Feynman, Wald, Bohm, Prigogine, Hawking, Sheldrake
[11]. L'esthétique de la science est aussi
une esthétique de ses modèles de représentation. François le Lionnais tentera de définir la
beauté des mathématiques, relative à la fois aux objets et à la méthode employée, en faisant
référence aux termes du système hégélien
[12]. Il définit la beauté Classique comme une
approche des mathématiques qui met en évidence les relations d'équilibre, de sobriété,
d'harmonie et de symétrie (il prend pour exemple le triangle de Pascal, l'étude des cycloïdes,
la simplicité du procédé de la démonstration par récurrence, etc.). L'autre grande tendance, la
beauté Romantique serait, selon lui, traduite par un effet d'opposition, de surprise, voire
d'étrangeté (il s'agit de la complexité des solutions des équations différentielles d'apparence
simple, des figures singulières comme l'anneau de Möbius, de la géométrie généralisée qui
échappe à la perception des sens, de l'originalité des démonstrations par l'absurde, etc.). La
véritable beauté des mathématiques découle de la conjugaison de ces deux courants
esthétiques : « Ce sont des instants solennels, et d'une prestigieuse et significative beauté que
ceux où des disciplines jusqu'alors distinctes entrent en contact et s'épousent de façons variées
depuis les alliances où chacune conserve son individualité, jusqu'aux fusions en une unité
supérieure »
[13]. Cette beauté — cette harmonie — présente dans les mathématiques, est
transposée dans des représentations physiques qui sont les reflets d'une nature dont la
cohésion manifeste l'unité. Si, comme nous le développons dans notre première partie sur le
plan historique, l'harmonie et les mathématiques désignent, à l'origine, une seule et même
science, l'unité des sciences — qui est aussi l'unité des forces qui les expriment — et l'unité
musicale sont susceptibles de relever des mêmes concepts, des mêmes principes. Musique et
sciences sont apparentées dans l'exercice combiné d'une pensée logique et d'une pensée
esthétique. Comparer la recherche d'unité de l'oeuvre musicale et celle pratiquée par les
scientifiques pour expliquer l'Oeuvre du monde n'a de sens que si l'on s'attache à mettre en
parallèle les outils intellectuels mis en application dans les sciences et dans la musique, car
s'interroger sur le problème de l'unité de l'oeuvre musicale, c'est poser les mêmes questions
que celles des physiciens. L'idée d'une unité de l'oeuvre musicale semble aussi louable ou, à
l'opposé, aussi absurde que celle recherchée dans la matière et les sciences physiques.
On sait à quel point la beauté du nombre a tenu une place majeure à l'origine de la
musique hellénique et durant une vaste partie son histoire. Si, aujourd'hui, le nombre se
manifeste un peu crûment par sa mise en équation dans un outil informatique, le pouvoir
symbolique du nombre est loin d'être complètement érodé. Il faut souligner que la théorie de
la musique porte en elle à la fois des composantes d'ordre physique et métaphysique. Il est
clair que l'expression musicale détient un pouvoir psychologique sur l'individu dont la portée,
bien qu'elle soit mesurable
[14], n'en demeure pas moins une interrogation pertinente à l'aube de
ce millénaire. On peut se demander pour quelle raison la musique — dont on connaît
aujourd'hui tous les paramètres physiques — évoque en nous cette force, cet appel, ces
réminiscences et nous suggère des images, des sentiments, des couleurs, des impressions
mentales conscientes ou inconscientes. Depuis des temps très reculés, ce pouvoir a été
[11] Pour tous ces scientifiques, selon la philosophe Renée Weber, cette démarche esthétique relève d'une
« aspiration spirituelle » (Dialogue avec des scientifiques et des sages : la quête de l'unité, Réimpression [1re éd.
1986], Trad. de Paul Couturiau, Paris, Le rocher/Jean-Paul Bertrand, 1988, p. 41).
[12] F. le Lionnais, « La beauté en Mathématiques », in Les grands courants de la pensée mathématique, op. cit.,
p. 437-465.
[13] Ibid., p. 457.
[14] Depuis une dizaine d'années seulement, on montre, par des techniques informatiques, qu'une partie bien
déterminée du cerveau est concernée par l'activité d'écoute musicale. Une tomographie au scanner à positrons
peut différencier les stimuli du langage de ceux de la musique (voir à ce sujet Stephen Mc Adams, « Les formes
du plaisir musical », Science et vie 157 : les cinq sens, 1987, p. 119).