter Cambacérès bien sûr, mais aussi quatorze des dix-huit
premiers maréchaux, nombre de généraux et une pléiade de dignitaires de l'Empire.
Mais Napoléon lui-même était-il franc-maçon et quels furent ses rapports avec la
franc-maçonnerie ? Quel rôle enfin a-t-elle pu jouer sous l'Empire ? Les historiens
n'ont cessé de se quereller sur le fait de savoir si Napoléon avait ou non été initié
dans sa jeunesse. Avant de trancher ce point, il faut rappeler la fascination
qu'exerçait la maçonnerie sur les jeunes gens de la noblesse et de la bourgeoisie à
la fin de l'Ancien Régime, pour peu qu'ils aient été séduits par les idées des
Lumières. Or, Napoléon a vécu dans une ambiance marquée par la maçonnerie. Son
père Charles Bonaparte et ses frères appartiennent à l'ordre. Quant à Napoléon luimême, il ne fait plus guère de doute qu'il a été initié, probablement en Egypte, au
sein d'une loge écossaise. En tout cas, pour la plupart des francs-maçons de
l'époque du Consulat et de l'Empire, son affiliation à la maçonnerie paraît acquise :
ils le reconnaissent comme un frère. Mais comme Napoléon n'a jamais avoué son
affiliation à la maçonnerie, alors qu'il s'y est beaucoup intéressé, le doute a
longtemps perduré. En revanche, il n'a pas eu d'activité maçonnique notable. Mais
qu'il ait été ou non initié, Napoléon Bonaparte baigne incontestablement dans une
ambiance maçonnique, et il a surtout compris l'intérêt qu'il pouvait retirer à la
contrôler et à l'orienter dans un sens favorable à ses vues, tout en continuant à se
méfier du poids qu'elle pouvait représenter.
Les distances prises par Napoléon avec la franc-maçonnerie ont incité plusieurs
historiens à y voir le signe qu'il n'en était pas membre. En réalité, même initié,
Napoléon pense que la maçonnerie peut représenter un danger pour l'Etat. Après le
18 Brumaire, il la considère comme un foyer de jacobins et conserve une certaine
réserve vis-à-vis de ces réunions d'hommes obnubilés par les questions de rite, ce
qui lui fera dire à Sainte-Hélène au docteur O'Meara, médecin anglais qui
l'interrogeait sur l'ordre : « C'est un tas d'imbéciles qui s'assemblent pour faire bonne
chère et exécuter quelques folies ridicules. » Autre observateur de l'exil hélènien, son
valet de chambre Constant, dont le témoignage tardif n'est cependant pas toujours
très sûr, déclarait : « L'Empereur en parlait quelquefois, mais comme de purs
enfantillages bons pour amuser les badauds. » En fait, ces témoignages montrent un
certain dépit à l'égard d'une institution dont Napoléon s'est certes toujours méfié,
mais dont il avait espéré qu'elle serait un soutien à son régime, favorisant pour cette
raison sa renaissance.
Florissante à la fin de l'Ancien Régime et au début de la Révolution, la francmaçonnerie a subi le contrecoup de la Terreur qui l'a décapitée au sens propre
puisque le duc d'Orléans, Philippe Egalité, Grand Maître du Grand Orient est
guillotiné (lire p. 52) . Elle se tapit alors dans l'ombre en attendant des jours
meilleurs. Le 8 août 1793, le Grand Orient annonce qu'il cesse de se réunir.
Pourtant, l'initiation de Joseph Bonaparte à Marseille, en octobre de la même année,
montre que des loges continuent à fonctionner en province au moins jusqu'à la fin de
l'année. Puis le retour de la liberté de réunion sous le Directoire favorise sa
renaissance sous l'impulsion de Roëttiers de Montaleau. Directeur de l'administration
des monnaies en 1798, Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau (1748-1808)
appartient à l'ancienne noblesse. Haut dignitaire de plusieurs rites maçonniques, il
avait abrité chez lui les archives du Grand Orient pendant la Terreur, assurant ainsi
la continuité de l'ordre par-delà les soubresauts révolutionnaires. Il réorganise donc
le Grand Orient, puis oeuvre à la réunion des deux principales obédiences au sein de
la maçonnerie française, le Grand Orient et la Grande Loge de France. Le 23 mai
1799, au terme d'un concordat, une union perpétuelle entre les deux obédiences
donne naissance au Grand Orient de France. A partir de cette date, l'expansion
maçonnique est continue. Alors que le Grand Orient ne comptait que 16 loges en
1796, on en dénombre 114 en 1802, 520 en 1806. A ce nombre, il faut alors ajouter
les loges écossaises, demeurées à l'écart jusqu'en 1806 et qui fusionnent à cette
époque avec le Grand Orient, tout en conservant leur rite propre. Les négociations
ont été longues, mais Napoléon, soucieux d'unité, a fortement pesé pour que l'union
se fasse. Toutes tendances confondues, il y a donc en France 664 loges en 1806, ce
nombre s'élevant à 1219 en 1814. Le Grand Orient reste toutefois l'obédience
dominante. Bien implanté à Paris, avec 54 loges en 1806, mais surtout en province,
avec 413 loges, il rencontre un succès grandissant dans l'armée où l'affiliation
maçonnique des officiers est de plus en plus répandue.
L'adhésion de la franc-maçonnerie au nouveau régime n'est pas immédiate. Au
lendemain du coup d'Etat du 18 Brumaire, nombre de maçons s'interrogent sur cet
acte contraire à la constitution et aux libertés, mais le message de Bonaparte en
faveur du rétablissement de l'ordre et de la paix rassure le plus grand nombre et la
conclusion de la paix avec l'Autriche, à Lunéville en février 1801, puis la paix
d'Amiens conclue avec l'Angleterre en mars 1802 achèvent de rallier la maçonnerie à
Bonaparte. Cependant les maçons associent encore très fréquemment dans leurs
éloges le Premier consul au général Moreau, lui-même maçon, autre grand
vainqueur de la guerre contre l'Autriche et dont la popularité reste grande jusqu'à son
arrestation en 1804. Les loges sont cependant sous surveillance. Comme tout lieu de
réunion susceptible de générer une opposition au régime, elles font l'objet de
contrôles policiers réguliers, mais à partir de 1805, les mentions de propos hostiles
au régime sont devenues très rares.
Il est vrai que la franc-maçonnerie a amorcé un ralliement de plus en plus net au
régime. Ainsi lorsque Roëttiers décide en 1803 de rétablir les dignités maçonniques
qui avaient cessé d'être attribuées depuis 1793, il songe presque naturellement à
Bonaparte pour celle de Grand Maître et confie au général Masséna, maçon de
longue date, le soin d'en faire la proposition au Premier consul : « La maçonnerie a
besoin d'un chef illustre. Cette institution ancienne d'amitié et de bienfaisance fait le
bonheur de ceux qui y sont admis. Elle a besoin de protection, mais elle ne la désire
que dans la proportion de son dévouement aux lois et aux gouvernements dans les
Etats où elle est tolérée. Ce sentiment intime lui fait désirer d'avoir un Grand Maître
digne d'une association aussi intéressante. Elle ne peut prétendre à Napoléon
Bonaparte, mais le plus cher de tous ses voeux serait que ce nom chéri devint le cri
de ralliement de la famille maçonnique. » Napoléon, sur le point de devenir
empereur, refuse cette proposition, fidèle à son souci de demeurer au-dessus des
partis. Le Grand Orient offre alors la Grande Maîtrise au frère aîné de Napoléon,
Joseph, Louis devenant Grand Maître adjoint. Mais la liste des dignitaires qui est
alors établie est modifiée un peu plus tard après la fusion du Grand Orient et des
loges écossaises. Si les deux frères de Napoléon conservent leurs titres au sommet
de la hiérarchie, on y voit aussi figurer Lebrun et Cambacérès, devenus depuis le
passage à l'Empire architrésorier et archichancelier et nommés administrateurs
généraux. Cette liste de dignitaires contient également les noms de onze maréchaux
sur les dix-huit récemment promus et de cinq ministres, dont Fouché. Elle est donc
l'illustration des liens étroits désormais noués entre le régime et la franc-maçonnerie.
Mais cette relation se renforce encore davantage avec la part croissante prise par
Cambacérès dans l'organisation maçonnique. Maçon de longue date, puisqu'il a été
initié en 1779 à Montpellier, Cambacérès est un proche de Roëttiers. En 1804, il a
été associé à la tentative de conciliation menée entre les deux obédiences rivales du
Grand Orient et de la Grande Loge d'Ecosse, mais surtout, en décembre 1805, il
remplace Louis Bonaparte dans les fonctions de Grand Maître adjoint et, en
l'absence de Joseph, devenu roi de Naples, il exerce, à partir de 1806, le véritable
pouvoir de direction sur la maçonnerie. Enfin, en acceptant des dignités dans la
plupart des obédiences maçonniques, Cambacérès s'emploie à les fédérer à travers
sa personne, faisant ainsi servir l'ensemble de la maçonnerie à la cause de
Napoléon.
Napoléon encourage ce rapprochement entre la maçonnerie et le régime impérial,
car elle sert ses intérêts et lui permet de contrôler une force influente. C'est la thèse
que lui a exposée le ministre des Cultes, Portalis, lui-même maçon, dans un rapport
du 27 janvier 1807 : « Il serait impossible, en France, de détruire les réunions
d'hommes et de femmes connues sous le nom de Loges maçonniques. En les
traitant comme des réunions suspectes, on ne réussirait qu'à les rendre
dangereuses. [...] Avec le retour au calme, on a vu renaître ces loges. Il a été
infiniment sage de les diriger, puisqu'on ne pouvait pas les proscrire. Le vrai moyen
de les empêcher de dégénérer en assemblées illicites et funestes, a été de leur
accorder une protection tacite, en les laissant présider par les premiers dignitaires de
l'Etat. Votre Majesté, dont le génie embrasse tout, a donné par là à ces
établissements une impulsion invisible, qui était seule capable de prévenir tous les
dangers et tous les abus. »
La franc-maçonnerie tient même lieu de parti bonapartiste, au moins jusqu'à un
certain point. Par les origines sociales de leurs membres, les loges correspondent en
effet au voeu de Napoléon qui souhaitait établir son pouvoir sur le soutien des
notables. Elles représentent une France urbaine, et attirent à elles, à côté de
fonctionnaires et de militaires, des représentants de la bourgeoisie libérale ou
commerçante, plus rarement des artisans. Les loges se sont fortement
démocratisées par rapport à l'Ancien Régime, après le départ des nobles et du
clergé, offrant un visage beaucoup plus homogène. Tous ses membres ont appris à
vénérer l'Empereur dont un buste orne la plupart des loges. Le culte impérial est en
effet devenu, après 1805, une des activités principales des loges. A Charleville, dans
les Ardennes, l'inauguration de la statue de Napoléon donne ainsi lieu à une
succession de discours panégyriques, inimaginables vingt ans plus tôt, et en parfaite
contradiction avec les règles de l'ordre. Le buste, revêtu des insignes maçonniques,
est placé sur une colonne aux cris de « Vive Napoléon, vive le libérateur de la
France, vive le protecteur de la maçonnerie ». Signe encore plus frappant de ce culte
impérial organisé par la maçonnerie, nombre de loges ont adopté un nom qui fait
directement référence à l'Empereur : Napoléon, Napoléon le Grand, Saint Napoléon,
et même Napoléomagne. Poèmes, hymnes, discours célèbrent à l'envi le génie de
Napoléon. Un frère de Marseille proclame ainsi dans un discours, en avril 1805 : «
Pourrais-je vous rappeler les actions immortelles qui ont élevé Napoléon Ier au faîte
de la gloire et de la puissance ? Pourra-t-elle retracer les actes du génie, de la
sagesse et de la plus vaste intelligence ? Ah ! Sans doute, ma voix n'est pas digne
de célébrer les exploits mémorables du héros dont la génération présente admire
avec étonnement les actions éclatantes, dont la génération future ne puisse croire
les faits mémorables. C'est au burin de l'Histoire à consacrer les hauts faits dans le
temple de l'immortalité. » Or si l'Empereur ne décourage pas ces formes d'adhésion
à sa personne, il n'en est pas directement responsable. Les maçons ont d'euxmêmes contribué à sa glorification, certes pour s'assurer la protection du régime,
mais surtout parce que l'Empire répond finalement aux attentes de la francmaçonnerie. Il n'a pas remis en cause les principes de 1789, tout en rétablissant
l'ordre et l'autorité dans le pays, ce qui explique le soutien des maçons au régime
impérial. Le succès des diverses obédiences maçonniques manifeste donc
l'adhésion d'une fraction non négligeable de la société urbaine à l'Empire. La francmaçonnerie a même servi à son extension puisque l'essor des loges a suivi les
armées françaises, contribuant à associer en un même lieu officiers français et
notables étrangers.
Pour le reste, l'activité des obédiences sous l'Empire est assez mal connue, même si
les divers témoignages disponibles font état d'une propension à s'occuper davantage
des questions rituelles que de problèmes politiques. Les débats sont rares pour des
raisons évidentes liées au contrôle policier et au fait que nombre de loges sont
dirigées par un notable du régime. Les échanges se résument donc très souvent à la
lecture de poésie ou à l'audition de musique. C'est le cas par exemple dans la loge
des Neuf Soeurs, l'une des loges parisiennes les plus réputées, à laquelle
appartiennent entre autres le président du Sénat, François de Neufchâteau, le
président du Corps législatif Fontanes, Lacépède, grand chancelier de la Légion
d'honneur ou encore l'astronome Lalande. Au même moment, Ferdinand et Bénigne
de Bertier, qui projettent de fonder la société des Chevaliers de la foi, entrent à la
loge de la Parfaite Estime et Société Olympique, située au Palais-Royal, pour
observer le fonctionnement de la franc-maçonnerie afin de s'en inspirer pour leur
propre organisation. Observateur certes partial, Ferdinand de Bertier décrit sans
complaisance les activités de la loge : « J'y remarquai un mélange de véritables
puérilités dans le cérémonial, les trois coups de marteau, etc., et un but beaucoup
plus dangereux qui n'est couvert que dans un voile très transparent pour tout esprit
sérieux et observateur. Ce cérémonial presque religieux dans une réunion laïque et
toute profane ; ces discours fort ennuyeux en eux-mêmes, parlant de morale, des
devoirs de l'homme, du Grand-Etre, de fraternité universelle, mais sans prononcer
jamais le nom de Dieu, de religion et de charité. »
On s'y occupe donc peu des affaires du temps ni de la poursuite de la guerre.
Néanmoins, à partir de 1810 le gouvernement resserre sa pression sur les loges,
avec la publication du code pénal dont l'article 291 stipule que toute association de
plus de vingt personnes ne pourra s'organiser sans l'accord du gouvernement.
Napoléon refuse d'exclure la franc-maçonnerie de cette disposition, malgré les
demandes en ce sens, signe de la méfiance qu'il conserve à son égard. « Non, non,
s'exclame-t-il, protégée, la franc-maçonnerie n'est pas à craindre ; autorisée, elle
aurait trop de force, elle pourrait être dangereuse ; telle qu'elle est, elle dépend de
moi ; je ne veux pas dépendre d'elle. » Et pour mieux connaître encore la francmaçonnerie, le gouvernement diligente une enquête en 1811 auprès des préfets.
Dans l'ensemble, ceux-ci font état du bon esprit des maçons, à quelques exceptions
près. Ainsi le préfet du Cantal note : « Je ne puis me défendre de penser qu'on n'y
respecte pas assez le gouvernement et que les grandes vues politiques qui font
l'admiration de l'Europe et le bonheur de l'Empire français y trouvent souvent des
censeurs. » Son collègue du Léman précise de son côté que « l'esprit de la
maçonnerie à Genève est généralement mauvais », mais ajoute une question plus
générale : « Mais est-il bien meilleur dans les autres parties de l'Empire ? » Il
s'inquiète de ce silence qui a désormais envahi les loges sur la politique
napoléonienne, signe d'une prise de distance à l'égard du régime qui va s'accroître
après les défaites de 1812. Il ne faut toutefois pas majorer ces mouvements de
défection, car dans le même temps force est de constater la présence toujours
massive des fonctionnaires dans les loges, au premier rang desquels figurent
préfets, sous-préfets et maires de grandes villes. Mais précisément s'ils freinent
l'expression d'un mécontentement latent à l'égard de l'Empire, ils ne sont plus assez
influents pour faire de la maçonnerie un soutien indéfectible au régime. De fait, au
début de 1814, les assemblées du Grand Orient sont suspendues et les loges se
mettent en sommeil. Elles reprennent leurs activités après la chute de Napoléon,
n'ayant eu aucune difficulté à approuver la Restauration et le retour en France de
Louis XVIII, lui-même maçon.
Le protecteur de l'ordre
Il est représenté avec le cordon maçonnique (ci-contre) ou chevauchant
une aigle qui tient dans ses serres l'équerre et le compas (à gauche). Cidessous : un rassemblement de maîtres.
Repères
1717
Fondation
de
la
Grande
Loge
de
Londres.
1723
Elle
se
dote
de
Constitutions
de
James
Anderson.
1756
Création
officielle
de
la
Grande
Loge
de
France.
1773
Création du Grand Orient. Le duc d'Orléans, futur Philippe Egalité, en est
le
Grand
Maître.
1793
Le
Grand
Orient
cesse
de
se
réunir.
1799
Union entre la Grande Loge et le Grand Orient qui donne naissance au
Grand
Orient
de
France.
1803
Les
dignités
maçonniques
sont
rétablies.
Comprendre
Initiation
Cérémonie qui consacre l'admission du postulant dans la maçonnerie.
Rite
Ensemble des règles et ordonnancement du travail en loge.
Loge
Lieu de réunion et, par extension, ensemble des frères d'un atelier.
Obédience
Ensemble
des
loges
qui
ont
une
organisation
commune.
Maître
Troisième et dernier grade de la franc-maçonnerie (après apprenti et
compagnon).
En complément
- Histoire de la franc-maçonnerie française, de Pierre Chevallier,
(Fayard,
1974).
- La Franc-Maçonnerie des Bonaparte, de François Collaveri (Payot,
1982).
- Napoléon franc-maçon ? de François Collaveri (Tallandier, rééd.
2003).
- Encyclopédie de la franc-maçonnerie, dir. Eric Saunier (Le Livre de
Poche,
1999).
Cambacérès, le fédérateur
Le parcours de Cambacérès éclaire le rôle des réseaux maçonniques dans
l'ascension d'un homme qui devient le numéro deux du régime
napoléonien. Né en 1753 à Montpellier, il est initié le 17 mai 1779 dans la
loge l'Ancienne et la Réunion des Elus à Montpellier, loge affiliée au Grand
Orient à partir de 1781. Il y mène une activité importante au point d'être
désigné comme député de plusieurs loges montpelliéraines lors de
l'assemblée annuelle du Grand Orient. Comme les autres maçons, il met
en sourdine ses activités maçonniques pendant la Terreur, mais participe
au renouveau de l'ordre ; il est présent notamment à la réunion de 150
frères des deux principales obédiences, la Grande Loge et le Grand Orient,
marquant la naissance du Grand Orient de France en juin 1799, puis
contribue avec Roëttiers à la réorganisation des loges, profitant de ses
fonctions de ministre de la Justice, puis de Second consul. En 1803,
Bonaparte lui demande d'arbitrer les querelles qui divisent le Grand Orient
et la Grande Loge écossaise. Il s'emploie à favoriser leur union,
notamment par des réunions à son hôtel, tout en évitant de prendre parti,
ce qui lui permettra d'apparaître comme un élément fédérateur des
diverses banches de la maçonnerie. De fait, il accepte la présidence de
tous les rites maçonniques. Mais surtout, il est le protecteur de la francmaçonnerie dont il veut faire un pilier du régime. Il déclare ainsi en loge,
après l'affaire Malet (1812) : « Si l'Etat était en danger, j'appellerais
autour de ma personne tous les enfants de la Veuve et, avec ce bataillon
sacré, en marchant aux factieux, je prouverais au monde entier que
l'Empereur n'a pas de plus fidèles sujets que les maçons français. »
La famille Bonaparte aux premières
loges
Napoléon baigne dans une ambiance maçonnique. Son père Charles, ses
frères Joseph, Lucien, Louis, Jérôme, sa soeur Caroline sont initiés. Son
épouse,
Joséphine,
également
!
Par
Pierre
Mollier
Descendant de la petite noblesse provinciale, la famille Bonaparte porte à la francmaçonnerie un intérêt bien dans l'air du temps. La première loge corse, la Parfaite
Union, ouvre ses travaux à Bastia en 1772, bientôt suivie par la Sincère Amitié à
Corte en 1778. La qualité maçonnique de Charles, le père, n'est attestée que par un
document, mais il n'y a pas de raison de la mettre en doute.
L'aîné des frères, « Joseph Bonaparte, 26 ans, profession commissaire du pouvoir
exécutif des guerres, natif d'Ajaccio en Corse », le futur roi de Naples puis
d'Espagne, est initié le 8 octobre 1793, en même temps que le conventionnel
Salicetti, par la loge la Parfaite Sincérité de Marseille. L'année, le lieu et l'orientation
nettement jacobine de la loge montrent combien cet engagement maçonnique
s'inscrit alors dans le parcours naturel d'un jeune homme gagné aux idées nouvelles.
Sous le Premier Empire, il est le Grand Maître en titre du Grand Orient de France
même si, en raison de son éloignement, l'obédience est de fait gérée par
Cambacérès. Il assumera parallèlement la grande maîtrise des Grands Orients de
Naples puis d'Espagne.
Le cadet « Jérôme Bonaparte, fils de maçon, natif d'Ajaccio, dpt de Liamone, né le
...bre 1784, aspirant de marine et de religion catholique », éphémère roi de
Westphalie, est initié à Toulon dans la loge La Paix le 20 avril 1801. Là encore,
l'époque et la sensibilité de la loge témoignent d'une initiation qui se situe dans le
prolongement des idées de la Révolution.
Lucien et Louis sont tous deux, un temps, Grand Maître adjoint du Grand Orient au
début de l'Empire, mais on ne sait ni où ni quand ils ont été initiés à la francmaçonnerie.
Les femmes de la famille ne sont pas en reste. Caroline, troisième soeur de
Napoléon, épouse de Murat, devenue reine de Naples et des Deux-Siciles en 1808,
exerce le rôle de Grande Maîtresse des loges d'adoption du royaume des DeuxSiciles. Quant à Joséphine, l'épouse de Napoléon, elle a sans doute été initiée à
Strasbourg quand son premier mari, Alexandre de Beauharnais tenait garnison dans
cette ville en 1792-1793.
Que ce soit en Italie puis en Espagne avec Joseph, en Hollande avec Louis ou en
Westphalie avec Jérôme, la franc-maçonnerie joue un grand rôle dans les différents
régimes français. Elle sert notamment à fédérer les élites de la bourgeoisie nationale
et libérale sur laquelle veulent s'appuyer les nouveaux royaumes. Sur le plan
politique, les loges manifestent en effet un soutien sans faille aux Bonaparte mais,
parallèlement, sur le plan philosophique, elles contribuent à diffuser les idées des
Lumières dans ces régions. Ainsi, en Allemagne, elles font bon accueil aux juifs dans
leurs rangs. Après la chute de Napoléon et de ses frères, la franc-maçonnerie sera
interdite un peu partout en Europe.
L'assurance tous risques des militaires
Par leurs signes de reconnaissance, les franc-maçons peuvent s'identifier sur
les champs de bataille. S'ils sont blessés ou faits prisonniers, c'est un gage de
sécurité, notamment pour les officiers qui sont toujours les plus exposés au
feu.
Par
Alain
Pigeard
*
L'armée de la Révolution, issue de toutes les couches de la population, se trouve
impliquée dans la franc-maçonnerie naissante, qui trouve un écho favorable chez de
nombreux militaires de tous grades. Echo favorable aussi chez Napoléon, pour qui la
franc-maçonnerie n'est pas gênante. Bien au contraire, dans la mesure où elle ne
contrarie pas sa politique militaire et qu'elle apporte parfois à ses soldats en détresse
une aide, quand ils sont frères naturellement. Au niveau des armées européennes,
c'est surtout dans les rangs anglais que les maçons sont les plus nombreux : il n'y a
pas moins de 409 loges dans cette armée en 1815. Inversement, la francmaçonnerie est presque absente dans la péninsule Ibérique et en Italie car le courant
religieux y est plus puissant.
Quelles sont les raisons qui poussent des militaires à se rallier à la franc-maçonnerie
? La première est de nature idéologique et, pour certains, c'est une réaction à des
sentiments antireligieux. Le prince Guillaume de Bade, qui commande un contingent
badois en Russie, l'évoque dans ses Mémoires : « [...] elle était, comme on le sait,
très en vogue dans l'armée française ; dès 1809, à Lobau [à côté de Vienne], je
devais être admis dans cet ordre, mais je n'en eus pas envie, car il était contre mes
principes de me soumettre aux institutions de supérieurs invisibles. »
La seconde raison relève davantage d'un sentiment d'appartenance à un groupe.
Elle permet également de lutter contre l'ennui. Le sergent Robert Guillemard est fait
maçon après sa belle conduite au feu le 6 août 1807 : « [...] je fus enchanté de
m'entendre appeler mon frère par notre colonel et tous nos officiers. Je me retirai
enthousiasmé de la maçonnerie dont je devins un zélé partisan, et que j'ai cru
longtemps signifier quelque chose. » Dans ses Mémoires, Barral raconte : « Nous
nous réunissions deux fois par mois, quelquefois plus. Mais je ne puis rien dire de
nos travaux, à l'accomplissement desquels chacun se dévouait, avec un zèle, une
ferveur, une abnégation qu'aucun terme ne saurait rendre. »
Enfin, la troisième raison, peut-être la plus importante, est que la franc-maçonnerie
est un gage de sécurité pour celui qui est blessé ou fait prisonnier : une forme
d'assurance tous risques sur le champ de bataille. D'ailleurs, de nombreux
témoignages directs ou indirects vont dans ce sens, comme celui d'Octave
Levavasseur, aide de camp du maréchal Ney, lui-même maçon : « On sait que les
rois et les princes, ne pouvant détruire cette organisation puissante, avaient pris le
parti de s'y faire affilier ainsi que leur famille. A l'armée, la promesse de se porter
assistance et secours devenait très utile à l'occasion ; entre ennemis mêmes, on
fraternisait. » Autre témoignage prouvant que la maçonnerie pouvait apporter de
l'aide, celui de Bellot de Kergorré : « Un jour, en faisant rafraîchir nos chevaux dans
un château, Lacombe eut l'idée de faire un signe maçonnique ; le propriétaire
l'entendit et nous reçut de son mieux, procura du fourrage à nos chevaux et un
déjeuner à nous. » Girod de l'Ain confirme : « Le capitaine d'un vaisseau anglais, qui
était franc-maçon, défendit de faire feu sur une embarcation qui s'enfuyait [de Cadix]
montée par les marins de la Garde, dont l'un avait eu l'idée de faire le signe de
détresse. »
C'est en Egypte, en 1799, que la franc-maçonnerie des armées du général
Bonaparte va plonger ses racines avec la création de plusieurs loges, les Vrais Amis
Réunis à Alexandrie, ainsi que l'Union Militaire et l'Egalité Triomphante.
Sous l'Empire, le nombre des maçons dans les régiments est conséquent. Il suffit de
lire quelques mémoires pour s'en faire une idée. Dans Les Souvenirs d'un Ardéchois
, l'auteur écrit : « Pour terminer ce chapitre, je dois noter que nombre de mes
camarades faisaient partie de loges de la franc-maçonnerie ou d'autres associations
plus ou moins secrètes. A ce sujet, le bon commandant Dupuis me raconta que les
officiers de la Grande Armée avaient mis la franc-maçonnerie à la mode et que
certains régiments, du colonel au plus jeune lieutenant, étaient à peu près
entièrement francs-maçons. » Et il ajoute : « [...] ma loge à moi c'était pour la frime ;
nos réunions se passaient à boire et à faire danser les filles dans un cabaret près de
la Bastille. »
Au début de l'Empire, on dénombre 132 loges militaires et réglementaires. Les loges
militaires fonctionnent de manière mobile dans le cadre d'un régiment ou d'une unité
militaire. C'est dans l'infanterie que l'on retrouve le plus gros pourcentage d'officiers
maçons ; cela s'explique dans la mesure où cette arme subit les plus grosses pertes
au combat. L'infanterie de ligne, qui comprend 90 régiments, compte 42 loges (voir
détail dans tableau) ; l'infanterie légère (26 régiments), 18 loges. En revanche, les
dragons, avec 30 régiments, n'ont que 3 loges et les chasseurs à cheval, avec 26
régiments, 2 loges seulement. En ce qui concerne les 26 maréchaux, les chiffres
sont éloquents : 18 sont maçons, 3 ont peut-être été initiés, 5 ne le sont pas ou il
n'existe aucun renseignement sur eux (Berthier, Davout, Gouvion-Saint-Cyr,
Jourdan, Marmont).
Mais la maçonnerie, particulièrement puissante dans cette armée, fait l'objet d'une
surveillance rapprochée par Napoléon grâce à deux personnages influents dans le
domaine du renseignement : Fouché, ministre de la Police, et le général Savary, qui
commande la gendarmerie impériale. Cela n'empêche pas de trouver parmi les
officiers subalternes, traditionnellement les plus fidèles à leur Empereur, le
pourcentage le plus élevé de maçons.
* Enseignant, docteur en droit, docteur en histoire, diplômé de l'IEJ, lauréat de
l'Institut. Spécialisé en histoire militaire napoléonienne, Alain Pigeard est,
notamment, l'auteur de L'Armée de Napoléon (Tallandier, 2000) et du Dictionnaire
de la Grande Armée (Tallandier, 2002).
La Grande Armée... secrète
Pas moins de 18 maréchaux sur 26 sont affiliés à une obédience. Chez les
généraux, environ 400 d'entre eux sont maçons. Ce que Napoléon ne voit
pas d'un mauvais oeil, du moment que cela ne contrarie pas sa politique
militaire...
En complément
- L'Armée et la Franc-Maçonnerie, de Jean-Luc Quoy-Bodin
(Economica,
1987).
- Dictionnaire de la franc-maçonnerie, de Daniel Ligou (PUF, 1987).
- Dictionnaire de la Grande Armée, d'Alain Pigeard (Tallandier, 2002).
- Exposition : La franc-maçonnerie de l'art royal à la citoyenneté
républicaine du 14 mars au 31 août, Saint-Denis, Musée d'art et
d'histoire.
(Tél.
:
01
42
43
05
10).
Boulevard
des
francs-maçons
AUGEREAU
Rose-Croix en 1801 puis membre de la loge les Enfants de Mars. Il est nommé
Grand Hospitalier du Grand Orient, le 23 brumaire an XIII et Grand Officier d'honneur
en 1814.
BERNADOTTE
Il aurait été initié vers 1785-1786 à la loge de la Tendre Fraternité. Grand Maître de
la franc-maçonnerie suédoise à sa mort en 1844.
BESSIÈRES
Inscrit au tableau de l'Ordre sacré des Sophisiens, qui ne recrutait que parmi les
maçons ; nous n'avons pas de renseignements sur une appartenance plus engagée.
BRUNE
Membre de la loge Saint-Louis des Amis Réunis. Grand conservateur de la
maçonnerie française et membre de la loge Saint-Napoléon. Il était membre de la
loge parisienne des Frères Artistes.
GROUCHY
Membre de la loge l'Héroïsme, Orient de Beauvais, en 1787.
KELLERMANN
Grand Garde des archives du Grand Orient le 30 septembre 1803 ; député du Grand
Orient en 1811. Vénérable d'honneur de la loge Saint-Napoléon. Il fut surtout
rattaché au rite écossais.
LANNES
Administrateur du Grand Orient dont il fut Officier d'honneur dès 1806. Sa mort fut
vécue dans les loges comme un deuil national.
LEFÈBVRE
Grand Hospitalier d'honneur et Grand Aumônier d'honneur du Grand Orient dès le 23
brumaire an XII. Il est élu en 1809 Grand Maître de l'Ordre du Christ. Cet ordre, créé
en 1809 par huit souverains commandeurs du Temple, fait preuve d'un dévouement
absolu à l'Empereur.
MACDONALD
Deuxième Grand Expert du Grand Orient le 23 brumaire an XIII, il est, en 1813,
Grand Administrateur de la Grande Loge symbolique du Grand Orient.
MASSÉNA
Il entre au Grand Orient comme Grand Administrateur dès le 23 brumaire an XIII ; il
en est Grand Premier dignitaire et Grand Représentant du Grand Maître. Vénérable
d'honneur en 1805 et 1807. Il est 33e.
MONCEY
Grand Officier d'honneur du Grand Orient en 1814.
MORTIER
Admis en 1792 dans la loge des Amis Réunis de Lille, il passe compagnon le 7 mars
et est élu membre honoraire le 2 juin 1814. Officier d'honneur du Grand Orient dès
1806, il entre au Conseil Suprême en 1821.
MURAT
Sa carrière maçonnique est riche. Il est notamment le très puissant Souverain Grand
Commandeur Grand Maître du Conseil Suprême des Puissants et Souverains
Grands Inspecteurs généraux pour le royaume des Deux-Siciles.
NEY
Il est initié, en septembre 1801, par la loge Saint-Jean-de-Jérusalem alors qu'il est
général. Il s'affilie ensuite à la loge la Candeur, Orient du 6e corps de la Grande
Armée.
OUDINOT
Vénérable d'honneur de la loge Saint-Napoléon. Grand Officier d'honneur du Grand
Orient en 1814. Il est 33e.
PÉRIGNON
Grand Officier d'honneur du Grand Orient. Il appartient au Suprême Conseil et est,
en juin 1813, membre honoraire du Suprême Conseil des 33e pour le royaume de
Naples.
PONIATOWSKI
Il est mentionné par Lennhoff comme membre de la loge Bracia Polacy Zjednoczeni
de Varsovie.
SÉRURIER
Il est avant tout dévoué à l'écossisme. Grand Maître du Rite à la Mère Loge
Ecossaise de France.
SOULT
Grand Officier d'honneur du Grand Orient en 1806 et en 1814. Deuxième Grand
Surveillant du Grand Chapitre du Grand Orient. Pour l'anecdote, il perdit son diplôme
de franc-maçon pendant la guerre d'Espagne de 1813 et ne le récupéra qu'en 1850.
SUCHET
Seule une signature de type maçonnique (trois points horizontaux entre deux barres
parallèles) pourrait laisser supposer une appartenance à une loge, mais rien n'est
prouvé.
VICTOR
Il a peut-être été membre de la loge l'Union, Orient de Paris, mais cela n'est pas sûr.
«A moi les enfants de la veuve»
Le signe de détresse maçonnique fait office d'appel au secours adressé
aux frères. Il consiste à « porter la jambe droite derrière la gauche,
incliner le buste en arrière, ayant placé sur la tête les deux mains jointes
par leurs doigts entrelacés, les paumes en haut et, dans cette position,
s'écrier : "A moi les enfants de la Veuve !" » (rite français). Il est très rare
de trouver ce type de témoignage dans les mémoires de l'époque
napoléonienne, soit que l'auteur applique la règle du silence, propre à
cette institution, soit que les auteurs n'y aient tout simplement pas songé.
Dans ses Mémoires, Girod de l'Ain nous indique une forme du signe de
détresse : « Ce signe était celui d'un soldat qui se rend mais avec cette
différence que les mains se rapprochaient au-dessus de la tête, doigts
écartés.
»
Les francs-maçons se nomment entre eux Fils, ou Enfants, de la Veuve.
Ces formulations font référence au mythe d'Hiram, l'architecte du Temple
de Salomon, que la Bible appelle « fils d'une veuve de la tribu de Nephtali
». Pour les uns, après le meurtre d'Hiram, c'est la franc-maçonnerie qui
est devenue veuve ; pour d'autres, c'est après la mort du Grand Maître
Jacques
de
Molay
en
1314.
Les officiers de l'infanterie de ligne
Si la proportion des colonels est presque de 100 %, celle des quartiers-
maîtres (capitaines ou lieutenants) chargés de la comptabilité de chaque
régiment est de près de 75 % : ce sont des officiers non-combattants qui
aiment à se retrouver entre eux. Le service de santé est assez riche en
francs-maçons, les risques qu'ils encourent lors des batailles justifiant
peut-être cette appartenance. Le nombre des capitaines est important,
plus du tiers ; cela s'explique par le fait que ces officiers combattent à la
tête des compagnies et sont souvent exposés au feu de l'ennemi qui
cherche à les tuer en premier pour déstabiliser la troupe. Etre maçon
constitue
donc
une
forme
d'assurance
tous
risques.
Les chiffres sont inconnus ou peu fiables en ce qui concerne les sousofficiers et la troupe, où l'appartenance à la maçonnerie semble
négligeable. En revanche, on connaît les chiffres exacts pour les officiers
de l'infanterie de ligne. Sur 2 773 officiers, on dénombre 684 maçons
répartis
ainsi
:
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