Ses premières rencontres et ses premiers symptômes artistiques…
A la fin de 1957, au Milord l’Arsouille, Lucien fait la connaissance de Michèle Arnaud,
une chanteuse qu’il accompagne régulièrement au piano et à la guitare. Michèle
Arnaud, un jour, découvre ses partitions et elle s’aperçoit qu’il possède un talent
caché d’auteur de textes et de compositeur de chansons. Elle commence par
prendre à son répertoire plusieurs de ses titres comme « La recette de l’amour fou »,
« Douze balles dans la peau », « Jeunes femmes et vieux messieurs » et « Les
femmes des uns sous le corps des autres », qui seront publiés un peu plus tard en
45 tours chez Ducretet Thomson en 1958.
C’est aussi Michèle Arnaud qui met en contact Lucien avec Jacques Canetti. Elle le
pousse vraiment à se lancer, et il signe un contrat avec Philips, Boris Vian fait
partie de l’équipe artistique. Philips deviendra au fil des décennies un label de
Phonogram, puis de Polygram, puis l’un des catalogues d’Universal. Mais pendant
toute sa carière, à la fois par fidélité et facilité, Gainsbourg restera dans la même
maison de disques.
Deux événements importants se passent aussi pendant cette année 1958.
D’abord, Lucien décide non seulement d’arrêter la peinture mais il détruit la plupart
de ses toiles. C’est un geste très violent, définitif, et on peut imaginer que
Gainsbourg en ressort plus fort et plus mature, cela lui insuffle un pouvoir car il a eu
le courage de renoncer. Il a connu la solitude de l’artiste face à des géants
inaccessibles qui s’appelaient Picasso, Léger ou Picabia, il a tenté, il n’a pas atteint
son but, il a échoué et il décide lui-même de constater et d’assumer cet échec.
L’axe de la peinture reste fondamental même si pour Gainsbourg ce sera toute sa vie
une frustration, voir sa fameuse citation sur la chanson qui serait un « art mineur »
par rapport à d’autres arts plus nobles… Profitons-en d’ailleurs pour dégoupiller une
rumeur tenace qui tendrait à faire croire que Gainsbourg aurait mené une carrière
parallèle de peintre, qu’il resterait quelque part des toiles cachées, etc. Tout cela est
faux. Nous devons nous contenter de la réalité, c'est-à-dire de quelques traces
éparses et plus tard de son coup de crayon sur quelques pochettes de disques,
comme l’autoportrait de l’album « Rock around the bunker » ou ce dessin pour Jane
Birkin pour son « Amour des feintes ». En attendant l’exposition, un jour, qui pourrait
faire sortir de chez quelques-uns de ses proches, une toile par-ci ou un vase peint
par là…
Et puis, c’est aussi en 58 qu’il prend le pseudonyme de Serge Gainsbourg, Serge en
référence à son origine russe et Gainsbourg parce que cela sonne plus français et
aussi parce que ce n’est pas très loin de Gainsborough… Toujours la peinture…
Ce changement de patronyme nous donne l’occasion de révéler un axe
fondamental : celui de la schizophrénie. Le terme peut paraître fort mais on retrouve
ce dédoublement de personnalité dans son travail, dans ses différentes activités
artistiques (il sera musicien, auteur-compositeur, peintre, acteur, réalisateur, écrivain,
photographe) et jusque dans ses identités, qu’elles soient officielles ou inventées :
Lucien Guinzburg est son nom de naissance, Lulu son surnom d’enfant, Jucien Grix
son pseudonyme d’auteur-compositeur des débuts, Serge Gainsbourg son nom de
scène et de vie jusqu’à sa mort, et plus tard « L’homme à tête de chou » et
« Gainsbarre » qui sont deux des surnoms qu’il s’est attribué. On peut ajouter à cela
sa triple culture de Russe, de juif, et de Français, et au-dessus de tout cela cet
équilibre perpétuel entre classicisme et modernité. Cette schizophrénie créative sera
jusqu’à la fin de la vie de Gainsbourg son moteur artistique, voire son moteur vital.
En guise d’épilogue à cette période de premiers pas qui se termine en 1958, on
constate qu’il n’y a pas de moment, de déclic où tout bascule. Il y a plutôt un
enchaînement de circonstances qui se déroule sur trois ans, de 55 à 58 : le choc de
Boris Vian sur scène, le rôle de Michèle Arnaud qui le repère, la signature avec
Philips.
On peut esquisser un premier parallèle avec Boris Vian. Comme lui, Gainsbourg est
quelqu’un qui ne vient pas de l’univers de la chanson mais qui va y jouer un rôle de
premier plan. Et comme lui, il acquiert d’abord la célébrité par d’autres interprètes, au
premier rang desquels une interprète féminine. Pour Vian, ce sera Magali Noël, pour
Gainsbourg, ce sera Michèle Arnaud. D’ailleurs nous parlions de ça avec Serge
Hureau l’autre jour et il me rappelait que Catherine Sauvage - qui a d’ailleurs aussi
chanté Gainsbourg - a joué le même rôle auprès de Léo Ferré, tout comme Patachou
pour Georges Brassens. On peut ajouter aussi à la liste Christine Sèvres avec Jean
Ferrat. Il y a rement une piste à creuser, toutes ces femmes qui jouent les
« pygmalion » auprès de jeunes chanteurs « en devenir »…
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